De la foi et de la foi dans les miracles

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hermann HESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un beau jour à Besançon arrivèrent deux hommes, des loups sous l’habit du berger, qui se donnaient les apparences de la plus haute piété. Ils étaient pâles et maigres, allaient nu-pieds et jeûnaient tous les jours ; ils ne manquaient jamais les matines à l’église et n’acceptaient de personne une aumône qui outrepassât la satisfaction des plus humbles besoins. Lorsque par semblables manières ils se furent acquis la bienveillance de toute la population, ils se mirent alors à cracher leur secret venin, en d’autres termes à prêcher au peuple de nouvelles hérésies inouïes. Afin que la foule crût à leur doctrine, ils faisaient recouvrir le sol de farine et le traversait en courant sans y laisser la moindre trace. Ou encore ils marchaient sur les eaux sans y enfoncer. En outre ils faisaient mettre le feu aux cabanes de bois dans lesquelles ils vivaient, et une fois les cabanes complètement consumées, ils en ressortaient sains et saufs. Là-dessus ils disaient à la foule : « Si vous n’en croyez pas nos paroles, croyez-en du moins nos prodiges. » Lorsque l’évêque et le clergé apprirent tout cela, ils furent très bouleversés. Et lorsqu’ils vinrent les affronter et les déclarèrent hérétiques, charlatans et serviteurs du diable, peu s’en fallut qu’ils ne fussent eux-mêmes lapidés par le peuple. L’évêque était un homme bon et docte, originaire de notre contrée. Conrad, notre frère chenu, l’avait bien connu et c’est encore lui qui m’a raconté cette histoire. L’évêque vit donc qu’il n’arrivait à rien par ses paroles et que le peuple confié à son ministère était dévoyé de la foi par des serviteurs du diable. Il convoqua alors un ecclésiastique de sa connaissance, très versé dans les arts magiques, et lui dit : « Telle et telle chose est arrivée. Je te prie d’obtenir du diable par ton art qu’il te dise qui sont ces gens, d’où ils viennent et quelle est la force qui leur permet d’accomplir de si grands et si stupéfiants miracles. En effet il est impossible qu’ils réalisent ces signes prodigieux par la force divine, car leur doctrine est tout entière impie. » L’ecclésiastique dit : « Il y a fort longtemps que j’ai renoncé à cet art. » Mais l’évêque opina : « Tu vois bien dans quelle détresse je suis. Ou bien il me faudra donner mon accord à la doctrine de ces gens, ou bien je serai lapidé par le peuple. Je t’impose donc en expiation de tes péchés d’agir en cette rencontre selon ma volonté. » L’ecclésiastique obtempéra et évoqua le diable. Celui-ci demanda la cause d’une telle conjuration, et l’homme lui dit : « Je regrette fort d’avoir pris mes distances envers toi. Et comme à l’avenir j’entends m’attacher à toi plus que je ne l’ai fait jusqu’ici, je te prie de me renseigner sur ces gens, la doctrine qu’ils professent et la force qui leur permet d’opérer de tels miracles. » Le diable répondit : « Ils sont à moi et envoyés par moi, et ce qu’ils prêchent, c’est moi qui le leur ai mis dans la bouche. » L’ecclésiastique demanda : « D’où vient qu’ils soient invulnérables et ne soient ni engloutis par l’eau ni brûlés par le feu ? » Le diable dit : « Ils portent sous les épaules, cousu entre cuir et chair, le contrat par lequel ils m’ont vendu leur âme ; sa vertu leur permet d’accomplir de tels actes et les rend invulnérables. » L’ecclésiastique : « Et que se passerait-il si on leur enlevait cette inscription ? » Le diable : « Alors ils seraient faibles comme les autres hommes. » Là-dessus le clerc remercia le diable et dit : « Va-t’en maintenant, et si je t’appelle à nouveau, reviens à nouveau. » Il retourna trouver l’évêque et lui raconta tout. Celui-ci, empli de joie, convoqua tous les habitants de la ville et dit : « Je suis votre pasteur, vous êtes mes brebis. Si, comme vous le dites, ces gens confirment leur doctrine par des signes prodigieux, je veux moi aussi me ranger de leur bord ; mais dans le cas contraire, il convient que vous les punissiez et retourniez avec moi pleins de repentance à la foi de vos pères. » La foule s’écria : « Nous les avons vu faire grande abondance de miracles. » L’évêque dit : « Mais moi non. » Bref, le peuple accepta sa proposition et l’on convoqua les hérétiques. En présence de l’évêque, on alluma un feu au milieu de la ville. Mais avant que les maîtres d’erreur ne s’exposassent au feu, l’évêque les prit à partie secrètement et dit qu’il voulait vérifier s’ils portaient sur eux des moyens magiques. Aussitôt ils se déshabillèrent et dirent avec grande assurance : « Examine donc de près notre corps et nos vêtements. » Mais les soldats leur firent lever les bras en l’air selon les instructions de l’évêque, trouvèrent sous leurs omoplates des cicatrices couturées, les ouvrirent à coup de couteau et firent paraître au grand jour les petits documents écrits qui y étaient cousus. L’évêque s’en saisit, fit mener ces gens devant le peuple, réclama le silence et cria à haute et intelligible voix : « Maintenant vos prophètes vont entrer dans les flammes. S’ils restent indemnes, je suis prêt à les croire. » Les pauvres hères tremblaient et se débattaient. Alors l’évêque raconta tout, le peuple fut mis au fait de la tromperie et put contempler les papiers du diable. Alors tous, emplis de courroux, jetèrent les serviteurs du diable dans le brasier tout préparé, afin qu’ils fussent voués comme leur maître au feu éternel.

 

 

Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.

 

Récit tiré du Dialogus miraculorum

de César de Heisterbach.

 

 

 

 

 

 

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