Du frère sans malice qui consomma de la viande

dans un château et recouvra ainsi

tout le bétail de son couvent

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Hermann HESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque le seigneur Wido, abbé cistercien, fut envoyé à Cologne pour confirmer l’élection du roi Othon contre son adversaire Philippe, il y narra une savoureuse histoire de sainte simplicité.

 

« Une des maisons de notre ordre, raconta-t-il, était sous la coupe d’un homme bien né et puissant. Le tyran, qui ne craignait ni Dieu ni diable, tourmentait fréquemment le couvent de toutes les manières possibles. Il emportait tout ce qui lui agréait, blé, vin et bétail, et il ne laissait aux frères que ce qui bon lui semblait. Il en avait pris l’habitude comme si c’était son droit, et le couvent, après bien des plaintes vaines, l’endurait en silence avec force soupirs. C’est ainsi qu’un beau jour il déroba la plus grande partie du troupeau et donna l’ordre de l’emmener à son château. Grande émotion, à la nouvelle, chez l’abbé et ses moines, et l’on délibéra pour savoir qu’entreprendre. On décida finalement qu’un émissaire, si possible l’abbé, devrait se rendre au château et annoncer au malandrin quel salaire son forfait recevrait à coup sûr dans l’au-delà. Mais l’abbé dit : « Je n’y vais pas, car l’exhorter est sans espoir. » Le prieur et l’économe n’en avaient guère plus envie ; alors l’abbé demanda : « Y a-t-il quelqu’un qui veuille y aller ? » Personne ne pipait mot, quand l’un des moines, saisi d’une inspiration divine, répondit tout à trac : « C’est ce moine-là qui devrait y aller ! » Et il nomma un frère de très grand âge et de très petit esprit. On le fait quérir et on lui demande s’il veut bien aller au château ; il y consent, on l’y envoie. Mais au moment de prendre congé de l’abbé, il s’enquit dans la grande simplicité de son cœur : « Mon Père, au cas où l’on me restituerait une partie du larcin, dois-je accepter ou non ? » L’abbé répondit : « Accepte au nom de Dieu tout ce que tu pourras grappiller ! Ce sera toujours mieux que rien. » Le moine se mit en route. Il arriva au château et adressa au tyran le message et la supplique de l’abbé et des frères. Mais comme la simplicité du juste est, selon la parole de Job, une lampe méprisable aux yeux des méchants, le tyran fit peu de cas de sa requête et lui dit en raillant : « Attendez, Messire, d’avoir pris votre petit déjeuner, et vous recevrez ma réponse. » C’était l’heure du repas matinal, on l’installa à la table commune et on lui présenta les mets dont tous se régalaient, à savoir une solide platée de viande. Le saint homme se souvint des paroles de son abbé, il prit autant de viande qu’il le put et mangea comme les autres afin de ne point désobéir ; car il ne doutait pas que la viande ainsi offerte en abondance ne provînt du troupeau de son couvent. Le seigneur du lieu était assis en face de lui avec sa femme et il remarqua fort bien que le frère mangeait de la viande ; c’est pourquoi, après le repas, il le manda auprès de lui et l’interrogea : « Dis-moi, brave homme, est-il d’usage chez vous autres frères de manger ainsi de la viande ? – Jamais ! » répondit le moine – et l’autre de questionner de plus belle : « Même pas en voyage ? » Le moine lui fit réponse : « Non, les frères ne mangent point de viande, ni chez eux, ni au dehors. » Alors le tyran demanda : « Et pourquoi donc avez-vous mangé de la viande aujourd’hui ? » Le frère dit : « Lorsque mon abbé m’a envoyé ici, il m’a enjoint de ne rien refuser de ce que je pourrais récupérer de notre bétail. Comme je pouvais penser que ces beaux services de viande en provenaient, et comme je redoutais qu’on ne m’en rendît pas plus que ce que mes dents pouvaient en saisir, j’ai mangé par obéissance, pour ne pas rentrer chez moi les mains tout à fait vides. » Et comme Dieu ne rejette pas le simple d’esprit et étend même sa dextre sur les impies, le noble sire, ému par tant de simplicité ou plutôt admonesté par le Saint-Esprit qui parlait par la bouche du vieillard, lui dit alors : « Attendez-moi ici, je vais discuter avec ma femme de ce que je dois faire dans votre cas. » Il alla trouver sa femme et lui raconta ce que le vieux avait dit, puis il ajouta : « Je crains la prompte vengeance de Dieu sur moi, si je déboute de sa requête un homme si simple et si droit. » Sa femme fut du même sentiment et donna son accord. Il revint au vieillard et lui dit : « Mon bon père, pour l’amour de votre sainte simplicité qui m’a ému de compassion, je vais rendre à ce couvent ce qui reste de votre bétail, je veux aussi réparer mes torts envers vous autant qu’il est en mon pouvoir, et de ce jour, je ne vous tourmenterai plus. » À ces mots, le vieillard exprima sa gratitude, rentra joyeusement au couvent avec le butin et rapporta aux frères étonnés la réponse du puissant. Depuis ce temps, ils vécurent en paix et ils apprirent par cet exemple à quel point la simplicité est une grande vertu. »

 

Vous avez là un exemple qui montre que, parfois, une action d’habitude défendue, mais commise dans une bonne intention et dans la pureté du cœur, peut devenir lumineuse et bonne. Normalement le moine aurait commis un péché en mangeant de la viande si sa simplicité ne l’en avait excusé. Et la conclusion de l’histoire prouve que non seulement il ne commit pas de péché mais qu’il s’acquit même un mérite.

 

 

Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.

 

Récit tiré du Dialogus miraculorum

de César de Heisterbach.

 

 

 

 

 

 

 

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