Le Sanctus

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest Theodor Amadeus HOFFMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE docteur secoua la tête d’un air mécontent.

– Quoi ! s’écria le maître de chapelle en s’élançant de sa chaire, quoi ! le catarrhe de Bettina aurait-il quelque chose d’inquiétant ?

Le docteur cogna deux ou trois fois de son jonc d’Espagne sur le parquet, prit sa tabatière, la remit dans sa poche sans prendre de tabac, leva les yeux au plafond comme pour en compter les solives, et toussa sans prononcer une parole. Cela mit le maître de chapelle hors de lui, car il savait déjà que la pantomime du docteur disait clairement : « Le cas est fâcheux : je ne sais qu’y faire, et je tâte en aveugle comme le docteur de Gil Blas de Santillane. »

– Mais voyons, parlez clairement, et dites-nous, sans tous ces airs d’importance, ce qu’il en est du rhume que Bettina a gagné en négligeant de se couvrir de son châle au sortir de l’église. Il ne lui en coûtera pas la vie, à cette pauvre, petite, j’imagine.

– Oh ! nullement, dit le docteur en reprenant sa tabatière et y puisant cette fois, nullement ; mais il est plus que probable qu’elle ne pourra plus chanter une note dans toute sa vie.

À ces mots, le maître de chapelle enfonça ses dix doigt dans ses cheveux avec un tel désespoir qu’un nuage de poudre se répandit autour le lui ; il parcourut la chambre dans une agitation extrême, et s’écria :

– Ne plus, chanter ! ne plus chanter ! Bettina ne plus chanter ! Toute ces charmantes canzonnettes, ces merveilleux boleros, ces ravissantes seguidillas, qui coulaient de ses lèvres comme des ruisseaux de miel ; tout cela serait mort ? Elle ne nous ferait plus entendre ces doux agnus, ces tendres benedictus ? Oh ! oh ! – Plus de miserere qui vous purgeaient de toutes les idées terrestres, et qui m’inspiraient un monde entier de thèmes chromatiques ? – Tu mens, docteur, tu mens ! l’organiste de la cathédrale, qui me poursuit de sa haine depuis que j’ai composé un qui tollis à huit voix, au ravissement de l’univers entier, t’a séduit pour me nuire ! Il veut me pousser au désespoir, pour que je n’achève pas ma nouvelle messe ; mais il ne réussira pas ! Je les porte là, les solo de Bettina (il frappa sur sa poche) ; et demain, tout à l’heure, la petite les chantera d’une voix plus argentine que la clochette de l’église.

Le maître de chapelle prit son chapeau et voulut s’éloigner ; le docteur le retint en lui disant avec douceur :

– J’honore votre enthousiasme, mon digne ami, mais je n’exagère en rien, et je ne connais nullement l’organiste de la cathédrale, quel qu’il soit. Depuis le jour où Bettina a chanté les solo dans les Gloria et les Credo, elle a été atteinte d’une extinction de voix qui défie tout mon art, et me fait craindre, comme je l’ai dit, qu’elle ne chante plus.

– Très bien ! s’écria le maître de chapelle, comme résigné dans son désespoir, très bien ! Alors, donnez-lui de l’opium, – de l’opium, et si longtemps de l’opium qu’elle finisse par une douce mort ; car si Bettina ne chante plus, elle ne doit plus vivre : elle ne vit plus que pour chanter ; elle n’existe que dans son chant ! Céleste docteur, faites-moi ce plaisir ; empoisonnez-la plutôt. J’ai des connexions dans le collège criminel ; j’ai étudié avec le président à Halle ; c’était un excellent cor, et nous concertions toutes les nuits avec accompagnement obligé de chats et de chiens ! Vous ne serez pas inquiété à cause de cela, je vous le jure ; mais empoisonnez-là, je vous en prie, mon bon docteur.

– Quand on a déjà atteint à un certain âge, dit le docteur, quand on en est venu à porter de la poudre depuis maintes années, on ne crie pas ainsi ; on ne parle pas d’empoisonnement et de meurtre : on s’assied tranquillement dans son fauteuil et on écoute son docteur avec patience.

Le maître de chapelle s’écria d’un ton lamentable :

– Que vais-je entendre ? et fit ce que le docteur lui ordonnait.

– Il y a, dit le docteur, il y a en effet, dans la situation de Bettina, quelque chose de bizarre, je dirais même de merveilleux. Elle parle librement, avec toute la puissance de son organe ; elle n’a pas seulement l’apparence d’un mal de gorge ordinaire, elle est même en état de donner un ton musical : mais dès qu’elle veut élever sa voix jusqu’au chant, un je ne sais quoi inconcevable étouffe le son, ou l’arrête de manière à lui donner un accent mat et catarrhal, et à ne lui laisser en quelque sorte que l’ombre de lui-même. Bettina, monsieur, compare très judicieusement son état à un rêve dans lequel on s’efforce en vain de planer dans les airs. Cet état négatif de maladie se rit de ma science et de tous les moyens que j’emploie. L’ennemi que je combats m’échappe comme un spectre. Et vous avez eu raison de dire que Bettina n’existe que dans son chant, car elle meurt déjà d’effroi en songeant qu’elle pourra perdre sa voix ; et cette affection redoublant son mal, je suis fondé à croire que toute la maladie de la jeune fille est plutôt psychique que physique.

– Très bien, docteur ! s’écria un troisième interlocuteur qui était resté dans un coin, les bras croisés, et que nous désignerons sous le nom du voyageur enthousiaste ; très bien, mon excellent docteur ! Vous avez touché du premier coup le point délicat ! La maladie de Bettina est la répercussion physique d’une impression morale ; et, en cela, elle n’est que plus dangereuse. Moi seul, je puis tout vous expliquer, messieurs !

– Que vais-je entendre ! dit le maître de chapelle d’un ton encore plus lamentable.

Le docteur approcha sa chaise du voyageur enthousiaste et le regarda en souriant ; mais le voyageur, levant les yeux au ciel, commença sans regarder le docteur ni le maître de chapelle.

– Maître de chapelle ! dit-il, je vis une fois un petit papillon bariolé qui s’était pris dans les fils de votre double clavicorde. La petite créature voltigeait gaiement de côté et d’autre, et ses ailerons brillants battaient tantôt les cordes supérieures, tantôt les cordes inférieures, qui rendaient alors tout doucement des sons et des accords d’une délicatesse infinie, et perceptibles seulement pour le tympan le plus exercé. Le léger insecte semblait voluptueusement porté par les ondulations de l’harmonie ; il arrivait quelquefois cependant qu’une corde, touchée plus brusquement, frappait comme irritée les ailes du joyeux papillon dont les couleurs étincelantes s’éparpillaient aussitôt en poussière ; mais il continua de voltiger gaiement, jusqu’à ce que, froissé, blessé de plus en plus par les cordes, il allât tomber sans vie dans l’ouverture de la table d’harmonie, au milieu des doux accords qui l’avaient enivré.

– Que voulez-vous dire par ces paroles ? demanda le maître de chapelle.

– Faites-en l’application, mon cher ami. J’ai réellement entendu le papillon en question jouer sur votre clavicorde, mais je n’ai voulu qu’exprimer une idée qui m’est revenue en entendant le docteur parler du mal de Bettina. Il m’a toujours semblé que la nature nous avait placés sur un immense clavier dont nous touchons sans cesse les cordes ; les sons et les accords que nous en tirons involontairement nous charment comme notre propre ouvrage ; et souvent nous mettons les cordes si rudement en jeu, d’une façon si peu harmonique, que nous tombons mortellement blessés par leur répulsion.

– C’est fort obscur ! dit le maître de chapelle.

– Oh ! patience ! s’écria le docteur en riant. Il va se remettre en selle sur son dada, et partir en plein galop pour le pays des pressentiments, des sympathies, et des rêves, où il ne s’arrêtera qu’à la station du magnétisme.

– Doucement, doucement, mon sage docteur, dit le voyageur enthousiaste ; ne vous moquez pas de choses dont vous avez reconnu vous-même la puissance. N’avez-vous pas dit tout à l’heure que la maladie de Bettina est un mal tout psychique ?

– Mais, dit le docteur, quel rapport trouvez-vous entre Bettina et le malheureux papillon ?

– Si on voulait tout examiner en détail, et passer en revue jusqu’au moindre grain de poussière, ce serait un travail fort ennuyeux ! dit le voyageur enthousiaste. Laissons les cendres du papillon reposer au fond du clavicorde. Lorsque je vins ici l’année dernière, la pauvre Bettina était fort à la mode ; elle était recherchée, comme on dit, et on ne pouvait boire du thé sans entendre Bettina chanter une romance espagnole, une canzonnette italienne ou une romance française dans le goût de Souvent l’amour, etc. Je craignais vraiment que la pauvre enfant ne pérît dans l’Océan de thé qu’on lui versait. Cela n’arriva pas, heureusement ; mais il arriva une autre catastrophe.

– Quelle catastrophe ? s’écrièrent le docteur et le maître de chapelle.

– Voyez-vous, messieurs, continua l’enthousiaste, la pauvre Bettina est ensorcelée, comme on dit ; et, quoi qu’il m’en coûte de l’avouer, je suis, moi, l’enchanteur qui ai accompli l’œuvre ; et, semblable à l’élève du sorcier, je n’ai pas assez de science pour détruire ce que j’ai fait.

– Folies ! folies ! s’écria le docteur en se levant. Et nous sommes là à l’écouter tranquillement, tandis qu’il nous mystifie !

– Mais, au nom du diable, la catastrophe ! la catastrophe ! reprit le maître de chapelle.

– Silence, messieurs ! dit l’enthousiaste ; je vous dirai tout. Prenez, au reste, ma sorcellerie pour une plaisanterie, si vous voulez ; je n’éprouverai pas moins le chagrin d’avoir été, sans le vouloir et sans le savoir, le moteur du mal de Bettina ; d’avoir servi aveuglément de conducteur au fluide électrique qui...

– Hop ! hop ! hop ! dit le docteur en galopant sur sa canne ; le voilà parti, et sa monture caracole déjà.

– Mais l’histoire ! l’histoire ! s’écria le maître de chapelle.

– Vous vous souvenez avant tout, maître de chapelle, du jour où Bettina chanta pour la dernière fois avant qu’elle perdît sa voix dans l’église ; vous vous rappelez que cela eut lieu le dimanche de Pâques de l’année dernière : vous aviez votre habit noir à la française, et vous dirigiez la belle messe de Haydn en bémol. Les soprano furent confiés à un chœur de jeunes filles dont les unes chantaient, et les autres croyaient chanter. Parmi elles se trouvait Bettina, qui exécuta les petits solo d’une voix pleine et brillante. Vous savez que je m’étais placé parmi les ténors. Au moment de commencer le Sanctus, j’entendis un léger bruit derrière moi ; je me retournai involontairement, et j’aperçus, à mon grand étonnement, Bettina qui avait quitté les chanteurs et qui s’efforçait de passer entre les chanteurs et les exécutants. « Vous voulez vous en aller ? » lui dis-je. « Il est temps, me répondit-elle, que je me rende à l’autre église où je dois chanter une cantate ; il faut aussi que j’aille essayer ce soir une couple de duo ; puis, il y a un souper au palais : vous y viendrez ; nous aurons des chœurs du Messie de Haendel, et le premier final des Nozze di Figaro. » Pendant ce dialogue, les accords majestueux du Sanctus retentissaient sous la voûte de l’église, et l’encens s’élevait en nuages bleus jusqu’à la coupole. « Ne savez-vous pas, lui dis-je, que quitter l’église pendant le Sanctus est un péché qui ne reste pas impuni ? » Je voulais plaisanter ; et je ne sais comment il se fit que mes paroles prirent un accent solennel. Bettina pâlit, et quitta l’église en silence. Depuis ce moment elle a perdu sa voix.

Le docteur resta le menton appuyé sur sa canne, et garda le silence.

– C’est excellent ! s’écria le maître de chapelle.

– D’abord, reprit l’enthousiaste, je ne songeai plus à ce que j’avais dit à Bettina ; mais bientôt, lorsque j’appris de vous, docteur, que Bettina souffrait de sa maladie, je me ressouvins d’une histoire que j’ai lue, il y a quelques années, dans un vieux livre, et qui m’a semblé si agréable que je vais vous la raconter.

– Racontez ! s’écria le maître de chapelle ; peut-être me donnera-t-elle de l’étoffe pour quelque bon opéra-comique.

– Mon cher maître de chapelle, dit le docteur, si vous pouvez mettre en musique des rêves, des pressentiments et des extases magnétiques, vous aurez votre fait, car l’histoire roulera sans doute sur ce sujet-là.

Sans répondre au docteur, le voyageur enthousiaste s’enfonça dans son fauteuil, et commença en ces termes, d’une voix grave : « Les tentes d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon s’étendaient à l’infini devant les murs de Grenade... »

– Seigneur du ciel et de la terre ! s’écria le docteur, cela commence comme une histoire qui doit durer neuf jours et neuf nuits ; et moi, je reste là, tandis que mes patients se lamentent ! Je m’embarrasse bien de vos histoires maures à la Gonzalve de Cordoval : j’ai entendu les seguidillas de Bettina, et j’en ai assez comme cela. Serviteur !

À ces mots, le docteur sortit.

Le maître de chapelle resta paisiblement sur sa chaise, et dit :

– C’est, comme je le remarque, quelque histoire des guerres des Maures avec les Espagnols. Il y a longtemps que j’ai voulu composer quelque chose dans cette couleur-là : combats, tumulte, romances, marches, cymbales, chœurs, tambours et trombones. Ah ! les trombones ! Puisque nous voilà seuls, racontez-moi cela, mon cher ami. Qui sait ? cela va peut-être faire germer dans mon cerveau quelques idées.

– Sans nul doute, maître de chapelle ! Tout se tourne en opéra avec vous, et c’est pour cela que les gens raisonnables, qui prétendent qu’on ne doit prendre la musique que par petites doses, vous regardent comme un fou. Ainsi je veux vous raconter mon histoire, dussiez-vous m’interrompre de temps en temps par quelques petits accords. Et le voyageur enthousiaste commença :

Les tentes d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon s’étendaient à l’infini devant les murs de Grenade. Espérant en vain des secours, resserré toujours plus étroitement, le lâche Boabdil, que son peuple nommait par dérision le petit roi, ne trouvait de consolation à ses maux que dans les cruautés auxquelles il se livrait. Mais plus le découragement et le désespoir s’emparaient du peuple et des guerriers de Grenade, plus l’espoir du triomphe et l’ardeur des combats animaient les troupes espagnoles. Un assaut n’était pas nécessaire : Ferdinand se contentait de faire tirer sur les remparts et de faire reculer les ouvrages des assiégés. Ces petites escarmouches ressemblaient plutôt à de joyeux tournois qu’à des combats sanglants, et la mort qu’on y trouvait relevait même le courage des autres combattants, car les victimes étaient honorées avec toute la pompe chrétienne, comme des martyrs de la foi.

Dès son arrivée, Isabelle fit construire au milieu du camp un immense édifice en bois, surmonté de tours au haut desquelles flottait l’étendard de la croix. L’intérieur fut disposé pour servir de cloître et d’église, et des nonnes bénédictines y chantèrent chaque jour les offices. Chaque matin, la reine, accompagnée de sa suite et des chevaliers, venait entendre la messe que disait son confesseur, et que desservait un chœur de nonnes.

Il arriva qu’un matin Isabelle distingua une voix dont le timbre harmonieux la faisait entendre par-dessus toutes les autres ; et la manière dont elle prononçait les versets était si singulière qu’on ne pouvait douter que cette nonne devait chanter pour la première fois dans l’enceinte sacrée. Isabelle regarda autour d’elle, et remarqua que sa suite partageait son étonnement. Elle commençait à soupçonner qu’il s’était passé quelque singulière aventure, lorsque ses yeux tombèrent sur le brave général Aguilar, placé non loin d’elle. Agenouillé sur sa chaise, les mains jointes, les yeux brillants de désir, il regardait avec attention vers la grille du chœur.

Lorsque la messe fut achevée, Isabelle se rendit dans l’appartement de doña Maria, la supérieure, lui demander qui était cette chanteuse étrangère.

– Daignez vous souvenir, ô reine ! dit doña Maria, qu’il y a un mois, don Aguilar avait formé le projet d’attaquer l’ouvrage extérieur, surmonté d’une magnifique terrasse qui sert de promenade aux Maures. Cette nuit-là les chants voluptueux des païens retentissaient dans notre camp comme des voix de sirènes ; et le brave Aguilar la choisit à dessein pour détruire le repaire des infidèles. Déjà l’ouvrage était emporté, déjà les femmes, faites prisonnières, avaient été emmenées pendant le combat, lorsqu’un renfort inattendu força le vainqueur à se retirer dans le camp. L’ennemi n’osa pas l’y poursuivre, et il se trouva que les prisonnières restèrent aux Espagnols. Parmi ces femmes, il s’en trouvait une dont le désespoir excita l’attention de don Aguilar. Il s’approcha d’elle ; elle était voilée, et, comme si sa douleur n’eût pas trouvé d’autre expression que le chant, elle prit le cistre qui était suspendu à son cou par un ruban d’or ; et, après avoir touché quelques accords, elle commença une romance où se peignait la peine de deux amants qu’on sépare. Aguilar, singulièrement ému de ces plaintes, résolut de la faire reconduire à Grenade ; elle se jeta alors à ses genoux, et releva son voile. « N’es-tu pas Zuléma, la perle des chanteuses de Grenade ? » s’écria Aguilar. C’était en effet Zuléma, qu’il avait eu l’occasion d’observer tandis qu’il s’acquittait d’une mission auprès du roi Boabdil. « Je te donne la liberté ! » dit Aguilar. Mais le révérend père Agostino Sanchez, qui s’était rendu au camp espagnol, le crucifix à la main, lui dit alors : « Souviens-toi que tu nuis à cette captive en la renvoyant parmi les infidèles. Peut-être, parmi nous, la grâce du Seigneur l’eût-elle éclairée et ramenée dans le sein de l’Église. » Aguilar répondit : « Qu’elle reste donc un mois parmi nous ; et après ce temps, si elle ne se sent pas pénétrée de l’esprit du Seigneur, elle retournera à Grenade. » C’est ainsi, ô reine ! que Zuléma a été recueillie parmi nous dans ce cloître. D’abord, elle s’abandonna à une douleur sans bornes, et elle remplissait le cloître tantôt de chants terribles et sauvages, tantôt lugubres et plaintifs ; car partout on entendait sa voix retentissante. Une nuit, nous nous trouvions rassemblés dans le chœur de l’église, où nous chantions les heures selon la manière belle et sainte que le grand-maître Ferreras nous a enseignée ; je remarquai, à la lueur des cierges, Zuléma debout près de la porte du chœur, qui était restée ouverte ; elle nous contemplait d’un air grave et méditatif ; et, lorsque nous nous éloignâmes deux à deux, Zuléma s’agenouilla dans la travée, non loin de l’image de Marie. Le jour suivant, elle ne chanta pas de romance ; elle le passa dans le silence et dans la réflexion. Bientôt elle essaya sur son cistre les accords du chœur que nous avions chanté dans l’église, puis, elle commença à chanter tout doucement, cherchant même à imiter les paroles de chant qui résonnaient singulièrement dans sa bouche. Je remarquai bien que l’esprit du Seigneur se manifestait dans ce chant et qu’il ouvrait son âme à la grâce ; aussi j’envoyai sœur Emmanuela, notre maîtresse de chœur, auprès de la jeune Maure, pour qu’elle entretînt l’étincelle sacrée qui s’était montrée en elle ; et il arriva qu’au milieu des chants religieux qu’elles entonnèrent ensemble, la foi se produisit enfin. Zuléma n’a pas encore été reçue dans le sein de l’Église par le sacrement du baptême ; mais il lui a été permis de se joindre à moi pour louer le Seigneur, et de faire servir sa voix merveilleuse à la gloire de notre sainte religion.

La reine comprit alors pourquoi don Aguilar avait si facilement cédé aux remontrances du père Agostino, et elle se réjouit de la conversion de Zuléma. Quelques jours après, Zuléma fut baptisée et reçut le nom de Julia. La reine elle-même et le marquis de Cadix, Henri de Guzman, furent parrains de la belle Maure. On devait croire que les chants de Julia deviendraient encore plus fervents après son baptême, mais il en arriva autrement ; on observa qu’elle troublait souvent le chœur en y mêlant des accents singuliers. Quelquefois le bruit sourd de son cistre frappait sourdement les voûtes du temple, et semblait comme le murmure d’un orage. Julia devenait de plus en plus agitée, et souvent aussi elle interrompait les hymnes latines par des paroles mauresques. Emmanuela avertit la nouvelle convertie de résister courageusement à l’ennemi secret de son âme ; mais Julia, loin de suivre ses avis, chantait, souvent au grand scandale des sœurs, de gracieuses chansons maures au moment même où les chœurs du vieux Ferreras s’élevaient jusqu’aux nues. Elle accompagnait ces ballades d’un léger accompagnement qui contrastait singulièrement avec la variété de la musique religieuse, et rappelait le bruit des petites flûtes maures.

Flauti piccoli, des flûtes d’octave, dit le maître de chapelle. Mais, mon bon ami, jusqu’ici il n’y a rien, absolument rien pour un opéra, dans votre histoire ; pas même une exposition, et c’est là le principal. Cependant l’épisode du cistre m’a frappé. – Dites-moi, mon cher ami : ne pensez-vous pas, comme moi, que le diable est un ténor, et qu’il chante faux comme... le diable ?

– Dieu du ciel ! vous devenez de jour en jour plus caustique, mon cher maître de chapelle. Mais laissez-moi continuer mon histoire qui devient fort difficile à conter, car nous approchons d’un moment critique.

La reine, accompagnée des principaux capitaines de l’armée, se rendit au cloître des nonnes bénédictines pour y entendre la messe, comme de coutume. Un mendiant couvert de haillons se tenait à la porte principale ; lorsque les gardes voulurent l’entraîner, il courut de côté et d’autre comme un furieux, et heurta même la reine. Aguilar irrité voulut le frapper de son épée ; mais le mendiant, tirant un cistre de dessous son manteau, en fit sortir des accents si bizarres que tout le monde en fut frappé d’effroi. Les gardes le tinrent enfin éloigné, et on dit à Isabelle que c’était un prisonnier maure qui avait perdu l’esprit, et qu’on laissait courir dans le camp pour amuser les soldats par ses chants.

La reine pénétra dans la nef, et l’office commença. Les sœurs du chœur entonnèrent le Sanctus, mais au moment où Julia commençait d’une voix sonore, Pleni sunt coeli gloria tua, le bruit d’un cistre retentit dans l’église, et la nouvelle convertie, fermant le livre, se disposa à quitter le pupitre. La supérieure voulut en vain la retenir.

– N’entends-tu pas les splendides accords du maître ? dit Julia. Il faut que j’aille le trouver, il faut que je chante avec lui.

Mais doña Emmanuela, l’arrêtant par le bras, lui dit d’un ton solennel :

– Pécheresse qui désertes le service du Seigneur, et dont le cœur renferme des pensées mondaines, fuis de ces lieux ; ta voix se brisera, et les accents que le Seigneur t’a prêtés pour le louer s’éteindront à jamais !

Julia baissa la tête en silence, et disparut.

À l’heure des matines, au moment où les nonnes se rassemblaient de nouveau dans l’église, une épaisse fumée se répandit sous les voûtes. Bientôt les flammes pénétrèrent en sifflant à travers les murailles de bois, et embrasèrent le cloître. Ce fut à grand-peine que les religieuses sauvèrent leur vie. Les trompettes retentirent dans tout le camp et tirèrent les soldats de leur sommeil, et on vit accourir Aguilar en désordre et à demi brûlé. Il avait en vain cherché à sauver Julia du milieu des flammes ; elle avait disparu. En peu de temps le vaste camp d’Isabelle ne fut plus qu’un monceau de cendres. Les Maures, profitant du tumulte, vinrent attaquer l’armée chrétienne ; mais les Espagnols déployèrent une valeur plus brillante que jamais ; et, lorsque l’ennemi eut été repoussé dans ses retranchements, la reine Isabelle, assemblant les chefs, donna l’ordre de bâtir une ville au lieu même où naguère s’élevait son camp. C’était annoncer aux Maures que le siège ne serait jamais levé.

– Si l’on pouvait traiter les matières religieuses sur la scène, dit le maître de chapelle, le rôle de Julia ne laisserait pas que de fournir quelques morceaux brillants en deux genres bien distincts, les romances ou les chants d’église. La marche des Espagnols ne ferait pas mal au milieu d’une scène, et la scène du mendiant la couperait fort bien. Mais continuez, et revenons à Julia qui n’a pas été brûlée, je l’espère.

– Remarquez d’abord, mon cher maître de chapelle, que la ville qui fut bâtie alors par les Espagnols, dans l’espace de vingt et un jours, est Santa Fe, qui existe encore aujourd’hui. Ceci soit dit en passant ; mais vos remarques m’ont éloigné du ton de mon histoire. Je suis involontairement retombé dans le style familier. Pour me remettre, jouez-moi donc, je vous prie, un des répons de Palestrina, que je vois là ouverts sur votre piano.

Le maître de chapelle se conforma au désir du voyageur enthousiaste ; et celui-ci continua.

Les Maures ne cessèrent pas d’inquiéter les Espagnols pendant la construction de leur ville ; et il s’ensuivit plusieurs combats sanglants, où Aguilar déploya une brillante valeur. Revenant un jour d’une de ces escarmouches, il quitta son escadron près d’un bois de myrtes, et continua seul sa route, en se livrant à ses pensées. L’image de Julia était sans cesse devant ses yeux. Dans le combat même, il avait cru souvent entendre sa voix, et jusqu’en ce moment il lui semblait distinguer au loin des accents singuliers, comme un mélange de modulations mauresques et de chants d’église ; tout à coup le choc d’une armure se fit entendre auprès de lui ; un cavalier maure, monté sur un léger cheval arabe, passa rapidement auprès d’Aguilar, et le sifflement d’un javelot glissa près de son oreille. Aguilar voulut s’élancer sur son agresseur, mais un second javelot vint s’enfoncer dans le poitrail de son cheval, qui bondit de rage et de douleur, et renversa son cavalier sur la poussière. Le général espagnol se releva promptement, mais le Maure était déjà près de lui, debout sur ses étriers et le cimeterre levé. Aguilar se jeta sur lui en un clin d’œil, l’embrassa vigoureusement de ses deux bras nerveux, le jeta sur la terre avant qu’il eût pu lui porter un seul coup, et, le genou sur sa poitrine, lui présenta son poignard à la gorge. Il se disposait déjà à le percer, lorsque le Maure prononça en soupirant le nom de Zuléma !

– Malheureux ! s’écria Aguilar, quel nom as-tu prononcé là ?

– Frappe, frappe ! dit le Maure. Frappe celui qui a juré ta mort. Apprends, chrétien, que Hichem est le dernier de la race d’Alhamar, et que c’est lui qui t’enleva Zuléma ! Je suis ce mendiant qui ai brûlé ton infâme église pour sauver l’âme de mes pensées ! Frappe-moi donc, et finis ma vie, puisque je n’ai pu t’arracher la tienne.

– Zuléma existe ! Julia vit encore ! s’écria Aguilar.

Hichem laissa échapper un ricanement funeste.

– Elle vit, mais votre idole sanglante et couronnée d’épines l’a frappée d’une malédiction magique, et la fleur épanouie s’est flétrie dans vos mains ; sa voix mélodieuse s’est éteinte dans son sein, et la vie de Zuléma est près de l’abandonner avec ses chants. Frappe-moi donc, chrétien, car tu m’as arraché déjà plus que la vie.

Aguilar se releva lentement.

– Hichem, dit-il, Zuléma était ma prisonnière par les lois de la guerre ; éclairée par la grâce divine, elle a renoncé à la croyance de Mahomet : ne nomme donc pas l’âme de tes pensées celle qui est devenue ma dame, ou apprête-toi à me la disputer dans un combat loyal. Reprends tes armes !

Hichem reprit vivement son bouclier et son cimeterre, mais, au lieu de courir sur Aguilar, il piqua son coursier et partit avec la rapidité de l’éclair.

Ici le maître de chapelle imita sur son piano le bruit d’un cavalier qui s’éloigne ; le voyageur lui fit signe de ne pas l’interrompre, et continua son récit.

Sans cesse battus dans leurs sorties, pressés par la famine, les Maures se virent forcés de capituler, et d’ouvrir leurs portes à Ferdinand et à Isabelle, qui firent leur entrée triomphante dans Grenade. Les prêtres avaient déjà béni la grande mosquée pour en faire une cathédrale ; on s’y rendit pour chanter un Te Deum solennel et rendre grâce au Dieu des armées. On connaissait la fureur et l’acharnement des Maures ; et des divisions de troupes, échelonnées dans toutes les rues adjacentes, protégeaient la procession. Aguilar, qui commandait une de ces divisions, se dirigeait vers la cathédrale lorsqu’il se sentit blessé à l’épaule gauche par un coup de flèche. Au même moment, une troupe de Maures sortit d’une rue étroite, et attaqua les chrétiens avec une rage incroyable. Hichem était à leur tête, et Aguilar, qui le reconnut aussitôt, s’attacha à lui et ne le quitta qu’après lui avoir plongé son épée dans le sein. Les Espagnols poursuivirent alors les Maures jusqu’à une grande maison de pierres dont la porte s’ouvrit et se referma sur eux. Quelques instants après, une nuée de flèches partit des fenêtres de cette maison, et blessa un grand nombre des gens d’Aguilar, qui commanda d’apporter des torches et des fascines. Cet ordre fut exécuté, et déjà les flammes s’élevaient jusqu’aux toits lorsqu’une voix merveilleuse se fit entendre dans le bâtiment incendié. Elle chantait avec force : Sanctus, sanctus Dominus Deus sabaoth !

– Julia ! Julia ! s’écria Aguilar dans son désespoir.

Les portes s’ouvrirent, et Julia, vêtue en nonne bénédictine, s’avança en répétant : Sanctus, sanctus Dominus sabaoth !

Derrière elle marchait une longue file de Maures, la tête baissée et les bras croisés sur la poitrine. Les Espagnols reculèrent involontairement, et Julia, suivie des Maures, s’avança à travers leurs rangs jusqu’à la cathédrale, où elle entonna en entrant le Benedictus qui venit in nomine Domini. Le peuple tomba involontairement à genoux ; et Julia, les yeux tournés vers le ciel, s’avança d’un pas ferme vers le maître-autel, où se trouvaient Ferdinand et Isabelle qui chantaient dévotement l’office. À la dernière strophe, Dona nobis pacem, Julia tomba inanimée dans les bras de la reine. Tous les Maures qui l’avaient suivie reçurent le même jour le saint sacrement du baptême.

L’enthousiaste venait de terminer son histoire, lorsque le docteur entra à grand bruit en s’écriant :

– Vous restez là à vous raconter des histoires de l’autre monde, sans penser au voisinage de ma malade, et vous aggravez son état !

– Qu’est-il donc arrivé, mon cher docteur ? dit le maître de chapelle effrayé.

– Je le sais bien, moi, dit l’enthousiaste d’un air fort tranquille.

– Rien de plus, rien de moins, sinon que Bettina est entrée dans le cabinet à côté, et qu’elle a tout entendu. Voilà le résultat de vos histoires menteuses et de vos sottes idées ; mais je vous rends responsable de tout ce qui en arrivera...

– Mais, docteur, reprit l’enthousiaste, songez donc que la maladie de Bettina est toute morale, qu’il lui faut un remède moral, et que peut-être mon histoire...

– Silence ! dit le docteur. Je sais ce que vous allez dire.

– Elle ne vaut rien pour un opéra, mais il y avait là-dedans quelques petits airs assez jolis, dit le maître de chapelle en s’en allant.

Huit jours après, Bettina chantait d’une voix harmonieuse le Stabat mater de Pergolèse.

 

 

 

E. T. A. HOFFMANN, Contes.

 

Traduit de lallemand par Adolphe LOÈVE-VEIMARS.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net