Le faux Messie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hermann HESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était, je crois, à Worms, il y habitait un Juif qui avait une belle fille. Un jeune clerc du voisinage tomba amoureux d’elle, eut bon succès et la rendit enceinte. Leurs maisons étaient toutes proches l’une de l’autre, il pouvait aller fréquemment dans la sienne sans attirer l’attention et parler à son gré avec la jeune fille. Or donc elle découvrit qu’elle était enceinte et dit au jeune homme : « Je suis en espoir d’enfant ; que dois-je faire ? Si mon père s’en aperçoit, il me tuera. » Il rétorqua : « Ne crains rien, je saurai bien te tirer d’affaire. Si ton père ou ta mère te disent : que se passe-t-il, ma fille ? Ton corps enfle, tu sembles te trouver dans un état intéressant – réponds-leur : Je ne suis au courant de rien ; je sais que je suis vierge et n’ai encore jamais eu affaire à un homme – Je saurai bien m’arranger pour qu’ils te croient. » Il réfléchit avec soin à la façon d’aider la jeune fille et manigança la filouterie suivante. Dans le silence de la nuit, il glissa un tuyau jusqu’à la fenêtre de la chambrette où il savait que ses parents dormaient et prononça ces paroles dans le tuyau : « O, vous qui êtes des justes et des favoris de Dieu, réjouissez-vous ! Votre fille vierge a conçu un fils, il sera le sauveur de votre peuple d’Israël. » Là-dessus, il retira un peu le tuyau. Le Juif, éveillé par ce discours, réveilla aussi sa femme et lui dit : « Eh bien ! n’as-tu pas entendu ce que disait la voix céleste ? » La femme répondit : « Non. » Et lui : « Prions, afin que toi aussi tu sois jugée digne de l’entendre. » Pendant qu’ils priaient, le clerc était resté à la fenêtre et épiait attentivement leurs paroles. Après un petit instant, il répéta son discours précédent et ajouta : « Vous devez prodiguer beaucoup d’honneurs à votre fille et la soigner avec beaucoup de précautions, et le petit enfant que l’Immaculée mettra au monde, il vous faudra en prendre soin bien fidèlement ; car c’est le Messie que vous attendez. » Les bonnes gens jubilèrent d’allégresse, désormais certains de la double révélation, et c’est avec peine qu’ils attendirent le jour. Ils contemplèrent alors leur fille dont le ventre commençait un peu à s’arrondir, et lui dirent : « Dis-nous, mon enfant, de qui es-tu enceinte ? » Elle leur répondit alors selon ses instructions. Les parents ne pouvaient presque plus se tenir de joie, et ils se montrèrent incapables de cacher à leur parentèle ce que l’ange leur avait révélé. Celle-ci la raconta à son tour, et la nouvelle se répandit dans toute la ville que cette vierge allait enfanter le Messie. Lorsque le temps de l’accouchement fut proche, un grand concours de Juifs se précipita dans la maison, avides de voir leurs vœux comblés par la naissance de celui qu’ils attendaient depuis si longtemps. Mais Dieu dans sa justice transforma la vaine espérance de ses ennemis en duperie, leur joie en deuil, leur attente en confusion. Et cela fut selon l’ordre. À ceux dont les pères s’étaient autrefois mépris avec Hérode sur la naissance salvatrice du fils de Dieu, il advint à bon droit d’être aujourd’hui trompés par une semblable illusion. Que se passa-t-il ensuite ? L’heure fatidique arriva pour la malheureuse, et avec elle, comme c’est l’usage chez les femmes, douleurs, soupirs et cris. Enfin elle accoucha d’un enfant, mais non du Messie, car ce fut d’une petite fille.

 

 

Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.

 

Récit tiré du Dialogus miraculorum

de César de Heisterbach.

 

 

 

 

 

 

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