Le soleil dansait sur Fatima

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alam HOLGERSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JACINTA ouvrit les portes de la bergerie au troupeau d’agneaux teintés de roux. Son cou mince penché en avant, elle se mit à les compter sur ses doigts tandis que, derrière elle, Francisco l’attendait. Rêveur et un peu indolent, celui-ci subissait le babil joyeux de sa petite sœur. L’heure était venue où la route traversant le village d’Aljustrel devient un fleuve incandescent, aux remous d’or rouge, tandis que les têtes des oliviers couronnent, vaporeuses et cendrées, des murailles au dessin capricieux.

Une brise venue de l’océan se mêlait à l’air sec de la montagne. Dans cette atmosphère si pure, tout semblait proche, les dos, d’un vert doux, des hauteurs environnantes comme les plus lointaines collines.

Francisco paraissait solidement planté sur le sol. Son long pantalon rapiécé, imprégné de l’odeur du suint lui conférait une dignité d’adulte, mais il semblait avoir la bouche pleine de baies sauvages tant il était joufflu. Les dos crêpelés de ses moutons se frottaient sans cesse contre ses jambes.

L’aspect de Jacinta évoquait la fraîcheur de l’herbe nouvelle que l’aube couvre de rosée. Sous leurs sourcils épais, ses yeux d’un noir luisant d’olive considéraient des paysages que le commun des mortels ne voit pas et dont la splendeur l’avait pénétrée. Toute petite, ce n’était qu’un souffle âgé de six ans. Son rire escalada deux octaves et s’éparpilla parmi le feuillage des figuiers. Francisco eut une grimace de bien-être, tandis qu’il appuyait son menton sur sa clavicule. Ils suivirent le troupeau. Des maisons villageoises, basses, à un étage, bordaient la route montante. Jacinta sautillait dans les buées roses du matin ; son frère la suivait.

Le carreau reprisé de la petite se balançait comme une corolle autour de ses jambes qu’il entortillait parfois, ce qui l’obligeait à faire un mouvement brusque pour les dégager. Ses regards étaient partout à la fois : à droite, à gauche, en haut, en bas. Le mouchoir verdâtre qui la coiffait dissimulait en partie sa chevelure ébouriffée. Son front bombé luisait. Sous un petit nez, sa bouche mobile au dessin plein s’ouvrait hardiment. À présent, elle cherchait du regard sa cousine Lucia. Celle-ci, bien plus âgée, était une enfant réfléchie et repliée sur elle-même.

Tout à fait exceptionnellement, les deux petits avaient reçu la permission, ce jour-là, de mener les agneaux sur la lande en compagnie de Lucia. D’un pas dansant, le front légèrement incliné, Francisco, qui se sentait heureux, suivait sa sœur. La pointe de son bonnet de laine retombait sur son épaule droite. Il s’arrêta soudain et rit ne sachant pas pourquoi. Il éprouvait un sentiment de quiétude si vif qu’il prenait son temps pour sourire. Il trouvait plaisante la démarche ailée de Jacinta. Puis, il caressa d’une main la poche de sa veste qui contenait son harmonica : Quelque part, là-haut, il en jouerait !

Lucia, leur cousine, bien plus grande que Jacinta, les attendait déjà avec ses agneaux à l’entrée d’un chemin de traverse. Sa bouche au dessin ferme et qui ne riait guère, avait la coloration des framboises pâlies au soleil. Elle voyait venir ses cousins germains d’un regard presque sévère. Un caraco clair accompagné d’une jupe de laine bourrue, de solides chaussures et d’un mouchoir d’étoffe sombre noué sur ses cheveux, composaient son costume. Jacinta se jeta sur sa cousine, comme s’il s’agissait de s’en emparer. Les lèvres de Lucia se détendirent, cela pouvait être un sourire ou une expression de désapprobation ou même celle d’une certaine répugnance à l’égard de cette spontanéité. Cependant, un flot de paroles claires, tendres, fleuries se déversait sur elle. Jacinta gazouillait, croisait les jambes, les détendait brusquement. Sa jupe suivait ses mouvements, voltigeait par-dessus le dos des agneaux. Elle entourait de ses bras minces et hâlés la taille de Lucia qui, d’un brusque tour de reins, se libéra bientôt de son étreinte.

Comme Lucia, Francisco n’avait pas encore prononcé une parole. Mais le rayonnement de Jacinta réchauffa ses traits. D’abord ses joues rondes seules parurent rire, couvertes de points brillants, puis, s’étant frotté le nez de l’index, deux de ses dents se montrèrent et il ne put résister davantage, son rire éclata. Cependant Lucia, le front toujours barré d’une ride, balançait le panier contenant son déjeuner avec une pointe de mécontentement. Jacinta n’en poursuivait pas moins son gazouillement plein d’adoration pour sa cousine.

Par moments elle bondissait parmi les agneaux, en saisissant un par sa toison, car ce n’était pas ici qu’il lui était permis de paître, mais à l’endroit que choisissait chaque fois Lucia. Aujourd’hui, c’était une combe élevée, peuplée d’oliviers, de figuiers et de chênes verts. La jeune herbe qui croissait alentour du chemin y menant semblait un peu frisée et montrait des pointes jaunies. Jacinta s’élançait pour atteindre les lézards, retournait des cailloux, s’asseyait l’espace de quelques secondes sur une murette de pierres sèches. Elle se réjouissait déjà à la pensée de se déchausser lorsqu’elle serait parvenue en haut. Le chemin devint un sentier plus abrupt qui s’élevait comme un trait ocré et luisant. Des roches calcaires arrondies se dressaient par place comme des dés géants, l’herbe paraissait plus clairsemée. Jacinta voulut en lisser les brins, les agneaux commencèrent à se disperser.

Deux sommets, d’un vert vitreux jusqu’à leurs cimes rondes, se dressaient devant eux, ils étaient très éloignés, mais l’air pur les rapprochait, des bosquets de figuiers se déployaient marqués de loin en loin par les troncs d’un rouge bronzé des oliviers, humblement tordus et enchevêtrés. Un arôme pénétrant et sucré régnait. Les petites pivoines sauvages avaient encore des pétales verts, les hampes des lys jaillissaient déjà du sol.

Le ciel luisait très proche, tout était comme resserré, les arrière-plans se confondaient, rapprochés dans un flamboiement aveuglant. Le troupeau se dispersa alentour posant çà et là, dans le paysage, de petits monticules roux ou des taches d’ivoire jauni. Seuls quelques points du pacage, entre des murettes écroulées, pouvaient être broutés. Francisco venait justement de rechercher quelques moutons qui, en quelques bonds lourds et cocasses, avaient franchi un petit mur et les avait ramenés dans le troupeau non sans les gronder avec le plus grand sérieux. Pour le moment, il n’y avait rien à craindre. Il s’assit donc sur le mur bas, remonta ses jambes en chien de fusil, puis il prit son harmonica et, l’ayant frotté doucement contre son pantalon, il se mit à jouer des airs empreints de tendre indolence, tandis que ses yeux, rougis par la clarté du soleil matinal, cherchaient, plus loin que la tête de Jacinta, le ciel qui s’élevait tel une muraille proche. Emporté par les airs rustiques qu’il tirait de son instrument, il penchait la tête de côté, tandis que ses longs cils projetaient des ombres recourbées sur ses joues dorées. Jacinta, enthousiasmée, saisit l’ourlet de sa robe, regarda d’abord ses jambes, puis, rejetant la tête en arrière, elle se mit à danser avec une grâce solennelle avant que ses mouvements ne devinssent plus vifs. Lucia invitée à danser aussi par le langage muet de leurs prunelles ou un froncement de sourcils, restait cependant immobile, les bras croisés, recouverts de demi-manches, se contentant de frapper rythmiquement le sol du bout de ses souliers. Elle regardait droit devant elle, presque sombre, les lèvres entr’ouvertes. C’était à peine si la lumière se jouait dans sa chevelure nocturne tant elle bougeait peu la tête. Brusquement, elle tourna le dos à sa petite cousine qui, maintenant, avait les joues très rouges, les yeux étincelants, tandis que Francisco jouait des airs plus rapides, sans pour cela se départir de sa nonchalance. Soudain la petite fille se laissa tomber dans l’herbe avec un éclat de rire et se mit à arracher de ses mains maigres des touffes vertes qu’elle s’introduisait dans la bouche en riant très fort.

Lucia était allée se placer sur une petite éminence à quelques pas plus loin. Son front clair, sévèrement remonté par l’attention, les mains croisées sur le ventre, elle considérait les ébats de ses cousins. Puis la brise de mer vint tirailler son mouchoir de tête. Lucia fit face au vent, comme s’il s’agissait d’une personne qui aurait voulu l’apaiser affectueusement. Elle étendit les bras, se mit sur la pointe des pieds afin d’atteindre le panier du déjeuner suspendu à l’une des branches basses d’un petit chêne vert, puis elle appela ses compagnons.

Jacinta n’arrêtait pas de se bourrer la bouche de brins d’herbe qu’elle soufflait ensuite et qui retombaient autour d’elle en pluie. Francisco en riait, amusé. Lucia, les sourcils froncés, détourna encore ses regards des deux enfants, mais irrésistiblement, elle était obligée de les regarder à nouveau, comme attirée par un charme magique, cependant elle ne s’y résignait qu’en affichant une expression sinistre. Enfin, elle s’assit, déployant autour d’elle sa vaste jupe de laine grossière dont elle recouvrit soigneusement ses jambes qui disparurent dessous jusqu’à la pointe de ses souliers.

Elle se mit ensuite à manger du fromage de brebis, bien décidée à ne plus prêter aucune attention aux jeux des enfants. Elle mordait parfois dans un pain rond, tandis que son regard s’attachait à la colline toute proche et examinait l’entrée de la grotte qu’elle recelait. Une fois, elle y avait trouvé refuge par un jour de pluie au temps où ses cousins germains n’avaient pas encore la permission de garder les moutons avec elle. Deux éminences cylindriques de roches claires projetaient sur l’herbe des ombres bleutées. De là-haut, on voyait bien loin dans la campagne. Lucia aimait à se trouver sur l’un de ces sommets. Peut-être ne voyait-elle pas tout alentour les montagnes aux reflets d’émeraude, ni les oliviers et leurs troncs tourmentés, mais quelque chose l’attirait vers ces hauteurs. Elle reprit son tricot, des bas de laine brune et rêche.

Enfin Jacinta et Francisco la rejoignirent et détachèrent également d’une branche de figuier le panier contenant leur déjeuner.

– Qu’il fait chaud, lança la petite.

Lucia ne daigna pas répondre.

Francisco remarqua que leur grande cousine en voulait à sa sœur. Il tourna lentement la tête de son côté, ouvrit la bouche et dit, sur un ton insistant :

– Elle est si petite !

Puis, ils se turent, occupés à mâcher leur fromage dont la pâte était très blanche, en l’accompagnant d’olives. Jacinta s’appuya contre sa cousine qui se mit alors à reculer imperceptiblement. Elle était habituée à garder le troupeau seule, en ce lieu, si bien que la présence physique de la petite la gênait. Son visage impassible ne reflétait pas ses sentiments. Puis Jacinta s’éloigna en dansant et descendit le versant de la combe en se laissant glisser assise sur la pente. Ses dents brillaient comme de la neige. Francisco pouffait, admiratif et affectueux. Lucia ne put résister à sa gentillesse et sourit joliment. Jacinta remontait la pente en courant. Lucia lança sévère :

– Tu as déchiré ta robe ?

– Non, je me suis seulement égratigné le genou !

L’aînée se leva, cueillit une feuille et la déposa sur l’égratignure. Avec une gravité surprenante Jacinta demanda :

– Faut-il que chacun saigne en ce monde ?

Lucia haussa les épaules.

– Pourquoi a-t-on du sang ? Si on n’avait que de l’eau, ce serait bien mieux ! Au moins on pourrait en boire !

– Ne dis pas de bêtises !

Mais Lucia fondait au contact de cette suave absurdité. Ses yeux nocturnes et graves se coulissèrent, sa bouche épaisse ne put contenir son rire. Jacinta, folle de joie de voir s’éclairer le visage de sa cousine, se rejeta en arrière en criant :

– Pourquoi du sang ? ou de l’eau ? cela pourrait aussi être du vin !

– Une bonne eau est préférable à un bon vin !

– Comme je voudrais être toi ! murmura la petite en enfouissant son visage dans la jupe de Lucia. Je suis bête ! soupira-t-elle.

– Bah ! Chacun a son « moi » !

– Je perdrai le mien et je l’enterrerai ici !

– Pendant ce temps les moutons s’en vont dans le champ voisin.

Les enfants s’élancèrent en criant.

Jacinta était couchée dans l’herbe, les bras étendus en croix, elle dormait. Francisco restait assis sur un rocher arrondi et se grattait les mollets, vidé de toute pensée. Lucia se glissa dans une cavité que les rochers formaient en ce lieu. Il y régnait une ombre fraîche bleutée. Ici, il y avait longtemps de cela, elle se souvenait avoir rassemblé une jonchée de branchages sur laquelle elle s’assit puis tira son tricot d’une poche et se mit à tricoter la laine rousse de la teinte des landes à l’automne. Par moment, elle levait les yeux avec un regard presque hostile tant elle redoutait d’être dérangée. Mais la petite cousine dormait à poings fermés, quant à Francisco, il était capable de rester longtemps immobile sur ce rocher. Les pensées de Lucia la précédaient, déjà elle pénétrait dans la petite maison qu’habitaient ses parents, ses frères et ses sœurs. Elle gravissait avec ses souliers à clous, les deux marches raides du seuil. Sa mère préparait une bouillie de maïs. Deux pots de terre se trouvaient déposés contre le foyer ; il régnait une agréable odeur de fumée. Sa mère ne lui posait aucune question, d’ailleurs elle n’avait rien à raconter. Elle passait devant ses sœurs sans que, de part ou d’autre, on esquissât un geste. L’atmosphère était toute différente dans la maison de Jacinta et de Francisco ; on y parlait bien davantage, mais aussi on y pleurait plus, car Jacinta pouvait aussi bien sangloter que rire : c’était agaçant ; et puis elle se suspendait au cou de sa mère, s’accrochait à elle...

Maintenant Lucia observait Francisco, elle le préférait à la petite. Il était réfléchi et ne se faisait pas remarquer. Lucia abandonna son tricot, elle semblait presque aux aguets dans son anfractuosité de rochers. Elle ne perdait pas un geste du garçon. Il était assis bien droit comme d’habitude, elle prenait plaisir à le constater, elle soupira touchée, satisfaite. Il avait des cheveux bien plus clairs que tous ceux qu’elle connaissait et elle serra ses grosses lèvres en considérant sa bouche fine et rose. Elle avait un nez épaté, le sien était mince. Lucia reprit son tricot, elle avait honte d’être restée oisive un si long moment.

 

Le printemps de 1916 se gonflait de parfums et de fleurs et les pivoines jetaient des reflets sanglants. Par moment, de brèves giboulées s’abattaient, amenées sur l’aile du vent tiède venu de l’Atlantique. Puis, l’air surchauffé de la montagne rôtissait tout, desséchait le sol tellement qu’entre les touffes d’herbe de grosses crevasses s’ouvraient. La terre semblait se dilater, se bomber, les lézards luisaient d’un éclat dur sur les murs bas. Lorsque le ciel se couvrait, le flot argenté de la pluie ne se faisait pas attendre. Mais rien ne s’estompait au loin, tout demeurait proche, étincelant et, sous le ressaut formé par la niche de pierre découverte par Lucia, on pouvait attendre, abrité tant bien que mal que le ciel eût repris son aspect habituel : singulièrement accessible et bleu.

Les trois enfants s’y tenaient, la tête un peu rentrée entre les épaules, les jambes fléchies en avant, car la niche n’était guère plus creuse qu’un grand coquillage ouvert. Jacinta bavardait comme d’habitude. Le blanc de ses yeux avait des reflets d’opale, elle se mouillait les lèvres et ne se taisait pas car on lui répondait rarement. Elle s’essuyait les jambes tour à tour car elles dégoûtaient de bruine printanière. Francisco et Lucia avaient gardé leurs chaussures et demeuraient immobiles comme d’obscurs petits blocs de roche. Rapidement le flot bleu des cieux repoussa le paresseux rideau de pluie grise, un vent vif passa en susurrant parmi le feuillage des figuiers qui se mirent à scintiller magnifiquement.

Lucia sortit la première de la niche dans le rocher. Elle tenait sa main en auvent par dessus ses yeux, la lumière l’aveuglait. Qu’était-ce que ce grain argenté qui grandissait sans cesse là-bas, vers la plaine, si transparent qu’un noyau bleu s’y devinait ? Elle n’entendit pas Jacinta jeter un cri perçant d’oiseau, ni la respiration haletante de Francisco, appuyé contre son épaule. Quelque chose d’éblouissant venait vers eux à travers le ciel, les arbres bourdonnaient et, lorsque Lucia voulut lever un doigt pour désigner le lointain, elle n’eut déjà plus le temps de montrer aux autres cette surprenante et brûlante blancheur, car déjà celle-ci se rapprochait et prenait la forme d’une silhouette dont la clarté faisait baisser les yeux.

Jacinta elle-même se trouva incapable de jeter un cri. Elle se cramponnait aux hanches de sa cousine tandis que Francisco, dans sa loyauté paisible, se frottait les yeux et ne cessa de le faire que lorsque un froid intense immobilisa son épine dorsale.

Déjà il y avait, penché vers eux comme pour dissimuler sa splendeur, un être éblouissant fait de clarté animée qui leur dit :

– Ne craignez rien ! Je suis l’ange de la paix, priez avec moi !

Les jambes des enfants tremblaient, tout naturellement, ils tombèrent à genoux. Il n’y avait plus rien, ni terre, ni ciel, seulement la clarté de cet adolescent qui, le front penché jusqu’au sol priait : « Oh, mon Dieu, je crois en vous, je vous prie, j’espère en vous, je vous aime, je vous demande pardon pour ceux qui ne croient pas, ne prient pas, n’espèrent pas, ne vous aiment pas... »

Il répéta à trois reprises les mêmes paroles avant de se redresser de toute sa haute taille : « Priez ainsi ! Les cœurs sacrés de Jésus et de Marie seront touchés par cette prière ! »

Puis le ciel le reprit, absorba sa clarté irréelle et tout se retrouva comme avant : les blocs rocheux de calcaire pâle, l’herbe mollement bouclée, la niche en forme de coquille, où les enfants avaient cherché refuge. Dos courbés, front contre terre, les trois enfants répétaient la prière, mais Francisco la récitait en écho, si bien que les mots : « ne vous aiment pas » murmurés se perdirent dans les profondeurs rocheuses.

La terre les portait, disque immense plein de clarté printanière, de tendres chants d’oiseaux. La pente de la montagne couverte d’oliviers tourmentés et de maisons qui semblaient des plaques d’écume, tout était étrangement proche et lointain à la fois.

Les enfants évitaient de regarder réciproquement leurs petits visages qui venaient de perdre leur rondeur enfantine et paraissaient soudain grisâtres, revêtus de l’aspect cireux des faces des morts.

La voix de l’Ange retentissait toujours. Elle résonnait dans le sol, sous leurs pieds et les traversait d’un flot brûlant. Puis un froid intense les fit frissonner, mais ils en subirent l’assaut avec indifférence. Quant à Francisco, il prêtait toujours l’oreille, dans l’espoir d’entendre la voix de l’Être éblouissant qui n’avait pas atteint son ouïe, il ne pouvait donc que répéter la prière prononcée par ses compagnes. Il aurait voulu poser des questions, savoir, prendre Lucia par les épaules, se rouler sur le sol, crier, pleurer. Mais il attendait. Il considérait d’un air figé ses souliers dont les bouts usés se relevaient inélégamment et dont l’aspect lui cachait le lointain horizon. Il n’osait bouger et se sentait malade, malheureux. Lucia tendit les bras mais les laissa retomber et pencha la tête tandis que la respiration sifflante de Jacinta la traversait d’un flot régulier.

Ils n’échangèrent pas une parole. Rien ne leur semblait aussi immédiat que leurs propres corps qu’ils interrogeaient avec effroi. Là-bas régnait un vide plein de résonances au sein duquel jaillissaient ces claires roches inondées de rayons d’une lumière cruelle. Jacinta était debout près de sa cousine, mais celle-ci se trouvait séparée d’elle par des espaces immenses. Son regard ne dépassait pas la barrière de sa courte jupe de laine et le regard de la grande cousine était sombre, inhumain, il couvrait la terre entière. « Je n’en puis plus ! dit celle-ci. – Moi non plus ! » Francisco était enroué.

Lucia se laissa tomber sur une plaque de rocher. Ses jambes ne la portaient plus, ses lèvres entr’ouvertes avaient encore pâli ! Qu’il lui eût plu d’entendre les bavardages de sa petite cousine, mais celle-ci se contenta d’appuyer sa tête lasse à la muraille calcaire. Ses mains se croisèrent entre ses genoux. Francisco s’éloigna d’un pas d’automate ; le troupeau dispersé lui revenait soudain à la mémoire, mais il paissait au fond de la combe et rien ne l’avait inquiété.

Lucia tenta de reprendre son tricot. Le cliquetis des aiguilles lui eut fait du bien, mais elle dut constater que les aiguilles échappaient à ses doigts affaiblis. Jacinta demeura où elle était. Elle ne savait quoi se plaignait au fond d’elle-même. Quelque chose qui refusait de s’exprimer ouvertement mais qui tentait de paraître en pleine lumière et tirait douloureusement son cœur à sa suite. Sa main maigrichonne passa sur son front. Elle ne posa pas de question et enfonça un doigt dans la terre selon une habitude enfantine avec le sentiment qu’elle eut ri si volontiers mais son propre rire lui faisait peur. Sa mère était si loin, jamais plus elle ne pourrait aller jusqu’à elle, l’entourer de ses bras, murmurer des mots à son oreille. Car ce qu’elle devait lui confier ne passerait pas ses lèvres. Tout demeurerait en elle, dans cette proximité grise encore jamais éprouvée. Et, dans son for intérieur que l’Ange avait élargi jusqu’à lui faire contenir des espaces gigantesques clamaient les mots brûlants composant sa prière et auxquels, le voulut-on, il n’était pas possible d’échapper.

Lucia se leva la première. Elle dut avaler sa salive à deux reprises avant de pouvoir dire : « Il faut rentrer... »

Leurs bouches restaient volontairement closes. Rougissants ils se regardaient : déjà à la pensée des « autres » une honte brûlante leur montait au visage.

 

Pourtant tout était comme d’habitude, la table de chêne, les bancs devant l’âtre, les images pieuses aux coins roulés à force d’avoir subi la chaleur et la fumée régnant dans la pièce. Jacinta bavardait, le gosier étreint d’une angoisse inconnue ; il avait plu, puis le soleil s’était remis à briller, les agneaux avaient été sages. Francisco, assis dans un coin, jouait de l’harmonica. Mieux valait se trouver ainsi, parmi les autres enfants plus grands et leur agitation. D’ailleurs chacun était occupé. Jacinta se plaignit de maux de tête, et puis ses doigts étaient engourdis, prétendait-elle et son estomac souffrait de crampes. Ayant gémi, s’étant lamentée un moment, elle osa enfin s’approcher de sa mère, et enfouit sa tête dans ses jupes. Elle souhaitait ardemment la venue de la nuit.

– Tu n’avais pas de souliers ? Nos enfants ont tout de même des chaussures !

– Je n’ai été nu-pieds que là-haut !

– Viens, j’ai un ruban pour toi !

La sœur aînée attira la petite contre elle, défit le sombre mouchoir qui enserrait sa tête et entoura sa chevelure d’un ruban rouge vif. Jacinta sourit, comme libérée tandis qu’elle était prisonnière des solides genoux de sa sœur. Non elle ne regarderait pas du côté de Francisco. Mais comme la fatigue l’accablait, des voiles d’un gris de cendre enveloppèrent également toute chose et elle oublia... Entourant de ses bras le cou de sa mère, elle suivit du doigt chacune des rides de son visage et soudain lança un joyeux éclat de rire. Francisco releva la tête, suivit l’arpège montant de ce rire et se sentit rasséréné. À son tour, ses joues se gonflèrent et il rit. Leur père regardait Jacinta en clignant les yeux, amusé. On eut dit que sa grosse moustache qui coupait en deux son visage à la tonalité de pain brûlé, riait dans la clarté indécise dispensée par la lampe à huile d’olive. Sa femme Olympia fourbissait les pots de grès, elle aussi regardait Jacinta, la plus petite, l’enfant gâtée de toute la famille.

Jacinta était au lit. Son cœur battait. Elle aspirait à parler à Francisco qui avait eu la même vision qu’elle... mais sans entendre la prière de l’Ange. Alors que déjà ils se trouvaient en vue de la maison, il avait reconnu soudain qu’il n’avait fait que répéter les paroles de la prière à la suite des deux cousines. À cette pensée, la petite fille, comme précédemment déjà, pénétrait dans un infini grisâtre qui, béant, l’accueillait dans son silence, lequel faisait si mal qu’on s’en mordait les doigts. Et puis, ce qui avait été en haut se trouvait maintenant en bas, et inversement... les chevrons entrecroisés offraient des refuges. La plante des pieds crispée, l’enfant essayait d’adhérer à la surface terrestre et de s’y maintenir. Des flèches fulgurantes jaillissaient vers elle, blessant même ses pieds, si bien qu’elle était forcée de quitter cette source de tiédeur. Jacinta se mit à pleurer, doucement résignée, puis elle s’endormit. Le matin la trouva pleine de réconfortante gaieté ; elle sauta de son lit, vêtue d’une chemise et d’un jupon, et elle ne savait plus rien, plus rien du tout. Elle retrouva seulement le ruban rouge et le fit voltiger en tous sens, puis elle s’assit sur un escabeau près de l’âtre. Sa mère s’affairait autour du foyer. Elle tendit à la petite du pain de maïs pour accompagner son lait de brebis bouillant. Jacinta était loquace comme toujours, pourtant ses gestes devinrent soudain plus lents, elle se figea. Elle tenait à bout de bras son pain entamé et son visage se ratatina tandis que ses yeux grandissaient démesurément. Le souvenir de la veille la transperçait. Plus rien ne rougeoyait dans les cendres, le feu était éteint depuis longtemps. Deux cruches de grès enfumées se trouvaient encore là et l’enfant les regardait comme si elles partageaient son secret. Leurs oreilles s’étaient ouvertes et elles écoutaient, curieuses et décidées à accueillir tout ce qui leur reviendrait ! Lorsque la mère quitta la pièce, Jacinta déposa sur un coffre le pain dans lequel elle avait mordu. Penchée en avant, dans un tendre murmure, les doigts écartés, elle se mit à raconter gravement en s’adressant aux deux cruches : « Il était là tout brillant de lumière, les yeux me faisaient mal. Lorsque j’ai voulu regarder son visage, il est tombé à genoux pour réciter une prière que nous répéterons toujours ! » Elle se pencha davantage en avant car quelqu’un pénétrait dans la cuisine. Mais ce n’était que Francisco. Les enfants évitèrent de se regarder bien en face : ils se rencontraient dans un lointain étrange, imprécis, miroitant où il n’y avait pas de maison familiale, ni cuisine, ni père, ni mère. Un vent soufflait. Le vent de mer ? Une graine argentée croissait de plus en plus, s’étendait tellement que l’on était forcé de fermer les yeux. Jacinta embarrassée à en être absolument immobilisée, enfermée dans ce noyau de clarté, essayait de tout repousser d’un geste désespéré de son coude. Enfin, elle y réussit : prenant du bout des doigts son ruban rouge, elle en entoura sa chevelure noire. Francisco, plus exalté qu’il n’avait jamais été, la contemplait étonné : « Quel joli ruban, et rouge avec cela ! » Puis il se détourna comme s’il en avait trop dit et que ces mots le faisaient souffrir. Sa bouche se crispa. Ils se trouvaient au cœur d’un vide infini, se regardant face à face, puis ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Francisco saisit sa sœur par le bras et murmura à son oreille :

– Je ne l’ai pas entendu !

– Non !

– Toi et Lucia, vous...

– Oui !

– Que faites-vous ici ! Et les brebis ? La sœur aînée parut coiffée d’un mouchoir bleu roulé sur ses cheveux sombres. Elle houspilla affectueusement sa petite sœur. Les enfants coururent vers le troupeau...

Les agneaux s’étaient agglomérés de telle sorte qu’ils ne formaient plus qu’un seul dos crêpelé. Ils remontèrent la rue du village. À droite et à gauche, se dressaient les maisons à un seul étage, ayant toutes uniformément deux fenêtres et une porte. Un hameau misérable sans église ni chapelle. Entre ces quelques demeures couraient des murs bas qui recevaient par place seulement l’ombrage de quelques branches de figuiers. De porte en porte se balançaient de maigres plants de vignes chargés de grappes au reflet glauque. Des aloès aux corps striés s’élançaient superbes. Des cactus vigoureux, avides, pâles et ridés, jetaient des ombres d’un bleu incisif. Cependant, Emmanuele, Henriqueta, Jaime et Luisa, se rossaient à l’envi autour d’un jeu de boule.

Déjà surgissaient les deux sommets arrondis des montagnes proches, d’un vert sauvage et sur la gauche se dressait la maison de Lucia. Celle-ci poussait justement son troupeau hors du jardin et les toisons de ses bêtes se mêlèrent à celles des agneaux de ses cousins, qui dévalaient la côte en gambadant.

– À la cova da Iria ! ordonna la grande.

Les agneaux durent faire demi-tour. La poussière tombait comme la neige lorsque vient le crépuscule. Le chemin dans lequel ils tournèrent se montra d’abord herbu, puis on entendit le piétinement des sabots durs des agneaux sur le sol rocheux. Ils se dirigeaient vers le plateau en passant contre les pentes abruptes des collines dont les roches arrondies luisaient d’un éclat cru sur une étendue sans limites où un doigt pâle, le clocher de Fatima, se dressait dans le bleu écumeux des cieux. Dans ce paysage, il n’y avait plus de maison, n’y figuraient que les silhouettes tassées et tordues des oliviers, des petits chênes verts et des figuiers au feuillage vernissé. Le chemin descendait. Piétinement des sabots, tintinnabulement agressif des clochettes. Lucia les précédait. Il y avait un pré marqué par les touffes de fleurs roses. Les agneaux tentèrent de s’égailler mais aussitôt avec des gronderies et des coups de badine, ils furent éloignés des champs interdits. Les paniers contenant les déjeuners se balançaient dans les airs, à bout de bras. Jacinta jeta un cri si aigu qu’il couvrit les sonnailles des bêtes lancées au trot.

La combe était immense dans laquelle les enfants envoyèrent le troupeau parmi les bouquets de chênes verts et d’oliviers. Ce pâturage appartenait aux parents de Lucia. Deux courants contraires se rencontraient en ce point : le vent de mer et celui qui soufflait des montagnes. Ils étaient tour à tour caressants, durs, passionnés, tièdes et chargés d’arômes. Nulle part un ruisseau ou même une source. En ce moment, au printemps la combe était une coupe pleine d’une onde de verdure éclatante. Plus tard elle tournerait au brun aride animé seulement par le vert d’émeraude des arbres. Les moutons s’égaillèrent. Lucia et Jacinta suspendirent leurs paniers aux branches des chênes verts. Les animaux surexcités se calmèrent peu à peu.

Lucia craignait les questions importunes et les bavardages de sa jeune cousine. Mais la petite, ainsi qu’elle le constata, était assise non loin de là et jouait avec son ruban qu’elle avait apporté. Profondément absorbée, elle ne levait pas même les yeux. Quant à Francisco, il trottinait Dieu sait où, le front penché, l’air absent.

Cette fois, l’aînée n’y tint plus, elle donna un coup de coude dans les côtes de l’enfant et commença : « C’est vraiment... » mais les paroles qui suivirent ne furent pas perceptibles, alors elle éleva la voix et lança presque fâchée : « insupportable !... »

– Quoi ? demanda la petite dont le cœur battait très fort, car elle devinait ce que sa grande cousine allait dire et ne voulait que gagner du temps.

– Ça ! murmura Lucia.

Alors Jacinta s’écria d’une voix claire :

– L’Ange !

Lucia y trouva un apaisement. Elles n’en dirent pas davantage. Chose étrange, il était inutile de demander à Jacinta si elle avait bavardé à la maison, elle savait qu’elle s’en était gardée.

Puis les deux enfants se levèrent presque en même temps et s’éloignèrent chacune de son côté. Immobile, Francisco demeurait assis sur une éminence, le dos droit, les yeux tournés vers le couchant. C’est de ce côté que l’Ange était apparu... de ce côté. Il se frotta les genoux, ricana, bien qu’il eut envie de pleurer et tirailla la grosse courroie, maintes fois renouée, qui retenait à peine sa chaussure. Il eut envie de jouer de l’harmonica et le tâta dans sa poche mais n’eut pas le courage de l’en tirer. Son regard suivit la course de sa sœur qui poursuivait un agneau et cette vision le libéra un peu de son angoisse, si bien qu’il trouva la force de prendre son harmonica puis de le porter à ses lèvres, mais il n’en tira pas un son et sa main s’abaissa lasse. Jacinta s’arrêta dans sa course, appuya ses poings sur ses hanches et se tourna vers son frère, mais elle attendit en vain qu’il se mît à jouer. Alors Jacinta s’élança vers lui :

– Joue ! dit-elle.

Un sourire très doux gonfla davantage encore les joues rebondies du petit garçon :

– J’ai les doigts engourdis !

– N’est-ce pas ? jubila subitement la petite.

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Tu penses à l’...

Il appuya un doigt sur ses lèvres et rougit violemment.

Jacinta pencha un peu la tête, se plaisant à constater son embarras. Cette contemplation la libérait d’un poids écrasant. Elle appuya, dans un geste confiant son front contre celui de son frère, car elle devinait qu’il aurait voulu parler et le goût de la taquinerie se réveillait en elle, vivace. Elle frotta rapidement le bout de son nez contre le sien et s’enfuit au galop tandis que sa lourde jupe sifflait dans le vent. Au beau milieu de cette course joyeuse, elle se laissa tomber à genoux et baissa son front jusqu’à terre, tandis que s’échappaient de ses lèvres, sans une hésitation, les paroles que lui avaient enseignées l’Ange.

Francisco fut secoué par un sanglot convulsif sans larmes. Lucia poursuivait justement un agneau qui avait sauté un mur. De la hauteur où elle se trouvait, car la Cova da Iria ressemble à une vaste coupe aux bords très relevés, elle aperçut Jacinta. Elle frémit, ses lèvres s’entrouvrirent, elle porta ses deux mains à sa bouche et gémit comme si elle souffrait. Quelque chose d’éblouissant la traversa comme un éclair, elle tomba à genoux, tandis que, en même temps, elle éprouvait une sensation cruelle de sécheresse et d’aridité qui lui coupait le souffle. La sueur jaillissait de sa peau, ruisselait de ses cheveux tandis que des démangeaisons insupportables la mordaient. Le soleil atteignait ses pupilles à travers ses paupières closes. Elle tenta de sourire à l’apparition de l’Ange venu des cieux mais n’y parvint pas.

Lucia eut le désir de rejoindre ses compagnons comme jamais encore elle ne l’avait éprouvé. Elle ne songea pas, comme il lui était arrivé si souvent, que Jacinta n’avait après tout que six ans et que Francisco était aussi son cadet. Elle avait soif de lire dans leurs yeux qu’ils avaient vu ce qu’elle avait vu et entendu ce qu’elle avait entendu. Mais Lucia arrêta soudain le cours de ses pensées : Francisco n’avait pas entendu la voix de l’Ange... elle posa un doigt contre sa joue mais comme son imagination était peu développée, elle ne recula pas devant le fait qu’il avait vu sans entendre. Au loin Francisco traçait avec sa houlette une ligne dans le ciel. Soudain distraite de ses pensées et brusquement rassérénée, Lucia se mit à la poursuite de trois moutons qui, paissant sur la pente, allaient atteindre le rebord de la combe et dont les dos rêches luisaient par moment.

 

 Jacinta avait toujours eu l’habitude de cueillir pour sa grande cousine les premiers lys, les premières fleurs de l’été. Au temps où elle et Francisco n’avaient pas encore la permission de garder aussi un troupeau, elle se plaisait à courir à sa rencontre lorsqu’elle rentrait le soir et Lucia accueillait son cadeau fleuri avec quelque raideur. Le comportement de la petite lui semblait toujours trop chargé d’enthousiasme, ses danses, ses rires, les élans qui la précipitaient les bras tendus à sa rencontre embarrassaient la peu amène Lucia. Mais Jacinta, créature toute faite de tendresse et de passion, l’ignorait. Elle étreignait sa cousine de ses bras minces, appuyait son visage contre son épaule, sautillait et chantait lorsque Lucia était en vue accompagnée de son troupeau. Un nuage de poussière rosée annonçait d’abord le retour de Lucia au crépuscule.

Mais il y avait longtemps que la petite avait mendié, pour elle et Francisco, le bonheur de se voir confier un troupeau. Impatiemment, elle chassait les moutons hors de leur étable et puis, presque chaque fois, elle trouvait Lucia les attendant dans le pacage choisi à l’avance, vers lequel les animaux étaient dirigés. Francisco, rêveur et circonspect suivait le troupeau.

Quelque chose de doucement rayonnant demeura enfermé dans le cœur de Jacinta tandis que la vie journalière reprenait son rythme dissolvant. Elle oublia. Son rire enfantin résonnait dans la Cova da Iria, tandis qu’elle aidait Francisco à bâtir une hutte avec de grosses pierres afin de leur aménager un abri car, en ce lieu, il n’y avait que peu d’arbres et pas de rochers. Le vent venu de la mer les bousculait ainsi qu’un brutal vent d’est. Une odeur amère se dégageait des herbes croissant alentour et rien ne composait un breuvage plus âpre et plus grisant que les souffles mêlés du vent montagnard et de la molle brise de mer qui apportait l’haleine de l’Atlantique. Des nuages en passant projetaient des ombres dans la combe et les feuilles toujours verdoyantes des chênes verts luisaient comme le plumage d’oiseaux rares. L’étendue plane montrait l’or emmêlée des champs de froment et déjà les figuiers pliaient sous le poids de leurs fruits.

Lucia n’oubliait pas l’Ange ; il emplissait non seulement son cœur, mais son éclat ruisselait dans ses veines et elle respirait sa pureté supraterrestre. Un soupçon de tristesse pleurait en elle comme des sons étouffés et se mêlait à une abondance éblouissante qui l’accablait par ce printemps enflammé. Parfois elle se tournait vers Francisco et, sans un mot, elle le questionnait puis répondait au sourire doux et rayonnant qu’il lui adressait. Puis, ce sourire étincelant encore sur les lèvres, ils tombaient à genoux afin de répéter les paroles de la prière de l’Ange. Il ne leur fallait pas y réfléchir, les mots s’écoulaient d’eux-mêmes, doux, martelés d’argent. Jacinta aussi les répétait en proie au plus pur ravissement avec toute sa simplicité grandiose, ses mains de bronze étroitement jointes. Cependant les deux hauteurs de pierres précieuses semblaient se rapprocher avec les chênes verts murmurants et les oliviers accompagnaient leur prière. Le troupeau paissait discrètement et ne s’aventurait pas en des régions interdites. En plein midi des colombes sauvages, flocons de neige géants, s’abattaient comme des mots suaves d’une langue inconnue dans le sein de la Cova da Iria.

Le vent, doux et lustrant, s’emparait des rosaires de telle manière que leurs grains rendaient un son grésillant et il couvrait de son haleine humide les visages levés des petits bergers. Il tentait de briser les plis raides de leurs vêtements en s’en emparant en manière de jeu, mais il ne pouvait y parvenir. Les paroles de leur prière, tel un ouragan qui se gonfle ou un mot qui met le feu aux paroles suivantes, formaient un réseau brillant au dessus de la combe. Le vent de la montagne les emportait en sifflant, le ciel les accueillait, la stratosphère les ravissait aux regards et au-delà la nuit rayonnante et éternelle les rejetait en vagues incommensurables, toujours plus haut.

Jacinta se laissa tomber sur le côté. Son petit corselet clair formait une tache criarde dans la combe herbue. Son étroit visage semblait fondre et ses cils emmêlés et recourbés projetaient des ombres sur ses joues.

– Jacinta, tu as faim ?

Lucia s’agenouilla près de la petite et essaya d’introduire entre ses lèvres sèches quelques gouttes de la gourde qui leur était toujours remise au moment de leur départ pour les pâturages.

– L’Ange n’est pas venu ?

– Non, mais bois.

Puis ils mangèrent du pain, du fromage et les premières figues de la saison. Des taches d’ombre voletaient au dessus d’eux, tout alentour restait précis, dur, luisant. Il n’y avait que cette combe aux bords abrupts et le ciel proche. Abattus par la chaleur, ils s’endormirent. La bouche de Jacinta avait l’éclat d’une pivoine, son minuscule nez droit brillait dans son visage plus sombre. Les joues de Francisco formaient de petites collines lisses, touchées de clarté et sa grande bouche était aussi brune que sa peau. Le front de Lucia se couvrait de sueur, pourtant elle eut un éclat de rire bref et se pencha vers sa petite cousine pour déposer un baiser sur son oreille.

 

Les blocs de pierre d’un gris fumeux qui composaient la margelle du puits étaient recouverts par les rameaux d’un buisson de pélargonium. Ses petites fleurs au dessin précis flambaient avec discrétion. Certaines déjà se recroquevillaient, jaunies ; le figuier était dépouillé de ses fruits. Olympia, la mère des deux petits bergers, tira de l’eau du puits et se reposa un instant, les bras croisés sur la poitrine. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, parcoururent du regard le jardin altéré dont l’herbe se montrait déjà rêche et chétive. Ses cheveux avaient été bourrés dans un mouchoir noir verdi par les saisons. Son doux visage allongé était parcouru de rides minuscules mais il rayonnait, à la fois ouvert et confiant, dans l’attente de tout ce qui est bon et son incapacité de concevoir le mal. Ce visage, tel certaine rose sur son buisson, était touché par l’automne. Son grand nez mince ombrageait une bouche trop fendue. Jacinta étreignit les hanches de sa mère. Deux cruches furent emplies d’eau. La petite s’empara de l’une d’elles, s’en fut en courant, le bras libre tendu en balancier, riant et haletant sous ce poids. Sa mère la regarda s’éloigner, elle avait mis cette enfant au monde alors qu’elle avait dépassé la quarantaine. Ses bras maigres montraient un lacis de veines en relief, mais elle souriait. Que cette enfant amusait chacun des membres de la famille ! Soir après soir, elle les faisait rire lorsque ses sœurs s’amusaient à la coiffer ou l’affublaient de l’une de leurs grandes jupes dans laquelle elle se pavanait solennellement. Aucune de ses filles n’avait une aussi jolie forme de visage à l’arrondi charmant, ni ces yeux de châtaigne et cette agilité de lézard. Elle dansait, chantait, riait et parvenait même à faire rire son mari !

Mais déjà Jacinta avait une nouvelle idée ; elle s’élançait justement vers sa mère, la tête enveloppée de son tablier en criant comme une possédée. La mère, Olympia, prit l’enfant entre ses genoux afin de natter ses cheveux défaits. Quelle chevelure rebelle ! Francisco avait des cheveux presque soyeux comparés à ceux-là. En ce moment, d’ailleurs assis comme toujours sur son escabeau, Francisco les regardait, les genoux un peu remontés et se balançant d’un air satisfait en tiraillant la pointe de son bonnet.

– Ôte donc ton bonnet ! Tu n’auras plus un seul cheveu à soixante ans.

– Pourquoi faut-il que j’aie soixante ans ? demanda Francisco le front rembruni.

– Et pourquoi pas ? Ne dis pas de bêtises ! On atteint soixante ans...

– Ou bien on ne les atteint pas ! grommela Francisco d’une voix grave.

– Maman, cela fait combien soixante ?

– Tu sais bien que tu n’as pas encore appris à compter !

– Alors compte devant moi !

La mère Olympia jeta dans un éclat de rire :

– J’ai mieux à faire !

– Quoi de mieux ?

– Je préférerais prier !

Les enfants se figèrent. Soudain l’Ange était rappelé à leur mémoire, ainsi que la prière qu’il leur avait enseignée. Ils se regardaient dans les yeux, dans leurs grands yeux noirs au reflet nocturne.

– Maman !

– Quoi ?

– C’est... rien...

Francisco fut obligé de toussoter, son bonnet tomba à terre, il se leva vivement et l’enfonça en manière de jeu sur la tête de sa sœur, jusqu’en dessous de ses oreilles. Il riait en lui jouant ce tour. La petite se mit à avancer à tâtons dans la cuisine puis elle se heurta contre un escabeau et tomba. Arrachant alors le bonnet qui l’aveuglait, elle éclata en sanglots. Un éclair de ses yeux atteignit son frère qui en demeura bouche bée. Les transports de sa sœur le surprenaient toujours. « Maman ! Maman ! » clamait-elle d’une voix qui emplissait la maison.

Francisco, embarrassé, frottait ses jambes l’une contre l’autre et timidement tenta de se disculper : « Je voulais seulement t’empêcher de parler... Tu sais bien l’...

– Je sais bien l’... ! dit-elle d’un ton moqueur. Puis elle se remit à pleurer sans bruit : « Mais je n’y pensais pas », s’écria-t-elle, tandis que, d’un air désemparé, Francisco la regardait. Lorsque la petite se mettait à larmoyer, elle ne s’arrêtait pas de sitôt.

– Je te donnerai deux billes ! murmura-t-il.

Mais elle pleurait.

– Quatre billes !

– Non !

– L’image de saint Antoine !

– Et les billes avec ?

– Oui !

 Jacinta sécha ses pleurs et considéra son frère d’un air à la fois malicieux et plaintif. Puis elle se moqua de lui et, avec la grâce d’un jeune chat, elle se frotta contre la manche de sa veste. Il soupira, résigné, et s’en fut chercher dans sa chambre les billes et l’image promises. Avec une douceur toute paternelle, l’air rayonnant, il lui fit cadeau de tout. Elle sauta, rit, embrassa l’image, se jeta sur la couverture tissée à la main dont le lit était recouvert. Alors Francisco chuchota, avec amertume : « Je n’ai rien entendu... »

Jacinta se redressa brusquement, et le considéra un long moment puis elle dit tendrement et avec gêne :

– Voir était plus beau encore !

Le visage du garçon se détendit, ils se sourirent possédés par la douce flamme d’une confiance réciproque. Aussitôt après ils s’absorbèrent dans une partie de boule, leurs jolis visages bronzés se teintèrent de rose. Lorsqu’enfin, las de jouer, ils coururent au jardin des Marto, ils virent, assise sur les dalles plates de la margelle du puits, Lucia. Il régnait une chaleur qui faisait légèrement crépiter les bois. On n’entendait personne, l’air était sec, imprégné, non seulement de l’odeur des plantes amères mais aussi celle des fleurs séchées au soleil. Cette odeur était entêtante tellement que Lucia, avant l’arrivée des enfants, n’avait cessé de fermer les yeux, comme pour mieux absorber en elle, émerveillée, cette fragrance qui s’élevait du sol.

– Cela sent le Bon Dieu ! déclara Jacinta.

Francisco voulut rire, mais sa bouche se détendit d’un côté seulement : il lui était impossible de rire. Lucia plissa son front, à la manière d’une personne âgée, puis elle lécha ses lèvres desséchées. Un vent tiède les frappait en plein visage, le figuier luisait. Jacinta jeta vivement ses billes dans l’herbe sèche. À l’aide d’une branche, elle essaya de creuser un trou tandis que les autres la regardaient faire, inertes. Un courant d’air marin les enveloppa, tirailla leurs vêtements et repoussa les mouchoirs qui coiffaient les filles. Les chênes rayonnaient d’un vert intense, sur le fond d’un brun chaud du paysage. Le crissement métallique des cigales était le seul bruissement précis et terrestre que l’on entendit. Jacinta engagea ses cousins à jouer avec elle ; ceux-ci se levèrent avec lassitude de la margelle de pierre sur laquelle des ombres bleues, aveuglantes, papillotaient.

Une voix s’éleva puissante et plus douce que le vent venu de la mer : « Que faites-vous ? Priez ! Priez ! Jésus et Marie veulent vous témoigner leur pitié. Apportez à Dieu des prières et des sacrifices en expiation des péchés par lesquels il fut offensé. Priez pour la conversion des pécheurs ! Ainsi vous attirerez la paix sur votre patrie : Je suis l’Ange gardien du Portugal !... »

Les enfants s’étaient prosternés dans l’herbe. Lucia demanda, agenouillée aux pieds du bel Ange éblouissant : « Quels sacrifices devons-nous faire ?

– Acceptez les souffrances que Dieu vous envoie avec soumission et subissez-les avec patience !

Les rochers luisaient au reflet de la clarté fulgurante. Les ombres dansantes furent emportées sur un ruisseau d’argent liquide, tout alentour l’herbe miroitait d’une blancheur transparente et pourtant tout n’était que solitude torride auprès de la clarté incolore absolue de l’Ange. Francisco, qui semblait sourd à tous les bruits, fondait sous le regard de l’être céleste dont la vue paralysait douloureusement son cœur.

Puis, il n’y eut plus que la terre brunie par le soleil. On entendait des voix venant de la maison. Leur résonance faisait mal, brûlait l’épiderme et cependant, combien passionnément chère leur parut en cet instant la sœur aînée de Lucia, qui venait justement puiser de l’eau au puits ! Son énergique visage rougi, un peu enflé par la chaleur, riait, amusé par l’aspect des enfants qui avaient l’air d’avoir dormi et qui la regardaient désemparés avec une gêne nigaude. La jupe de la grande sœur se balançait autour de ses jambes ; dans un élan vigoureux, ses bras solides et tavelés de taches rouillées saisirent la corde du seau qu’elle laissa filer dans les profondeurs du puits tandis qu’elle jetait un éclat de rire, amusée. Elle fronça son petit nez à l’arrête vive et les taquina gaiement : « Vous a-t-on coupé la langue ? »

Tout en elle était si manifestement proche : son corselet clair à la teinte passée, aux boutons plats, son tablier couvert d’un réseau de petites étoiles. Elle avança sa grosse lèvre inférieure et s’en prit à Francisco : « Tu me regardes comme si tu ne m’avais jamais vue ! Qu’y a-t-il ?

– Rien.

Elle ajouta, mordante : « Le soleil vous aura chauffé le crâne. »

Lucia abaissa les coins de sa bouche : « Peut-être ! »

Cette nuit-là Francisco se retourna pendant des heures sur sa couche en proie à l’insomnie. Il avait supplié les filles de lui confier ce que l’Ange avait dit, mais elles, le regard rivé au sol, les doigts entrelacés, balbutiaient, bégayaient. Jacinta, elle-même, restait bouche close là-dessus. Elle le suppliait d’attendre, d’attendre jusqu’à demain et pourtant le silence régnait violent, dangereux, menaçant. L’obscurité rougeoyait comme du sang sous le coffre, s’étendait et menaçait d’envahir son lit. Il transpirait. À présent un fleuve l’emportait au loin sur des flots d’un bleu cendré. Jacinta le fuyait sur ses semelles de verre. Il ne pouvait la rejoindre. Le monde était à sa fin : une porte terrestre lui interdisait tout.

L’herbe tordue, pâlie, crêpelée de la lande, le flot des pins et des chênes toujours verdoyants recouvraient les pentes hérissées de rocs calcaires, élancés, ronds et moelleux, tandis que les sentiers de terre rouge montaient en lacets jusqu’au sommet. Tel était l’aspect des rochers du Cabeco aux formes aventureuses, exotiques, qui évoquaient tour à tour des cloches blanches, des tours, d’étranges colonnes. De ce point du paysage, on apercevait l’église de Fatima et puis il n’y avait plus rien d’autre que la présence redondante des châtaigniers et des oliviers. C’était un lieu orgueilleux, magique que les trois enfants s’étaient choisi là pour y garder leurs moutons. Il n’y avait plus guère de pâturage. Les animaux le tiraillaient, se reposaient et se montraient moins pétulants qu’au printemps. Des nuées ventrues faisaient paraître le ciel plus profond.

Comment eussent-ils pu s’habituer à la vue d’un ange ? Il atterrit pour la troisième fois dans le cercle minuscule compris entre les deux blocs rocheux, tandis qu’un calice éblouissant restait suspendu dans les cieux d’une splendeur indicible et que, de l’Hostie qui flottait au-dessus, des gouttes de sang tombaient, obscures, nocturnes. Le front contre le sol, l’Ange attendait que les petits bergers répètent après lui les paroles de sa prière. Parfois, ils butaient sur un mot, se reprenaient, avalaient leur salive puis recommençaient à prier sur un ton chantant, enfantin. L’éblouissant adolescent éleva sa main d’une clarté de nuée, saisit le calice et l’hostie, puis il tendit à Lucia le pain et fit boire Jacinta et Francisco dans le calice. « Prenez, ceci est le Corps et le Sang du Christ qui fut offensé par les humains ! »

Ils demeuraient prosternés. Leurs fronts touchaient l’herbe, la terre, les paroles des prières s’écoulaient d’eux en un flot continu qui bruissait dans le crépuscule. Une ombre bleue absorba peu à peu collines et rochers. Les cloches du troupeau s’étaient tues depuis longtemps. Les animaux attendaient, comme touchés d’une main immense, au fond d’une combe voisine. La nuit était venue. Francisco effleura l’épaule de Lucia. Ils regardèrent autour d’eux, les mains en avant au-dessus des yeux, comme si la clarté merveilleuse les éblouissait toujours.

Ils redescendirent de leur retraite en courant. Les pierres qui roulaient dans le sentier, les branches des chênes qui balayaient leurs joues leur plaisaient. Les maisons d’Aljustrel dispensaient encore un soupçon de clarté. Une poussière violette s’échappait du troupeau de moutons lancés au galop. Tout cela était agréablement terrestre et le dur tintement des clochettes leur faisait oublier la voix de l’Ange. Il y eut des piétinements hâtifs dans l’écurie. Lucia s’en fut en courant, car elle redoutait les gronderies de sa mère lorsqu’elle rentrait si tard. Hors d’haleine, son mouchoir de tête ayant glissé de ses cheveux, elle pénétra en ouragan dans la cuisine. Tous les visages se tournèrent vers elle. Lucia bégaya, se mit à rire, d’un rire mince, nerveux. Il lui parut bien pénible d’absorber sa bouillie de maïs. Sa mère y déversa de l’huile chaude que l’enfant laissa s’écouler par quantité de petits canaux pour gagner du temps. Soudain elle éprouva une faim tenaillante et vida le contenu de son assiette. Quelqu’un lui parla mais elle n’eût pu dire qui c’était ; elle n’entendait qu’un bourdonnement indistinct. Les mots étaient mordants, désagréables, ils blessaient son ouïe. Tout lui semblait si douloureusement oppressant, les sons comme les odeurs, bien qu’elle les accueillît presque avidement. Sa mère expliquait, disait encore combien elle s’était montrée insouciante en ne s’apercevant pas de la venue de la nuit. Finalement Lucia comprit ces derniers mots. Pleine d’une chaleur revigorante, la semonce se déversait sur elle en pluie sympathique. Elle distendit sa bouche et fut forcée de rire. Sa mère, par contre, le prit mal et envoya à Lucia une paire de gifles qui fit glisser son mouchoir de tête en avant sur son front. En dépit de cette correction, Lucia, une main appuyée sur sa bouche contenait un rire inextinguible. Elle eut de la chance que sa mère fut distraite, à ce moment-là, par l’allure de son père qui s’éloignait furtivement pour se rendre à l’auberge du village : la mère s’élança pour le rejoindre.

Soudain, Lucia redevint tout à fait grave. Ses lèvres demeurèrent ouvertes, ses grands yeux, un peu à fleur de tête, parurent encore plus exorbités, comme chaque fois qu’elle était émue.

Sa sœur aînée ricanait : « Ce que tu as l’air bête !

– Vraiment ?

– À quoi pensais-tu ?

– À tout ce que nous avons vu aujourd’hui !

– Ça ne devait pas être grand-chose !

Lucia saisit deux brocs de grès et s’en fut à la citerne. La nuit était fraîche, presque froide, un vent d’est s’était levé.

 

Là-haut, sur le plateau de Fatima, les ouragans font rage l’hiver. Ils viennent de l’Atlantique et hurlent au-dessus de l’étendue déserte. Les chênes verts, rabougris se contentent de gémir ; leurs feuilles sont moins solides que celles de l’eucalyptus qui sait bourdonner dans le vent sur une note angoissée. Dans les bas-fonds, le chêne-liège balance ses rameaux, son tronc dépouillé grince. Des vents montagnards mènent de violentes luttes contre le vent de mer, mais les pauvres paysans d’Aljustrel n’ont guère le temps de se reposer : bientôt tout reverdit et chacun d’eux possède un petit vignoble qui réclame ses soins.

Antonio de Santos avait plusieurs conversations importantes en perspective à l’auberge du village et Maria Rosa n’osait pas l’en détourner franchement. Elle était énergique et tenait par-dessus tout à la vérité. Rien ne la courrouçait davantage que le mensonge. Son visage rond, bien qu’un peu dur, souriait rarement. Pourtant, il lui arrivait d’avoir des accès de rire inextinguibles. Son corps puissant se secouait alors et les enfants s’en amusaient. Pas une de ses cinq filles n’allait à l’école. Aucune loi ne rendait l’instruction obligatoire ; les garçons par contre étaient libres de suivre des classes. Pendant le carême, Maria Rosa enseignait le catéchisme. Elle savait faire des récits passionnants et avait le don de captiver son auditoire.

Souvent des voisines venaient qui amenaient leurs enfants à Lucia. Elles avaient des achats à faire et, lorsqu’on allait à Fatima on n’en revenait pas avant trois heures au moins. Il ne faisait pas toujours chaud dans la cuisine ; les maisons de pierre se défendaient mieux des ardeurs du soleil que des tempêtes de l’Atlantique. Dans les chambres à coucher, ou devant l’âtre, les sœurs aînées cousaient pour leurs clients. Elles taquinaient volontiers la petite qui n’avait pas encore dix ans. Jacinta et Francisco aimaient à faire irruption en ouragans, hors d’haleine, auprès des ouvrières. La route d’Aljustrel s’élève en pente douce vers la maison des Santos, puis, il fallait encore sauter quatre marches... Jacinta entrait d’un bond, arrachait de sa tête son fichu de laine et saluait sa cousine à sa manière, avec enthousiasme. Jadis Lucia se défendait un peu durement de ces effusions, mais, en cet hiver 1916, elle ne repoussait plus la petite fille : quelque chose avait changé en elle à cet égard. Elle souffrait que Jacinta mît les bras autour de son cou. Sans doute, elle gardait une attitude un peu raide, mais elle souriait.

Francisco avait une dignité mâle, particulière et remarquable. Jamais, il ne paraissait pressé. Jamais il n’avait l’air évaporé de sa sœur. Sa veste flottait par-dessus son pantalon de laine bourrue. La pointe de son bonnet qui retombait de côté cachait ses cheveux dont la teinte était celle du pelage du chevreuil. Son large front luisait. Son visage reflétait à peine ses impressions à l’encontre de celui de sa petite sœur, dont les yeux brûlaient, dont les lèvres se distendaient dans le mécontentement ou s’arquaient lorsqu’elle se plaignait, ou restaient entrouvertes sur ses dents brillantes lorsqu’elle se passionnait pour une raison quelconque. Il ne riait pas non plus, comme Jacinta qui n’arrivait pas à s’arrêter une fois qu’elle s’était décidée à rire.

Lucia, alors qu’elle ne comptait pas encore dix ans, avait parfois l’expression mûrie d’une femme qui passe intérieurement ses soucis en revue, tout en ravaudant un bas. Elle n’avait aucune tendance aux bavardages ni même aucun besoin de s’épancher. Son caractère posé, plein de retenue, plaisait aux voisines qui lui confiaient leurs enfants qu’elle savait diriger à l’aide de peu de mots. Jacinta n’aimait pas voir sa cousine accaparée par d’autres qu’elle-même, ayant la prétention d’être la seule dont elle s’occupât. Aussi était-elle capable de bouder dans un coin, d’où elle envoyait des regards furibonds. Il avait été un temps où Lucia soupirait impatiemment en subissant l’attachement importun de sa cousine ; mais au cours de cette année la petite était parvenue à gagner entièrement son cœur. Elles parlaient fort rarement entre elles de l’apparition de l’Ange dont elles gardaient le précieux souvenir enfoui tout au fond d’elles-mêmes et Jacinta oublia – pour elle chaque jour comptait encore comme une année. Vers le mois de février, lorsque la chaleur commençait à revenir, Jacinta fit un jour irruption dans la maison des Santos où elle ne trouva pas Lucia. Elle courut au jardin où soudain elle s’arrêta comme pétrifiée : un souvenir l’assaillait, son visage rougit violemment, elle s’élança vers Lucia, tandis que son petit visage s’ouvrait soudain dans un éclair de joie : « L’Ange ! l’Ange ! » murmura-t-elle en éclatant en pleurs.

– Tais-toi !

– Reviendra-t-il ?

– Je ne sais pas.

– Il faut qu’il revienne !

– Laisse...

Elles se turent.

– Pourquoi Francisco ne l’a-t-il pas entendu ?

– Je ne sais pas.

– A-t-il de mauvaises oreilles ?

– Peut-être !

– Ou bien...

– Laisse...

Lucia avait envie d’échapper à cette conversation qui lui étreignait le cœur. Son visage exprima une vive répugnance et Jacinta n’osa plus rien lui demander. Elle se mit à tracer des dessins sur la pierre du bout de son index : « Je suis fatiguée ! dit-elle.

– Le printemps sera bientôt là !

– Quand les moutons auront-ils assez à manger ?

– Bientôt !

– Alors nous irons dans les Volhinos...

– Oui !

Joao appelait Lucia de toute la puissance de son gosier. Leur mère avait besoin d’eau ; ensemble ils remontèrent le seau et le ramenèrent à la maison. Le ciel se rembrunit et une pluie fine se mit à tomber. Les herbes et les arbres revêtirent une verdure éclatante. Lorsque la pluie s’arrêta, la rue du village s’emplit de cris d’enfants qui jouaient aux boules, se les arrachaient des mains, se battaient avec rage. Dans l’atmosphère purifiée, les lézards passaient en jetant un reflet comme un éclair. On sautait les murettes en échangeant des horions. Emilia et Carolina se rossaient pour deux vilaines billes de terre cuite. Pedro glissait un lézard mort dans le col de la petite Carolina, qui lui arracha son bonnet qu’elle piétina. Pedro, devenu, dans sa colère, jaune comme un citron, essaya de faire tomber la petite fille. Sur ces entrefaites Francisco parut. Il avançait d’un pas paisible, les mains dans les poches et ne s’arrêta que lorsqu’il eut atteint les deux adversaires. D’un geste mesuré, il saisit alors Pedro par le col de sa chemise et s’éloigna paisiblement en le traînant derrière lui. Les yeux aigus de Pedro se rapetissaient de haine envers son aîné. Cependant Joana suivait les garçons en riant et dansant, le visage levé, les poings sur les hanches, l’air provocant. « Tu es fort, dit-elle à Francisco. » Pedro marchait toujours derrière Francisco comme une bête sauvage matée. Brusquement, Francisco se tourna vers lui : « Laisse ! » dit-il.

Pedro lui cracha au visage. « Laisse ! » murmura Francisco en s’essuyant la joue un peu irrité. Mais déjà ils se roulaient sur la route claire traversant le village. Une poussière rose les enveloppait. Les autres enfants criaient, applaudissaient et Joana intervint.

Elle visa avec soin et lança une pierre dans le dos de Pedro qui hurla et se sauva en boitillant, poursuivi par les quolibets des enfants. Haletant, Francisco secoua son bonnet et dit à Joana, d’un ton assuré en se pavanant comme un coq : « Tu n’avais pas besoin de venir à mon secours ! » Elle le suivit des yeux, la bouche ouverte, éberluée, tandis qu’il s’éloignait d’un pas légèrement balancé.

Manuel Pedro, le père de Francisco qui avait assisté de loin à la bagarre, se tenait debout sur le seuil de sa maison ; ses yeux au regard bienveillant s’attachèrent à son fils, arrêté devant lui et il sourit légèrement en lui disant : « C’est donc ainsi que tu tends l’autre joue, mon fils ? »

Francisco accueillit ces paroles comme un coup de massue et parut écrasé par leur poids. Dans un élan irrésistible il poussa son père de côté pour pénétrer dans la maison et, courut jusqu’à son lit contre lequel il tomba à genoux en sanglotant : « Mon Dieu je crois en vous, je vous prie, je vous aime, je vous demande pardon pour ceux qui ne croient pas en vous, ne vous aiment pas, qui n’espèrent pas ! » Son cour se crispait de chagrin. – Je suis un pécheur, un pécheur. Jésus ayez pitié de moi !

– Francisco, viens manger ! appelait Jacinta.

Elle fit irruption dans la chambre où Francisco venait de se relever.

– Qu’as-tu ?

– Rien.

– Pedro t’a-t-il fait mal ?

– Non !

– Qui alors ?

Il se désigna lui-même.

Jacinta hocha la tête d’un air entendu : « Parce que Pedro saigne ? »

Il ne répondit pas. Jacinta l’entraîna vers le jardin après avoir frotté tendrement son petit nez contre la manche de sa veste.

 

À soixante kilomètres de Fatima, l’Océan Atlantique agite ses eaux d’un vert ou d’un gris lumineux, ou encore blanches d’écume. Si les habitants du village d’Aljustrel ne le voient pas et ne le verront peut-être jamais – car, qui irait faire soixante kilomètres à dos d’âne pour voir seulement la mer ? – ils n’en respirent pas moins son haleine puissante, mais douce, qui charge l’atmosphère d’humidité et fait passer une brise rafraîchissante au-dessus des collines aux tons de pierres précieuses. Des pivoines et des lys l’accueillent avidement et le lycopode, nouvellement éclos, la mousse cuivrée se tendent vers lui et le minuscule buisson de sabinier, aux fleurs en forme d’étoiles qui ont l’air découpées dans du papier de soie d’un rose agressif, tous se glissent amoureusement dans les bras du vent venu de l’Atlantique.

Les petits ânes gris broutent la savoureuse carline sauvage et ils ne méprisent pas non plus l’épervière noirâtre, le laser montagnard et bourru ni la dent de lion pyrénéenne. Mais où donc les petits ânes ont-ils le droit de brouter ? Peut-être au bord des chemins entre la pierraille des murs écroulée sur le sol saupoudré de graviers où presque rien ne peut croître ? Mais qui songerait à les mener jusqu’aux pâturages du plateau de la Cova da Iria, ou vers les sous-bois des Volhinos, ces vallées étroites qui s’étirent sur les pentes en montées ou en descentes ?

Seuls les moutons qui semblent couverts de copeaux de bois roux jouissent de ce privilège, ils dispensent le lait, la laine, la viande, on les garde et les conduit ; d’ailleurs ils n’ont pas de personnalité. Mais les ânes ! C’est avec grâce et distinction qu’ils foulent le sol de leurs sabots, lorsque leur charge ne leur déplaît pas ; mais malheur à leur cavalier s’il en est autrement !

Les enfants aiment aller à la messe à dos d’âne. Ils se balancent au rythme de la bête, vêtus de leurs habits des dimanches, la tête recouverte d’un carré de laine ou d’un petit voile de dentelle posé sur leurs cheveux d’un bleu nocturne. À droite et à gauche, sur les flancs de leur monture, se trouvent les paniers contenant des fruits, des légumes, des cruches d’argile emplies d’huile d’olive. Le chemin descend vers la vaste plaine scintillante qui, tandis qu’on s’éloigne d’Aljustrel, devient de plus en plus féconde. Les oliviers se redressent, car ils n’ont plus besoin de se recroqueviller. De grands pins parasols semblent planer au-dessus de la terre et l’on pourrait être pris du désir de se reposer dans leur ombre ; les murs s’élèvent davantage et parfois aussi des raquettes de cactus luisent au loin d’un reflet écarlate.

Ainsi parés, avec des souliers cirés jusqu’à en être étincelants, on traverse la lande non sans avoir auparavant absorbé sa part de viande de mouton savoureuse et de soupe épaisse à l’ail. Des blouses claires, de vastes jupes parent les filles tandis que les pointes de leurs mouchoirs de tête dansent sur leurs omoplates. Le bonnet de Francisco au bord ourlé de peau de mouton dégage son front bombé. Son allure est encore plus grave que d’habitude et il écoute avec orgueil le craquement de ses souliers. Lucia marche en tête, se tenant bien droite, tandis qu’un vent ronronnant joue avec la pointe de son mouchoir comme si un essaim de bourdons la suivait.

Une bande de terrain sablonneux s’étendait enfin sous les sabots bruissants des moutons, le grésillement de leurs pas enveloppait la fillette, l’isolait du reste du monde, des cris de Jacinta qui encourageait les traînards. Même le vent n’avait pas accès dans cette enveloppe immatérielle qui l’enfermait. Son cœur débordait. Elle n’était ni songeuse, ni tourmentée. Pourtant, dans un éloignement infini, au tréfonds d’elle-même, des voix s’élevaient, quelque chose frémissait. Elle n’eût su donner de nom à tout cela. Son visage n’était pas recueilli, ni ému, aucun rayonnement intérieur ne le transfigurait : c’était le visage d’une petite bergère, un peu dur, hâlé, à la fois vigilant et fermé.

Puis la vaste coupe de la Cova da Iria s’ouvrit devant elle. Sol herbeux, groupes de petits chênes verts. Les cris de Jacinta résonnaient : Étoile ! Blanchette ! Jolie !... Son mouchoir de tête voletait, clair. Lucia gravit le rebord abrupt de la combe, de ce point elle voyait au loin. Francisco ne lui apparaissait plus que comme un trait léger, soufflé par le vent. Il essayait d’attirer à lui les oiseaux et ne comprenait pas qu’ils ignorassent son intention de les caresser et de déposer des baisers sur leur plumage !

Lucia s’assit sur une pierre et suspendit à une branche son panier garni de pain, de fromage et de poires. Elle resta assise un moment, les coudes appuyés sur ses genoux, la joue dans une main, les yeux rivés au paysage comme si, jamais encore, elle n’avait vu ces collines qui s’élevaient autour de la combe ni les deux têtes rondes des hauteurs qui, ce jour-là, flamboyaient d’un vert intense dans le ciel clair, étincelant.

Mais, Lucia n’était pas une rêveuse, bientôt elle se relevait afin de se mettre à la recherche de brindilles propres à faire des balais. Les hauts buissons de bruyère s’y prêtaient parfaitement. Sur cette hauteur, les oliviers étaient absents, seuls y croissaient des chênes rabougris. Les moutons d’un brun doré paissaient là en bas ; quant à Jacinta elle n’y tenait plus, sans doute, de n’avoir personne avec qui bavarder car déjà elle montait la colline en courant et tombait haletante et riant aux pieds de sa cousine.

La chaleur devenait plus intense. Jacinta s’élança soudain vers Francisco car il lui était venu à l’esprit de bâtir ici une cabane de pierre sèche. Nulle part, alentour, il n’y avait le moindre recoin où se réfugier lorsqu’il pleuvait. Elle appela. Francisco la rejoignit en trottinant, le front baissé. Lucia seule resta sans bouger, souriante. Mais elle fit bientôt une grimace car le soleil dardait sur elle ses rayons, aussi se leva-t-elle afin de descendre la pente pensivement, sans courir. D’abord Lucia se contenta de regarder les enfants échafauder pierre sur pierre, puis brusquement, l’envie la prit de les aider. Francisco tendait les pierres aux deux filles, il n’était pas tourmenté par l’orgueil de diriger la construction. Jacinta criait, se donnait de l’importance : « Donne donc !... Non, pas là !... et celle-là qui ne vaut rien !... N’est-ce pas Lucia ? »

Mais Francisco et Lucia abattus par la chaleur abandonnèrent bientôt la construction. La plus jeune se mit alors à bouder, puis elle releva sa lourde jupe et s’éloigna en courant.

– Carlos a deux jolis orvets chez lui ! dit alors Francisco, rêveur.

Poliment, mais sans intérêt, Lucia répondit : « Pourquoi ? »

Le petit garçon s’enthousiasma : « Ils sont si jolis ! »

– Ah non, par exemple !

Lucia repoussa d’un geste les orvets et la conversation à peine engagée.

On entendait l’Angelus de Fatima. Les deux enfants s’agenouillèrent. Jacinta les rejoignit au galop, comme un poney, puis bien avant de les atteindre, elle tomba à genoux pour se rapprocher d’eux dans cette attitude, tandis que les mains écartées du corps, dans un geste raidi, elle se mettait à égrener son rosaire. Le vent de la montagne venant de la Serra d’Aire était si doux, qu’il ne soulevait pas la pointe du bonnet de Francisco. Les clochettes des moutons sonnaillaient avec précision dans l’arrière plan. Des bourdons velus, leurs pattes tendues en avant à la recherche d’une plante à laquelle s’accrocher, se posaient précautionneusement sur l’herbe de la lande comme de grosses gouttes d’or. Le paysage, l’air, le vent se fondaient en un tout indissociable, en un tendre cri d’abandon, un rayon de suavité qui jaillissait vers les cieux. Les quarante hameaux situés autour de Fatima s’engloutirent comme si la terre était minuscule et seulement ronde en un point précis. Pas un nuage n’obscurcissait le ciel ou n’y faisait alterner les ombres et la clarté. Une lumière égale emplissait la combe semblable à un coquillage géant.

Les enfants se relevèrent d’un bond comme n’importe quels enfants : après la prière la joie de s’ébattre s’emparait d’eux.

Bien que le ciel s’étendit uniformément bleu, il semblait comme parcouru d’ondes successives.

– Un orage !

– Comment ?

– Là-bas.

Une clarté argentée pâlissante. En dessous d’eux un flamboiement proche d’une blancheur aveuglante.

– Nous rentrons les moutons ! cria Lucia.

Ils se séparèrent pour courir dans toutes les directions.

À nouveau, le ciel frémit.

 

Chacun des trois enfants s’efforçait de regrouper le troupeau, le rabattant de tous côtés. Mais les moutons ont cette habitude, les presse-t-on, qu’ils arrachent avidement une dernière touffe d’herbe et ne daignent se mettre en mouvement que si on les y encourage avec  force cris. Nulle part le moindre nuage. Sans une ombre la marquant, tel un navire éblouissant la Cova da Iria avançait dans l’espace. Le tintement des clochettes prenait un rythme accéléré. Jacinta courait si vite que des parcelles de terre lui sautaient au visage. Ses cris affolaient à ce point les moutons que l’on entendait les roulements de leur galop. D’ailleurs l’enfant redoutait l’orage, les éclairs.

Francisco, très calme, considérait le ciel d’un air connaisseur. Rien ne changea, pas un seul nuage ne se montra. Ils eurent bientôt presque atteint le bord ouest de la combe d’où le chemin d’Aljustrel d’abord plane, s’élève peu à peu. Lucia s’arrêta. Il lui fallait reprendre son souffle. Elle regardait en direction de l’orage, la lèvre boudeuse, puis elle arrangea son mouchoir autour de sa tête, et posa un pied sur une pierre afin de renouer les cordons de sa chaussure.

Soudain, une clarté extraordinaire l’enveloppa. Elle regarda tout alentour : non, pas un seul éclair, pourtant un rayon de lumière crue la traversa, immobilisa son pied, lui donna la chair de poule. Elle se mit à avancer d’un pas incertain, les genoux raidis comme si elle était en bois. Il n’y avait plus de terre mais seulement un disque d’une blancheur vaporeuse qui avait corrodé le fond de la combe et, dans ce cercle se dressait un petit chêne vert incolore qui ne projetait aucune ombre.

Jacinta se serra contre Lucia en se cramponnant à son bras. Francisco avalait sa salive comme s’il était obligé d’ingurgiter des bouchées énormes. Les enfants attendirent sans bouger en proie à un étonnement si grand qu’il fit le vide en eux et que, du sein de ce vide, ils purent contempler en toute sérénité et simplicité l’Être qui s’élevait de cette bouillonnante clarté dans une blancheur qui pénétrait tous les éléments.

Ce fut sans crainte, d’une voix paisible et précise que Lucia demanda :

– D’où venez-vous ?

– Je viens du ciel !

– Que voulez-vous ?

– Je suis venue pour vous demander de venir ici six fois de suite en cette même heure au treizième jour de chaque mois jusqu’au mois d’octobre. Alors, je vous dirai qui je suis et ce que je réclame de vous.

– Vous venez du ciel ? Irais-je au ciel ?

– Oui, tu iras !

– Et Jacinta ?

– Elle aussi !

– Et Francisco ?

– Oui, mais il faut qu’il récite son Rosaire.

Francisco se tenait bien droit, les pieds joints, comme s’il se trouvait en face du curé qu’il voyait parfois à Fatima : Lucia parlait à quelqu’un ! Puis il dit de sa voix grave, un peu émue et chargée de reproche :

– Lucia... Je ne vois rien !

– Francisco ne vous voit pas !

– Qu’il récite son chapelet, alors il me verra.

Francisco fouilla, haletant, dans la poche de son pantalon, se mit à prier, s’arrêta, la bouche entrouverte : il voyait ! Son front se plissa, tandis que ses sourcils s’abaissaient sur ses yeux comme une barrière protectrice.

Jacinta prit alors la parole avec un zèle exalté :

– Demande donc à la Dame si elle a faim : j’ai encore du pain de maïs et du fromage...

Lucia en avait honte, et elle eut volontiers gratifié la petite d’une bonne tape, mais celle-ci ne se tenait pas auprès d’elle. Puis, Francisco se fit entendre à son tour :

– Les moutons sont dans les champs de pois...

La cousine ne répondit pas. Francisco se balançait d’un pied sur l’autre mais il ne pouvait s’éloigner, quelque chose le retenait. Soudain, Lucia éclata en sanglots, ses pleurs criards de petite fille ébranlaient la grande sérénité qui régnait. Puis elle s’essuya le visage avec sa manche. Francisco, tendre et naïf, s’était aussi mis à pleurer, mais timidement, bien qu’avec abandon.

La lumière devint plus vive encore, plus ardente comme si on l’avait activée. Elle pénétrait le cœur en coups fulgurants, en flèches affilées et délicieuses, l’emplissant d’une tiédeur céleste. Le monde fut entraîné au loin.

Au sein de cette clarté pénétrante, les enfants tombèrent à genoux : « Ô Sainte Trinité, je vous implore – Mon Dieu, je vous aime...

Jacinta voulut crier : « Là-bas... Là-bas... Elle... Elle est partie... mais ses lèvres remuaient en vain. Les trois enfants se levèrent d’un bond, les mains placées en auvent au-dessus des yeux. On ne voyait plus rien et tout avait repris son aspect habituel. Et ces moutons dans les champs de pois ! Les enfants se dispersèrent, heureux d’être distraits de ce terrible émerveillement. Leurs pieds foulaient le sol altéré, ils haletaient, mi-geignards, mi-satisfaits de se sentir libérés, tout en s’abreuvant à une félicité qui les enivrait. Instinctivement ils fuyaient l’effarante splendeur. Qu’il leur semblait bon de sortir les agneaux du champ de pois à grand renfort de cris et de gronderies ! Mais, pas un fétu n’avait été rompu, rien ne se trouvait endommagé, d’ailleurs rien ne rayonnait plus d’un éclat supraterrestre, tout semblait si simple : l’Être venu du ciel avait aussi veillé à ce que les moutons ne broutent pas dans le champ du voisin ! Ils osèrent enfin se regarder avec des visages radieux. Plus rien n’oppressait leurs cœurs naïfs ! Jacinta retrouva ses jambes pour danser en piaillant d’une voix grêle :

– Quelle est belle, belle, la Dame !

Francisco se frottait les yeux, gêné, il repoussait une de ses joues de la pointe de sa langue, puis il désigna Lucia :

– Elle a tellement pleuré et je n’ai pas entendu la Dame !

Jacinta se tourna plus lentement. Elle dévisagea son frère puis sa cousine, enfin elle baissa les yeux et dit l’air important :

– Parce que Maria Rosaria est au ciel et que Amelia n’y est pas, c’est ce qui a fait pleurer Lucia !

– L’a-t-elle dit ?

– Oui, elle l’a dit. Mais nous, nous irons au ciel !

Francisco se désigna alors lui-même, les sourcils relevés incapable de parler.

– Toi aussi, répondit Lucia, sereine.

Il voulut dire quelque chose et demander d’autres, beaucoup d’autres détails, mais le feu de joie qui brûlait dans sa poitrine était si vif, si douloureux et l’emplissait cependant d’une sensation si exquise, qu’il y renonça. Puis, brusquement il s’écria : « Ton flocon de neige broute les balais de bruyère ! » Il éprouvait le besoin d’une diversion. Les petites filles bondirent sur l’agneau pour l’éloigner avec force admonestations.

Francisco appuya son index sur l’arrête de son nez en disant : « Ensuite je l’ai vue, elle avait les yeux noirs. »

Ils s’asseyèrent enfin et se plurent à faire miroiter leurs souliers au soleil :

– Nous avions nos habits du dimanche ! s’écria Jacinta triomphante.

– Mon autre veste est déjà toute pleine de reprises !

– Et mon mouchoir est laid !

Lucia gronda sévère :

– On ne dira pas un mot de... de tout...

– On ne dira rien...

Jacinta pencha la tête de côté.

– Et qu’a-t-Elle dit encore ?

Francisco se penchait avidement vers elle.

Les petites filles restèrent muettes. Lucia se redressa et dit vivement en se frottant les mains entre les genoux :

– Êtes-vous décidés à vous consacrer à Dieu, à accepter tous les sacrifices qu’il vous demandera en rachat des fautes par lesquelles Il fut offensé, afin d’obtenir le repentir des pécheurs et comme réparation pour toutes les offenses qui furent imposées au cœur immaculé de Marie ?

Jacinta lança volubile :

– Oui... alors nous avons... Lucia a dit oui !

– Je n’ai entendu aucune de ses paroles, marmonna Francisco.

 

Où donc était Francisco ? Jacinta ne le découvrait nulle part. Elle se mit à ronger ses ongles, courut à la citerne puis revint sur ses pas. Incapable de tenir en place, elle suivit la route qui descendait vers Batalha. Ses parents, qui avaient été au marché, devaient revenir par là. Des fumées montaient de tous les toits, partout on préparait le repas du soir. Déjà les reflets mauves du crépuscule reposaient sur le hameau, mais sans rien voiler, au contraire, ils semblaient en préciser l’image. Les murs eux-mêmes semblaient transparents. En ce point, le chemin débouchait sur une grand-route qui allait aussi bien à Fatima qu’à Batalha. Puis, Jacinta eut envie de s’asseoir sur une murette et s’amusa à envoyer des coups de talons impatients dans les pierres sèches qui la composaient. Soudain, les boutons qu’elle avait gagnés au jeu sur sa cousine lui revinrent à la mémoire. Ils devaient se trouver dans sa poche. Fière de posséder un tel trésor, elle les aligna sur les pierres du petit mur, le menton appuyé contre sa clavicule ; puis elle se mit à les compter à hautes voix en les touchant chacun d’un petit index un peu collant. Elle ricana soudain enchantée. Oui, il lui arrivait de gagner au jeu maint petit objet dont sa cousine se séparait en sa faveur. Lorsque Lucia n’avait plus rien à donner, elle en venait même à détacher des boutons de son corsage !

L’enfant solitaire, assise sur un mur bas que le soir enveloppait de plus en plus étroitement d’un sombre réseau, jeta un éclat de rire, puis comme effrayée d’avoir osé faire tant de bruit, elle posa une main sur sa bouche. Elle ne songeait nullement aux incidents étranges qui avaient eu lieu à la Cova da Iria, pourtant des frissons parcoururent son dos lorsqu’elle s’arrêta soudain de compter pour murmurer : « La Dame est belle ! La Dame est belle ! »

Elle sauta du mur et tendit l’oreille afin de percevoir le piétinement léger des ânes revenant du marché. Mais, on entendait seulement les cloches des moutons tinter dans les bergeries, tandis que les animaux commençaient à s’assoupir. Jacinta s’en fut en sautillant vers le village, les mains appuyées sur les hanches. Des nuages de fumée traînaient sur les toits.

Enfin le chemin déboucha sur la route étroite où déjà apparaissait une file d’ânes trottinant avec lassitude. Jacinta dut encore attendre avant d’apercevoir l’ânesse menée par son père. Tout dans ce dernier riait à sa vue : ses yeux sombres et étroits, sa longue moustache ébouriffée et même son grand nez qui semblait se distendre joyeusement. Jacinta sauta au cou de sa mère et son cœur ne put contenir ce cri : « Maman, Maman, nous avons vu la Mère de Jésus, dans la Cova da Iria ! »

Olympia s’écarta de sa petite fille et dit en la considérant : « Ne raconte donc pas de bêtises ! Sans doute as-tu perdu la tête ? »

– Mais nous l’avons vue vraiment, Francisco et Lucia aussi !

– Écoute, tu nous expliqueras cela plus tard : nous sommes fatigués !

– Maman, elle nous a ordonné de dire chaque jour notre Rosaire.

– Laisse-moi tranquille !

Jacinta lança un éclat de rire et continua de bavarder. Dans le crépuscule, on voyait luire ses dents et le blanc de ses yeux. Elle racontait tout. Cependant, Olympia repoussait ces révélations d’un geste de la main ; elle voulait d’abord manger, puis on écouterait l’histoire embrouillée de la petite. Brusquement, se frappant la bouche, Jacinta se tut et elle se mit à traîner à l’arrière de la caravane : Lucia n’avait-elle pas recommandé de se taire ?

Mais, les mots prononcés avaient fait leur chemin, ils brûlaient encore dans l’obscurité nocturne, volaient comme des oiseaux dont rien n’entrave l’élan.

À contrecœur, en grognant, Francisco répondit à toutes les questions qui lui furent posées à la maison tandis que la famille absorbait son repas du soir. Il se borna à dire oui ou non : d’ailleurs, il paraissait fatigué et sur le point de s’endormir. Jacinta, toute confuse, étroitement entourée de ses frères et sœurs, ouvrit pourtant le bec afin de défendre ce qu’elle avait raconté d’abord avec zèle, puis avec obstination, enfin en pleurnichant.

Finalement, on l’envoya se coucher. Il y eut encore une brève conversation entre les parents. Manuel Pedro estimait que c’était perdre son temps que de discuter de cet étrange évènement avant d’avoir demandé des éclaircissements à Lucia. Il était fatigué et baillait. Mais, Olympia se retourna longtemps dans son lit cette nuit-là, partagée entre l’irritation et l’inquiétude. Jacinta était encore une petite enfant peut-être le soleil éblouissant de la journée précédente lui avait-il joué un tour ? Mais, Francisco, ce raisonnable, ce silencieux, qui, sans doute à contrecœur et plutôt avec humeur, reconnaissait l’exactitude de tout cela ? Qu’en penser ?

Le matin venu, Olympia essaya de ne prêter aucune attention à la petite fille et d’agir comme si elle avait oublié leur conversation. Mais bientôt, elle n’y tint plus, changea son tablier contre un tablier neuf et quittant sa maison, elle s’en fut rendre visite à Rosa.

Celle-ci accueillit l’étrange révélation plus sereinement. On ne devait pas, estimait-elle, prendre ce récit au sérieux ! Des bavardages ! Peut-être un jeu auquel les enfants auraient fini par se prendre eux-mêmes ? Elle rayonnait d’énergie la mère de Lucia. Sa fille n’avait pas dit un mot de la singulière rencontre. Et comme Maria Rosa rejetait tout avec un rire méprisant, tandis qu’elle recousait un torchon, Olympia sentit la contradiction sourdre en elle. Assise bien droite sur un escabeau, elle défendit ses enfants : ils ne mentaient pas ! Elle tâtonnait en pays inconnu et finit par marmonner inconsidérément :

– Demande d’abord à Lucia !

– Si celle-là ose me tenir d’aussi stupides propos, je lui ferai voir trente-six chandelles !

En lançant cette déclaration Maria Rosa fit claquer son torchon sur son avant-bras nu marqué de tavelures rousses.

– Mais pourquoi mentirait-elle ?

– Parce que ! Sait-on jamais avec ces mauviettes ! Ça ne leur convient pas de les élever mollement ! Toi et ton mari, vous êtes faibles !

– Nous sommes comme nous pouvons, dit vivement Olympia, qui se disculpait sur un ton larmoyant, mais assez acerbe.

– C’est bien, mais il ne faut pas donner d’importance à de tels enfantillages, ça ferait une belle histoire vraiment ! Mais compte sur moi pour n’en rien dire ! D’abord j’interrogerai Lucia.

Et comme il arrive souvent en tels cas, cette conversation avait éveillé la fierté, la résistance chez Olympia. Cependant Maria Rosa prête au combat commença par déclarer la guerre à toute la cuisine. Les cruches d’argile furent remises à leur place sans douceur, le sol de terre battue fut balayé avec rage comme si personne n’était là sur qui elle eut pu faire dériver sa colère.

Lucia s’approchait de la maison de ses parents d’un pas mesuré, l’esprit tranquille. Sa mère l’assaillit littéralement par cette question :

– Crois-tu que Jacinta mente ? Ment-elle souvent ?

Lucia haussa les épaules

– Non, elle ne ment pas.

– Et toi, oserais-tu me mentir ?

– Non.

Alors la mère jeta les dents serrées :

– Qu’avez-vous vu dans la Cova da Iria ?

Lucia avança la lèvre inférieure : Jacinta avait bavardé !

– Parle !

Boudeuse Lucia reconnut :

– Nous avons vu une belle demoiselle !

– D’où venait-elle ?

– Du ciel, a-t-elle dit.

Maria Rosa, les bras tendus, les poings aux genoux, se laissa tomber, pleine d’irritation, sur un escabeau.

Elle riait, furieuse : « Écoutez-moi ces balivernes ! »

– Ce ne sont pas des balivernes, mais des vérités !

– Viens un peu ici ! Elle saisit la petite fille par l’épaule et la secoua avec force : Mes enfants doivent toujours dire la vérité ou bien je la leur fais sortir de la peau à coups de poing !

– Oui, maman !

– Ne me regarde pas comme ça ! Parle raisonnablement, n’essaie pas de m’en conter !

– Non, maman !

– Alors, vas-y !

Pleine d’un entêtement insinuant, Lucia répéta :

– Une dame. Elle s’est trouvée là tout à coup et nous devons retourner la voir !

– Ne parle pas comme un enfant de cinq ans !

Lucia répondit, fâchée :

– Tout cela parce que Jacinta a parlé : et moi qui ne voulais rien dire !

– Et pourquoi s’il te plaît ?

Lucia les lèvres serrées ne répondit pas.

– Parce que tu t’es bourré le crâne.

– Nous l’avons vue tous les trois !

– C’est toi qui les en as persuadés !

Le métier à tisser s’arrêta de cliqueter dans la pièce contiguë, deux des sœurs de Lucia entrèrent dans la cuisine.

Il y eut alors un interrogatoire en règle.

Lucia paraissait se défendre comme une coupable, les doigts crispés sur la laine épaisse de sa robe. Maria Rosa se tourna vers ses filles aînées. L’histoire de la jolie demoiselle fut écoutée avec des yeux tout grands ouverts et une satisfaction non dissimulée puis, avec d’experts doigts de tisserande, tout fut tâté, dépiauté, brin par brin. Quelle filasse embrouillée ! Les sœurs riaient avec l’impertinence de la jeunesse mais sans méchanceté. Après tout elles n’auraient pas été fâchées de voir la dame elles aussi. Venait-elle de Lisbonne ? de Coïmbre ? Seule ? Lucia ne répondait plus et fixait les cendres du foyer éteint. Alors les paroles de sa mère tombèrent, sèches et violentes :

– Mais, elle vient du ciel, prétend Lucia, et Jacinta assure même qu’elle est la Sainte Vierge en personne !

Le rire insouciant des grandes sœurs fusa de nouveau. L’une lissait les plis de sa robe avec satisfaction, l’autre passait un doigt sur ses épais sourcils. Leur rire emplissait la pièce et y résonnait, brillant et frais, plein d’innocente curiosité.

Toute droite et raide, Lucia demeurait dans un coin sans lever les yeux.

– Parle donc, dis quelque chose !

Lucia se taisait.

– Viens, nous allons tondre les moutons !

La mère prit ses grands ciseaux et la petite fille la suivit dans le jardin précédant la maison. Il faisait bon sortir maintenant les agneaux bruns ou blancs de leur bergerie pour leur lier les pieds et les étendre sur un banc aux deux extrémités desquels Maria Luisa et sa fille s’asseyèrent. L’enfant était plus pâle que d’habitude. Sa peau avait un reflet jaunâtre. Maria Rosa, sans détours, lui ordonna :

– Raconte donc comment tout s’est passé !

Calmement l’enfant fit le récit de la rencontre.

– Et pourquoi Jacinta dit-elle que c’était la Sainte Vierge ?

– Je n’en sais rien !

– Sans doute une imagination ! lança Maria Rosa railleuse.

La laine des moutons s’amoncelait en petits tas floconneux d’un gris de fumée.

 

Antonio dos Santos, père de Lucia, estima inutile de donner son opinion au sujet de l’étrange récit de sa fille. Les bavardages qui allaient leur train au cours des repas le laissaient indifférent et il s’en débarrassait avec un sourire forcé ou un haussement d’épaules. Les racontars qui couraient, tissaient comme un réseau serré au dessus du hameau d’Aljustrel. Des mots s’ajoutaient au récit initial, dangereux et perfides, gonflés de méchanceté, imbéciles, jaillissants, orduriers, ou encore parés d’un reflet inquiétant, ils devenaient de petits projectiles meurtriers dans la bouche des enfants : la fausse Bernadette ! Regarde ! La voilà qui marche sur les toits, ta jolie demoiselle ! Que dit-elle ?

Lucia, qui venait d’avoir dix ans, était obligée d’affirmer son caractère courageux au sein d’une pluie de méchancetés primitives. Elle avançait d’un pas hardi, durcie par l’épreuve à travers le fourré des insultes. Quant à sa mère, elle ne put supporter davantage cet état de choses et décida de se rendre à la cure de Fatima. Un jour de semaine, possédée comme d’habitude par son fanatisme de la vérité, elle descendit la rue du village. Les enfants n’osèrent pas la poursuivre de leurs quolibets tant leur imposait la vue de Maria Rosa passant devant eux, d’un pas balancé. Ils s’égaillaient en sautillant sur leurs maigres jambes, couvertes de poussière brune et leurs bouches béaient de curiosité niaise. Ils se livraient avec un plaisir insondable à ce jeu : La Sainte Vierge va parler à Lucia... Joana, une vieille serviette sur la tête jouait le rôle de la Vierge, tandis que ses compagnons, Paulo, Diniz et Henriqueta étaient les trois fausses Bernadettes ainsi qu’on désignait au village les enfants visionnaires.

Joana mena le jeu jusqu’à l’instant où, avec un cri d’impatience, elle bondit en bas de son mur pour s’adonner aussitôt à un autre divertissement.

Lorsque Jacinta et Francisco passèrent près d’elle, accompagnés de leurs moutons, elle feignit de ne pas les voir et cria plus fort en lançant le ballon sous le nez de Francisco ; puis elle passa devant lui à toutes jambes comme s’il n’existait pas. Les enfants comprirent aussitôt quel jeu elle avait en tête : Ils se mirent à courir sans retenue à travers le troupeau. Longtemps, par la suite, Francisco y songeait encore. Il éprouvait, à l’égard de cet incident, une impression bien plus déroutante et pénible qu’il n’avait éprouvée face à tout le merveilleux qui lui avait été donné de voir.

Lucia était tranquille et pleine de froide réserve lorsqu’ils se retrouvèrent comme d’habitude à la croisée des chemins menant aux pâturages. Francisco lui dit, alors qu’ils s’étaient déjà engagés dans le sentier montant vers les hauteurs :

– J’ai vu ta mère qui avait mis ses vêtements du dimanche !

– Elle va voir le curé !

– Pourquoi ?

– Je m’en doute.

Francisco s’arrêta sous un figuier. Les ombres des feuilles agitées passaient, bleutées sur son visage :

– Jacinta... c’est parce que tu as parlé.

La petite se laissa tomber dans l’herbe, naïvement, elle tendit les mains vers Lucia :

– J’ai tant de peine, mais là-dedans – elle montrait son cœur – cela parlait !

– Ne dis pas de bêtises ! trancha Francisco avec humeur.

Oui, cela parlait ! L’enfant se releva d’un saut et vint se frotter contre l’épaule de Lucia.

– Laisse ! dit celle-ci en se secouant doucement.

La petite fille qui sautillait à ses côtés et s’agrippait aux plis de sa robe, tentait de se justifier. Comme personne ne lui répondait, Jacinta se tut mais presqu’aussitôt elle s’écria, la poitrine pleine de sanglots contenus : « Pardonnez-moi, oui, pardonnez-moi ! »

Ce jour-là, ils échangèrent à peine quelques paroles. Chacun se retira dans un coin, mais aucun d’eux ne tenait en place. Ils escaladaient les cônes de rocs blancs, ces dés brillants, se glissaient dans des replis de terrain, se collaient aux parois des anfractuosités rocheuses en forme de coquilles. Mais, soudain, ils se retrouvaient et, d’un même élan, tombaient à genoux, pour réciter à haute voix leur rosaire, le front penché. Au bout d’un moment, ils relevaient la tête, se rapprochaient comme si, ainsi unis, il leur était possible d’assaillir les cieux et cet être qui en était venu. Mais l’instant vint où ils ne furent plus seuls, car la lumière de midi qui enrobait tout de son éclat tissa autour d’eux un réseau doré. Le sol desséché vibrait, qui leur dispensait le parfum du genêt, de l’amère épervière, des baies sauvages qui rôtissaient au soleil. Les cônes d’ombre s’étiraient et déjà ils les recouvraient d’une vapeur bleue aveugle, qui les étreignait, les abolissait de la terre et se substituait à eux. Les feuilles des arbres se mirent à murmurer d’elles-mêmes et le soir rafraîchit la sueur sur le front des petits bergers.

Les Volhinos s’engloutissaient dans un vert paon en ignition et les cônes montagneux à l’ouest se rapprochaient de plus en plus, leurs sommets comme penchés en avant à croire qu’ils avaient l’intention d’unir leurs prières, leurs louanges à celles des enfants.

Jacinta tomba, épuisée, contre une muraille de rochers : Il est temps, les moutons se sont rassemblés !

– Oui... Lucia se leva en frottant ses genoux ankylosés. Déjà Francisco descendait la pente en courant. Joyeusement et d’une voix puissante, il poussa le troupeau devant lui, tandis que les deux filles rassemblaient les traînards en criant.

Lucia les quitta aussitôt. Elle hésitait à pénétrer dans la maison car, assurément, elle n’y trouverait pas bon accueil, si sa mère était déjà de retour. Mais lorsque Maria Rosa, rapprochant ses épais sourcils, voulut raconter sa visite au prêtre, Antonio dos Santos repoussa du geste ce fastidieux compte rendu : « Tu raconteras plus tard, grogna-t-il, dégoûté. » L’affaire ne l’intéressait nullement.

Que signifiaient ces discours au sujet d’un enfant de dix ans, qui se vantait d’une rencontre avec une jolie demoiselle. Cette personne lui avait-elle fait un cadeau ? Non ! Il feignit de grogner scandalisé, car il lui importait d’occuper Maria Rosa : « Questionne-la sérieusement et finis avec cette histoire ! » Il avait l’intention d’aller prendre un peu l’air du côté du cabaret. Les grandes sœurs aussi profitèrent de l’occasion pour se glisser hors de la maison.

– Tu reconnaîtras que tu as menti.

– Non, je ne peux pas.

– Tu n’as pas menti ?

– Non !

Maria Rosa, pleine de rage, se jeta sur Lucia.

 

Manuel Pedro s’éveilla de bon matin. La chambre était pleine d’une clarté gris-rosée. Il se mit à songer à ce bœuf qu’il lui faudrait acheter à la foire de Pedreiras. Aux poutres du plafond des toiles d’araignées scintillaient, il se souvint alors que Francisco lui avait dit qu’une belle dame lui était apparue. Manuel Pedro se gratta le menton couvert d’une barbe de quelques jours, avec un soupir il se glissa dans son pantalon de travail dont le tissu n’était que reprises grisâtres ou multicolores, puis il s’en fut pieds nus à la cuisine où il but du lait chaud et mangea du pain de maïs que sa femme Olympia avait posé sur la table devant lui. Ils échangèrent à peine quelques paroles en dehors de leurs considérations au sujet du bœuf qu’il faudrait acheter, puis incidemment il fut question des enfants. Les deux petits avaient déclaré ne pas vouloir aller à la foire parce que la jolie dame leur avait promis de venir ce même jour à la Cova de Iria... Manuel souriait plein de tendresse :

– Laisse-les, ils verront bien d’eux-mêmes...

– Quoi ?

Il laissa tomber ses mains sur ses genoux. Ses yeux étroits et noirs dévisagèrent Olympia avec franchise. Celle-ci le regardait avec une sorte d’avidité joyeuse, puis elle baissa les yeux.

– Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas menti, car ils ne savent pas mentir, dit enfin Pedro.

– Il faut aller au marché.

– Oui, mais laissons-les aller où il leur plaira !

– Maria Rosa n’est pas de cet avis.

– Je la crois un peu dure envers les petits !

Manuel Pedro semblait ne pouvoir supporter l’atmosphère lourde de la cuisine même à présent, de si grand matin. Maigre et de haute taille, un peu voûté, il sortit dans le jardinet planté devant sa maison et regarda vers le coin de terre peuplé de figuiers luisants, dont le reflet rappelait la poussière veloutée de la rosée. Son fils se trouvait près de la citerne. L’air singulièrement absent, il regardait du côté de la petite montagne qui s’élevait à main droite. Manuel Pedro, à sa vue, ne sut faire autre chose que de se gratter une fois de plus le menton avec vigueur. Car ce doux avait besoin de ce geste de diversion. Des paroles qui réjouissaient son cœur résonnaient dans son for intérieur. Dieu est grand, contentons-nous de croire en lui. Alors, assurément, il ne pourra rien nous arriver. Francisco ne ment pas, j’en mettrais ma main au feu...

Il pénétra dans la vaste étendue de terrain semblable à un jardin qui lui appartenait. Francisco ne le vit pas venir. Il se tenait toujours immobile, les pieds joints, raide comme un piquet, comme s’il posait des questions et recevait des réponses d’un interlocuteur invisible. Manuel Pedro eut donc la possibilité d’examiner le visage de son fils. C’était un vrai visage d’enfant, joufflu, d’un brun rougeâtre. Heureusement impressionné, le père eut un sourire de satisfaction. Francisco deviendrait un homme sérieux plus tard, qui saurait prendre soin de la terre. Il allait s’éloigner lorsque son fils s’aperçut de sa présence.

– Un bon temps pour la fête ! lança Manuel Pedro.

– Achèterez-vous des bœufs ? demanda Francisco.

– Oui, il nous les faut !

Francisco grattait l’herbe courte du bout de son pied :

– Je n’irai pas là-bas demain, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

– C’est entendu.

Et Manuel Pedro s’arracha encore ces paroles : « Mais toi, sois raisonnable ! »

Ils se trouvaient maintenant tout près l’un de l’autre à l’ombre d’un figuier. Leur ressemblance était frappante, car le père avait gardé cette expression confiante et franche de l’enfance dans un visage marqué par une tendance à la plus aimable soumission. Il considéra un buisson de roses dont les fleurs étaient pénétrées par l’ombre violette de l’arbre et il eut le sentiment brusque d’apercevoir sur le visage de son fils un reflet mystérieux dont il ne pût préciser le caractère. Il se laissa aller à y songer avec une grande douceur et une ferveur simple : « Lorsque j’avais ton âge, dit-il soudain en s’adressant à son fils, je n’avais pas de rendez-vous avec de belles demoiselles ! » puis il rit en regardant son enfant, qui, riant aussi, regardait son père en accueillant cette innocente plaisanterie pour ce qu’elle était : un petit signe que l’on croyait en ses paroles.

Mais aussitôt après, Manuel se demandait s’il était convenable qu’il eût tenu un tel propos et il marmonna hésitant : « Par exemple, mon fils, ouvre bien l’œil et ne t’en fais pas conter par ta cousine ! »

Francisco fit un petit signe de tête. Puis, le père comme le fils estimant sans doute avoir assez agité un sujet inhabituel, se dirigèrent vers la maison tout en parlant du prix d’achat des bœufs. Cette conversation dura bien plus longtemps que les quelques phrases échangées sous le figuier et, si le père avait par moments le désir très vif de demander à son fils s’il croyait lui aussi que la Sainte Vierge leur était apparue à ses cousines et à lui-même, il n’avait cependant pas posé cette question de crainte de prononcer le nom de la Sainte Vierge. Mais Jacinta l’avait crié à sa mère avec des transports de joie et maintenant que la petite grimpait sur ses genoux, il la serra contre lui puis écarta un peu l’enfant, afin de mieux regarder au fond de ses yeux. Ils étaient parfaitement clairs et insouciants, les yeux noirs, brillants, de sa petite fille de sept ans ! Il déposa l’enfant par terre et se sentit un peu grave, comme s’il se disait qu’il était impossible que cette enfant, qui lui venait à peine à la hanche, put avoir été favorisée d’une si grande révélation. Il tenta de secouer de lui sa douceur, c’est-à-dire son moi non sans un peu d’irritation. Il semblait plus raisonnable de ne pas gaspiller trop de réflexion autour de ces histoires contées par des enfants. Le mieux serait de voir venir plutôt que de se laisser aller à rêver. Une journée bien remplie l’attendait.

Vers le soir Maria Dos Santos Carreira, une voisine, vint faire une visite, et, assurément, il fut irritant de la voir questionner les enfants avec nervosité, tout en montrant aussi ouvertement à quel point elle était émue. Finalement, elle remarqua un mouvement de tête que lui adressait Manuel Pedro et comprit qu’il ne voulait pas avoir à parler de certain évènement remarquable. Il était heureux que les deux enfants eussent été si affamés, qu’ils ne prêtèrent qu’une attention vague aux paroles de Maria ! Mais lorsque le soir vint, le père ne put se défendre de demander avec émotion à Francisco et à Jacinta de venir à la fête. Soudain muets les deux petits considéraient leurs écuelles vides. Olympia leur demanda en plaisantant s’ils étaient encore affamés ? Ils répondirent sans hésiter, ce qui réchauffa l’atmosphère. Leur mère apporta alors quelques figues, recouvertes encore de la pellicule de pruine presque immatérielle qui atteste de leur fraîcheur. Puis, tout s’estompa dans le gai tumulte que crée une nombreuse famille après un repas lorsque les voix et les rires s’entrecroisent.

Manuel Pedro ne put trouver le sommeil cette nuit-là. Il voyait sans cesse comme en songe le visage de son fils, tout imprégné du reflet des roses du buisson qui croissait sous le figuier. Il eut voulu écarter les ombres violettes projetées par l’arbre, mais elles échappaient à sa main gourde, maladroite de paysan. Il souriait, tandis que ce réseau insaisissable fondait dans ses doigts – et Francisco était devenu introuvable : il se mit à sa recherche, le cœur battant, avec une angoisse grandissante, il jeta son nom contre des murailles de roc, qui lui renvoyèrent l’écho de sa voix.

Il faisait encore frais, lorsque Manuel Pedro se coiffa de son haut bonnet noir tandis que Olympia entourait ses cheveux d’un serre-tête qui les dissimulait avec soin. Elle s’approcha du lit de Jacinta et traça un signe de croix sur le front de l’enfant, elle se pencha également vers Francisco, endormi. L’air était dur et vif lorsqu’ils sortirent par la porte donnant sur la route par quatre marches de pierre. Un vent montagnard froid, bourru, les assaillit. Mais déjà le soleil luisait sur les montagnes arrondies à l’occident.

Jacinta et Francisco piétinaient dans la cuisine où se trouvaient déjà leurs frères et sœurs. Le frère aîné les mit en garde gravement, de ne point commettre de sottises ce jour-là. Les petits répondirent en hochant leurs têtes aux joues rebondies. Bientôt ils eurent atteint la croisée des chemins où Lucia les attendait. Celle-ci avait l’intention de se rendre à Fatima afin d’amener à sa suite des amies qui avaient fait leur première communion le même jour qu’elle. Ceci surprit fort les petits, mais ils n’en dirent mot et, tout en poussant leurs moutons devant eux, ils atteignirent une vallée boisée qui était très proche.

Jacinta bavardait comme en rêve, sans attendre de réponse de la part de Francisco, qui, d’ailleurs, ne disait mot. Il y avait longtemps qu’il n’avait porté son harmonica à ses lèvres ! Un peu de tristesse s’amassait en lui, mais en même temps il s’inquiétait de diriger les moutons là où ils trouveraient a brouter car au bout d’une heure, il faudrait les rentrer, aller mettre ses beaux vêtements et se rendre à la ; Cova da Iria. « À ton âge, je n’avais pas de rendez-vous avec de belles demoiselles ! » avait dit son père. Francisco souriait, mais il réprima aussitôt ce sourire pour rassembler ses pensées autour de la Dame qui lui était apparue. Et, avec un élancement douloureux à travers tout le corps, il pensa : mais elle ne nous a pas « rencontrés » car ses pieds ne touchaient pas la terre. Cette pensée lui faisait monter les larmes aux yeux, mais il ne voulait pas en parler avec Jacinta. Celle-ci avait les poches pleines de bonbons et ne cessait de manger et de parler. Enfin, les moutons parurent moins affamés. Jacinta était pressée de rentrer le troupeau. Il s’agissait de rassembler les agneaux à l’aide de longues houlettes, de les pourchasser lorsqu’ils s’égaraient dans un champ interdit.

Maria dos Santos Carreira se tenait devant sa maison lorsque les enfants passèrent, poussant leurs moutons vers la bergerie. Elle leur cria quelque chose, mais le grésillement des petits sabots sur la route dure engloutit chacune de ses paroles. Elle faisait partie des quelques personnes du hameau d’Aljustrel qui prêtaient foi aux récits des trois cousins et elle avait un fils, Joao, qui en ce même instant, cramponné aux vastes jupes de sa mère, la bouche entrouverte, l’air un peu simple, suivait du regard un nuage qui bientôt ravit à ses yeux Jacinta et Francisco. Une vieille à la peau jaune, édentée, fut soudain furieuse lorsqu’elle vit Maria et son fils quitter leur demeure revêtus de leurs meilleurs habits. « À la Cova da Iria ! » lança-t-elle, railleuse, en tiraillant son mouchoir de tête roulé en turban. « Voir de belles dames, hein ? » Maria ne répondit pas, elle avança les lèvres et se mit à fredonner d’un air méprisant. En bas, sur la grand-route, elle rencontra d’autres personnes, des voitures à deux roues tirées par des ânes, et quelques enfants de Boleiros. Le vent était tombé. Sortis de quelques petites maisons dispersées dans la campagne qui semblaient absorbées dans un songe, des gens venaient se joindre au cortège.

Maria dos Santos Carreira ne voulait pas parler du tout, de ce qui l’émouvait, mais, finalement, elle ne put résister davantage. Elle courut vers la tête du cortège et rejoignit Lucia qui, en compagnie de quelques autres petites filles, de Francisco et de Jacinta, s’approchaient déjà de la combe en forme de coupe. Maria se pencha vers l’enfant et lui chuchota quelques paroles derrière sa main ouverte en écran. Lucia jeta un regard vers Joao qui, plus jeune qu’elle, morveux et vivace, boitillait à leur suite. C’était une Lucia différente de ce qu’elle était quelques jours auparavant. Elle fit plusieurs fois un léger signe d’assentiment, puis elle pencha la tête et dit à voix basse : « Je ne sais pas, j’essaierai... oui. »

Comme poussée par un vent puissant, inclinée en avant, la bouche entrouverte comme si elle n’arrivait pas à trouver assez d’air pour respirer, Lucia marchait d’un pas rapide, suivie d’une foule de croyants, de curieux venus d’Aljustrel, de Carascoa et de Torres Novas. De l’ouest venait un souffle marin humide et la Cova da Iria s’étendait devant eux odorante sous le vent. Les cimes vertes et épanouies des chênes verts luisaient à l’ombre desquels ceux qui composaient le cortège s’assirent. Tout le monde se mit à déballer des paniers contenant le repas de midi. Le ciel était comme presque toujours en juin : parfaitement bleu. On offrit une orange à Lucia. Elle devint aussitôt brûlante dans sa main et Lucia n’osa pas manger ce fruit. Elle avait cessé de parler à ses amies. Une jeune fille de Boleiros récitait le rosaire.

Soudain Lucia qui s’était agenouillée se releva, ayant saisi Jacinta par les épaules, elle lui dit : « Ne saute plus ! elle sera bientôt là ! » Maria agenouillée tenait son Joao serré contre elle et priait avec ferveur, ses yeux noirs rivés sur un point précis que lui avait désigné Lucia : le petit chêne d’un vert si doux qui s’élevait parmi les autres.

Le cri de Lucia si semblable à un chant s’éleva : Voyez l’éclair !

I] y avait là la lande dont l’herbe était déjà un peu rôtie. Ceux qui avaient suivi les enfants s’y laissèrent tomber à genoux.

– Vous m’avez demandé de venir ici, dites-moi ce que vous désirez ?

Un parfum âpre et doux se propagea comme une chaude haleine. À part cela on ne remarquait rien que le bourdonnement de centaines d’abeilles, murmure croissant qui, bien qu’il s’élevât du sol, semblait y retomber, s’égoutter, clarté éblouissante et pénétrer dans les plus insondables profondeurs. Ce n’était pas le vent de la montagne, et pas davantage le vent de la nier. L’éblouissante coupe de la Cova da Iria buvait ce bourdonnement qui n’en était pas un, ce murmure, qui n’en était pas un !

Lucia, flèche minuscule jaillie d’un arc bandé, désignait un point du ciel : là-bas... un nuage d’un blanc gris léger, à peine visible, se forma au-dessus du petit chêne vert et monta, monta. Le doigt tendu, Maria dos Santos frémit, elle se laissa tomber sur les talons, épuisée, et se sentit devenir lourde, presque insensible tant elle était bouleversée. Tremblante d’un froid subit, elle passa ses mains sur ses bras à la peau rêche. Elle n’osait répondre lorsqu’on lui adressa la parole pour lui demander si elle avait vu le petit nuage, entendu le bourdonnement au moment où Lucia, levant la tête, avait écouté des réponses.

Cependant ceux qui se trouvaient plus éloignés du chêne vert se levèrent, ils n’avaient entendu aucun bourdonnement, mais tous avaient vu le même nuage qui, semblable a une fumée grise d’encens, montait et allait se perdre dans le gouffre des cieux.

À présent, la combe était redevenue, telle qu’on la voyait toujours, pleine de plantes sauvages, surchauffées par le soleil, de chardons éblouissants, d’herbes sèches immuables. Des petits blocs clairs de rochers se découpaient avec une netteté singulière et les paroles des gens réunis en ce lieu vibraient aux oreilles de Francesco tellement qu’il avait envie de tirer son bonnet sur ses oreilles. Il se sentait abattu, mais non fatigué, la croix de son chapelet sortait de sa poche, il la bourra à l’intérieur avec des doigts maladroits. Des plaques rouges parurent sur ses joues. Il n’entendait pas ce que disaient les gens. Jacinta vint se placer auprès de lui dans un élan de confiance et lui souffla : « Elle viendra bientôt nous chercher ! »

Les dix doigts de Francisco se posèrent sur sa bouche, il murmura :

– Elle a dit cela ?

– Mais Lucia restera encore quelques temps...

– La lumière ! dit Francisco.

– Oui, la lumière !

Puis, ils se turent.

 

– Visionnaire ! En voilà une Bernadette ! Hou ! Trois Bernadettes ! Ainsi on vous a confié un secret ! Raconte-nous ça, Jacinta ?

– Imbéciles, je ne dirai rien !

Mais Francesco trancha avec le plus grand calme : « Ça nous est égal, si c’est ainsi que vous êtes ! Parlez tant qu’il vous plaira ! Ça nous est égal ! »

Les enfants du village, entourant le frère et la sœur, éclatèrent de rire. L’une des petites filles présentes, Joana, s’approcha alors d’un pas balancé, les poings aux hanches et déclara aux rieurs d’un ton sec : « Vous irez tous en Enfer ! » puis elle posa une main sur l’épaule de Francisco et ajouta : « Peut-être que son Ange gardien marche à ses côtés et vous ne le voyez pas, tant vous êtes stupides ! »

– Mais tu ne le vois pas non plus ! cria une petite fille, Henriquetta.

Joana, se tournant vers le frère et la sœur, dit alors : « Je suis tout de même pour vous ! Les sots ne peuvent pas me persuader de penser comme eux ! »

La vieille Ana sortait de l’auberge, une grimace mauvaise sur les lèvres :

– Hé là, les visionnaires de Marie ! C’est moi qui vous ferais passer ça ! Des mensonges, rien que des mensonges ! piaula-t-elle soudain en envoyant une bourrade à Francisco.

Mais Jacinta la prit à partie non sans témérité : « Tu n’es pas obligée de le croire ! Le vin qui est dans ton estomac te le défend ! » Elle resta plantée devant la vieille, la considérant d’un regard étincelant, pleine d’une insolence séductrice. La vieille Ana voulut se jeter sur l’enfant, mais celle-ci était déjà hors d’atteinte.

Francisco grogna à mi-voix : « Il en est tout de même ainsi ! et nous n’y pouvons rien ! »

Jacinta tourna vers lui son visage et, avec un sérieux plein de zèle, elle déclara : « Alors nous offrirons des sacrifices ? »

Il la considéra ébahi, sourit mélancoliquement et murmura : « Mais Lucia – tout le monde est contre elle à la maison – tous ! Et son père s’en va dire à l’auberge que cette histoire ne l’intéresse pas ! »

Jacinta eut un rire joyeux :

– Mais un jour tout s’arrangera, ne le crois-tu pas ?

– Lorsque nous serons au ciel ?

– Non, parce que Lucia devra encore rester ici ! chuchota Jacinta l’air important. Il faut bien qu’elle reste pour que tout le monde apprenne par elle... mais nous...

Francisco jeta un regard alentour et posa un doigt sur ses lèvres, le front soudain parcouru de rides profondes comme un adulte. Jacinta allait passer devant lui en sautillant, mais elle s’arrêta brusquement :

– Il ne faut pas en parler, d’ailleurs, ici c’est fermé ! dit-elle en désignant son gosier.

– Pourtant tu as tout raconté à maman, n’est-ce pas ?

La petite rit avec malice :

– Cela s’est envolé de ma bouche !

– Et puis, tu viens encore de parler d’un « secret », dit-il, timidement, en hochant la tête.

– Oui, mais c’est tout ce que j’ai dit !

– Je vois bien la belle Dame, mais jamais je n’entends quoi que ce soit. Il faut que tu me racontes tout bien exactement !

– Lucia le fera mieux que moi !

Francisco n’en dit pas davantage. Les lèvres serrées, le visage détendu, il ressassait intérieurement les paroles si souvent répétées : Ils iraient au Ciel lui et Jacinta... Ce n’était pas l’image de la mort qu’il avait devant les yeux, mais l’aveuglante clarté des cieux. La mort, ce n’était rien de plus compliqué que de pousser des moutons dans leurs pâturages... Certainement, pour atteindre cette félicité, il ne manquerait pas de dire bien des chapelets ainsi que la Sainte Vierge le lui avait ordonné. Tout naturellement la désignation « jolie Demoiselle » avait cédé la place dans sa pensée à un nom éblouissant. La lumière qui rayonnait de la paume de Ses mains l’avait pénétré et formait désormais entre lui et le ciel un chemin éclatant qui s’élevait tout droit.

Consciencieux, il se démenait autour du troupeau dont la masse sonnaillante et bouclée venait de s’engouffrer dans l’étable. Les moutons montaient sur le dos les uns des autres et bêlaient à qui mieux mieux. Lucia était restée à la maison ce jour-là. Les enfants se hâtaient donc pour aller retrouver leur cousine. Ils prirent à peine le temps de manger leur pain accompagné de fromage de brebis que leur mère, Olympia, leur avait préparé ! Francisco refusa même la grappe de raisin qu’elle lui tendit. Lorsqu’ils furent sur la route, ils rencontrèrent Jaime auquel Jacinta tendit sa grappe. Jaime la lui arracha presque des doigts et s’enfuit comme s’il l’avait volée. Francisco rit tellement que ses joues semblaient près d’éclater, puis il déclara :

– Que je suis bête !

– Pourquoi ?

Il haussa les épaules.

Lucia était assise seule dans la cuisine occupée à pelotonner la laine sur un dévidoir.

– Tu as le nez rouge ! dit Jacinta.

– Tu as pleuré ! ajouta Francisco en se frottant les paupières d’un air gêné.

Lucia ne leur répondit pas.

Soudain, Maria Rosa parut, ses yeux noirs luisaient de colère : « Vous nous en contez de belles ! » lança-t-elle au visage de sa nièce.

Jacinta, les pieds placés un peu en dedans, la regarda bien en face et dit :

– Parce que la Sainte Vierge nous est apparue ?

– Apparue ! apparue ! C’est pour ça ! hurla Maria Rosa. Apparaître à vous ! mais pas aux autres !

Le métier à tisser cessa de cliqueter dans la chambre voisine. Deux jeunes filles parurent sur le seuil, elles aussi avaient arrangé leur mouchoir de tête selon l’habitude générale, lorsqu’on est à la maison : une pointe pendante sur l’épaule, l’autre rentrée dans les cheveux. Gloria dit pleine d’une joyeuse insolence :

– C’est à peine si notre Lucia ouvre la bouche, il faut vraiment la presser comme un citron. Parle donc, Jacinta ! Nous y étions aussi, sais-tu, cachées derrière la colline et nous n’avons rien vu ni entendu ! D’ailleurs Francisco non plus n’a rien entendu. Qu’avez-vous donc comploté toutes deux ?

– Elle est venue et nous a parlé !

– Quelles histoires !

Les jeunes filles balançaient leurs hanches tout en riant très fort. Francisco dit enfin très calme : « Elle est venue, elle était là et elle a... elle a... »

Les deux aînées piaillaient de rire :

– Et à toi elle n’a rien dit ? Pourquoi donc ? Ne sais-tu pas aussi bien mentir que les deux autres ?

– Elles ne mentaient pas ! cria-t-il.

– Voyez-moi ce petit coq en fureur !

Il leur tourna le dos et posa un pied sur la marche de pierre qui entourait le foyer de la cheminée. Préoccupé, le dos voûté, il considérait le sol. Jacinta les bras croisés comme une femme se pencha en avant et dit avec passion :

– Laissez-le ! Il l’a vue ! Et c’est aussi bien. Et puis Maria Justina et Thérèsa ont vu les branches du chêne vert remuer lorsque la jolie dame nous a quittés.

– Ah ! celles-là ?... Ne racontent-elles pas avoir vu une fois quelque chose qui était aussi transparent que le cristal... une silhouette. C’était il y a deux ans, Lucia ?...

L’enfant ne répondit pas.

– Elle est têtue mais, attends un peu, il faudra bien que tu te décides à parler devant ceux qui vont venir !

Maria Rosa s’approcha de Lucia qui, tout comme d’autres petites filles en pareil cas, mit son bras en écran devant son front et ses yeux pour se protéger des coups.

Jacinta courut se placer auprès de Lucia et frappa le sol du pied avec emportement :

– Elle n’y peut rien ! Lucia n’a parlé que de ce qu’elle a vu !

– Petite sotte que prétends-tu savoir ?

Jacinta tel un vaillant petit combattant aux yeux de braise, s’écria :

– Je sais ce que je sais !

– Allez-vous-en jouer au jardin ! Joao garde les moutons aujourd’hui et, assurément, il ne verra aucune apparition ! dit Maria Rosa railleuse.

Comme les enfants sortaient, Thérèsa pinça gentiment la joue de Jacinta et lui dit : « Ne te fâche pas, après tout, il ne se passe pas grand chose par ici, aussi continue à nous raconter ce que tu as vu, continue ! »

Oui, les enfants tout attristés s’étaient installés sur le mur bas entourant la citerne. Lucia pleurait ; Francisco gêné, évitait de la regarder, tandis que Jacinta creusait le sol d’un index énervé. Ils n’osaient pas formuler en phrases précises le réseau léger des images, des pensées, des sentiments dans lequel ils étaient pris. Pour eux tout était simple, clair, d’une pureté éblouissante dont l’éclat surpassait tout. Le gigantesque buisson ponctué de pélargoniums incandescents jetait des ombres mouvantes sur la citerne. Un léger voile violet semblait tendu par-dessus les chênes verts et les figuiers. Les contours des deux cônes montagneux se découpaient nettement sur les profondeurs des cieux.

– Nous pourrions aller dans les grottes, dit Francisco.

Lucia sourit et laissa tomber le coin de son tablier avec lequel elle avait séché ses pleurs. Libérés, ils coururent sur la route jusqu’à un étroit sentier qu’ils gravirent en trombe. Là-haut, régnait la paix, là-haut, nul ne les affligerait, ne les questionnerait. Jacinta fut la première arrivée. Triomphante, elle agita son rosaire puis, étala ses jupes d’un air important comme si elle était à l’église et qu’il lui fallût exhiber fièrement son costume du dimanche. Son fichu était retombé sur sa nuque, libérant sa chevelure folle. Elle rit avec confiance ; les yeux attachés au ciel qui semblait si proche, si solide, si brillant et qui, dans sa solitude aveugle paraissait en cet instant plus peuplé que tout autre lieu en ce monde. Cependant le crépuscule commençait à envelopper les trois enfants.

La langue portugaise jaillit, parfois primesautière et bouillonnante et s’écoule comme un torrent montagnard sur les pierres de son lit. Ah ! une parole isolée de leur prière se révélait comme n’étant pas d’or et les autres, dites sur le même ton, ne jetaient aucun éclat. Pourtant toutes ensemble elles formaient un trésor imposant que les trois enfants offraient au ciel qui se transformait peu à peu, tandis qu’ils priaient, en un plafond de pierres précieuses au reflet mauve.

Enveloppés de ces formules prononcées sur un ton monotone, ils descendaient au fond d’eux-mêmes de plus en plus profondément. Mais ils retrouvaient toujours de nouvelles failles par lesquelles, tremblants, ils espéraient trouver une issue. Les profondeurs semblaient continuer les libres espaces terrestres tellement que leurs corps se heurtaient aux rochers d’où ils roulaient jusqu’au tapis bouclé et épais de la jeune herbe printanière. Les heures palpitaient, passaient, des heures venues des étoiles touchaient leurs visages qui fleurissaient au sein d’une clarté blanche. Francisco fut le premier à se lever d’un bond : « Les moutons ! » Puis aussitôt, le souvenir apaisant lui revint que les troupeaux étaient à l’étable.

– Jacinta, Lucia, il fait nuit !

– Tu vas te faire gronder ! dit sèchement Jacinta à Lucia.

Ils redescendirent en trombe. Éblouie par le feu dans l’âtre, Lucia pénétra dans la maison paternelle et fut sur le point de faire demi-tour pour s’enfuir, car le père était là qui reçut Lucia par ces paroles ironiques : « Y avait-il donc de bien belles choses à voir là, dehors, en pleine nuit ? »

Lucia mangea sa bouillie de maïs refroidie. Maria Rosa n’eut pas une parole de blâme à son adresse et se borna à déverser dans son assiette pleine un peu d’huile chaude. Antonio de Santos rit avec bonhomie :

– Avait-elle une auréole autour de la tête ?

– Oui !

– As-tu toujours bien compris ce que la Dame te disait ?

– Oui !

– As-tu pu bien considérer son visage ?

– Non !

– Elle est franche, que voulez-vous ! Vous aurait-elle dit comment vous pourriez devenir riches ?

– Non !

– T’a-t-elle souri ?

– Non !

– Quel âge peut-elle avoir ?

– Peut-être quinze ans.

– Et toute vêtue de blanc ? Son front est-il recouvert d’un voile ?

– Non, on peut voir son front.

– Et elle doit revenir le treizième jour du mois prochain ?

– Oui.

– Bon, laissons cela, ça suffit. Moi ça m’est égal et je pense que l’on ne devrait pas gaspiller tant de réflexions là-dessus, Maria Rosa, car, vois-tu, les enfants ont l’habitude d’avoir leurs secrets... n’est-ce pas ?

– Oh oui !

Lucia regardait son père bien en face, mais déjà celui-ci s’était détourné à nouveau, indifférent.

 

Le curé de Fatima, Emmanuel Marques Ferreira, attendait la visite de Lucia accompagnée de sa mère. Déplaisante histoire ! Quelle attitude prendre ? Mais après tout, les exemples foisonnaient dont la confrontation amenait cette conclusion : il fallait attendre, demeurer paisible, plein de mansuétude.

On frappa à la porte. Lucia, la petite fille était pâle, mais elle regardait bien en face son visage empreint de douceur aux sourcils épais tracés bien droits. Il lui fit signe d’approcher avec un sourire à la fois prudent et accueillant. Il lui frappa légèrement le dos en prononçant des paroles cordiales mais nullement compromettantes. Lucia, sans ciller, plongeait son regard dans les yeux sombres du curé tout en répondant par quelques phrases lourdes sans artifice qui se succédaient bien sagement sur ses lèvres. Elle restait presque immobile, ses paroles sonnaient clair et haut. Le curé posa ses deux mains sur les épaules de l’enfant pour lui demander si elle ne croyait pas possible que ce put être autre chose qu’une apparition céleste, c’est-à-dire... et le curé fit une pause dans le but de l’impressionner et soupira. Oui, on pouvait se demander et il rit de toutes ses dents blanches, s’il ne s’agissait pas en l’occurrence d’une apparition dont se servirait le démon ? Puis aussitôt le curé retrouva un sérieux impressionnant.

La plupart du temps, lorsqu’il s’agissait de véritables apparitions célestes, on recevait d’elles le conseil de se confier aussitôt à quelque personne religieuse et de tout lui dire. Il semblait que Lucia n’avait pas reçu une telle recommandation.

Lucia redescendit les genoux engourdis, l’escalier de la cure tandis que sa mère lui disait d’un ton encourageant : « Ainsi te voici renseignée : maintenant réfléchis bien et souviens-toi qu’à tout instant, tu peux rétracter ton mensonge ! »

Le chemin montait. Sur la droite s’élevait un moulin à vent pourvu de ses trois ailes triangulaires. Lucia s’arrêta médusée comme si elle allait être entraînée dans ce tourbillon dont elle ne pourrait plus se libérer. Maria Rosa chapitrait sa fille. Impossible d’échapper à ses admonestations. Un boqueteau dissimulait le plateau de La Cova da Iria, au loin se trouvait le hameau d’Aljustrel, des aloès poudreux se dressaient sur l’herbe poussiéreuse. Jamais encore ce chemin n’avait paru à Lucia aussi long et malaisé. Il lui semblait que les martèlements de son cœur atteignaient les pierres, les arbres, ils faisaient frémir les oliviers et les figuiers dans la campagne. Elle regardait ses pieds qui avançaient contre son gré comme deux obscurs moignons.

Son ombre l’accompagnait longue et mince, la journée n’était pas encore très avancée. Elle s’en allait vers un but lointain – seule. Sa mère marchait à ses côtés large, pesante, elle divisait les cieux lumineux de son corps massif : on eut dit qu’elle piétinait l’enfant à côté d’elle. Le visage doux du curé voguait devant Lucia, ses sourcils broussailleux se rejoignaient, il ne la grondait pas. Il avait posé sur sa chevelure une main pleine de pitié. Et pourquoi de la pitié ? Oui, parce que... parce que... et derrière ce mot se dissimulait le diable en personne qui riait au nez de l’enfant partout où elle posait son regard. Il était là, riant au fond de ce bois, sur les prés à l’herbe roussie... il riait. Lucia, soudain toute petite et apeurée, saisit la jupe maternelle.

– Pleure, va il y a de quoi ! dit Maria Rosa d’un ton presque tendre.

Lucia lâcha la robe de sa mère. Son visage pâle était inondé de larmes, elle lécha ses lèvres entrouvertes, desséchées.

– Tu n’y avais pas pensé, et moi non plus, d’ailleurs, à ce que t’a dit M. le Curé, n’est-ce pas ?

Des larmes s’égouttèrent d’abord sur le petit caraco clair de Lucia qui bientôt eut une tache sombre. Tout autour d’elle s’estompait, pâlissait, rien ne luisait ni ne brillait désormais, là-bas non plus, où s’étendait La Cova da Iria. Là-bas régnait l’obscurité et l’abandon, un bourdonnement sans signification, un méchant ouragan. Elle-même n’était qu’une petite parcelle de vie desséchée dans la claire étendue du paysage.

Elles avaient atteint le sommet de la côte. Le chemin menant à Ajustrel tourne en ce point vers la droite et monte encore un peu.

– Reposons-nous ! dit Maria Rosa.

Un mur, l’ombre bleue d’un figuier, une maison d’un bleu céleste, tout lui était indifférent. Il lui suffisait de s’asseoir enfin sur ce mur bas, de ne plus avancer.

Lucia caressa les pierres du mur. Sa main remuait comme une feuille brunie dans le vent. Sa mère lui tendit un gros morceau de pain de maïs. L’enfant voulut le saisir, mais il tomba sur le chemin. Lasse, elle se leva pour le ramasser. Le fichu blanc dont elle avait entouré sa tête en l’honneur de sa visite au curé, faisait ressortir singulièrement le ton huileux et doré de son visage aux yeux noirs attristés. Maria Rosa, la forte, la passionnée de vérité, eut à l’adresse de Lucia un sourire encourageant. « Ne ne tourmente pas, on peut tout rétracter. Tout pécheur repentant est le bienvenu de Dieu... » Elle se signa. « S’il s’agissait même d’une puissance des ténèbres ainsi... » Elle mordit dans son pain.

Lucia continuait à caresser les pierres tout en mangeant son pain laborieusement comme les enfants lorsqu’ils n’ont pas faim. Il lui semblait être assise sur ce mur, tout au fond d’un gouffre qui l’avait aspiré comme une gueule gigantesque. Elle éclata en sanglots. Maria Rosa dit alors sur un ton énergique :

– Il n’y a pas de quoi pleurer. Il n’y a qu’à avouer qu’on a menti.

– Je n’ai pas menti.

– Allons-nous-en, enfant opiniâtre ; tu seras bien obligée de reconnaître ton erreur. Vous êtes trois nigauds. Le vent en soufflant fait bouger les herbes et vous croyez voir la Sainte Vierge... A-t-elle dit qui elle était ? Non... Elle vous l’aurait annoncé d’abord... Tu es folle... dire que j’ai une fille comme toi, moi qui me suis déjà brûlé la langue par amour de la vérité ! Tu vas nous mettre sur le dos les habitants de tout le voisinage ! J’ai honte !

Une bande d’enfants vint à passer. Ils n’osèrent se moquer d’elle à haute voix, mais Lucia remarqua leurs grimaces et les gestes qu’ils eurent en se frappant le front de l’index. Toutes ses forces semblaient l’abandonner. Ses bras devinrent aussi pesants que des troncs d’arbres, ses genoux fléchissaient. Elle tentait inutilement de se redresser et de faire front à l’effrayant sentiment de vide qui s’emparait d’elle. Elle n’avait plus envie que de se tapir dans un recoin pour y mourir. Les paroles que lui adressait sa mère la frappaient avec précision, bien qu’elles parussent venir de très loin. Elles emplissaient le vide de son cœur, y suscitaient un écho vibrant qui ébranlait tout son être.

– Tu peux faire maintenant ce qu’il te plaira, je n’ai pas besoin de toi pour le moment. Profites-en pour réfléchir à la manière dont tu arrangeras tout cela... dit la mère.

Lucia s’en fut dans le jardin de ses parents. Le sentier de terre rouge qui descendait en pente raide l’entraînait. Elle courut sans pouvoir s’arrêter mais elle ne pleurait plus. Tout en elle s’était desséché, la pointe de son mouchoir claquait gaiement à sa suite. Elle tomba à genoux, mais ne put joindre les mains, celles-ci s’appuyaient à droite et à gauche dans l’herbe sèche. Ne voulant plus rien voir, elle pencha la tête jusqu’au sol. « Ce n’était pas elle ! » grondait une voix grossière. « C’était elle ! » répondait son cœur découragé. « Ce n’était pas elle ! » hurlaient mille voix affreuses, discordantes qui émanaient sans doute des chênes aux silhouettes tourmentées qui se penchaient vers elle pour s’emparer de sa personne.

Lucia jeta un cri de terreur et courut encore plus loin de la maison où elle ne se sentait plus chez elle. Comment est-ce que à elle, Elle, la Vierge Marie, eut daigné apparaître ?

Jacinta... Francisco... enfin deux noms familiers qui, comme le vent de la mer, venaient rafraîchir son front trempé de sueur.

Lucia voulut revenir sur ses pas, remonter la pente du sentier mais il se dressait devant elle comme un mur ; et les figuiers aux silhouettes racornies lui barraient le chemin. Il lui était impossible de gravir cette muraille. Sans une larme, sans désespoir, Lucia demeura immobile, raide comme un piquet dans la douceur rougeoyante et savoureuse de ce jardin du sud. Un sourire niais sur les lèvres, elle se frottait les poignets. Après tout, c’était fort simple : on dirait à maman que l’on avait menti. Lucia traversa le jardin, escalada un mur et se trouva enfin sur la route. Personne, si loin qu’elle put voir. C’était ici la fin du bourg, tout de suite après, là-haut, au milieu du chemin raide se dressaient les rocs calcaires arrondis auprès desquels l’Ange leur était apparu. Elle recula en prononçant intérieurement le mot « Ange » et se couvrit le visage avec son tablier afin de dissimuler un sourire. Lucia s’était mise à gravir la hauteur. Ses jambes n’étaient plus ankylosées comme tout à l’heure. Le versant de la petite montagne accumulait la chaleur et les parfums de la campagne. La prêle est d’un vert magique et s’élance délicate et frémissante ; le serpolet dispense son pénétrant parfum doux amer et, l’on ne sait d’où vous parvient l’arôme poivré du laurier.

Lucia se blottit dans une combe de rochers calcaires où tous les parfums vinrent l’assaillir, hardiment. Elle leva la tête et se glissa comme un chat parmi les replis du terrain. Un orgueil enfantin, coriace prenait peu à peu le dessus en elle. Boudeuse, ses lèvres épaisses faisant la moue, elle regarda droit devant elle, envahie par une soudaine vague d’énergie. Au loin, elle entendait les clochettes des moutons sautant par-dessus des obstacles. Elle se mordit les doigts et fut prise d’un rire stupide et franc qui sembla ne pas vouloir finir. Elle haussa les épaules, redevenue un peu grognon au souvenir de sa mère qui lui conseillait de tout rétracter. Elle donna une petite tape d’agacement au rocher, ses épais sourcils se rejoignirent et elle se frotta le dos contre la pierre.

 

La petite Jacinta, vive et hardie, ne se laissa pas intimider, bien qu’elle n’eût que sept ans. Quel mensonge devait-on avouer ? Elle sautait comme un agneau et envoyait chaque fois une bourrade à Lucia lorsque celle-ci passait auprès d’elle... Une si belle Dame... pouvait être le diable ! Elle lança un éclat de rire, se jeta dans les bras de Lucia et lui demanda d’un ton autoritaire et passionné de lui expliquer pourquoi ce devait être le diable ? Puis, soudain grave, posée, elle s’assit sur une pierre et déclara : « C’était la Mère du Sauveur » avec un gracieux geste d’entêtement. Voyons, ils se tenaient tout près d’elle, son manteau était ourlé d’or, son rosaire était composé de grains blancs et n’avait-elle pas dit qu’ils auraient tous trois beaucoup à souffrir ? Jacinta joignit les mains et marmonna : « Acceptez-vous chaque sacrifice, chaque souffrance en expiation des nombreux péchés par lesquels Dieu fut offensé ?... pour la conversion des pécheurs comme dédommagement pour les offenses faites au cœur de Marie ?

– ... Et dire chaque jour notre rosaire avec recueillement afin que la paix soit rendue au monde. Ce sont les recommandations que vous m’avez transmises ! conclut Francisco.

– Lucia ! Lucia !...

– Oui !

– Ne sois donc pas si bête !

– Le curé et maman...

– Laisse-les ! cria Jacinta.

Francisco se désignant lui-même : « Je devrais dire que je ne l’ai pas vue ? Pourquoi ? »

Il escalada un roc au sommet duquel il écarta les jambes afin de s’y maintenir solidement, car il n’y avait guère de place pour s’asseoir puis il resta ainsi immobile. De ce point élevé il voyait les moutons s’ils s’égaraient dans les champs voisins. Le soleil chauffait le rocher et sa tête transpirait sous son bonnet de peau de mouton mais il ne bougeait pas, son visage joufflu tourné vers les cieux. Il ne songeait à rien mais des images se formaient en lui, flamboyaient dans l’obscurité. De larges allées de lumière sillonnaient la nuit puis se fondaient dans le ciel. C’était un reflet de ces rayons dans lesquels il avait plané, dans lesquels Dieu vous consumait en lui : Le petit garçon qui avait ramené ses jambes sous lui et posé ses mains sur ses genoux riait sans contrainte ; heureux, ravi par le souvenir de ce spectacle sublime : La si belle Dame leur tendant ses mains de lumière !

Brusquement il retrouva son sérieux. Il ouvrit la bouche et reconnut mélancolique et pensif mais je n’entends pas sa voix.

Jacinta lui cria qu’elles allaient manger un morceau, Francisco se pencha pour lui répondre : « Mangez si vous voulez, je n’ai pas faim ! »

... Et Elle a dit que Maria dos Neves était au ciel mais Amélia pas encore. Lucia et Jacinta iront au ciel et moi aussi... bouleversé Francisco cria du haut de son roc : « Lucia, si tu dis que c’est un mensonge, tu mens ! »

Lucia répondit par un sourire heureux. Ils mangèrent le pain de maïs, le fromage, Jacinta, cependant, ne cessait de rassembler des petits cailloux avec ses doigts minces. Elle mangeait avec appétit mais ne pouvait s’arrêter dans son jeu passionnant. Tout en jouant elle appuyait sa tête à l’épaule de sa cousine. Lucia se sentait pénétrer par une onde de chaleur douce. Jadis elle n’appréciait guère ces gestes familiers de la part de Jacinta ; à présent la petite avec son cœur confiant, sa hardiesse était devenue tout pour elle. Elle suivait le jeu de ses doigts. Mon Dieu, Jacinta n’avait que sept ans, elle ne réfléchissait pas, ne se « rongeait » jamais, elle trouvait tout naturel que la Sainte Vierge descendit sur terre. Le prodige ne l’éblouissait pas mais la comblait de félicité sans étonnement. Car pour elle le ciel était tout aussi proche que la terre et aussi Dieu, les anges et la Vierge Marie. Si celle-ci songeait un jour à descendre dans la Cova da Iria, cela s’accomplissait. Rien ne l’effrayait. Il s’agissait seulement de dire son rosaire et de faire des sacrifices. Rien n’était plus simple que de lui obéir.

– Francisco fait un sacrifice ! dit-elle à voix basse à sa cousine en mettant sa main en écran devant sa bouche tandis qu’elle remontait ses sourcils avec un air d’importance. « Vois, la sueur ruisselle sur son visage ! puis elle cria à son frère : Francisco... fais-tu un sacrifice ?

– Comment ?

– Dis-moi si tu fais un sacrifice ?

– Laisse-moi.

Elle frotta sa tête contre l’épaule de Lucia :

– Ta mère reconnaîtra bientôt que tu ne peux pas mentir. Pourquoi donc ne te croit-elle pas ?

– Je n’en sais rien !

Jacinta poursuivait ses bavardages, mais ils étaient doux à l’oreille de sa grande cousine. Rien n’angoissait davantage celle-ci que la pensée de rentrer à la maison. Lorsque sa mère s’emportait on ne savait jamais si elle n’en viendrait pas aux coups ; n’avait-elle pas dit qu’elle lui ferait sortir la vérité de la peau à force de la battre ?

Et puis tous ces gens qui voulaient savoir tant de choses ! Et ils riaient avec cela, la touchaient, la tournaient en la saisissant aux épaules pour mieux l’examiner. Il leur arrivait même de lui envoyer une bourrade brutale et Ana lui avait même lancé un pot d’eau sale dans les jambes. Et elle comprenait leurs sentiments à tous... à tous... qu’il était bon, par contre de sentir la petite Jacinta se frotter la tête contre elle comme un chaton. Si la petite ne comprenait pas ce qui tourmentait Lucia, c’était si réconfortant de savoir toujours vive cette confiance inébranlable, cette certitude que ç’avait bien été la Vierge Marie qui était descendue jusqu’à eux pour... et Lucia se mit à se gratter le crâne avec énergie. Soudain elle s’arrêta et leva les yeux vers la silhouette de Francisco toujours assis immobile sur son rocher. Elle lui fit signe et allait lui adresser la parole lorsqu’une sensation de fatigue s’empara d’elle brusquement. Elle s’allongea et s’endormit aussitôt. Dans son sommeil il lui semblait entendre jouer de l’harmonica tout en haut du rocher, tandis que les arbres voisins se penchaient, curieux, et que le vent de l’Atlantique apportait une odeur de fumée. Déjà des flots de fumée s’échappaient de toutes les fentes du sol et des failles dans le rocher, l’obscurité les avait tous enveloppés... Mais Jacinta la tira par une jambe et elle s’éveilla aussitôt. Il y avait la regardant le clair visage de sa cousine dont la bouche se distendait sur un éclat de rire.

Francisco descendu de son rocher chassait les moutons hors d’un champ de pois.

Lorsqu’ils rentrèrent leur troupeau, un étranger vint à leur rencontre. Il s’arrêta, se vit entourer, en souriant, par les moutons qui soulevaient une poussière rougeâtre et dont les clochettes sonnaient dur et haut. Il saisit solidement Jacinta à l’épaule : « Jacinta ? » demanda-t-il.

Bousculée de toutes parts par les agneaux elle répondit : « Jacinta ! »

– Je vous attendais ici, dit le monsieur inconnu.

– Il a l’air de venir de Lisbonne ! murmura Lucia : un monsieur de Lisbonne ? que peut-il nous vouloir ?

L’étranger suivit les enfants et le troupeau et vit Lucia pousser ses bêtes dans la bergerie. Il attendit qu’elle en fût ressortie, mais elle ne se montra plus. Et les deux petits ? Il ne voulait pas les interroger sous le toit de leurs parents.

L’inconnu avait d’étroites épaules et portait un col haut et raide. Il parcourut la grand-rue du village en regardant à droite et à gauche les maisons misérables qui suivaient les méandres de la rue comme pour paraître un peu moins monotones. Auparavant, il avait visité la combe, considéré le petit chêne vert : on disait qu’une belle Dame était apparue juste au-dessus. Il prenait des notes, tout en aspirant à boire une gorgée de thé car la chaleur était rude. Oui, là-haut par ce temps-là, il pouvait arriver que, ébloui par le soleil déversant des torrents de feu, on vît ce qui n’existait pas. Pourtant l’histoire lui paraissait touchante et, du piédestal où le plaçait son intelligence et son savoir d’homme supérieur, il essayait de lire dans le cœur de ces petits bergers. La tâche semblait peu aisée. Puis il sourit avec une expression émue et pensa à sa mère défunte, se moucha et eut l’impression d’être aussi uni et simple que le paysage environnant qui, vraiment, vous envoûtait. Il règne en ces lieux une solennité toute virgilienne, remarqua-t-il, puis il s’assit sur une murette et passa un doigt dans son col trop étroit. Quelle adorable enfant que cette Jacinta ! Son visage lisse luisait comme un bronze, son nez droit était joli et hardi, ses yeux ressemblaient à des châtaignes sombres qui brillent dans la verdure. Il continuait à prendre des notes. Dans une vingtaine d’années on saurait assurément expliquer ce phénomène qui consistait à « avoir des visions » ! Elles étaient peut-être dues à des rayons émanant des visionnaires eux-mêmes qui projetaient de leur intérieur des images hantant leur subconscient. Certainement ces enfants avaient désiré un miracle dont ils parlaient souvent entre eux jusqu’au moment où ils en avaient été les témoins transportés. Il sourit et porta son crayon à ses lèvres. Au même instant les trois enfants, objets de ses pensées, parurent suivis d’une bande bruyante d’autres garçons et filles qui criaient et riaient tous à la fois et l’entourèrent aussitôt. Il n’y avait plus pour lui qu’un parti à prendre c’était de monter sur le mur et de ce lieu dominant faire tomber une pluie de pièces de monnaie sur la bande surexcitée, afin de distraire de lui son attention. Mais cette manœuvre n’eut qu’un résultat passager. La poussière rouge du chemin tourbillonna, il voulut saisir Jacinta par le bras et l’entraîner à sa suite, mais il n’y réussit qu’à demi ; comme une grappe géante les enfants se cramponnaient à lui de leurs multiples mains de ouistiti. Enfin, il réussit à saisir la main de Jacinta. Aussitôt un garçon et une fille plus âgés fendirent la masse enfantine pour s’approcher de lui. Était-ce là les deux autres jeunes visionnaires ? « Lucia et Francisco ? » dit-il sans hésiter.

Lucia avait un visage d’enfant qui a compris beaucoup de choses, Francisco devait être un rêveur, quant à l’autre petite, on eut dit tout un bouquet de lis flamboyants. Il réussit à tracer ces remarques sur son carnet de notes, alors, comme rassasié, il devint tout à fait sérieux et il lui fut possible d’attirer les enfants dans une maison du village et d’en fermer la porte sur eux. Il n’y avait personne dans cette maison et elle avait une autre porte donnant sur la campagne.

– Vous vous appelez bien Lucia, Francisco et Jacinta ? C’est vous qu’on ne croit pas lorsque vous dites avoir vu la Sainte Vierge ou une jolie demoiselle apparaître dans les airs au-dessus d’un chêne vert ? demanda-t-il d’une voix prenante, la tête légèrement inclinée sur une épaule.

– On nous croit, ou bien on ne nous croit pas ! répondit Lucia sèchement.

– Et pourquoi ne vous croit-on pas ?

– Ils prétendent que nous mentons ! s’écria Jacinta.

– Ainsi... et vous ne mentez pas ?

Il saisit le menton de Jacinta et la força à relever la tête. Elle le considéra d’un air courroucé et rejeta la tête en arrière. Aucun des enfants ne répondit. L’homme se tourna alors vers Francisco :

– Et toi ?

– Nous ne mentons pas.

– Et elle vous a parlé ?

– Je ne l’entends jamais, Monsieur.

– Ah ! Vraiment ?

L’inconnu tira son carnet et recommença à prendre des notes. Jacinta, la tête un peu penchée en avant, la bouche entrouverte, regardait dans le carnet. Il la saisit par le bout du nez qu’il pinça :

– Tout cela sera mis dans le journal ! conclut-il gentiment.

– Pourquoi ? demanda la petite.

– C’est étrange : la belle Dame n’a donc jamais dit qu’elle était la mère de Jésus ? Alors pourquoi croyez-vous qu’elle est la Sainte Vierge ?

Lucia envoya un coup de coude dans les côtes de Jacinta. Elles considéraient l’étranger de dessous leurs sourcils épais et luisants comme de belles chenilles. Mais Jacinta ne put s’empêcher de murmurer : « Puisqu’elle marche dans les airs et qu’elle vient du ciel... et... » Mais Francisco, dignement, mit fin à la conversation en disant d’un ton mâle et poli : « Maintenant, nous ne parlerons plus, Monsieur ! »

L’étranger rit.

– Vous n’avez pas besoin de me regarder d’un air fâché. Je crois que vous avez en effet vu quelque chose. Il en est ainsi : les sots croient, les « intelligents à demi » ne vous croient pas et les « intelligents » vous croient. Me comprenez-vous ?

Jacinta rit, détendue.

– Oui, pourquoi n’auriez-vous pas vu quelque chose ? Quoi ? Voilà évidemment qui représente une autre question. Mais je ne veux pas vous troubler. Il tenta de caresser la joue de Lucia, mais elle recula de deux pas. « C’est bien... C’est ainsi que vous devez vous comporter afin que je croie que vous ne mentez pas. Oui, demeurez ainsi, sombres, insociables, naïfs... » Soudain, il désigna Francisco d’un index sévère : « Et toi, pourquoi ne t’a-t-elle pas parlé ? »

– Je n’en sais rien.

– Il n’est pas aussi sensible que les filles. Oui, oui, c’est ça. Et vous avez toujours eu le désir de voir la Sainte Vierge ?

– Nous ne l’avons jamais eu, répondit laconiquement Lucia.

– Non ? C’est surprenant, mais cela peut s’expliquer car, au fond, tout s’explique si l’on songe que l’être humain a encore des millions d’années devant lui pour sonder les mystères de la nature. Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes pas encore là.

Francisco tira Lucia par sa manche, prit Jacinta par la main et en un clin d’œil ils avaient escaladé le mur.

– Charmants petits êtres... Gentils petits voyants...

L’étranger n’y tint plus, il défit son col, car il bâillait comme un poisson mis au sec. Le plus sage serait maintenant d’aller se réfugier dans l’infecte auberge qu’il avait entrevue auparavant.

Parfaitement satisfait du résultat de son expédition, il quitta la maison dans laquelle il s’était introduit et qui était toujours vide, et sortit dans la grand-rue du village. Mais la horde surexcitée des enfants l’y guettait, qui, aussitôt, l’environna de bousculades, de piaulements, de cris. Pourtant l’étranger ne cessait de sourire : il voyait déjà devant lui l’image d’une réussite flatteuse et lucrative, il s’agissait seulement d’être plus rapide et adroit que tous les autres... Dans son ignorance des lieux, il avait cru préférable de laisser sa voiture et son chauffeur à Fatima.

L’aubergiste dispersa les enfants et l’hôte demanda, complètement asséché qu’il était, qu’on lui servit du vin. L’aubergiste posa en plus sur la table du pain et du fromage de brebis et cet homme avisé, tout en absorbant son frugal repas, se mit à rêver au désir qui projette hors des cœurs des images longtemps révérées en secret.

L’aubergiste risqua une question qui le brûlait :

– Monsieur vient de Lisbonne ?

– De Coïmbre.

Le petit homme à la moustache noire, ébouriffée, remarqua avec une inclinaison polie :

– Il n’y a pas grand-chose à voir chez nous, Monsieur !

– Oh si ! Lucia, Francisco, Jacinta... On ne devrait pas leur ôter brutalement le courage de dire ce qu’ils ont vu.

– Non ?

– Non !

L’aubergiste, dans sa hâte de donner son avis, à ce sujet, lançait une pluie de salive qui jaillissait de ses lèvres volubiles : « Après tout, on est tout de même un peu éclairé... Mais moi je dis aussi : laissons-les. Ça finira de soi-même, cette histoire-là ! »

L’étranger, affamé, avait attaqué le fromage de chèvre.

– Finir ? leur histoire ? Mais pourquoi ces petits n’auraient-ils pas eu une vision ? Tout existait déjà, croyez-moi, ce sont des images reflétées dans leur pensée ; s’ils voulaient toucher l’apparition, il n’y aurait tout à coup plus que le vide... Mais ce n’est pas une tromperie ; en fait, croyez-moi, c’est là mon opinion.

– Ah ! Comme ça...

– Quiconque sera hostile à ces enfants... hein, vous savez ? dit l’étranger d’un air taquin.

Il paya, puis s’éloigna. Le vin et la chaleur lui donnaient l’impression de fouler des nuées. « Un vœu ardent peut sans doute prendre forme matérielle, c’est vraisemblable ! » murmura-t-il encore plein d’une douce torpeur... « seulement il ne faut pas avoir l’esprit étroit pour le comprendre », ajouta-t-il en trébuchant dans un tas de crottin.

 

Humble, repliée sur elle-même, comme étrangère à tout ce qui l’environnait, Lucia errait dans la maison paternelle, passant sans raison d’une pièce dans une autre tandis qu’autour d’elle les grandes personnes se mouvaient comme des ombres : ses sœurs, son père, sa mère, dans une solitude où le vide absolu permettait de brutales résonances. Des mots gigantesques s’abattaient sur elle ; la frappaient, la transperçaient, la poussaient vers des gouffres rougeoyants, pleins de cris, tels qu’il n’en existe pas de plus profonds. Et à cause de cela même, elle en remontait haletante, têtue, elle gagnait dix pas, puis cent, puis mille. Un vent infernal tentait de la repousser, mais elle avait repris son équilibre et gagnait du terrain. L’atmosphère s’éclairait et à nouveau ils s’en furent à trois vers l’indicible et brûlante clarté qui ne les éblouissait pas, ces humbles enfants d’Aljustrel. Ce coin du monde est visité des ouragans soufflant des sommets comme de l’océan, même en juillet. Au matin, il arrive que tout apparaisse baigné d’une douloureuse clarté mais le vent apporte avec lui l’éclat gris de l’océan Atlantique. La Cova da Iria est tapissée d’herbe rouillée et tout son espace semble s’élever de lui-même vers les cieux. Elle n’attire pas de loin, elle est en elle-même tout repos et attente, car la terre alentour est affaissée, elle se relève seulement un peu sur les bords. Là, le temps est demeuré comme un reflet de l’éternité. Rien ne s’y est perdu car lorsque la Sainte Vierge apparut, le temps, contre son habitude, dut s’arrêter.

Les parents de Lucia ne lui facilitèrent pas le chemin. Mais, si l’on considère le père et la mère de ses deux jeunes cousins, on est émerveillé de la prémonition du futur dont rayonnaient leurs visages. Avec bonté, pleins d’un respect touchant, ils surent ouvrir un sentier sous leurs pas. Ils résident à jamais dans une niche de clarté qui déchire le sol terrestre et où demeure leur ombre blanche, Manuel Pedro et Olympia.

Manuel Pedro possède et a représenté tout ce que son fils n’aura jamais, puisque celui-ci resta un enfant toute sa vie : la dignité, une beauté émouvante et accomplie dans sa maturité, une bouche qui sait et reconnaît, cette bouche pourtant fermée sur cette connaissance sublime et qui parle même dans le silence du prodige dont ses enfants furent témoins. Il a sur lui le minimum de chair qu’il faut pour être vivant. Olympia aussi est toute bonté, mais sa bonne volonté a quelque chose de tâtonnant, d’inquiet.

Elle suivait humblement.

Maria Rosa, par contre, était le sel amer, le sol féroce dans les précipices duquel Lucia haletante cherchait son chemin en sanglotant, solitaire, délaissée dans le noir. Harcelée sans relâche, elle fléchissait les genoux, ralentissait sa marche et patiemment se mettait à tâter le ciel incommensurable.

Manuel Pedro ne posait guère de questions, il ne savait qu’aimer tendrement. Il ne réussissait pas à tenir les voisins en respect ni à les persuader de croire ses enfants. Il restait assis, paisible, les mains sur les genoux, lorsque le soir on pénétrait dans sa maison et que l’on exigeait de lui, sur un ton autoritaire, qu’il mît un terme aux propos de ses enfants. Ses yeux noirs et étroits devenaient plus étroits encore et sa sombre moustache voilait son sourire. Il répondait à peine et se contentait de considérer les intrus l’un après l’autre, puis il disait : « Les enfants ne mentent pas... Dieu est grand... Patientez ! »

La mère entendait le lamento bavard de Maria Rosa qui n’éveillait en elle aucun désir de lui répondre. Il fallait enfermer ces enfants ! Leur montrer ce que l’on gagnait à se moquer des gens, et, généreuse, Maria Rosa chargeait les épaules de Lucia de toute la responsabilité. Les bergers, s’ils ne jouent de la flûte, ou ne se livrent au tricot, sont d’inutiles rêveurs auxquels il arrive d’avoir d’étranges idées. Lucia n’avait jamais été bien bavarde à la maison : il fallait lui arracher chacune de ses paroles et c’était devenu pire encore ces derniers temps. Pourquoi ne s’expliquait-elle pas ? Pourquoi ne répondait-elle que par monosyllabes ? Quel spectacle pour tout le voisinage ! Elle leur mettait les journalistes aux trousses. Ceux-là venaient flairer l’histoire sans en croire un mot évidemment, quant à la presse libre-penseuse elle en tirerait un parti qui lui agréerait fort comme on pouvait se l’imaginer. Jacinta, pour comble, il est vrai, avait affirmé que ç’avait été la Sainte Vierge qui était apparue au-dessus du chêne vert. Pour la seule raison qu’ils s’étaient imaginé que la belle Dame n’était point venue par un chemin, comme les simples mortels... Elle s’était même éloignée sans bouger les jambes. Il était grand temps de mettre fin à ces insanités. Son mari ne montrait aucun penchant à se mêler de cette affaire, tenant tout pour bavardages dénués de sens ; s’il était de bonne humeur il en riait, à moins qu’il ne se fâchât s’il se trouvait mal disposé. Vraiment, il s’agissait de savoir si Olympia mettrait fin de son côté à cette comédie ! Mais Maria Rosa ne laissait pas à Olympia le temps de développer ses pensées : le flot de ses paroles bouillonnait jusqu’à l’instant où elle s’éclipsait en expliquant à la hâte qu’elle avait à travailler et que les vains discours ne l’intéressaient pas. Olympia, petite et délicatement construite soupirait et tentait, rêveuse de descendre jusqu’au tréfonds de l’âme de ses enfants Francisco et Jacinta. Elle croyait encore entendre ce cri : « Maman ! à la Cova da Iria la Sainte Vierge nous est apparue ! » Dans le crépuscule, les yeux, tout le visage de la petite rayonnaient et, entraînée par son exaltation singulière, elle s’était jetée à son cou. Puis Jacinta continua de sauter autour de ses jupes ne pouvant rester immobile, son bonheur était profond, solide, expansif. Quant à Francisco sa sérénité était également entée, d’une manière inébranlable, sur une certitude absolue, bien qu’il se fût gratté la tête d’un air gêné lorsqu’il avait expliqué le fait que, tout d’abord, il ne pouvait voir la Dame, seulement Lucia avait demandé à celle-ci : « Pourquoi Francisco ne peut-il pas vous voir ? » Elle avait répondu : « Qu’il récite son rosaire ! » Alors seulement son éblouissante apparition avait aussi été visible à ses yeux. Mais Francisco ajoutait en grognant : « Pour ce qui est de l’entendre, c’est autre chose ! »

Pourquoi, pourquoi apparaissait-elle à ses enfants, ces êtres jeunes, bien trop jeunes ? Olympia, qui transpirait d’avoir trop réfléchi mit fin à ses inquiétudes par un grand signe de croix. Trop penser lui coupait l’appétit, lui ôtait le goût du travail. Dehors, dans les champs, son mari arrivait à bout de tout et même il réussissait à défendre le secret confié par la dame aux enfants, secret que Jacinta elle-même ne consentait à révéler à personne, bien qu’on l’en priât souvent instamment. Olympia possédait suffisamment de patience et de sérénité dans le cœur pour attendre et se confier en toute simplicité à Dieu dans ses prières.

Lorsque Lucia était apparue, comme en cet instant ruisselante de larmes, hurlant comme un chien écrasé, et bégayant qu’elle ne voulait plus aller à la Cova da Iria avec Francisco et Jacinta – peut-être M. le Curé avait-il raison, ce qu’ils avaient vu n’était sans doute qu’un méchant tour du diable, alors pour Olympia le voile s’était déchiré devant l’éblouissante certitude et elle s’était assise bien droite sur une chaise afin de consoler sa nièce. Mais, si la grande fille cessait de sangloter et épongeait ses larmes avec son tablier, elle n’en déclarait pas moins ne plus vouloir se rendre à la Cova da Iria ce 13 juillet ; il lui faudrait rester à la maison.

Et farouche, têtue, bien que tourmentée, elle persistait, précipitée dans un vide affreux à maintenir sa décision. Celle-ci se trouva encore renforcée lorsque au soir du 12 juillet, venant de tous les hameaux des environs, des campagnards montés sur les ânes, traversèrent la grand-rue d’Aljustrel qui luisait comme un fleuve d’or. Ils avaient ouvert de grands parasols, leurs paniers à provisions semblaient bourrés à éclater. Beaucoup de femmes étaient vêtues de noir et la sueur coulait en ruisselets sur leurs visages olivâtres sous leurs coiffures en forme de turban. Elles projetaient de grandes ombres dans lesquelles se noyaient les silhouettes des petits ânes dont on n’entendait que les piétinements consciencieux. Le soleil lançait de longs rayons très doux sur le vert éclatant des figuiers, les murs des maisons avaient des teintes magiques rose cru, mauve, vert absinthe. Beaucoup de gens allaient à pied, les femmes portaient des paniers sur leurs têtes dont les grosses nattes de cheveux chatoyaient.

Ce spectacle suffit à provoquer chez Maria Rosa une crise de colère. S’emportant elle criait : « Te voilà contente car ils viennent tous ! C’est toi qui les a attirés ici : ceux-là aussi veulent demander quelque chose à la jolie Dame ! » et elle se précipita sur Lucia qui parut se rouler en boule autant qu’il lui fut possible. Cependant, dans son désespoir sans bornes, sa furieuse angoisse, l’enfant s’écria : « Je n’irai... plus... là-bas ! » Elle eut voulu s’enfuir, mais rien n’est plus vivant, plus agissant que d’imprécises rumeurs et si les femmes s’en mêlent, elles s’y révèlent singulièrement douées, puissantes, léonines et rusées à la fois. On cerna Lucia, on l’emprisonna dans une tour obscure où des questions venaient la frapper, fulgurantes comme des éclairs. Des visages aux dents d’une blancheur éblouissante se penchaient vers elle, comme si ces dents allaient la mordre et la dévorer. Mais soudain, Lucia s’était glissée entre les pieds d’une femme qui en avait piaillé d’effroi, puis sous le ventre d’un âne et déjà elle avait sauté le mur et s’enfuyait plus loin. Tout en haut de la montée, seulement, elle s’arrêta, haletante, sur le sentier où elle n’avait cessé de glisser tant le sol était desséché. Et parce qu’elle n’avait que dix ans, Lucia se mit à rire puis aussi à pleurer par moments... Les ombres allongées projetées par les arbres s’unissaient à l’obscurité qui emplissait son cœur. Elle demeura immobile, les mains sur les yeux, pleine de bravade et d’amertume. Elle s’essuya enfin le nez avec son tablier, puis s’agenouilla en creusant avec ses genoux une petite cuvette. Le sable faisait mal... Quelle impression bienfaisante...

Par les sentiers détournés, elle courut à la maison des Marto et, cachée derrière un arbre, y appela Jacinta et Francisco à grands cris. Mais les deux petits étaient entourés d’une muraille humaine. Tout au contraire de Lucia, sans crainte ni timidité ; ils donnaient des réponses brèves à ceux qui les interrogeaient. Parfois ils grattaient le sol du pied, d’un air gêné, lorsqu’il leur répugnait de parler. Jacinta entendait bien les appels sauvages de Lucia, mais c’était en vain qu’elle heurtait du front le mur formé par les jupes et les genoux des femmes qui l’entouraient. Elle avait chaud, son serre-tête lui donnait des élancements dans le cerveau comme si souvent ces derniers temps. Fâchée, désespérée, ruisselante de sueur, elle louchait d’inquiétude. Bien au-dessus d’elle, Jacinta apercevait des visages rapprochés comme des toits voisins et elle devait renoncer à se libérer. Mais, tandis qu’elle commençait à se mordre le poing de rage, le groupe des femmes s’ouvrit, la clarté du jour tomba sur elle et la voix de son père se fit entendre, puis soudain elle se trouva en pleine clarté, son père l’avait élevée dans ses bras. Triomphante, elle souriait et, tout en voguant dans l’or des cieux, elle adressa un geste fier et joyeux à sa cousine qu’elle découvrit derrière un mur. Mais pour Lucia tout était différent. Elle devait poursuivre seule son chemin au sein d’une obscurité menaçante.

Jacinta voyait la route dure sous les pieds de son père, les toits multicolores et luisants s’abaissaient autour d’elle, tandis que la grand-rue du village montait. Elle tentait de replier ses jambes le plus haut possible, de se faire toute petite sur l’épaule de son père dont le bonnet au fond retombant lui chatouillait le visage tellement que le père et la fille se mirent à en rire de bon cœur. Jacinta se tourna à demi, mais devint subitement très grave sous le regard paternel.

Ils se trouvèrent bientôt dans la cuisine de la maison familiale, le père, qui riait encore, prit soudain, entre ses doigts hâlés, le menton de sa fille : « C’est simple, n’est-ce pas ?... On n’a qu’à dire la vérité. »

Leur conversation parut se terminer là-dessus et Jacinta se souvint alors du ton désespéré des appels de Lucia. Ce ne fut qu’en faisant un grand détour qu’elle put atteindre enfin celle qui, toujours comparable à un petit tas de malheurs, se taisait à présent, tapie là-bas, contre le mur. Sur un ton passionné, l’aînée murmura :

– Je n’irai pas avec vous ! Ne m’attendez pas !

– Il faudra donc... que je parle seule... à la belle Dame ?

– Oui !

– Non, non.

– Ne pleure pas, dis-lui seulement que je me demande si Elle ne nous trompe pas, si Elle n’est pas... le diable, comme le craint le curé...

Sanglotante, Jacinta se cramponnait à l’épaule de Lucia.

– Viens donc... Je ne dirai pas ça ! C’est faux : Elle vient du ciel !

– Je ne sais pas.

– Mais, moi, je le sais.

– Pourquoi ?

– Mais Elle est si belle ! pleurnicha Jacinta.

– Ne piaille donc pas comme ça, on va t’entendre, et puis il viendra encore des gens qui chaque matin... non, je n’irai pas. Allez-y...

Jacinta ne pouvait plus répondre. Elle essuyait son nez humide sur sa manche et appuyait en reniflant sa tête contre le mur.

– Et puis, je ne veux plus qu’on me batte !

– Ah, vraiment ? Jacinta, cessant de pleurer, considéra sa cousine avec irritation, alors qu’elle nous a demandé si nous étions prêts à subir toutes les vexations ! Et, de rage impuissante, elle mordit sa cousine à l’épaule.

– Cesse donc, voyons !

Pelotonnée sur elle-même, pleine de bravade contenue, et touchante, Jacinta déclara soudain : « Elle viendra nous chercher bientôt, Francisco et moi... Quant à toi, elle ne t’abandonnera jamais. » Puis elle récita sur un ton monotone : « Souffres-tu beaucoup ? Je ne t’abandonnerai jamais, mon cœur sera ton refuge et le chemin qui te mènera vers Dieu... C’est ce qu’elle t’a dit ! »

Les deux petites filles se dévisageaient, silencieuses à présent.

– Les voici ! cria tout près d’elle la voix aigre d’Henriqueta, l’enfant terrible du village.

– Cesse donc de crier ainsi ! lança Jacinta brutalement.

– Demain, on verra bien ! Et vous pourrez vous laisser enterrer vifs s’il ne se passe rien !

– En ce cas nous nous laisserons enterrer ! grogna Jacinta sombre.

Henriqueta regarda la petite fille avec surprise :

– Tu en es tout à fait sûre ?

– Oui. Elle viendra. Elle viendra !

 

On accourait de toutes parts. C’étaient des chariots tirés par des bêtes de labour, bourrés d’enfants, de vieillards ou de femmes de noir vêtues, portant des paniers de provisions sur la tête, des ânes et leur charge bariolée d’enfants aux jambes nues, poudrées de poussière. Des malades se traînaient jaunâtres, suants, avec une patience avide. Des individus pieds nus, d’autres, portant leurs habits des dimanches, étaient chaussés de brodequins neufs qui criaient. Les routes claires défoncées, chatoyaient de toutes les teintes de l’arc-en-ciel. La Cova da Iria se creusait en pente douce, ses bords relevés luisaient dans les derniers rayons du soleil. Les ombres allongées rampaient sur le sol, l’herbe, les buissons frôlaient les chênes verts, couraient comme une armée de fantômes sur les touffes de genêts éteints. Un arôme, provenant de toutes les plantes à oignons nombreuses en ce lieu, régnait en même temps que le parfum des cistes et des romarins. Et puis, c’était surtout l’odeur d’un soir de juillet sur ce plateau élevé où les vents de mer et de montagne bruissent comme les fleuves et multiplient ces fragrances particulières.

Une paysanne portant le nom de Carreira de la Moita avait paré le petit chêne vert, attaché des rubans à ses rameaux, fait couper les herbes et les buissons de la lande alentour afin d’élever une sorte d’arc, fait d’arbres grossièrement équarris. Une mer incandescente de fleurs, de cactus, de lauriers, de pélargoniums mêlait son parfum à celui des plantes amères. La foule s’installa sur l’herbe brûlée tapissant le sol sec et rude. Les paysans, qui d’habitude avaient de la terre une crainte respectueuse, n’hésitaient pas à laisser brouter leurs ânes tandis qu’ils s’installaient au mieux pour passer la nuit.

Des feux de camp élevèrent leurs flammes, couronnèrent les lignes sinueuses des bords de la combe. On mangeait, priait, puis on se couchait sur la terre nue parmi les cailloux et de hauts buissons secs à l’aspect métallique. Les estomacs étaient affamés mais les âmes aspiraient passionnément au miracle.

L’air vibrait au-dessus de la Cova, les voix confondues avaient des montées brusques puis elles s’apaisaient sous l’aile de la nuit, couraient au ras du sol si bien qu’on n’entendait plus qu’un bourdonnement doux. Des bouquets d’étoiles se mirent à scintiller, des ânes lancèrent leurs braiements nostalgiques, des enfants pleurnichaient comme perdus dans cette nuit pleine de lueurs et le vent de la montagne susurrait sur un ton monotone, parmi les rubans de soie ornant le chêne vert.

Plus d’un individu était couché là, la tête appuyée au mur de rochers enfermant le lieu de l’apparition, le regard tourné vers le ciel.

Le matin se leva accompagné de reflets éblouissants. Le firmament reposait clair, blanc, sur des boqueteaux d’oliviers d’un vert doré qui semblaient soudain lointains et inconnus. Entre la terre et le ciel le vent soufflait sur les dormeurs qui commençaient à s’éveiller. Sur les hauteurs les petits feux jaillirent, on cuisait la bouillie de maïs, on préparait un café clair. Semblables à de petits nuages pâlis, les enfants voletaient partout, se battaient, riaient et se roulaient comme de jeunes animaux. Les ânons, les pattes entravées, sautillaient à la recherche de touffes d’herbe un peu moins sèche. Parfois ils se plaignaient lamentablement comme des enfants éloignés de la maison paternelle. D’ailleurs, ne s’agissait-il pas qu’ils fussent présents lorsque la Sainte Vierge descendrait du ciel, eux, dont les ancêtres lui avaient servi de monture ?

De temps à autre des bandes d’enfants couraient jusqu’en haut, sur les bords de la combe, afin de voir si les enfants d’Aljustrel n’arrivaient pas. Deux automobiles s’arrêtèrent, orgueilleuses et trépidantes, leurs museaux nickelés ne s’aventuraient pourtant guère en ces lieux d’habitude, car cette campagne solitaire est éloignée de toute agglomération importante. Des messieurs et des dames descendirent de l’auto, des dames pâles, qui aussitôt ouvrirent leurs ombrelles et qui portaient des chapeaux à en rester bouche-bée. Avec quelle prudence elles gravirent les petits sentiers de terre rouge sur leurs hauts talons luisants !

Mais la Cova les contenait tous et en contiendrait plus encore, car elle s’apprêtait à recevoir tous ceux qui viendraient par la suite portant des bannières claquant dans le vent et chantant des cantiques. Des milliers de personnes se perdraient dans l’immense coupe parmi les ombres du grand chêne vert un peu éloigné du petit dont les rubans soyeux flottaient dans le vent. Les citadins s’installèrent sur des plaids écossais et ne mangèrent ni ne burent, mais ils regardaient autour d’eux et montraient du doigt certains spectacles qui provoquaient leur hilarité.

Une heure. Soudain un murmure immense s’éleva : « Ils viennent ! »

Oui, même Lucia était là, bien qu’elle eût dit ne pas vouloir venir aujourd’hui ! Mais, soudain, quelque chose l’avait poussée jusqu’à la maison des Marto où elle avait trouvé Francisco et Jacinta en larmes car ils ne se sentaient pas le courage d’aller à la Cova sans leur cousine.

Le ciel infini laisse deviner différentes couches d’un azur profond. Sous les feux du soleil les parasols s’ouvraient, que le vent rafraîchissant bousculait comme des fleurs au-dessus d’une multitude de visages bronzés, cuivrés, rôtis, aux reflets de citrons. Il fallait refermer les parasols, disait-on ? Alors, il y eut comme un remous de milliers d’ailes, puis il n’y eut plus, se détachant sur l’étendue brunie des prés, qu’une infinité de visages nus levés vers les cieux, car ceux-ci moins proches, se voilaient, n’étaient plus qu’une étendue claire incommensurable.

Un nuage d’un gris éblouissant flottait, restait suspendu au-dessus du petit chêne vert. La clarté qui en émanait était douce et pénétrante. Tous les individus qui eurent la chance de se trouver contre la muraille de rocher purent entendre le bourdonnement léger qui se propagea lorsque Lucia posa ses questions si simples et pourtant brûlantes, après avoir attendu quelque temps le front baissé comme si elle n’osait pas s’y risquer. Ce ne fut que lorsque Jacinta l’y eut décidée, qu’elle se mit à parler, d’abord d’une voix entrecoupée, puis, avec plus d’assurance, le visage levé subitement envahi d’une vive rougeur. Elle demanda, comme toujours, ce que voulait la Dame, puis elle la pria de rappeler à Elle une malade d’Antouguia qui aspirait à quitter ce monde.

Francisco se tenait un peu plus éloigné de Lucia, tandis que Jacinta se serrait presque contre sa grande cousine. Au sein de ce crépuscule étrange, les ombres des enfants s’estompaient, d’un bleu pâle. Leurs visages, par contre, fleurissaient dans un brouillard laiteux et sous les fichus blancs des filles, les yeux s’ouvraient comme des fleurs noires, fraîches et rayonnantes. Mais, soudain, Lucia jeta un cri et Jacinta se serra contre elle davantage encore tandis que Francisco demeurait immobile, les bras tendus en croix, comme s’il lui fallait contenir la vision qu’il contemplait. Puis, les paupières des enfants s’abaissèrent, leurs corps furent comme parcourus par des frissons de fièvre, ils tombèrent à genoux et leurs visages se ratatinèrent, devenus presque d’un gris de cendre. Devant eux, la terre semblait s’ouvrir.

Les troncs d’arbres, dont on avait bâti un arc rustique, oscillaient comme s’ils avaient été secoués à leur base. Des grondements d’orage retentirent, s’amplifièrent et firent se courber la multitude colorée comme un champ de maïs dans lequel souffle le vent de la montagne. Olympia, tombée à genoux à l’abri d’un buisson, essuyait son visage ruisselant de sueur et Marto, son époux, dont la moustache frémissait d’émotion comme une flamme bleue, s’élança à travers la foule vers sa petite fille qui demeurait silencieuse, les deux mains appuyées sur la bouche, et la prit dans ses bras.

– C’est charmant ! dit la dame, qui, assise à l’ombre d’un grand chêne vert avait vu cette scène de loin. Les messieurs qui l’accompagnaient prenaient des notes.

– Qu’en dis-tu, mon enfant ?

– Maman, il est arrivé un miracle ! murmura la petite fille en robe de ville.

La Cova da Iria ondulait comme un gigantesque champ de fleurs. Des enfants soulageaient leurs nerfs tendus par des cris, des rires et des pleurs. Le ciel les enveloppait tous de ses flots d’un bleu sombre. À nouveau les parasols se gonflèrent en craquant, comme des bulles d’un bleu noir, dissimulant aux regards des femmes priant, sanglotant, des hommes aux lèvres desséchées qui remettaient leurs bérets et allaient à la recherche des ânes. Le fils de Carreira, la paysanne qui avait orné le petit chêne se mit à pleurer très fort, car, lorsqu’on l’avait assis sur une pierre près de Lucia, il avait voulu s’agenouiller, mais était tombé et maintenant son visage était couvert de larmes et de morve. Certains grognaient, riaient et suaient rageurs, car ces grondements de tonnerre, ce nuage n’avaient pas suffi à convaincre leurs âmes raisonnables. Et pourquoi la Sainte Vierge apparaîtrait-elle précisément à ces trois enfants d’Aljustrel ? À cette petite Jacinta, impertinente et sautillante, à Lucia, à laquelle il fallait arracher chaque parole, à Francisco, qui n’entendait même pas parler l’apparition ? Un cercle de femmes criardes se forma qui, tout en renouant leurs fichus, reniflant ou envoyant des clins d’œil, se trouvèrent du même avis : on ne prendrait la chose au sérieux que dans le cas où l’on pourrait constater la guérison d’un malade car, enfin, la Sainte Vierge ne se montrerait pas pour la seule satisfaction de trois enfants d’Aljustrel ! Il s’agissait d’être intelligent, malin, afin de ne pas donner dans le panneau ! et, surtout, il convenait d’attendre ce qu’en dirait l’Église.

Les ânes trottinaient allégrement emportant leurs maîtresses et les petits enfants vers leurs foyers situés dans les nombreux hameaux qui sont groupés aux environs de la Cova da Iria à l’abri des oliviers mousseux et des châtaigniers obscurs comme la mer. Des sentiers rouges couraient entre des murettes sinueuses. Mais les petits ânes portaient aussi ceux qui pleuraient, qui étaient touchés, qui priaient et tenaient dans leurs mains leurs rosaires et ne savaient comment dominer l’incohérence de leurs gestes. Les paniers vides se balançaient, jaunes et luisants contre les flancs des bêtes. À l’abri des parasols on pouvait, effondré, pleurer sur ses fautes.

– Qu’est-ce qui vous attendait ? Que signifiait le cri de Lucia sinon qu’elle avait vu quelque chose qui l’emplissait d’effroi ? Est-ce que cela pourrait être pire encore que cela n’était ? L’Église opprimée ?...

Tout semblait proche, précis, dur. Seules les frondaisons duveteuses des oliviers voguaient, tracées d’un crayon léger dans cette vive clarté. Et les ânes portaient leurs fardeaux comme aux temps bibliques. Quel pays paisible, situé à l’ouest de l’Europe, quel sérénité réside dans ces... sentiers de sable rouge bordés de murs bas qui courent en dessinant des méandres dans la campagne ! Le soir n’éteint pas cette clarté, n’atténue pas sa dureté de diamant. La Sierra d’Aire est loin et les hameaux nichés dans ses derniers replis.

Maria Rosa bomba la poitrine quand elle vit revenir Lucia. Elle avait versé de rapides larmes arrachées à l’émotion lorsqu’elle avait entendu le cri de sa fille ; mais elle eut tôt fait de s’insurger à nouveau contre son propre sang. Il s’agissait de rester ferme car la vie n’était ni douce, ni merveilleuse. Antonio dos Santos ne soufflait mot sur les derniers évènements. Pourtant il mordait avec agacement les phalanges de ses doigts, lorsque sa femme grondait Lucia. Mais... il s’agissait d’abord que la vérité fût mise au jour, cela comptait davantage que le bonheur d’avoir dans la famille une seconde Bernadette ! Il serait vraiment trop commode de croire les déclarations de Lucia. La Sainte Vierge voulait que l’on dise le chapelet, elle ordonnait que l’on fît pénitence pour les péchés des humains. De si loin qu’elle l’aperçut, Maria Rosa cria à Lucia : « Dépêche-toi, tu es toute pâle. Quand cette stupidité prendra-t-elle fin ? »

– Ce n’est pas une stupidité : laisse, maman, laisse...

Elle ne pleura pas, n’eut pas en passant devant sa mère ce sursaut de bête persécutée, elle semblait être devenue une autre enfant aujourd’hui, dans la Cova da Iria.

– Et pourquoi ta belle Dame ne peut-elle pas guérir Joao ? Ce que Maria a pu pleurer à cause de cela ! Mais elle croit tout !

Rogue, Lucia répliqua :

– Elle lui viendra tout de même en aide, même s’il doit rester infirme, mais, comment, je ne sais pas !

– Te voilà insolente ! Et pourquoi as-tu crié si fort ?

Lucia répondit les yeux baissés

– C’est un secret.

– Et Francisco n’a pas entendu ce secret ?

– Non !

– Tu ne lui as pas dit ?

– Si !

Pleine de rage, Maria Rosa hurla :

– Et à moi ta mère tu refuses de le révéler ?

Adoucie, Lucia croisa ses mains dans un geste suppliant :

– Je ne dois le dire qu’à lui, à lui seul !

– À lui seul ! À Francisco ! répéta Maria Rosa avec une expression glaciale.

Lucia s’éloigna de sa mère. Dans son visage d’ombre où nul reflet rose ne jouait plus, ses yeux visèrent et atteignirent le cœur de sa mère. Avec un mépris plein de gêne, Maria Rosa descendit les marches menant jusqu’à la route afin de s’inquiéter de ses autres filles. Mais elle ne vit venir que la vieille Ana qui, débordante de méchanceté, bavardait dans le vent. Maria Rosa ne souhaitait point engager une conversation avec elle car la contredire eût été donner raison au mensonge. Mais elle entendit tout de même la vieille s’écrier :

– Où en sont les apparitions ? Le Portugal entier accourra bientôt en pèlerinage !

Maria Rosa gagna la porte ouvrant dans le fond de la maison, courut à la citerne et s’y assit sur une dalle de pierre. Dut-elle faire tort à sa fille, il fallait que la vérité parût au grand jour. Elle songea un doigt appuyé sur son nez charnu : Voir ce qu’on ne peut voir ? Imagination ! et entendre ? Et quelle voix avait-elle ? Très douce et haute, racontait Lucia. Maria Rosa rit de bon cœur. Et comment la voyaient-ils ? Francisco lui-même répondait sans hésiter à cette question : Tout en blanc, un rosaire blanc, un peu d’or à l’ourlet de sa robe et autour de l’encolure. Et son visage ? Là, Francisco se taisait et Lucia de même. Jacinta seule ne pouvait tenir sa langue : son visage éblouit, on ne peut pas le voir longtemps, car dès qu’on croit le regarder, il éblouit tellement qu’il faut baisser les yeux.

Mais, Maria Rosa fut troublée dans ses réflexions par Manuel Pedro qui sortit par la porte de la maison donnant sur le jardin et lui dit calmement : « Les enfants sont convoqués à la Sous-Préfecture ; les miens n’iront pas, c’est trop loin, même à dos d’âne ! » Puis il s’assit également sur le rebord de la citerne et se mit à regarder droit devant lui d’un air paisible.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ce n’est pas agréable !

Maria Rosa lança, ironique :

– Pas agréable ! Mais quant à la nôtre, elle n’a qu’à s’y rendre, oui, qu’elle aille s’expliquer et avouer son mensonge : ce n’est pas à moi qu’elle fera pitié !

– Non ? Il la regardait en face.

– Non ! faut-il que nous avalions la pilule à sa place ?

Manuel Pedro posa ses deux grandes mains sur ses genoux puis il passa un doigt sur ses moustaches et se leva :

– Comme tu voudras, je ne puis te raisonner là-dessus.

– Non, car vous croyez Jacinta et Francisco !

– Oui, nous les croyons !

– Chacun croit ce dont il aura à répondre !

Antonio déposa sa fille sur le dos de l’ânesse. Elle s’y tenait vêtue d’une longue veste sur son corselet des dimanches, son fichu noué bas sur le front à cause du soleil. Ses lèvres sèches étaient distendues par l’inquiétude. Jamais encore elle n’avait été à dos d’âne au marché et ne savait pas se tenir dans une selle de femme. Antonio était de méchante humeur. Il lui donna des conseils d’une voix irritée en ce qui concernait la manière de se tenir à âne. Surtout, elle ferait bien de ne pas se cramponner à la bête ! Après tout, elle se débrouillerait, car chacun savait monter à âne !

Il était encore tôt. La route serpentait pleine d’ombres laiteuses. Un vent frais assaillit Lucia. Antonio marchait derrière elle d’un pas mou et de mauvais gré. Qu’est-ce que sa fille leur faisait avaler ! Il n’allait certes pas perdre son temps à se demander si l’histoire était vraie ou non. Soudain, il grimaça un sourire : après tout les gens pouvaient pèleriner à la Cova tant qu’il leur plairait, ça ne le gênait pas : il leur permettait volontiers d’être bêtes.

Arrivés à la maison des Marto il fallut constater que Manuel Pedro n’était pas encore prêt. Antonio entra, s’assit devant le feu et attendit. Lucia se laissa glisser en bas du dos de l’âne et se coula dans la maison comme une ombre si rapide que son père ne l’aperçut même pas.

Jacinta était encore au lit. Elle cria à sa cousine :

– Nous irons aujourd’hui jusqu’à votre citerne et nous y prierons pour toi en t’attendant.

– Peut-être me battront-ils à me faire mourir !

– Dis-leur que nous sommés comme toi et que nous voulons mourir avec toi !

Lucia se mit à pleurer bruyamment, tandis que la petite la consolait :

– Va, ne pleure pas, nous serons bientôt près d’Elle, alors nous lui demanderons de te venir en aide !

Une voix appela Lucia et l’on reprit le chemin raide qui contournait un peu le village. De grosses pierres le parsemaient. Lucia se rejetait en arrière autant que possible mais ne parvenait pas à garder l’équilibre car elle glissait en avant, alors elle était remise en place, sur le dos de l’ânesse sans un mot, avec hostilité.

Le soleil faisait fleurir toute la vaste campagne. Lucia, dans cette fraîcheur matinale, se mit à regarder autour d’elle en plissant les paupières, les lèvres serrées.

– N’aie pas peur, mon enfant ! lui dit Manuel Pedro qui marchait à ses côtés. Il sourit avec malice et hardiesse : Personne ne te mangera tandis que nous serons présents...

Le soleil flamboyait au-dessus de la plaine légèrement vallonnée. Les nombreux hameaux de la région reposaient à l’abri d’une éclatante verdure. On évitait d’emprunter les chemins. Ourem approchait. Lucia noua son fichu plus solidement, le vent s’était levé. Antonio ne donna aucun conseil à sa fille mais laissa Manuel Pedro le précéder dans le bureau public. Ces messieurs ne purent en imposer à Manuel Pedro. Pourquoi il n’avait pas emmené son fils ? Parce qu’il ne savait pas lequel de ses deux enfants il devait emmener, répondit-il à voix haute, en lançant un joyeux regard de biais au fonctionnaire qui lui posait cette question tout en se préparant à consigner les déclarations qu’il allait recueillir.

– Vous croyez que la Sainte Vierge est apparue à vos enfants ?

– Oui, je le crois.

– Et pourquoi s’il vous plaît ?

– Parce qu’ils ne mentent pas et parce qu’ils ne sont pas assez vieux pour déployer tant de malice !

– Peut-être y a-t-il quelqu’un là derrière ? Pourquoi apparaît-elle à des enfants ? Pour quelle raison ? Afin de distraire leur ennui tandis qu’ils gardent les troupeaux ? Pour quelle raison, dites, Manuel Pedro, pour quelle raison ?

– La raison s’en trouvera bien un jour !

Il y eut encore quelques plaisanteries fulgurantes ; les secrétaires ricanaient, puis on appela Lucia. Elle se tint tout à fait tranquille en regardant le « Monsieur » bien en face. Mais peu à peu une rougeur lui monta aux joues : on voulait connaître son secret ! Mais, n’est-ce pas, on ne révèle un secret à personne ! Quelle « bonne raison » commode, vraiment, dit-on alors. D’ailleurs dans le journal O Seculo, il était dit que l’on avait trouvé une source d’eau minérale dans la Sierra d’Aire et que c’était la raison pour laquelle un miracle avait eu lieu. Lucia regardait son père d’un air gêné et un peu bête, celui-ci ne put se contenir et éclata : « Une source ! Messieurs, une source ? Chez nous ça n’existe pas. » Il s’essuya le nez, soudain égayé.

Arthur d’Oliveira Santos déclara froidement que l’on dévoilerait forcément ce mystère : les trois impertinents galopins pouvaient s’attendre à en voir de toutes les couleurs au point que cela pourrait devenir dangereux pour eux ! Antonio dos Santos prit alors une attitude menaçante : « Vraiment et comment ? » lança-t-il et les paroles qui suivirent furent peu protocolaires.

Il grimaçait encore d’un air très satisfait alors qu’ils étaient déjà sur le chemin du retour. Antonio était bavard à présent et essayait d’égayer sa Lucia en tournant les fonctionnaires du district en ridicule. Soudain, dans une brusque saute d’humeur, il s’en prit à l’enfant : « Qu’ai-je à me mêler de tout cela ? Si tu es aussi têtue, nous continuerons à avoir des histoires à n’en plus finir et puis ce n’est pas permis une aventure pareille !

– Ce n’est pas une « aventure » mais un évènement merveilleux ! dit sèchement Manuel Pedro.

Antonio cligna d’un œil avec agacement. Il n’allait plus se donner la peine de prononcer une seule parole à ce sujet. D’ailleurs, il guettait l’occasion de se glisser dans quelque auberge où il aurait la possibilité de retrouver son assiette normale. Cette occasion se trouva bientôt, il laissa donc sur la route son beau-frère et sa fille, voyageurs silencieux, mais qui, pourtant, ne laissaient pas de se comprendre l’un l’autre.

Parfois, Manuel Pedro posait une main sur le bras de l’enfant ou bien il regardait Lucia et celle-ci devenait plus calme, plus confiante sous son regard. Des arbres avançaient à sa rencontre, grandissaient, passaient pesamment contre elle. Le chemin devenait un ruisseau rose qui coulait inlassablement et l’altérait davantage encore. En dessous d’elle les murettes couraient en serpentant. Des cactus géants aux abdomens pâles et ridés rampaient au passage, le chemin montait. Les claquements secs des petits sabots de l’ânesse la berçaient. Les ailes triangulaires, des moulins brassaient l’air, semblaient la traverser toute, la terre teintée de rouille se cabrait et les montagnes aux têtes rondes, pleines de curiosité se rapprochaient de la petite fille pour la dévisager solennellement.

C’était un cheminement ensoleillé, apaisant. Lucia eût voulu qu’il ne finît jamais car ici, sur le dos de l’ânesse, elle se sentait en sécurité, bien que tourmentée par la soif. À la maison, tout serait terrible. On la questionnerait jusqu’à ce qu’elle aille se tapir dans un coin.

Chaque jour elle disait son rosaire en l’honneur de la Sainte Vierge afin d’obtenir la fin de la guerre grâce à son intercession. « Le 13 octobre, je dirai qui je suis et ce que je veux... Il y aura un miracle afin que les gens croient. Offrez-vous en sacrifice pour les mauvaises actions des pécheurs et dites souvent, surtout lorsque vous accomplissez un sacrifice, que vous le faites pour Jésus, pour le rachat des pécheurs et pour les offenses qui sont faites au cœur de Marie. Lorsque vous direz votre Rosaire, répétez après chaque dizaine : « Ô mon Jésus, pardonnez-nous nos offenses, préservez-nous des flammes de l’Enfer et conduisez toutes les âmes au ciel, en particulier celles qui ont le plus besoin de votre pitié. »

... Elle avait dit tout cela puis elle avait tendu ses mains tandis que la terre s’entrouvrait. Lucia en se remémorant ce souvenir appuyait ses deux poings contre sa bouche et elle serait tombée de sa monture si Manuel Pedro ne l’avait pas soutenue.

– Il faut te tenir, petite, dit-il, et puis tu es trempée de sueur, je m’arrêterai à la première taverne.

– Non, je vous en prie, non !

– Tu es toute blanche...

Lucia avala sa salive avec peine afin de répondre à son oncle, mais elle voyait toujours, horrifiée, la terre béante et des êtres humains semblables à des arbres calcinés imbriqués les uns dans les autres qu’une convulsion constante lançaient brutalement en l’air. Angoissée, le menton tendu, elle cherchait de ses yeux sombres, un peu exorbités le ciel qui paraissait peser si près au-dessus de sa tête. Lentement et sans qu’elle s’en aperçut, des larmes roulaient sur ses joues et sans cesse, machinalement, ses lèvres aspiraient leur amertume. L’ânesse s’arrêta soudain et refusa d’avancer. Manuel Pedro en profita pour en faire descendre sa nièce puis, tous deux allèrent s’asseoir à l’ombre d’un figuier au feuillage luisant tandis que l’ânesse se mettait à brouter de petites touffes d’herbe sèche et poussiéreuse.

Manuel Pedro disait comme se parlant à lui-même :

– Lorsqu’on dit la vérité, toujours la vérité, que peut-il arriver ? Pourquoi donc mentiriez-vous, n’est-ce pas ? Mais, dis-moi donc, avez-vous souvent parlé de ces choses avant, tandis que vous gardiez les moutons ?

– Non, jamais ; Francisco jouait de l’harmonica, Jacinta dansait et puis il était temps de rentrer à la maison !

– Jacinta aussi sait garder un secret, dit-il fièrement. Dieu est grand ! Il se signa.

– Pourquoi donc parlent-ils d’une source d’eau minérale, oncle ?

Il rit de bon cœur : « Nous voulons, croient-ils, que beaucoup de gens viennent à la Cova afin de nous faire gagner de l’argent, et ils supposent que nous vous avons ordonné de dire qu’Elle vous est apparue en ce lieu... »

Ils se turent longuement et Lucia mit les mains devant ses yeux bien que le soleil ne pût l’éblouir à l’ombre de l’arbre.

Des enfants se rassemblèrent autour d’elle et l’un d’eux la reconnut :

– Tu vois, c’est elle ! dit-il, et pendant un long moment, les petits loqueteux restèrent agglutinés sur place, tel un bouquet de fleurs aux tonalités criardes, jailli de la terre rouge tout bourdonnant, parce que le vent de la montagne soufflait dans leurs guenilles.

 

Le 23 juin 1917, la presse s’exprima en termes gélatineux et usés sur le compte des enfants, prétendant que ceux-ci avaient des crises d’épilepsie et que toutes ces « histoires » étaient le résultat d’adroites machinations cléricales sur le modèle de celles qui avaient présidé à la création de Lourdes. Trois policiers apparurent dans le pays, on photographia les enfants.

La mère de Lucia criait, amère : « Lucia, si tu veux manger, alors va demander à la Dame de te nourrir, car rien ne poussera plus à la Cova da Iria, tout y est piétiné ! Et avec ça les pauvres gens sont dindonnés grâce à tes hallucinations ! »

Le petit hameau bouillait comme une marmite emplie de lait dans laquelle le diable a jeté des immondices. Bien que ce fût l’époque des moissons, on trouvait tout de même le temps de leur éclater de rire au nez, ou de se jeter à leurs pieds pour les supplier d’intercéder auprès de la Vierge Marie en faveur d’un cher malade. La terre par la canicule devenait rude et se fendillait. Des charrettes et des voitures se rapprochaient d’Aljustrel, même des autos s’aventuraient jusqu’au carrefour des routes où elles se rangeaient, souillées par les contacts nombreux de petits doigts gluants. Les regards des enfants d’Aljustrel s’attachaient avec obstination aux belles dames qui gravissaient la route montante d’un pas balancé en maniant leurs ombrelles fleuries. Des pattes de ouistiti se tendaient vers elles, telles les épines d’une haie vivante que les messieurs qui les accompagnaient, étaient eux-mêmes impuissants à contenir. La bande de louveteaux hurlants marquait une vive effervescence dès qu’on prononçait le nom des trois voyants. La poussière recouvrait les jeunes jambes aux tonalités bronzées et le vent qui, ce jour-là, venait du large soulevait des nuages de terre rouge. « À qui, Francisco, Jacinta », criaient cent voix discordantes et il semblait impossible d’arriver jusqu’à la porte des enfants. Une petite fille en rose aux boucles en tire-bouchon était portée sur les bras comme un nourrisson et dès que l’on effleurait ses pieds chaussés de bottines blanches comme de la neige, elle remontait ses jambes avec effroi.

Et soudain Jacinta se trouva là poussée en avant par ses sœurs et ses frères aînés, Jacinta, avec son petit caraco déteint orné bizarrement d’une ruche et qu’accompagnait une jupe sombre couverte de petites étoiles grises. Son visage restait impassible, elle se tenait là toute raidie tandis que la société considérait avec une admiration niaise et un murmure approbateur son costume de petite paysanne que complétaient de gros souliers.

– N’avais-tu rien à demander à Jacinta ? demanda-t-on à l’enfant rose que l’on portait.

Mais celle-ci ne faisait que pleurer tandis que Jacinta appuyée contre le mur formé par ses frères et sœurs orgueilleux d’elle, considérait l’enfant, les sourcils joints et l’air sombre.

– Demande-lui au moins qu’elle dise un mot en ta faveur à la Sainte Vierge, afin que tu puisses marcher à nouveau !

Jacinta, souple comme une belette, plongea entre les jambes de ses grandes sœurs et rejoignit le refuge de la maison, qu’elle traversa d’un trait jusqu’à la porte donnant sur le jardin où elle sauta un mur ruiné pour s’élancer dans un boqueteau d’oliviers. Elle ne riait ni ne pleurait, ce n’était qu’une fuite sans qu’aucun sentiment l’y poussât. Simplement, elle ne voulait pas avoir à faire face à tout ce monde !

Peu à peu cependant dans la solitude, son attitude hostile changea. Ayant fait deux ou trois pas de danse, elle dit à haute voix : « La petite fille rose et jolie, n’est-ce pas, le docteur l’aidera à se guérir... » Puis elle ajouta à haute voix, sans lever la tête : « Je vous prie, Sainte Vierge pour la petite fille rose afin qu’elle puisse marcher ! »

Ensuite, avec un geste qui trahissait son désir d’être cachée, elle posa son visage sur ses bras croisés et murmura : « Mais je ne lui parle jamais !... Lucia seule s’adresse à Elle... » ajouta la petite presque grognon. Puis elle se leva pour aller se coucher derrière un mur où, rassérénée, elle s’endormit le visage posé sur ses deux mains jointes, petit paquet d’étoffes bleues soufflé par le vent, dans l’ombre bleue des arbres.

En ce point aboutissaient trois chemins venant des Volhinos et lorsque Francisco revint des pâturages accompagné de Joao qui l’aidait à pousser son troupeau devant lui, il ne vit pas aussitôt sa sœur. Quelques bêtes étaient déjà passées tout contre elle au rythme de leurs clochettes lorsque Jacinta se redressa brusquement en s’écriant

– Je suis là !

– Toi ?

– Il y a des gens chez nous !

– Joao, retourne à la maison, mais ne dis pas où nous sommes !

– Il y a là-bas un petit enfant tout en rose... qui ne peut pas marcher...

– Oui ?

– Et des dames avec des fleurs sur la tête... et puis des messieurs... elle pouffa, avec des carreaux de vitre devant les yeux... et des tuyaux autour du cou...

Joana, une des grandes filles du village, tout en rongeant ses ongles, jetait des regards curieux vers la porte de la maison des Marto dans l’espoir de voir apparaître Lucia. Elle ne se fatiguait pas la tête comme d’autres à se demander si ç’avait été la Sainte Vierge qui était apparue aux enfants ou quelque autre personnalité supraterrestre. Il lui suffisait de savoir qu’un tel évènement avait eu lieu et il ne lui venait pas à l’esprit que l’on pouvait avoir inventé tout cela, bien qu’elle fut elle-même une créature retorse. Non, il lui semblait suffisamment merveilleux déjà que tant de personnes allassent se réunir à la Cova et elle sautillait en fredonnant sur la route, les yeux grand ouverts, et brillants d’enthousiasme, examinant tout ce qu’elle rencontrait en chemin. Mais, que pouvait-on bien rencontrer ici ? À présent, nul ne se fourvoyait plus sur le chemin d’Aljustrel sauf de petits enfants à la démarche encore incertaine qui mâchaient une croûte de pain ou une figue sèche. La poussière recouvrait la verdure constante des chênes verts et les hauteurs en coupoles dressées dans le lointain se confondaient avec la fumée qui montait des toits.

Joana s’aventura jusqu’au seuil des Marto et demandait à voir Jacinta, lorsque celle-ci parut et posa une main sur le bras de la grande fille enchantée de la voir. Elles s’installèrent sur les marches descendant dans le jardin, étendirent leurs jambes nues et n’échangèrent pas deux paroles. Jacinta fouilla dans sa poche, en sortit des boutons et elles se mirent à jouer. Joana perdit un ruban pâli et se trouva vite lasse du jeu. Sans dire au revoir elle s’éloigna, passa sans entrer devant la porte des Santo, se glissa dans le jardin et y trouva Lucia auprès de la citerne. Aussitôt elle se débonda :

– Quelles belles dames, celles qui sont venues en automobile ! Ta Dame est-elle aussi belle ?

– Bien plus belle !

– Mais tu ne sais pas si elle a des cheveux ?

Lucia regardait l’autre bouche bée.

– Réponds donc !

– On ne voit pas ses cheveux !

– Comment ? Et on ne voit pas non plus sa figure parce qu’elle éblouit tellement qu’on a mal aux yeux !

– Oui !

– Et pourquoi est-elle donc si jolie ? insista Joana impitoyable.

Lucia, debout, les bras ballants, le ventre un peu en avant, ne répondit pas, mais sa bouche se distendit pour un léger, très léger sourire que l’autre remarqua non sans curiosité. Joana la tiraillait énergiquement.

– Et comment est-elle autrement ? une femme ? ou bien comme nous ? Tu me comprends ? Elle fit un clin d’œil. Grande ? mince ? comme ça ? Elle dessina du geste une courbe légère.

– Non ! murmura Lucia.

– Ainsi donc quinze ans, peut-être !

– Oui !

– Il faut te tirer chaque parole, tu es une étrange Bernadette.

– Ne dis pas ça, non, pas ça !

– Bien, je ne le dirai plus ! Mais, dis-moi donc pourquoi Elle ne consent pas à guérir Joao et puis ne veut-elle pas que la malade d’Antouguia aille au ciel ?

– Non, elle ne doit pas être si pressée, a-t-elle dit.

– Écoute donc, je suis de votre côté, car j’ai vu le nuage blanc et j’ai entendu ce bourdonnement... et puis pourquoi ne descendrait-Elle pas dans la Cova, la Mère de Jésus ? Ça ne lui est guère difficile, n’est-ce pas ? Je me demande pourquoi tant de personnes sont assez bêtes pour ne pas le comprendre !

Elle se mit à tourner autour de Lucia et se pencha pour refermer le col de sa camarade tout en inspectant celle-ci avec attention. Son regard s’attarda à ses oreilles.

– Il faut que tu veilles à être toujours bien tenue à présent, tu y es obligée en quelque sorte !

– Lucia ! une voix sévère résonnait dans la maison.

– Ma mère !

– Celle-là dit que tu mens !

– Oui, personne ne me croit.

– Ne te tourmente pas : c’est aussi arrivé à Bernadette !

Lucia avait les larmes aux yeux.

– Voyons ! ne va pas pleurer ! s’écria Joana et elle lui jeta encore en s’éloignant sur la route : « Elle te dira bien un jour qui elle est ! »

– Elle te le dira ! répéta la voix déjà lointaine de la visiteuse.

Lucia allait entrer dans la maison, mais elle revint sur ses pas car la cruche qu’elle avait emplie à la citerne se trouvait encore sur le mur du jardin. Ployée en avant, car elle n’avait pas la force de poser la cruche sur sa tête, elle pénétra dans la cuisine.

Toute la famille se trouvait rassemblée autour de la table vermoulue. Nul ne prêta attention à sa venue, seul son père, de bonne humeur ce jour-là, se plut à la taquiner : « Il est venu des gens considérables de Batalha... Bientôt tu n’auras plus le temps de garder le troupeau ! » Il rit aux éclats.

Sa mère ne lui accorda pas un regard. Bien qu’elle eût avec ses filles orné de lanternes l’arc dressé devant le petit chêne vert, non sans un zèle rageur d’ailleurs, elle n’en reculait pas moins, prise de répugnance, chaque fois qu’elle regardait sa dernière née. Le curé aussi ne se résignait pas à adopter une attitude bien nette. Il haussait doucement les épaules lorsqu’il était question de cette affaire. Comment, puisque le prêtre ne savait qu’en penser, la mère eût-elle vu clair dans tout cela ? Elle n’eut pas pu en discuter avec son mari car il réussissait à lui bâiller à la figure pour toute réponse s’il en était question. Ses autres filles étaient jeunes, quant aux voisines, elles se montraient les unes assoiffées de merveilleux, les autres ironiques. Et comment survivre à la honte s’il était démontré que tout n’était qu’imagination si ce n’était pire ? Savait-on ce que ces mioches allaient se fourrer dans le cerveau tandis qu’ils gardaient leurs brebis ? Et puis, lorsqu’elle voyait le visage du père Marto, toute sa peau se hérissait de colère, car celui-là était comme une femelle : il souriait et esquivait toutes les questions, se contentant d’affirmer que ses enfants ne pouvaient mentir. Lucia en était-elle capable, elle ? Jamais Maria Rosa n’eût cru possible qu’une telle aventure arriverait à sa fille, cette enfant à l’attitude réservée. Lorsqu’elle racontait quelque passage de l’Histoire Sainte, Lucia posait des questions qui prouvaient qu’elle ne comprenait pas très vite, cependant, elle remarquait les moindres détails.

Les grandes filles ne tarissaient pas au sujet de l’auto et des personnes venues de Batalha : c’étaient des remarques sans fin sur les robes étroites des dames, leurs chapeaux, leurs blouses transparentes. Tout était discuté avec de grands éclats de voix et des rires. Mais le fait qu’une petite fille malade les accompagnait était passé sous silence. Des têtes folles ! pensait Maria Rosa et son regard rencontra celui de Lucia qui prenait à peine part à la conversation. Ce regard résigné et vide l’irrita, elle interpella sa fille :

– Et qu’as-tu dit pour la petite en rose ?

– Elle a les nerfs malades, a dit une dame...

– Et alors ?

– On a demandé qu’on ne l’oublie pas pendant la prière...

– Modeste enfant ! ironisa Maria Rosa agacée : sans doute dois-tu penser à elle au cours de ta prière ?

– Oui, je...

– Ne me regarde pas comme ça !

Lucia arrangea son fichu :

– Comment donc est-ce que je regarde ?

– Comme une sotte, mais aussi comme une orgueilleuse.

Lucia s’en fut à la cuisine. Son dos trahissait une grande fierté et elle tenait ses bras un peu écartés du corps comme pour mettre un espace entre elle et le monde. Maria Rosa récurait ses ustensiles de cuisine avec du sable, elle encouragea ses enfants à prier, puis elle vit Lucia revenir, les mains élevées en l’air, immobiles. On ne voyait pas ses yeux, bien que leur regard s’en fût bien droit devant elle : ses cils frisés jetaient de larges ombres sur ses joues. Mais au bout d’un moment ses yeux s’ouvrirent tout grands ; leur éclat était terne et les paupières ne bougeaient pas. La peau sur ses pommettes luisait comme un cuir clair. Ses lèvres étaient entrouvertes. Lucia ne mentait pas. Non ! Maria Rosa voulut le lui dire, l’attirer un peu contre elle, lui parler tendrement, mais Lucia, elle-même, anéantit ses intentions en s’enfuyant dans sa chambre non sans bousculer ses sœurs au passage.

Lucia se jeta sur son lit et enfouit son visage dans l’oreiller. Elle désirait passionnément prier, mais elle avait peur que quelqu’un ne pénètre dans sa chambre. Lentement, elle se mit à se déshabiller. Avec des gestes soigneux, féminins, elle plia ses vêtements et se glissa, revêtue d’une longue chemise grise, sous sa couverture. Elle essaya de rester éveillée puis, lorsque toute la maison fut endormie, plongeant en elle-même, dissoute dans l’obscurité, elle s’adressa à la Sainte Vierge, le corps étendu de tout son long, les mains jointes, les bouts des doigts appuyés contre les lèvres, jusqu’à ce que le vide affreux dont elle souffrait se fût comblé et que la densité du monde eût échappé à l’espace brûlant.

 

« Moi aussi, j’ai voulu voir le miracle, mais je suis aussi venu afin d’y croire comme saint Thomas... », disait le chef du district à Olympia, lorsque, accompagné du curé de Porto de Mos, il pénétra dans la maison des Marto, tout en devisant avec gaieté et entrain. C’était un joli garçon, avec une petite moustache sur une bouche bien dessinée, au sourire engageant. Olympia, effrayée, disposa sur la table, devant les nouveaux venus, du fromage de brebis, du pain et du vin, non sans avoir d’abord passé son tablier sur le bois rude. Lentement seulement les pensées se formaient dans son cerveau : c’était aujourd’hui le 13 août. Dès le matin déjà, Francisco et Jacinta avaient refusé d’absorber quoi que ce fût, car le jour était venu où ils espéraient revoir la belle Dame. Heureuse lorsqu’elle vit son mari entrer dans la cuisine, Olympia s’éclipsa aussitôt. Toute appesantie par l’inquiétude, elle essaya de faire comprendre aux deux petits qu’on ne manquerait pas de leur poser les questions les plus diverses. Antonio parut alors avec sa fille. Il se montra moins indifférent que de coutume. La visite des deux personnages l’incitait à la contradiction. Docile, le béret à la main, il reconnaissait aussi que l’on ne pouvait pas forcer les enfants à monter en voiture, après tout ils avaient l’habitude d’aller à pied, d’ailleurs il était encore très tôt ! Il fut donc convenu que l’on se retrouverait au presbytère. Les messieurs remontèrent en voiture et l’auto s’en fut en ferraillant sur la route en lacets allant à Aljustrel.

Lucia courut à la maison. Maria Rosa noua un mouchoir autour de ses cheveux et tandis que sa fille mettait ses meilleures chaussures, sa mère la gratifia de quelques conseils contradictoires. Elle avait l’intention de se montrer douce, mais n’y réussissait pas. Sa voix montait de plus en plus tandis qu’elle frappait ses genoux avec agacement. Pourtant dans son regard, il y avait de la pitié, de l’intérêt et elle fit un signe de croix sur sa fille qui ne dit pas un mot car Lucia n’avait qu’une seule pensée : arriverons-nous à temps à la Cova ?

Il était dix heures. Elle n’éprouvait aucune crainte. Calme, elle dit un au revoir presque froid. Sans doute ignorait-elle les discussions dont elle était l’objet, de même qu’elle remarqua à peine ceux qui lui crièrent quelques paroles au passage. Elle marchait sur la route éblouissante comme si elle se trouvait infiniment loin de son village natal, comme si elle ne connaissait pas chaque tournant du chemin. Son visage, aux joues un peu creusées, s’épanouissait, se colorait. Elle ne penchait plus la tête comme si souvent lorsqu’on lui adressait la parole : Lucia parcourait le tissu étincelant, brûlant, de ses pensées : il faut que j’arrive jusqu’à Elle ! Et il n’y avait plus le hameau d’Aljustrel, plus de père qui tentait de la raisonner, pas de voisins qui la retenaient par ses jupes et qui se montraient fertiles en bonnes paroles, ou lui criaient de loin de ne pas oublier ceci ou cela... Il n’y avait plus qu’un désir : La rejoindre ! La rejoindre ! Elle s’en allait entraînée par un torrent qui traversait les cieux. Seuls les arbres l’accompagnaient tout vibrants de sons, bourdonnants, et sans cesse il en venait d’autres qui avançaient vers elle, la croisaient gravement, bien que sans pesanteur. Mais par-dessus tout planait la Cova da Iria, une coupe du fauve le plus doux. Le vent de la mer passait dans les frondaisons des chênes verts qui se balançaient et aussi à travers celles de l’un d’eux qui grandissait jusqu’à dépasser les montagnes alentour, les boqueteaux d’oliviers d’un nuageux bleu pâle, la vaste plaine d’un rouge sanglant, flamboyant à l’est. Il n’y avait plus de chemin, seul le bourdonnement mélodieux du chêne vert accompagnait les pas de la petite fille.

Soudain, une ombre rompit l’harmonie de cette plénitude et emplit son champ visuel, quoique put faire Lucia qui se détournait, se pliait en deux, ouvrait une bouche altérée, le regard cherchant une issue par où s’échapper : les visages qu’elle voyait devant elle demeuraient immenses, imposants. Celui, plein de bénignité du curé de Fatima aux sourcils en broussailles, le visage jeune, aux lèvres satinées, du chef de district, ceux enfin de l’alcade de Torre Novas et du curé de Porto de Mos.

Le susurrement du chêne vert fut aboli par de puissantes paroles qui s’élançaient, brutales, mais n’atteignaient pas son cœur. Elles se perdaient dans un grand vide, aussi n’avaient-elles aucune acuité. Elle se tenait devant eux, tranquille, ses paupières ne s’abaissèrent pas sur ses yeux noirs. Sa voix s’éleva très calme pour leur répondre ; elle ne rougit même pas.

La Dame lui avait-elle confié un secret ? Oui, elle lui avait confié un secret, si Monseigneur désirait le connaître, elle demanderait à la Dame si Elle lui permettait de le lui révéler.

Dégoûté, le chef du district se mêla à la discussion : « Ce sont là des questions qui touchent au surnaturel, laissons cela et allons plutôt à la Cova... »

Jacinta, qui arrivait de son côté, heurta Lucia et son regard flamba plein d’une joie pétillante. Oui, le mieux serait encore de monter dans la voiture, car le soleil était déjà haut.

– Mais, on ne va pas à la Cova par là ! dit Lucia en se tournant vers Arthur d’Oliveiras Santos.

Il sourit :

– Je sais mais nous passerons d’abord par Ourem où le curé nous attend.

Quelle journée ! Partout ils croisèrent des charrettes attelées à des ânes, des femmes la tête chargée d’un panier de provisions, des enfants à califourchon sur le dos de petits ânes gris. Des femmes s’arrêtaient pour crier des menaces au chef du district. Les enfants étaient assis, serrés les uns contre les autres, et le susurrement du chêne vert n’accompagnait plus Lucia. Seules les pointes des mouchoirs coiffant les petites filles claquaient dans le vent et le bonnet de Francisco s’envola comme un oiseau trop pesant. La Cova était loin, des lambeaux de nuages d’un ton de cendre voguaient dans l’atmosphère et Francisco, dans tout ce vacarme, se sentit pris d’un malaise mortel.

Puis, on arriva à Ourem. Lucia eut soudain la voix dure de sa mère pour demander à être conduite auprès du curé. Maintenant ? Mais il fallait d’abord que les enfants mangent un morceau. Jacinta pleurait déjà de faim. La petite, cramponnée aux jupes de sa cousine bondît comme un minuscule coq de combat. Elle voulait aller trouver la Dame ! Rien que la Dame ! Mais ils étaient seuls à le vouloir.

Francisco murmura, résigné :

– Voilà un sacrifice que nous devons accomplir : mangez – il nous faut prendre des forces – nous avons manqué notre rendez-vous avec la Dame...

Puis, le chef du district réapparut et tenta, par des exhortations plus appuyées, à arracher aux enfants leur secret. Maintenant, ils ne parlaient plus du tout et ne montraient qu’une indifférence passive. La grande pièce inconnue dans laquelle ils se trouvaient, était pleine d’obscurité qui s’appesantissait sur eux et tentait de leur ravir l’énergie de leurs âmes. Trois visages aux lèvres serrées, de la couleur du bois, immobiles ; des yeux d’un noir d’ombre qui regardaient droit, devant eux. Ils étaient assis là, en brochette serrée. Arthur d’Oliveira, à bout d’arguments, ne trouva plus que cet ultime moyen de les faire parler : il ferma la porte à double tour derrière les enfants et expliqua avec emphase qu’ils étaient « arrêtés » et que seul un « aveu » pourrait les tirer de ce mauvais pas. Plus tard, sa femme parut avec des livres d’images et essaya d’ouvrir une brèche dans cette association figée de visages serrés en gerbe, de mains unies. Elle était jeune, gaie, et ses manières accortes devaient dégeler les trois petits. Elle trouva les enfants prétentieux, la regardant comme si on allait les tuer et qu’elle fût leur bourreau. Jacinta se cachait même derrière l’épaule de la grande qui la considérait d’un air raisonnable, mais grave et mélancolique. Le petit garçon et la petite étaient si jolis que la jeune femme en éprouva un frisson de satisfaction. Elle leur passa la main sur les cheveux, les secoua gentiment par les épaules pour les encourager et, tout ceci n’ayant pas suffi à changer leur attitude, elle leur remit les livres.

Des livres ! Ce n’était pour eux que des taches de couleur et les caractères d’imprimerie leur rappelaient des insectes morts. Ils s’abandonnèrent à leur chagrin, un désespoir en grisaille qui mordait par moments, qui recouvrait leurs cœurs de cendres. Finalement, personne ne venant ils se laissèrent tomber sur le canapé de velours rouge et, comme l’obscurité envahissait la pièce, ils sommeillèrent un peu et s’éveillèrent en sursaut lorsque quelqu’un entra avec une lampe. C’était la femme d’Oliveira Santos qui leur apportait à manger et qui, de tout son cœur, avait pitié de ces pauvres petits menteurs, ainsi qu’elle les désignait tendrement. Elle trouvait exagéré et injuste qu’on voulût leur arracher un secret, et de cette manière ! et elle essayait honnêtement de leur faire oublier qu’on les avait privés de la liberté. Jacinta, pour finir, ébranlée par ses douces paroles s’était enfoncé les poings dans les orbites et avait pleuré en réclamant sa mère. Pourquoi leurs parents avaient-ils abandonné ces enfants ?

Quelle nuit ! Épuisés, les deux petits dormaient, mais Lucia s’éveillait par moments, cherchait à tâtons la couverture de laine bariolée qui recouvrait son lit, là-bas, à la maison, ne la trouvait pas, se mettait sur son séant et tous les évènements de ces dernières heures s’abattaient sur elle, leur emprisonnement, et puis, ô mon Dieu, ils avaient manqué le rendez-vous auquel la Dame leur avait ordonné de se trouver à la Cova, et elle répétait dans l’obscurité d’un gris rosé ce qui lui avait été enseigné : « Ô Jésus, par amour pour Vous, pour le repentir des pécheurs et comme compensation pour les offenses qui sont faites au cœur de Marie... » et elle entendait la voix douce et puissante qui résonnait au-dessus de la Cova : « Mais, finalement mon cœur triomphera, pourtant ne le dites à personne, si ce n’est à Francisco... »

Les images qui tapissaient les murs se fondaient dans un brouillard rose, des gerbes d’étoiles brillaient aux cieux et, minuscule elle-même, Lucia s’affairait sous ce firmament, cherchant, cherchant sans parvenir à trouver la belle Dame que tout au fond d’elle-même elle appelait la Mère de Jésus. Lucia resta étendue auprès de Jacinta jusqu’à ce que l’aube se mît à poindre et que le vent de la montagne eût entonné son chant mélodieux contre les vitres de leur prison : gamme de sons de plus en plus élevés, résonances supraterrestres, juvéniles, hardies, pleines.

Des chaises se tenaient sages et raides autour d’une table ; des portières de velours interdisaient de regarder au loin. En gémissant d’une manière enfantine, Jacinta se frottait les yeux, tandis que Francisco et Lucia restaient debout devant la fenêtre.

Puis la femme du chef de district vint avec le premier repas matinal. Les enfants mangèrent proprement et en silence le pain blanc et burent avec prudence dans les tasses de porcelaine fine, tandis que leur hôtesse les encourageait une fois de plus à tout raconter lorsqu’on les interrogerait à nouveau. Les enfants se taisaient, n’ayant rien à dire.

– Toi, la grande, tu es sûrement intelligente ? dit-elle en relevant le visage de la petite fille d’une main légère. Lucia la dévisagea calmement.

– Je ne suis pas intelligente, déclara-t-elle à haute voix.

La lumière sur la route aveuglait. Le ciel était pur, sans un nuage. Un vent vif venant des montagnes enveloppait les enfants et jouait avec eux.

Au bureau du district, on leur posa de nouvelles questions et Lucia répondit d’une voix précise, sans la moindre teinte de mystère. On consigna beaucoup de détails, on s’adressa aux enfants sur un ton de bonté, on les taquina agréablement, non sans lancer de-ci de-là quelque parole victorieuse sans parvenir à susciter la moindre émotion sur ces trois visages purs. Car les enfants restaient là, un peu rustiques, toujours sur leurs gardes, et soigneux de choisir chaque mot qu’ils prononçaient. Il était impossible de les circonvenir, de les attendrir, même si la plus petite, qui se tenait bien droite dans sa petite taille, faisait par moments une grimace comme si elle allait pleurer.

Puis ce fut le retour à la maison du chef du district, le repas de midi, et encore mille questions dont l’amoncellement figurait un mur gigantesque et impénétrable. La nuit vint dans la chambre étrangère où régnait une obscurité qui n’avait pour eux rien qui fût familier.

Francisco, les mains croisées sur les genoux, selon une habitude paysanne laissait dignement les questions glisser sur lui, tandis que Jacinta boudait avec grâce et emportement. Lucia, infatigablement, répondait aux questions avec une précision sèche. Une fois seulement comme on la traitait de « petite voyante », elle dit avec un geste fier : « Nous sommes trois à voir la Dame : je ne suis pas la seule ! »

Arthur d’Oliveira s’impatientait, il s’éventait avec agacement et conclut brutalement :

– Allons, en prison s’il en est ainsi ! Il en avait absolument assez : « Et si vous traînez longtemps avant de vous décider, on vous jettera dans l’huile bouillante : compris ? Alors vous voudrez tout avouer, lorsqu’il ne sera plus temps ! »

 

– Trois petits enfants... Oui, qu’avez-vous bien pu faire ?

Francisco répondit à voix basse :

– Nous avons vu une belle Dame à la Cova da Iria !

– C’est donc vous ! J’ai entendu parler de cela... et vous devez révéler des secrets qu’Elle vous a confiés ?

– Oui.

– Alors, dites-les donc !

– Non.

Des murs gris, épais, un plafond noir, crevassé, des hommes et des femmes qui, heureux d’avoir trouvé une distraction, entourent les enfants. « Si j’étais votre père, je leur apprendrais à emprisonner des enfants ! »

Jacinta jeta un éclat de rire puis fondit en larmes.

Lucia s’agenouilla pour essuyer les pleurs de sa cousine : « Tais-toi donc, écoute, Jacinta, n’a-t-Elle pas dit que nous aurions à souffrir ? »

Sanglotante, la petite se tordait de chagrin, puis se mit à rire brusquement tandis que de grosses larmes roulaient encore sur ses joues. Alors, appuyée contre sa grande cousine, elle murmura : « La verrons-nous ? »

Des femmes, des hommes loqueteux les regardaient en souriant ou juraient contre les autorités qui emprisonnaient des innocents ! Jacinta tendit à un prisonnier la chaîne qu’elle portait autour du cou et à laquelle était suspendue une médaille : « Pends-la au mur, si nous devons mourir nous prierons encore. »

Les murs couverts de cicatrices et de trous semblaient s’écarter d’eux. Les étoiles ne scintillaient pas, ni le soleil ne flamboyait, hâtives les araignées ayant l’éclat du verre se laissaient descendre au bout d’un fil qui oscillait ; les mille-pattes ralentissaient leur étrange allure planante et tous les poux affamés, les puces couvertes d’une solide armure, délaissèrent les corps anémiés des prisonniers. Cependant le roucoulement morne des colombes pénétrait par les fenêtres grillées ou encore c’était l’aboiement étouffé d’un chien assoupi. Et chacun de dire son mot, de pousser des soupirs de sentimentalité ou d’exprimer quelque remarque impertinente au sujet de ces trois galopins qui osaient encore croire que Dieu leur viendrait en aide. Et puis, est-ce que cela regardait le chef de district si ces petits avaient vu une dame à la Cova da Iria ? Ce qu’ils avaient l’air perdu, ces trois mioches parqués là comme des agneaux égarés ! Suivaient des hochements de tête, on se mouchait un bon coup avec les doigts, on se raclait la gorge avec un vacarme affreux comme si cela pouvait aider à changer la situation.

Lorsque vers le soir, on vint chercher les enfants, les prisonniers leur conseillèrent d’avoir du courage, parmi un flot d’injures à l’adresse des autorités. Les fils luisants des araignées voletèrent à travers le cachot et, ayant repris possession de leur méchante humeur, puces et poux, se ruèrent à nouveau sur les prisonniers.

Cette fois Arthur d’Oliveira perdit patience. On essaya une nouvelle tactique : si vous n’avouez pas, vous serez précipités dans de l’huile bouillante !

– Ne pleure pas Jacinta, dit Lucia.

– Mais, nous ne reverrons plus les parents !

Francisco dit à haute voix et sur un ton sec :

– Va, nous ferons ce sacrifice pour le repentir des pécheurs !

– Oui ! Oh oui...

Un secrétaire parut :

– Parlez enfin, nigauds que vous êtes, car l’huile est déjà chaude à la cuisine !

– Monsieur... Nous avons dit la vérité ! À la Cova, nous est apparue...

– Taisez-vous ! Seule la petite doit parler.

Reniflant, pâle, barbouillée de larmes, l’enfant balbutia :

– Le secret, nous ne pouvons pas le dire, Monsieur !

Tout à fait comme dans une comédie burlesque à la foire, un gendarme parut alors. On ne pouvait risquer une telle mise en scène qu’avec de naïfs petits bergers. C’était un fort mauvais mélodrame. Pourtant, il suffit à transformer en héros les trois enfants, car tout pour eux était vrai : il leur fallait mourir. Francisco, pâle et luttant avec ses larmes dit naïvement à Lucia : « Ça ne fait rien, car nous irons au ciel ! » Puis, gravement, ainsi qu’il lui parut convenable, il ôta son bonnet et se mit à prier.

Lucia passa ses mains dans ses cheveux puis sur sa jupe, afin de la défroisser. C’était un geste de préparation, car, comment eût-elle pu paraître devant le Trône de Dieu autrement qu’en une tenue soignée ?

Jacinta, tout à fait prête à mourir, ne fit pas même ses adieux à ses compagnons. Blessée, elle refusa de serrer la main du gendarme dont le rôle exigeait qu’il fit avouer les petits délinquants.

– Disons un Ave, afin que Jacinta n’ait pas peur !

Leurs voix tremblaient peut-être, mais leurs paroles rondes, pures, exquises montaient aux cieux à travers les murs souillés.

– Allons ! Ta sœur est déjà cuite ! C’est ton tour si tu ne dis pas le secret !

Francisco murmura :

– Je ne puis pas le dire...

Et Lucia resta seule, sa tête s’abaissa vers ses mains jointes. Elle se frayait un chemin en un terrain difficile, parmi la pierraille des murettes écroulées, sur des sentiers poudreux et ses pieds prenaient d’assaut les chemins rouges dont la poussière ruisselait comme une bruine sanglante. Elle s’effondra. Là-bas, s’étendait la Cova da Ira emplie d’une teinte rose mousseuse exquise. Les feuilles des chênes sifflaient dans le vent de mer et ce sifflement pénétrait le ciel.

Le long chemin qu’il lui fallait désormais parcourir ressemblait à un tuyau de métal à l’extrémité duquel on pouvait apercevoir le ciel immaculé. Puis, ce fut l’obscurité et un clair gazouillement : la voix de Jacinta. Sanglotantes, elles se cramponnaient l’une à l’autre, reniflaient, se mouchaient d’un revers de main.

– Francisco, nous ne sommes pas mortes !

Jacinta demanda :

– Est-ce que nous resterons en vie, Lucia ? N’a-t-elle pas dit que nous irions bientôt au ciel, mais que toi, tu resterais sur terre ?

Lucia ne parlait pas. Doucement, comme jamais encore, elle attira contre elle la tête de Jacinta et caressa le front de la petite, tandis que dans sa poitrine, son cœur battait très fort. Hélas, elle ne se doutait pas alors qu’elle serait si longtemps, des dizaines d’années, carmélite...

– Peut-être, veulent-ils nous faire peur ? dit Francisco d’une voix douce et mal assurée.

On vint à nouveau les chercher pour les amener au bureau du district. Mais il n’y avait plus d’épouvante pour eux. Leurs déclarations furent d’une fermeté monotone. Arthur d’Oliveira les eût battus avec plaisir et s’il en avait été selon ses idées, il les eût interrogés jusqu’à l’épuisement. Mais, après tout on ne savait pas si cet entêtement ne résultait pas de leur disposition à avoir des visions...

Sans un mot, il les poussa vers la porte comme des agneaux récalcitrants car Jacinta, sur l’épaule de laquelle sa main crispée s’était posée, la secoua avec hostilité. Toute cette comédie lui inspirait à présent une telle horreur qu’il ne pensait qu’à se débarrasser de ces enfants. Jacinta le regarda bien en face en souriant lorsqu’il les empila dans l’arrière de sa voiture, et en route pour Fatima !

Bien que secoués et brutalement balancés, les rayons du soleil n’en pénétraient pas moins dans leurs cœurs où il alluma un sauvage feu de joie. Des voix enrouées saluaient les enfants au passage, l’ombre des grands pins volait en les frôlant, au sein d’une chaleur oppressante. Le clocher de Fatima ne se penchait-il pas déjà vers eux pour les accueillir ?

Les cloches sonnaient puissamment, la grand-messe était terminée.

Pensif Francisco murmura :

– Antonio a capturé deux couleuvres rouges, je les lui achèterai !

– Comment ?

Francisco toussota :

– Rien !

– Viens que je noue ton fichu ! murmura Lucia à sa cousine d’un air protecteur. C’est aujourd’hui l’Assomption de la Vierge et nous n’avons pas été à l’église.

Ils furent déposés devant la cure, on les poussa sur le balcon. En bas, Antonio, demi-frère de Francisco et de Jacinta, s’écria :

– Voilà les enfants !

Manuel Pedro monta l’escalier en trombe.

– Père !...

Ils se blottirent dans ses bras.

La foule en bas criait, tempêtait, sifflait. Manuel Pedro lui cria :

– Ce qui s’est passé... Reconnaissez-y la volonté de la puissance qui règne en haut !

Arthur d’Oliveira se tourna vers Manuel Pedro et dit d’un air accommodant :

– Tout va bien... Laissez-les retourner à la Cova comme d’habitude mais je crains seulement... Et d’un geste il désigna son front.

En bas, une foule de garçons armés de bâtons s’approchait, tandis que le chef de district invitait le père Marto à le suivre à l’auberge. La bande de garçons resta dehors puis peu à peu, se dispersa. Maria Rosa tout en noir, à la fois puissante et solennelle, s’approcha et ouvrit non sans grâce ses bras aux enfants :

– Tant de monde sens dessus dessous à cause de vous ! Et très doucement : Voulez-vous tout de suite vous rendre à la Cova ?

Elle ne put terminer sa phrase, les trois enfants l’entourèrent, l’étreignirent, alors elle ajouta afin d’éteindre l’éclat radieux de ses paroles :

– Si vous croyez vraiment qu’il vous est arrivé là-bas quelque chose de remarquable...

 

Et ce ne seront ni les premiers, ni les derniers pèlerins qui, délaissant la grand-route, emprunteront le chemin sablonneux qui s’élève en lacets jusqu’à Aljustrel. Une longue suite de petits ânes fouleront de leurs sabots délicats ce coin de terre bénie.

Ici, dans cette région élevée, la moisson est tardive. Tandis que plus bas, à l’est, la campagne commence déjà à rougeoyer à l’aurore puis à passer du mauve au brun chaud, alors, sur les hauteurs, les meules de froment s’élèvent dorées et les raisins se rident et se confisent au soleil. Les olives mûrissent lentement, elles sont encore vertes. Au matin, les gens du pays se couvrent de leurs houppelandes faites de laine tissée à la main. Mais, les pèlerins sont réchauffés, car ils viennent à pied et portent sur leurs têtes leurs paniers à provisions. Déjà le soleil, brûle la Cova et la route qui mène à Aljustrel. Ici, les oliviers sont tordus plus encore que dans les bas-fonds, d’ailleurs, il leur faut se courber lorsque le vent souffle de l’Atlantique.

Les autos arrivent jusqu’ici. On espère un miracle même si l’on n’y croit guère ! Qui sait ce qui peut arriver ? Les récits, les inventions passent de bouche en bouche et l’homme simple et faible s’épanouit comme une fleur de laurier rose ; mais, il y a aussi des lys de la Saint-Jean parmi eux ; ceux-là se consument, recherchent la nourriture céleste et tournent leurs visages vers Fatima, vers cette combe où la Vierge est apparue à trois petits bergers ; qui parle encore de la Dame ou d’une jolie Demoiselle ? Qui pourrait douter encore que ce fut Elle, la Reine des cieux ?

Oui, Aljustrel n’était plus cet humble hameau délaissé de Dieu et des humains. On y voit même se promener des dames en claires robes d’été qui, parfois, tiennent des enfants par la main, des enfants tout de blanc vêtus qui essaient d’attraper les lézards et dont les yeux brillent à la vue de tant de spectacles nouveaux. Car, soudain on voit aussi d’autres enfants, long vêtus mais portant de courts casaquins d’étoffe mince et il s’agit de leur dire : Lucia et Jacinta. Et si par aventure on a fourré un doigt dans sa bouche, ce n’est « pas convenable ». Enfin, il y a aussi le garçon à admirer et qui paraît joli parce qu’il a des joues si rebondies mais le plus beau est encore son bonnet d’une forme remarquable. Celui-là s’essuie les doigts avant de vous donner la main. Il faut bien dire une petite prière en arrivant dans la Cova, mais ça ne vous vient pas à l’esprit au premier instant, alors qu’on voit flotter partout sur des échafaudages tant de jolis rubans de soie multicolore...

Mais on y voyait aussi de vieux paysans tortus et déjetés comme les oliviers, qui arrivaient en se traînant, leurs pieds nus couverts de croûtes de sang. Un rosaire entourait leurs mains comme une grille, leurs visages luisaient, gras, mais ce n’était que de la sueur. Peut-être qu’un fils ou une fille les soutenait qui eux-mêmes portaient des paniers garnis de fromage de brebis, de pain et de vin.

Somme toute, de quoi s’agissait-il ?

Quels étaient ces enfants qui faisaient ainsi parler d’eux ? La plus petite n’était qu’un fétu, une créature minuscule qui se frottait le nez du revers de la main et ricanait même souvent, puis s’enfuyait. Quant à la grande, elle restait immobile, roulait entre ses doigts l’ourlet de son tablier, faisait un petit signe de tête et promettait si on le lui demandait, de prier pour Inès, Felicitade ou Jaime. Elle répétait gravement chacun de ces noms et les maladies dont étaient atteints ceux pour lesquels elle devait intercéder auprès de Marie, puis, elle vous regardait bien franchement d’un air presque plaintif.

Les arbres dispensaient un peu d’ombre, mais pas davantage que jadis. Le soleil brûlait. Parfois de gros nuages bedonnants, s’élevaient, venant de l’Atlantique, ils se déplaçaient dans le ciel comme des montagnes immenses qui se déversaient en longues cordelettes de vif argent si bien qu’on ne gardait pas un fil de sec sur soi et que la Cova se transformait en un entonnoir fangeux. Mais où aurait-on pu se réfugier ? Les chênes verts n’offraient aucune protection avec leur feuillage léger, luisant, dentelé. Même les colombes sauvages étaient trempées, bien qu’elles eussent eu la précaution de se mettre les plumes toutes gonflées, à l’abri de quelques plantes grasses épineuses.

Mais, généralement, le ciel s’étendait radieux, d’un bleu suave et joyeux, tandis que les rayons du soleil frappaient comme des lances acérées les foules pèlerinant vers Fatima, les attiraient dans la clarté qui régnait là-haut, si bien qu’elles arrivaient cuites, grillées, trempées de sueur, brûlantes du repentir de leurs fautes pour tomber à genoux devant le petit chêne vert qui, bientôt, sera dépouillé de ses dernières feuilles.

N’était-Elle pas venue tout de même au rendez-vous à la Cova da Iria, la belle Dame cette fois où les enfants d’Aljustrel avaient été enlevés par les autorités ? Elle était venue, annoncée par des éclairs d’une aveuglante blancheur et chacun avait pu voir le nuage qui s’était abaissé jusqu’au petit chêne vert chlorotique. Cependant, un roulement de tonnerre ininterrompu emplissait la combe. Et les enfants qui n’étaient pas là !

La Cova oscille comme un parterre de fleurs agité par la tempête, les couleurs se confondent mêlées aux ombres mauves qui y dessinent leurs méandres en surimpression. Le flot des voix se brise comme une houle contre les bords de la coquille dont émane un reflet rosé. Affamées les voix s’engouffrent dans le petit bois, frôlent les racines des arbres et, sur le visage des pèlerins qui maintenant attendent en silence, passent des reflets changeants. Et les enfants qui ne sont pas là !

Oui, ils en avaient manqué la visite de la très Sainte et très Vénérée ! Il fallait donc attendre à nouveau jusqu’à la prochaine fois, jusqu’à ce jour unique : le 13 septembre.

Attendaient-ils avec calme ou bien dans un état d’exaltation passionnée ? Ils poussaient leurs troupeaux dans les Volhinos dans ces vallées silencieuses, désertes, où les arbres se trouvaient plus rapprochés dont l’ombre se pose à leur pied comme une tache d’encre ; déjà les grandes herbes sont desséchées et recourbées. Les minces sentiers se perdent en serpentant dans cette solitude édénique. Joao, ce jour-là, les avait accompagné, car Jacinta allait rendre visite à sa marraine ; Francisco, comme si souvent déjà, essayait d’attirer les oiseaux en imitant leurs gazouillis ensommeillés.

Et Elle vint ! Là aussi, dans cette vallée paisible, dans ce repli de terrain, cette onde brève que la terre envoyait jusqu’ici.

Jacinta et Joao haletaient encore d’avoir marché trop vite, le grand frère tendait son cou mince et clignait dans le soleil en regardant de tous côtés : rien ! Gêné, il souriait d’un air contraint, tandis que des colombes sauvages roucoulaient et que les oiseaux voletaient parmi les branchages. Lucia parlait à quelqu’un...

Oui, Elle était venue et non pas à la Cova da Iria et un autre jour qu’un treize du mois ! Les Volhinos l’accueillirent, son manteau de clarté vaporeuse avait frôlé les branchages frissonnants des chênes. Quelqu’un semblait-il, frappait contre une porte d’airain, puis les branches s’étaient avachies mollement. Joao transpirait à grosses gouttes, mais il ne dit mot et resta assis sur une pierre à regarder Francisco et Jacinta qui couraient à la maison en brandissant dans leurs mains une branche du chêne qui bruissait dans le vent. La langue serrée entre les dents tant elle se dépêchait, Jacinta s’arrêta la première lorsqu’elle eut atteint la maison des Santo. Que raconta l’enfant ? Qu’Elle s’était tenue debout sur cette branche ? Et Maria Rosa l’avait respirée, puis considérée attentivement. Elle avait noué un tablier sur ses vêtements du dimanche. Antonio, en bras de chemise était appuyé au montant de la porte. Soudain, un parfum se propagea, un parfum de fleurs qui n’existaient nulle part, de fleurs en pleine floraison tellement que l’on en soupirait d’aise.

Maria Rosa se moucha bruyamment et se tourna du côté du feu sans dire une parole. Antonio avait posé sa main sur la tête de Jacinta et la considérait en souriant d’un air heureux et un peu solennel. L’enfant aussi souriait avec confiance, possédée par un bonheur céleste tel que lui aussi se détourna pour se moucher dans son beau mouchoir des dimanches. Puis, il se tourna vers ses filles, et se libéra de ce qui pesait sur son cœur :

– Quant à vous, je vous demande de ne plus vous moquer de Lucia. Nous ne savons rien... de tout ce qui est...

Après ces paroles abruptes, il était sorti dans la rue du village en reniflant, en tournant la tête de tous côtés, comme si un certain parfum flottait toujours dans l’atmosphère, puis il s’éloigna lentement en souriant d’un air à la fois orgueilleux et ému. Plus bas, près de la route, il s’assit confortablement sur un mur tout en fumant un « cigarra » d’un air d’importance. Bien qu’on ne fût pas un treize, il voyait pourtant beaucoup de monde pèleriner vers la Cova da Iria.

De dessous leurs semelles s’élevaient de petits nuages comme si les pèlerins marchaient sur de la fumée d’encens. De loin, les processions de femmes rappelaient un vol de choucas, car leurs vêtements noirs étaient saupoudrés de poussière.

Antonio trouvait parfaitement naturel de voir tout ce monde s’en aller ainsi vers la Cova. Il n’avait jamais voulu intervenir à ce sujet jusqu’alors, mais à présent, cette question prenait du poids peu à peu. Jésus était Dieu et il pouvait faire ce qui lui plaisait ! S’il trouvait bon que sa Sainte Mère vînt en ce monde recommander de dire le chapelet et ordonner d’accomplir des sacrifices en faveur des pécheurs, il savait ce  qu’il faisait ! S’il y avait des secrets que sa petite Lucia ne devait pas révéler, c’était bien ainsi. Antonio haussa les épaules. Une auto avançait lentement parmi la foule des pèlerins. L’un des ânes refusa de se ranger. C’était bien ainsi. Il ne fallait pas que les gens en automobile s’imaginassent qu’ils avaient ici à parler plus haut que d’autres, même s’il en va ainsi autre part dans le monde. Deux chariots couverts suivaient : des malades. La Carreira s’en occuperait sûrement. Elle était comme une souris qui ramassait patiemment des grains, là-haut, à la Cova. Elle y croyait, bien que son fils n’eût pas été guéri et que la très Belle eût même refusé de lui rendre la santé.

Le chauffeur de l’auto qui venait de s’arrêter s’adressa à Antonio : « Était-il du pays ? Connaissait-il ces enfants, enfin... ces enfants dont on parlait tant ? » Puis il sortit une tabatière de sa poche et la tendit poliment à Antonio. Celui-ci, tout en acceptant gravement une prise d’un superbe tabac blond, eut un clignement de satisfaction pour dire :

– Un de ces enfants est ma Lucia...

– Oh !

On sortit la malade de l’auto. C’était une vieille femme tout en dentelle et en soie. Antonio ne regrettait pas d’être venu jusqu’ici et se sentait de belle humeur comme chargé d’une mission importante. Il remonta son pantalon taillé dans un tissu épais et se demanda s’il était convenable qu’il ôtât son bonnet ? Il s’y décida enfin, et le fit avec grâce et élan. Oui, oui, sa fille Lucia rentrerait bientôt à la maison, et il ne put s’empêcher de dire que ce même jour, il y avait quelques instants de cela, la belle Dame lui était à nouveau apparue. D’ailleurs il n’avait pas encore pu en parler à la petite.

Que de mains se posèrent alors sur les manches de sa veste ! Elles semblaient saupoudrées de farine et les voix des femmes avaient une résonance d’une telle douceur. Comme aux sons d’une fanfare, Antonio, avançait dans la grand-rue d’Aljustrel. Nul n’avait vécu ce qu’il vivait présentement ! N’était-il pas le père d’une fille qui voyait ce que d’autres ne verraient jamais ?

Et lorsque Lucia vint à leur rencontre sur le chemin, ils l’entourèrent si étroitement qu’on ne voyait plus l’enfant. Ils se penchaient vers elle en débitant un flot de paroles. Antonio en retenait seulement qu’ils priaient la petite d’intercéder auprès de la Madone, afin d’obtenir d’Elle la guérison de la vieille femme malade. On avait consulté en vain tous les médecins. Antonio apercevait sa fille comme au fond d’un puits de mine. Il voyait luire le mouchoir neuf que Lucia portait sur ses cheveux. Finalement, il se fraya un passage dans le groupe, prit sa fille par la main et la conduisit solennellement jusqu’aux marches de l’escalier de sa maison qu’il lui fit gravir. Elle pouvait s’y tenir enfin sans être à ce point comprimée.

De grosses gouttes de sueur roulaient sur les joues de l’enfant, des frissons la secouaient et le père se demandait si c’était de crainte à la vue de tant de personnes assemblées autour d’elle, ou si elle frémissait encore parce que la belle Dame lui était apparue un instant plus tôt.

Mais la voix de Lucia s’éleva, très calme. Il semblait même qu’elle n’eût plus peur de toutes ces personnes accourues autour d’elle, ni même de ces élégants citadins qui lui prenaient les mains. La vieille dame pleura même un peu en priant Lucia de ne pas l’oublier dans ses prières. Oui, ils croyaient fermement que la Vierge était apparue à l’enfant ! Ils regardaient celle-ci avec respect et de jeunes demoiselles, qui devaient être les petites filles de la dame âgée, avançaient leurs bouches en fleur d’un air suppliant. L’éclat doux de leurs regards toucha Antonio aux larmes et ses pleurs roulaient sur sa moustache... Ce qui ne l’empêchait pas de réprimander sévèrement les enfants du village accourus en troupe, leur enjoignant de tenir leurs becs... Tout cela avec des gestes d’une grande noblesse.

Aljustrel, dans l’éclat radieux du soleil d’août, enveloppé de voiles de fumée d’un bleu léger, fleurant l’ail et la viande d’agneau grillée, se pavanait, gonflé d’orgueil à en faire gondoler ses murs ! Les feuilles des figuiers avaient un épais revêtement de gomme brillante et argentée et les lézards luisaient d’un vert tellement vénéneux qu’on en prenait mal aux yeux. Cependant, s’écoulait, bouillonnait au sein de la solennité de ce jour, la route sinueuse qui monte entre les maisons et celles-ci essayaient d’avoir l’air de ce qu’elles n’étaient pas du tout : des bâtiments superbes aux vitres jetant des reflets de pierres précieuses.

Lucia avait « pris pied » chez elle. Ce n’était pas qu’on l’encourageât ou qu’on manifestât le moindre désir de parler avec elle des étranges évènements dont elle avait été témoin. Non, une clarté crue, dure, étrangère l’environnait, provoquait un vide autour d’elle que seules ses sœurs et sa mère osaient franchir avec des rires insolents et des propos à l’emporte-pièce. Mais leurs paroles s’avéraient singulièrement dépourvues de poids. Cependant, elles prenaient, à la Cova, des attitudes de ménagères chez elles et ce n’était pas sans une pointe d’importance dans leur comportement qu’elles astiquaient des lanternes ou paraient, avec la Carreira, l’autel de lin grossier et de fleurs.

Là-bas, l’herbe ne poussait plus. La combe avait presque l’air minable mais il n’y avait pas moyen de la présenter dans un meilleur état, aux pèlerins accourus en grand nombre. Le petit chêne vert s’y dressait, chétif ; son feuillage toujours vert ne se balançait plus dans le vent, seuls s’agitaient quelques rameaux à peine hérissés de quelques feuilles. Mais tout n’en était pas moins tel qu’on pouvait le souhaiter. Beaucoup de paysans des environs ne s’approchaient pas de ce lieu autrement qu’à genoux. Dans les visages d’un ton d’huile jaunâtre des vieux que le vent montagnard avait tannés, les yeux sombres appelaient la Vierge des vierges. Ils élevaient leurs chapelets vers elle et les perles de ces nombreux rosaires semblaient s’égoutter sur la terre piétinée... Les genoux s’écorchaient aux cailloux et aux herbes dures, tellement que le sang des campagnards en oraison abreuvait le sol. Là, les ânes étaient chez eux. Ce que les moutons méprisaient leur semblait assez bon. Des colombes sauvages aux yeux de rubis quittaient les bois protecteurs et venaient roucouler dans la Cova avec l’impression réconfortante d’avoir enfin trouvé en ce lieu leur patrie.

Enfin, ce treize septembre tant attendu arriva. La veille déjà, des théories de pèlerins s’approchèrent de Fatima par tous les chemins y menant. Beaucoup d’entre eux ne s’arrêtaient pas même au hameau d’Aljustrel ; c’étaient des charrettes bâchées transportant des malades, des pères ayant un enfant sur leurs épaules et marchant nu-pied dans la poussière. De loin, le serpent géant qui s’approchait semblait obscur, bien qu’on vît par moment flamboyer le corselet rouge des costumes des petites filles ou le jaune éclatant des mouchoirs autour des têtes d’adolescentes.

De tous côtés, la Cova da Iria était assaillie dans un élan laborieux. Des feux se mirent à danser sur les bords doucement incurvés de l’énorme coupe. Des enfants se roulaient sur les pentes ; on cuisait des pommes de terre et du maïs et sans cesse d’autres cortèges arrivaient en chantant, par dizaines de mille, de noir vêtus, solennels. Ces messieurs de la presse s’approchaient en discutant ferme, descendaient de leurs voitures chargés de plaids et pénétraient dans la Cova entourée dans le crépuscule, de champs pâles et blonds.

Les paysans du Portugal voulaient être là lorsqu’Elle, la Reine, descendrait jusque dans leur contrée. Leurs visages qui se tendaient, exprimaient une attente pleine d’espoir. Ils quittaient cette terre aride, crevassée, pour s’élever sur les ailes de la prière et célébrer, avec une simplicité digne, la Vierge qui leur ouvrait une porte par laquelle ils passaient, transportés d’amour.

Et pourquoi n’eussent-ils pas été là, eux aussi, les curieux, les avides de prodiges, les sceptiques, les hypocrites ? Tous, tous venaient afin d’assister à un évènement, afin d’y être présents.

Les robes obscures des femmes traînaient pudiquement sur le sol. Elles élevaient leurs enfants dans leurs bras, afin de leur montrer le chêne vert au-dessus duquel la Vierge Marie apparaîtrait lorsqu’Elle viendrait dire au peuple par la bouche de trois enfants qu’il fallait prier, croire, espérer avec plus de ferveur, afin d’obtenir la paix pour le monde et préserver les pauvres humains des flammes de l’Enfer.

La nuit descendit, fraîche et étincelante, sur la combe. Cependant, des prières débitées d’un ton égal, suppliant, s’élevaient sans cesse et assaillaient les cieux avec une confiance enfantine.

Lentement les feux s’éteignirent, seules les bêtes, les rossignols, les verdiers montagnards poursuivirent leurs chants tendres et ensommeillés. Et la Cova sombra davantage encore dans le rêve. Des taupes aux pattes de velours rosé élevaient seules, avec zèle, leurs monticules de terre meuble, pour elle la nuit valait le jour. Le vent bruissait par rafales, mais ce n’était que l’haleine de milliers d’êtres endormis.

Cependant, les colombes s’étaient posées sur la table que la Carreira avait ornée de pélargoniums et de fleurs sanglantes de cactus, en l’honneur de la Sainte Vierge. Des papillons de nuit voletaient autour du chêne vert que la Carreira avait tenté de protéger par un mur de pierres élevé de ses mains.

La grande coupe n’était qu’un seul corps qui s’étirait lorsque l’aube tendit le dôme des cieux comme une tente immense tissue d’un vert pâle et luisant. Vers l’est, sur les bords de la coupe gigantesque, le vicaire général de Leira, venu avec un de ses amis, se mit debout pour voir ce qui se passait.

Déjà les prières s’élevaient encore alourdies par le sommeil. Le ciel aspirait les étoiles. Des enfants criaient, pleuraient, se rossaient et les braiements des ânes éveillaient les derniers dormeurs comme un rappel brutal au repentir.

Bientôt le soleil lança dans le ciel le réseau de ses rayons qui embrassa toute vie. Les prières, le dur gazouillis des enfants s’amplifièrent, comme le crépitement gras des feux. Il n’y avait d’eau nulle part, ni source, ni citerne. On rôtissait les pommes de terre, on brisait le fromage de brebis blanc et dur comme le marbre et l’on se désaltérait avec des fruits.

La Carreira, qui était déjà active ainsi que son fils Joao, secoua une fois encore la nappe blanche, couverte de papillons morts et d’insectes. Elle se mouvait avec assurance, comme devant l’âtre de sa maison. Joao lui passait des plantes et des fleurs et tous deux travaillaient ensemble comme si la Cova n’était qu’une immense cuisine dont la Carreira eut été la cuisinière et son fils infirme le marmiton. Ils ne savaient alors ni l’un, ni l’autre que la Cova da Iria resterait leur vraie patrie, leur demeure, leur foyer.

Oui, du point dominant d’où le Vicaire général considérait la combe, elle ressemblait à une coupe emplie de fleurs épanouies où jouait le vent.

Les ombres étaient ramassées et d’un bleu ténébreux lorsque tout au bord de la Cova, trois enfants émergèrent puis plongèrent à nouveau dans la foule houleuse. La nef fleurie tanguait violemment, des cris s’en allaient percer le ciel, une nuée d’espoirs passionnés s’éleva.

Des hommes frayaient aux jeunes voyants un passage dans la masse des pèlerins et il fallut longtemps pour qu’ils atteignissent le chêne vert auprès duquel il semblait difficile de leur trouver un peu de place.

Cependant, on entendit soudain la voix de Lucia qui jaillit, claire, précise : « Priez ! priez ! » disait-elle.

Il y eut comme un remous d’ouragan lorsque la multitude tomba à genoux. Les voix s’amplifièrent jusqu’à rappeler le grondement d’un torrent montagnard. Le Vicaire général leva la tête pour considérer le ciel. Pas un nuage.

Son ami voulut parler mais le bras qu’il tendit pour effleurer de la main l’épaule de l’ecclésiastique retomba : à l’est montait un globe éblouissant qui, à une allure lente, royale, s’en allait vers l’ouest. Le soleil dispensait une lumière tamisée et un nuage vaporeux recouvrait le petit chêne. Une clarté ambrée pénétrante emplissait la combe, faisait resplendir les arbres. Des cieux neigeaient des pétales ourlés d’azur.

On entendit le cri de Lucia : « Là-bas... Voyez !... »

Le globe, d’une blancheur éblouissante montait, montait. Des cris, des prières traversaient le bleu des cieux. Les trois enfants semblaient engloutis dans le flot bouillonnant des couleurs. On luttait pour approcher d’eux, des cris fusèrent venant des arbres alentour, des murettes, des épaules où l’on s’était hissé : « Dites aussi une parole pour nous ! Mon fils est sourd ! Ma mère se meurt ! L’oncle est bien malade ! »

« Qu’a-t-elle dit ? Doit-on élever une chapelle ? Quand nos maris reviendront-ils du front ? Quand verrons-nous un miracle s’accomplir ? Comment, en octobre ? »

Aucun troupeau de moutons n’eut pu piétiner la Cova comme cette foule humaine. Quelques hommes et la Carreira, essayèrent en vain de protéger le petit chêne vert : il fut pillé.

... Et que penses-tu de ce globe incandescent ?

Les enfants l’ont vue, Elle, alors que nous ne voyons que ce globe éblouissant. C’était la Madone, ami, la Madone.

Le Vicaire général descendit lentement dans la Cova et ne s’aperçut pas que des larmes inondaient son visage, car il se sentait comme épuisé et ne voyait rien que là-bas, en bas, la contrée d’un fauve rosé à travers une buée qui l’estompait.

 

Mais ce n’est qu’à travers un rideau de larmes que ce pays vous apparaît vague, imprécis en ces jours de septembre. Autrement toutes les couleurs en sont nettes et claires. Le vent de la mer ne vient pas jusque-là et le vent de la montagne n’oserait se manifester. Les rochers en pains de sucre qui surmontent la petite montagne abrupte près d’Aljustrel sont d’une blancheur immaculée. Il y a là-bas de la terre rouge, grumeleuse et dure et les vignes ont été vendangées. Il y a encore des gens comme la vieille Ana qui ne croient pas les enfants et qui se moquent d’eux et déversent sur leurs têtes des remarques d’une dure ironie. Mais il y aura toujours de tels individus : rien n’éclaire leur chemin et ils ne sauraient s’éclairer eux-mêmes. Ce ne sont pas seulement les très malins, habitants des villes qui sont cuirassés, non, les sots le sont tout autant. Comment témoigner mieux de leur intelligence que par une moquerie négative ?

Lorsque le visconde de Montelo – il s’appelait ainsi pour tous – entra dans la maison des parents de Lucia, Maria Rosa le reçut. Elle sut l’accueillir aimablement et envoya quelqu’un au jardin afin d’y chercher Lucia. Mais le visconde demanda aussi à voir les deux petits.

Jacinta garda la tête penchée sur une épaule et répondit à voix si basse qu’on ne la comprenait pas. Lorsque Francisco vint, elle fit un geste pour lui faire ôter son bonnet, mais lui, le regard bien droit, l’air réfléchi, s’assit, le dos raide, sur l’une des deux chaises qui se trouvaient dans la pièce et, les bouts de ses gros souliers se touchant, il répondit sans timidité. Cependant Jacinta se glissait par la porte ouverte.

– Qu’as-tu vu à la Cova da Iria au cours de ces derniers mois ?

– J’ai vu la Madone.

– Où t’est-elle apparue ?

– Au-dessus d’un chêne vert.

– Apparaît-elle subitement ou bien la vois-tu venir d’une certaine direction ?

– Je La vois venir du côté où le soleil se lève, puis, Elle s’arrête au-dessus du chêne vert.

– Vient-elle vite ou lentement ?

– Elle vient vite.

– Comprends-tu ce qu’elle dit à Lucia ?

– Je ne comprends rien !

– As-tu parfois parlé avec elle ?

– Non, Lucia seule parle.

– Qui regarde-t-elle lorsqu’elle parle, tous les trois ou seulement Lucia ?

– Tous les trois mais plus souvent Lucia.

– A-t-elle pleuré ou souri ?

– Elle a toujours l’air sérieux.

– Comment est-elle vêtue ?

– Elle a une longue robe, un manteau qui recouvre sa tête et retombe jusqu’à ses pieds.

– De quelle couleur sont sa robe et son manteau ?

– Ils sont blancs avec une bordure dorée !

– Quelle est l’attitude de la Dame ?

– Comme lorsqu’on prie : elle croise les mains sur sa poitrine.

– Tient-elle quelque chose à la main ?

– Elle a, enroulé autour de sa main, un rosaire qui retombe sur sa robe.

– Porte-t-elle des bijoux aux oreilles ?

– Ses oreilles sont recouvertes par le manteau.

– De quelle couleur sont les perles du rosaire ?

– Blanches !

– La Dame est-elle belle ?

– Oh oui !

– Plus belle que cette fille qui passe justement devant la maison ?

– Bien plus belle !

– Mais, il y a des dames qui sont bien plus belles que cette fille.

– Elle est plus belle que toutes celles que j’ai déjà vues !

– Jacinta... viens mon enfant... assieds-toi : depuis le 13 du mois de mai, as-tu vu l’apparition ?

– Oui, je l’ai vue.

– D’où vient-elle ?

– Elle vient du ciel du côté où le soleil se lève.

– Comment est-elle habillée ?

– Elle a une robe blanche avec de l’or et un manteau blanc sur la tête.

– De quelle teinte sont ses cheveux ?

– On ne voit pas ses cheveux car ils sont en dessous du manteau.

– Porte-t-elle des pendants d’oreilles ?

– Je ne sais pas, car on ne voit pas ses oreilles.

– Comment tient-elle ses mains ?

– Elle les tient croisées sur sa poitrine, les doigts en l’air.

– Tient-elle son rosaire de sa main droite ou de la gauche ?

– De la droite.

– Vraiment de la droite ?

Jacinta tendit ses deux mains devant elle avec un embarras touchant puis dit :

– Oui... je pense.

– Qu’a-t-elle le plus recommandé à Lucia ?

– De dire chaque jour son chapelet.

– Et le fais-tu ?

– Nous le disons ensemble Lucia, Francisco et moi.

Lucia revenait de la vigne. Son visage à contre-jour était si sombre que le visconde ne le voyait pas. Grande, solide, avec un maintien gracieux, elle répondit presque avec aisance.

– Est-il vrai que la Madone te soit apparue à la Cova ?

– C’est vrai.

– Quand l’as-tu vue ?

– Toujours le 13 du mois, mais pas en août parce que nous étions prisonniers, mais elle est venue alors le 19 dans les Volhinos.

– Quelqu’un a dit que la Madone t’est aussi apparue, l’an dernier.

– Non, je n’ai jamais dit cela.

– D’où vient-elle, de l’est ?

– Je ne sais pas, je ne la vois venir de nulle part. Quand elle nous quitte, elle s’éloigne du côté où le soleil se couche.

– Combien de temps reste-t-Elle ?

– Peu de temps.

– Autant de temps qu’il faut pour dire un Notre Père ou un Je vous salue Marie ?

– Bien plus longtemps, mais pas toujours le même temps. Jamais aussi longtemps qu’il faut pour dire un chapelet.

– N’as-tu pas eu peur en la voyant pour la première fois ?

– Oui, j’ai voulu me sauver mais elle nous a dit de n’avoir pas peur.

– Comment est-elle habillée ?

– Elle porte une robe blanche qui tombe jusqu’à ses pieds. Son manteau a la même teinte et recouvre aussi sa tête.

– Y a-t-il des ornements sur sa robe ?

– Deux galons d’or tombent de son col.

– A-t-elle une ceinture ou des rubans ?

– Non.

– De quelle main tient-elle son rosaire ?

– De la droite.

– Était-ce un chapelet ordinaire ou un rosaire ?

– Je ne sais pas.

– Se terminait-il par une croix ?

– Oui, par une croix blanche et les grains étaient également blancs.

– Ne lui as-tu jamais demandé qui elle était ?

– Oui, Elle a répondu qu’Elle le dira le 13 octobre.

– Lui as-tu demandé d’où elle venait ?

– Oui, Elle a dit du ciel.

– A-t-elle parfois souri ou était-elle triste ?

– Je ne l’ai jamais vu sourire ou être triste : Elle était sérieuse.

– Vous a-t-elle recommandé de dire une certaine prière ?

– Oui, nous devons dire notre chapelet pour la paix du monde.

– A-t-elle exprimé le vœu que de nombreuses personnes assistent à l’apparition le 13 de chaque mois ?

– Non, Elle n’a rien dit.

– Est-il vrai qu’Elle t’a confié un secret en t’interdisant de le révéler ?

– C’est vrai.

– Est-ce que cela te regarde seule ou tes cousins également ?

– Cela nous concerne tous les trois.

– Ne pourrais-tu le confier au moins à ton confesseur ?

Lucia se taisait.

– On prétend que tu as dit quelque chose de faux au chef du district afin qu’il cesse de te tourmenter et qu’ensuite tu t’es vantée d’avoir eu raison de lui !

– J’ignore tout cela. Qui l’a dit ? Le chef du district voulait connaître notre secret. Je lui ai dit, sauf cela, tout ce que la Madone m’a dit. Je ne voulais pas le tromper. Peut-être croyait-il que je trahissais pour lui le secret.

– La Madone t’a ordonné d’apprendre à lire ?

– Oui, lors de sa seconde apparition.

– Mais, elle a pourtant dit qu’en octobre, elle t’emmènerait au ciel !

– La Dame n’a pas dit cela.

– La Dame a-t-elle parlé de l’argent que les pèlerins déposent près du chêne vert ?

– Elle a dit qu’on le porte à l’église paroissiale sur deux brancards : une partie devra être dépensée pour la fête du rosaire, l’autre pour l’érection d’une chapelle.

– Où veut-elle que l’on élève une chapelle ?

– Je ne le sais pas. Elle n’en a pas parlé.

– Es-tu heureuse que la Madone te soit apparue ?

– Oh ! et comment !

– La Madone viendra-t-elle seule le 13 octobre prochain ?

– Elle viendra avec saint Joseph et l’Enfant Jésus.

– A-t-elle fait une autre révélation ?

– Elle a dit qu’un grand prodige aurait lieu le 13 octobre afin que tout le monde croie qu’Elle est vraiment apparue.

– Peux-tu regarder la Sainte Vierge bien en face ? Vois-tu son visage ?

– Très rarement. Cela m’éblouit de la regarder.

– T’a-t-elle appris une prière ?

– Elle m’a appris celle que nous récitons après chaque mystère du Rosaire.

– La sais-tu par cœur ?

– Oui.

– Récite-la !

« Ô mon Jésus, pardonnez-nous nos péchés, préservez-nous du feu de l’enfer et en particulier pardonnez à ceux qui ont le plus besoin de votre pitié. »

– C’est bien, mon enfant.

Une foule s’était massée devant la maison lorsque les trois enfants redescendirent les quelques marches aboutissant à la rue.

 

Ils ne venaient pas encore de l’Atlantique, les nuages rapides, énormes qui se déversaient dans la Cova da Iria. La Carreira déchargea le petit âne qu’on lui avait prêté de son fardeau de fleurs de cactus d’un rouge de chair, qu’elle groupa de telle manière qu’elles formèrent comme une île flamboyante dans la combe piétinée que le soleil avait desséchée. Au cœur de l’immense coupe s’établit une sorte de petit coin d’une intimité bourgeoise, confortable, mais cet îlot était si minuscule que de loin il ne ressemblait qu’à un bateau chargé de fleurs voguant sur une mer dorée. Il n’y avait plus de sentiers tracés à travers les pâturages ravagés, il n’y avait plus qu’un vide immense, une attente passionnée de Sa venue, de Sa présence bénie. Parfois, d’autres îlots se formaient, non pas de fleurs, mais composés de quelques familles qui s’installaient autour d’un feu et s’en allaient ensuite laissant un rond de terre brûlée. Personne ne réussit à protéger le petit chêne vert qui ne consistait plus qu’en un bouquet de rameaux nus où papillotaient quelques feuilles. Marmonnant sans cesse et se parlant à elle-même, la Carreira amoncelait les pierres sur le mur protecteur qui l’entourait. Mais de nouvelles brèches y étaient pratiquées sans cesse, car on emportait même les pierres du lieu des apparitions.

La Carreira ne pouvait empêcher les polissons d’Aljustrel de venir ici aux jours éloignés des 13 de chaque mois, afin de se livrer à leurs jeux. Quel lieu plus propice que ces landes piétinées ! Joao essayait, avec des plaintes et des larmes de rage, d’éloigner les bandes enfantines du lieu même des apparitions, mais il ignorait encore comment, avec de bonnes paroles, on obtient bien plus qu’au moyen de plaintes ou d’une grêle de coups de poing.

Si, par aventure, la « meneuse » des enfants du village, Joana, était présente, il parvenait du moins à obtenir d’elle que sa horde de galopins consentît à déplacer un peu le centre de ses activités, car elle avait grand cœur, la solide Joana. D’ailleurs, elle restait fidèle à sa promesse de tenir pour les trois voyants. Elle avait un corps mince et dur et elle se laissait aller à danser et chanter tout autour de la Cova da Iria, un panier de fleurs en équilibre sur la tête. Mais, arrivée au lieu des apparitions, elle devenait tout à fait docile, se jetait à genoux, pleine d’un sentiment de soumission passionnée. Sa prière s’enflammait telle une poignée de brindilles sèches, car elle passait rapidement de l’humilité de l’agenouillement à la joie sauvage de vivre. C’était de mauvaise grâce et non sans irritation que la mère Carreira voyait parfois cette impertinente créature s’affairer auprès de la Table sainte. Mais, il fallait la laisser faire car, combien de fois n’avait-elle pas protégé son fils Joao, âgé seulement de huit ans, qui n’avait ni sa souplesse, ni sa hardiesse ? D’ailleurs, le petit était attaché à cette fille indomptable, qui l’avait pris sous sa protection.

Mais, tout le monde au hameau d’Aljustrel ne ressemblait pas à Joana si noire et si blanche à la fois ! Ceux qui avaient juré et raillé en parlant des trois petits voyants se taisaient peut-être à la vue des foules de pèlerins amassées dans la combe, mais c’était avec des regards de travers qu’ils songeaient à eux, de même qu’à leur vue, ils refermaient les portes sans douceur.

Attendre, telle était la devise de ces tièdes. Le mieux semblait de ne point se faire d’opinion. Alors, Dieu ne saurait vous en vouloir en aucun cas ! D’ailleurs il ne s’irritait pas non plus de la bêtise humaine. Il fallait attendre le grand prodige annoncé : il serait toujours temps de se reconnaître du parti des trois enfants.

Depuis longtemps déjà, on ne pouvait plus confier la garde des troupeaux aux trois cousins : trop de gens venaient les voir. Pendant ces visites, la vive Jacinta se montrait la plus intimidée. Francisco gardait une parfaite égalité d’humeur et Lucia donnait des explications précises, mais brèves. Lucia, à qui la Vierge avait annoncé qu’elle devrait encore rester longtemps sur terre, alors que ses petits compagnons auraient déjà trouvé dans les espaces célestes leur patrie, la vraie, la seule. Lucia ne reculait pas, prise de panique lorsqu’on secouait la porte qui venait de se fermer sur elle comme si elle avait eu une volonté propre. Son visage, un peu pincé des deux côtés de la bouche dont les lèvres ressemblaient à des framboises pâlies au soleil, exprimait une véritable intelligence qui émerveillait certains questionneurs. L’air très raisonnable, elle restait en éveil, volontiers silencieuse, toujours réfléchie. Elle ressemblait à une écolière qui se révèle soudain comblée de dons et de mystérieux moyens (phénomène auquel elle-même ni ses professeurs ne comprenaient rien) et qui saute des classes tout en restant la même, extérieurement, une enfant qui apprend sans apprendre. D’ailleurs, elle n’avait plus si affreusement mal lorsque sa mère tournait autour d’elle, méfiante, bien que ce fut avec moins de violence que jadis. Elle n’était pas de celles chez qui une émotion peut percer le cœur. Des pensées « raisonnables » bouillonnaient volontiers dans le cerveau de Maria Rosa. Oui, il fallait bien allumer les lanternes devant le petit chêne vert ; on se livrait, dans la Cova da Iria, à maints travaux ménagers et l’on répondait aux étrangers d’une manière qui ne faisait jamais tort à Lucia. Sans doute, le soir venu la prière avait raison de toutes les pensées hostiles. Parfois, elle écoutait étonnée sa fille expliquer avec autorité que la Mère de Jésus ne se montrait à elle et à ses cousins que parce que la Cova lui avait semblé un lieu de rassemblement convenable pour un grand nombre de personnes et que, par hasard, les trois cousins y faisaient paître leurs brebis... Maria Rosa en restait bouche-bée. Oui, mais tant que le miracle ne se serait pas produit, elle demeurerait sur la réserve.

Antonio, un peu sombre de son naturel lorsqu’il ne pouvait épanouir ses pensées, au cabaret, trouvait tout cela parfait. Mais il jetait par-dessus bord ses considérations sceptiques : on vivait plus agréablement ainsi ! Parfois, une étincelle tombait sur son cœur et y allumait une flambée ; en ces instants remarquables, il lui arrivait même de se taire, tandis qu’il regardait sa fille avec émotion, non sans éprouver le regret d’avoir si longtemps manqué de lui être secourable. Alors Lucia lui souriait avec une expression de confiance enfantine.

Quant à Jacinta, elle avait le pouvoir d’emplir la maison paternelle de parfum et de clarté. Les vieux murs aspiraient ce bonheur et bien des années plus tard, ils devaient rayonner de cette clarté dont les pèlerins se sentiraient enveloppés... et lorsqu’à présent un parfum de fleurs qui n’existent pas dans le pays flotte à nouveau dans l’atmosphère et que les deux vieux parents sont environnés d’un susurrement suave et puissant, c’est peut-être que les murs irradient le parfum et la fraîcheur agreste qu’ils absorbèrent jadis. Et n’était-ce pas hier ou justement à présent que les enfants se trouvaient assis sur la pierre plate de la citerne encore tout ébranlés par la force dont ils avaient subi le contact lorsque l’Ange annonciateur leur était apparu ?

 Comment pourrait-il en être autrement puisque le temps a été aboli par un battement d’aile de l’Ange ? Car ce petit coin de terre d’Aljustrel surgit, bouillonnant au-dessus de tout ce qui est terrestre. Les Volhinos sont les vallées éternelles auxquelles nous aspirons...

Francisco songeait-il parfois qu’il l’avait vue, sans doute, mais n’avait pu entendre parler la Sainte Vierge ? Ou bien se contentait-il de ce qu’Elle lui accordait ? N’était-il pas comblé par sa seule vision dans laquelle il pouvait s’absorber entièrement ? Elle était là, au-dessus du chêne vert, si légère et pourtant les branchages avaient ployés lors de sa venue. Et Elle s’emparait entièrement de son être. Lui, n’avait rien à demander ou à répondre, il lui avait été donné de voir.

Maria Rosa était pieuse. Bien qu’elle ne fût capable de lire qu’en épelant, elle avait toujours veillé à ce que ses enfants fussent instruits des choses de la religion. Oui, il lui arrivait même la nuit de croire que la Vierge était apparue à sa fille dans la Cova da Iria mais, au matin, lorsqu’elle se levait, un bleu glacial, le bleu qui teintait le jour encore sans soleil, retombait sur sa conscience. Alors, elle examinait impitoyablement le visage de sa dernière née. Il lui semblait que ce visage aurait dû irradier la lumière, s’épanouir, avoir une expression plus suave. Elle estimait qu’un aussi pieux évènement aurait dû laisser son empreinte sur les traits de son enfant et ce signe lui manquait, Lucia ne cessait de lui paraître parfaitement calme, normale. Non, jamais elle ne tenait son balai de brindilles d’un air rêveur ; ses joues étaient fraîches, sa bouche fermée semblait trahir un entêtement irréductible et ces paroles de Maria Rosa : « As-tu jamais eu la curiosité de te demander pourquoi c’est à toi qu’Elle apparaît ? » tombaient sur un terrain peu propice. Lucia avait bien répondu, mais d’une manière qui ne satisfaisait nullement sa mère, que la Cova se trouvait être simplement le lieu le plus convenable à l’accomplissement des volontés célestes. Et puis leurs terres ne se trouvaient-elles pas là-bas ? Qui donc pouvait y garder les troupeaux en dehors d’elle-même, de Jacinta et de Francisco ? À cette réponse, Maria Rosa, il est vrai, ne pouvait réprimer un sourire, pourtant, elle ne lui plaisait pas. Elle lui semblait trop sèche. Il y avait assez de landes au Portugal et des milliers d’enfants peut-être plus intelligents, plus fervents ou plus doux que Lucia. Celle-ci accomplissait sa part de travaux ménagers comme d’autres, jamais elle ne demandait : « Mère, puis-je aller prier ? » Elle tenait sans doute à dire son rosaire et cela avec une ténacité extrême, mais, elle ne s’exprimait pas autrement que ses sœurs dans la vie journalière. Maria Rosa ruminait. Elle se refusait à soutenir sa fille, craignant de croire en elle pour la seule raison qu’elle était chair de sa chair.

Mais, lorsqu’il venait des inconnus pour l’interroger, elle eût trouvé indigne et laid de dire un mot contre elle. Elle pouvait alors se tenir très majestueusement aux côtés de Lucia et, touchée parfois des paroles respectueuses qui lui étaient adressées, répandre des larmes brûlantes et éphémères. Mais, il lui déplaisait que Lucia le vit, elle eut pu en retirer trop d’espoirs ! Maria Rosa en eut assez dès la première fois que, ébranlée par la ferveur des gens venus de loin voir son enfant, elle avait demandé affectueusement à celle-ci :

– Mon enfant, est-il exact que tu vois la Sainte Vierge avec tes yeux et non pas seulement lorsque tu te recueilles en toi-même ?

– Maman, je la vois vraiment !

– Mais, tu dis bien que tu es éblouie lorsque tu essaies de la contempler ?

– Je suis éblouie.

– Vous avez souvent parlé entre vous trois de ce qu’il serait merveilleux de voir la Sainte Vierge comme Bernadette Soubirous ?

– Jamais nous n’en avons parlé.

– Jamais ? Et dans la nuit ? L’as-tu souhaité ?

– Non.

– Et tu dois accomplir des sacrifices en faveur des pécheurs. Comment y parviens-tu ?

Silence.

– Et la petite Jacinta doit aussi faire des sacrifices ?

– Oui, elle aussi !

– Et vous devez tout répéter à Francisco ?

– Oui !

– Et pourquoi ne l’entend-il pas ?

– Je ne sais pas !

– Crois-tu qu’il soit plus que vous chargé de péchés ?

– Non !

– Ah ! Laisse-moi tranquille, tout cela est à n’y rien comprendre. Faire des sacrifices ! De tels enfants ! Ou bien est-ce que vous vous privez de ce que je vous donne à manger pendant que vous gardez le troupeau ?

Pas de réponse.

Cette fois elle secoua l’enfant. Oui, fâchée, presque violente, pour avoir considéré son visage impassible, ces yeux qui n’étincelaient pas comme les siens à elle eussent étincelé si on lui avait adressé de telles paroles. Accomplir des sacrifices à cet âge !

Mais, il s’agissait là des ordres secrets, jamais trahis, reçus de la Dame céleste, sans parler des actes de contrition, ni de leur déjeuner qu’ils donnaient et qu’ils remplaçaient par de longues prosternations, le front contre terre. Et tout cela s’accomplissait là-haut, auprès des blocs rocheux en forme de dés à coudre et des grottes ouvertes dans le flanc des montagnes et qu’ils appelaient des cavernes. Aujourd’hui encore que ces prières ardentes irradient du sol, transformées en parfum, qu’elles sont ferventes !

Si vous ne devenez comme des enfants... Mais qui aurait cette pieuse simplicité, cette gaieté, cette rêveuse inconscience ? Les granges sont pleines ! Mais, où est ce vide bourdonnant que Dieu emplit ? Cet océan éblouissant, aveuglant, qui absorbe la magnificence du Seigneur ?

C’était là que résidait le merveilleux et qu’il s’accomplissait, là qu’il pénétrait dans le cœur des enfants d’Aljustrel. Là-bas régnait cette sérénité propice, la pureté d’une campagne inviolée. Et ils n’étaient pas anonymes Francisco, Lucia, Jacinta ! Francisco le voyant, Jacinta la passionnée, Lucia, celle qui surveille, qui recueille, qui cultive : son cœur caché luit à travers les murs de son couvent.

Les enfants sautaient par-dessus des cailloux, criaient de joie lorsqu’ils avaient capturé un lézard ou hurlaient des notes peu mélodieuses en rassemblant leur troupeau. Francisco continuait, pendant des heures, à essayer de prendre des oiseaux et s’irritait de constater qu’ils ne se laissaient pas apprivoiser. Jacinta élevait des huttes de pierres en enfonçant sa langue dans une joue et Lucia jetait son tricot non sans violence si quelque chose la distrayait soudain de son occupation.

Ils ne parlaient pas souvent entre eux de tous les évènements merveilleux dont ils avaient été témoins et si cela arrivait, c’était avec beaucoup de simplicité.

Ce n’était que bien rarement qu’ils pouvaient encore garder les troupeaux, car ils venaient de partout ceux qui étaient avides de merveilleux, pleins de nostalgie, où qui brûlaient de curiosité. Souvent, des appels volaient au-dessus des plateaux parsemés de bouquets d’arbres qui s’étendaient autour du hameau. Jacinta... Lucia... Francisco... Il arrivait alors que Jacinta prit le parti de se cacher et elle entraînait Lucia à sa suite, ainsi que son frère moins vif qu’elles deux. C’étaient toujours les mêmes questions... et puis quelque chose vous faisait mal ou vous irritait lorsque vous aviez parlé. Pourtant, dès que la petite eut compris que l’on pouvait accomplir un sacrifice expiatoire en acceptant de répondre aux questionneurs, tous trois se laissèrent assaillir de questions, jusqu’à ce que, amollis et abrutis comme des mouches d’automne (telle avait été la comparaison de Francisco), ils ne fussent presque plus capables de répondre.

On avait d’abord eut grand-peur et grand respect des journalistes. Mais on s’habitua aussi à ceux-là qui notaient tout en grande hâte en faisant des têtes si comiques que Jacinta éclatait de rire. Mais, ils trouvaient cela charmant, et riaient avec elle, si bien qu’on n’en finissait plus de rire.

Lucia envoyait des coups de coude à sa cousine pour l’engager à mettre un frein à cette gaieté intempestive.

Lorsqu’on voulait photographier les cousins on leur demandait d’abord de sourire, mais ces préparatifs solennels les figeaient. Les filles desserraient alors leurs grands mouchoirs autour de leurs cheveux sombres, Francisco voulait toujours ôter son bonnet mais, à sa grande surprise, on tenait absolument à le photographier avec son couvre-chef.

Maria assistait à tout cela avec un œil riant, l’autre larmoyant. Plus on approchait du 13 octobre, plus son humeur s’assombrissait. On assommerait les enfants si le miracle attendu ne s’accomplissait pas ! Elle était sûre que cette perspective attirerait des masses de pèlerins à la Cova et s’il ne se passait rien, il arriverait peut-être que l’on en demande raison aux enfants ! D’ailleurs ce serait juste, reconnaissait Maria Rosa.

Il venait toujours beaucoup de monde à la maison, des journalistes, qui considéraient sa fille d’un air singulièrement dur et froid et se permettaient d’exprimer des doutes qu’une telle enfant (si médiocre !) pût être favorisée de visites de la Mère de Jésus. Des ecclésiastiques venaient aussi, des gens riches, des pauvres, de jolies femmes en automobile, des messieurs élégants portant de minuscules moustaches. La cuisine en était assombrie et puis on touchait à tout, on inspectait tout, si bien que ses grandes filles avaient de la peine à poursuivre leur tissage car le cliquettement des métiers couvrant les voix, les visiteurs ne cessaient de demander « un peu de silence »...

Lucia se tenait la plupart du temps debout, bien droite parmi ces inconnus et donnait des réponses qui emplissaient d’étonnement Maria Rosa et répandaient une clarté sur son visage sans qu’elle s’en doutât, car l’enfant ne parlait pas en bredouillant, mais d’une voix haute et précise et ses reparties n’étaient pas sottes. Maria Rosa se balançait alors sur son siège avec une satisfaction profonde, parlait bas en soutenant les dires de sa fille et ne se proposait nullement d’occuper mieux son temps par quelques travaux utiles. Mais, à peine les questionneurs avaient-ils tourné les talons, qu’elle ne parvenait plus à s’élever jusqu’aux sphères où elle se trouvait un instant plus tôt.

– Tu n’es pas bête, ma fille, disait-elle, mais si j’étais toi je ne parlerais pas d’un « miracle » car, s’il arrive que la belle Dame vous oublie, c’en est fait de vous ! Je tiens à te le dire !

– Elle ne nous abandonnera pas !

– Ne sois pas si orgueilleuse !

Lucia se frappa les lèvres.

– Vois-tu, voilà que tu as peur ! Nous irons nous confesser, mon enfant, ce 13 du mois !

– Si, tu veux, maman, mais je n’ai pas peur.

Lucia regardait droit devant elle, presque absente. Agacée Maria Rosa s’emporta :

– Que se passe-t-il, dis-moi ?

L’enfant se taisait.

– Tu restes toujours silencieuse lorsqu’il s’agit d’une question grave. Cela ne t’a donc pas suffi de voir que l’on avait arraché l’arc élevé dans la Cova et essayé de déraciner le chêne vert ?

– Mais, maman, on s’est trompé de chêne, souviens-toi !

– Ne ris pas, il n’y a pas de quoi ; d’ailleurs, tu me fâches par trop souvent !

Thérésa, la sœur aînée parut :

– Viens, aide-nous, tu sais bobiner... et sais-tu que Thérésa Matias, Maria Roda et Maria Justina racontent que déjà en 1915 vous auriez vu quelque chose d’étrange ? Elles ont aussi vu une silhouette flotter dans l’atmosphère qui semblait faite de neige mais transparente... et cela à deux reprises !

– Oui.

Maria se mêla à la conversation :

– Alors si d’autres l’ont vu !

– ... Et sais-tu que Maria do Carmo a fait trente-cinq kilomètres à pied avec son mari parce qu’elle espérait guérir de la tuberculose dont elle est atteinte ? Elle est déjà venue deux fois ici pieds nus, dit-on, et elle veut revenir, bien qu’elle ne soit pas guérie. Ce serait bien si elle recouvrait la santé ! Cela te plairait-il ?

– Oh oui ! Mais il arrivera ce que la Dame voudra !

– Courage, Lucia, mais je n’aimerais pas être à ta place ! conclut la grande sœur.

Puis vint l’époque où l’automne se fait sentir dans toute sa violence. Des nuages immenses venaient de l’Atlantique, poussés par un vent rapide. Ils passaient au-dessus de la Sierra d’Aire et y déversaient leurs flots d’argent pâli. La Cova piétinée se transforma en une mer de boue sans aucun égard pour la jolie table si soigneusement parée par les mains de la Carreira, tandis que le vent brutal effeuillait les chênes verts grelottants. Par places, le sol luisait comme du sang frais et les rocs calcaires étaient d’un blanc cru dans la pénombre de ces journées de bourrasque. Cependant, la combe n’était pas abandonnée bien qu’il n’y eut qu’un petit groupe de personnes venues y prier. Les ânes attendaient piqués dans la fange et luisants de pluie. Une buée montait de leur pelage lorsque le soleil réapparaissait car les bourrasques et les accalmies se succédaient. Aussitôt qu’entre des nuages déchiquetés un peu de bleu luisait, on allumait les feux, on cuisait les pommes de terre, chacun retrouvait ses activités terrestres.

Mais, tout alentour, rien n’était plus comme jadis. Les champs des Santo étaient ravagés où l’on plantait des légumes et Maria Rosa, lorsqu’elle était de mauvaise humeur, abreuvait Lucia de reproches à ce sujet : elle n’avait qu’à essayer de manger ce qui poussait dans la Cova ! Et qui donc garderait les troupeaux avec ces incessantes visites de pèlerins ! Antonio décida de vendre le troupeau. Mais ce n’était pas tout, les voisins s’ingéniaient à faire passer dans les champs des Santo, proches de la Cova, bêtes, voitures et gens. Il y eut de furieuses querelles. Lucia parlait moins encore que d’habitude. Elle n’osait manger à sa faim. Jadis c’était à peine si elle se sentait attachée à ses deux petits compagnons, ses cousins, mais à présent, ils étaient devenus ses seuls confidents et le visage de Francisco s’éclairait lorsqu’il apercevait sa grande cousine, ses joues rondes semblaient s’arrondir encore lorsqu’il courait à sa rencontre. Mais combien souvent il la trouvait triste et proche des larmes.

Le Père Cruz vint un jour monté sur son âne jusqu’à la maison des Santo. Le sourire de son maigre visage éclaira la cuisine sombre lorsqu’il vint y chercher Lucia afin d’aller à la Cova da Iria en sa compagnie. Il y avait en lui une telle bénignité que même la dureté de Maria Rosa en fut adoucie ; le regard dont il considéra Lucia lui toucha le cœur. Ils ne trouvèrent pas Francisco chez lui, aussi les deux petites filles s’en furent-elles avec le vieux prêtre, marchant chacune d’un côté de sa monture.

L’âne était si petit que les pieds du Père touchaient terre, mais la bête n’en marchait pas moins vaillamment si bien que Lucia et Jacinta couraient presque à ses côtés.

– Il est impatient d’atteindre le but de sa course, ne croyez-vous pas ?

Jacinta lança un éclat de rire.

– Voyez, mes enfants, comme cet âne lève le nez pour renifler : sans doute est-ce pour mieux aspirer quelque bonne odeur ! Voyons, ne te dépêche pas tant... oui, regarde-les bien, ce sont deux bonnes petites filles qui disent toujours la vérité.

Lucia, émue par ces douces paroles, se mit à verser des larmes. Les prêtres ne manquaient pas, qui ne croyaient aucunement ce qu’elle racontait et qui interprétaient ses réponses de toutes les manières, si bien qu’elle n’arrivait plus à s’en sortir. Soudain, Lucia ne fut plus qu’une petite enfant qui trottinait en sanglotant tout en essuyant ses larmes avec son tablier.

– Voyons, ton nez est déjà tout rouge... Qu’as-tu à pleurer ? Sois donc heureuse, ne crois-tu pas avoir des raisons de l’être ?

Leurs regards se rencontrèrent. Lucia frémit et posa sa main sur le pelage chaud et gras de l’ânesse. Elle se sentait fatiguée mais soudain comme allégée. Jacinta, de l’autre côté, ne pouvait voir sa cousine. Elle avait aussi posé sa main hâlée et pas très propre sur le flanc de l’animal.

– Voyez-vous, mes enfants, disait le Père, dites toujours : Cœur Sacré de Marie, venez-moi en aide... Alors que pourrait-il vous arriver ? Ne pleure pas Lucia, pourquoi croirais-je que tu mens ? Tout arrivera ainsi qu’il vous a été promis... Craignez-vous qu’il en soit autrement ?

Jacinta s’écria :

– Oh non ! Mais Lucia est malheureuse, sa mère, ses sœurs, beaucoup d’autres lui font de la peine.

– Oui, oui... il faut être patients avec les humains. Quand il s’agit de ne croire que ce qu’ils voient ou entendent, ils se montrent de première force, et c’est aussi pour cette raison qu’il faut les aimer... Vous ne savez pas encore ce que c’est que d’être une grande personne, on est trompé chaque jour de l’année et, d’année en année, les humains deviennent plus pauvres au lieu de s’enrichir : la lassitude, la froideur, la méfiance sont leur partage : plaignez-les, mes enfants !

Ainsi parlait le Père Cruz, tandis que le chemin s’inclinait en pente douce vers le fond de la combe. Il descendit de sa monture et ce fut avec le naturel et l’enthousiasme de vraies petites filles que Lucia et Jacinta lui expliquèrent où elles voyaient chaque fois la Dame.

Elles souriaient, radieuses d’avoir trouvé quelqu’un qui leur témoignait une confiance sans restriction.

Le Père Cruz était profondément absorbé dans ses pensées tandis que le vent passait dans sa chevelure. Il apercevait à l’ouest deux crêtes montagneuses d’un vert intense, peut-être étaient-elles couvertes de forêts de pins ? Mélancolique et joyeux à la fois, il encourageait les enfants par de petits signes de tête, bien qu’il se sentît presque intimidé par l’éclat extraordinaire de leurs regards ingénus. Que savaient ces enfants de la peine qu’ont les humains à avoir la foi et à aimer ?

Et pourtant, ils venaient en ce lieu par milliers, le cœur plein d’espoir et ils n’étaient pas tous malades ou désireux d’obtenir une grâce de la Reine des cieux. Ils aspiraient à s’échapper de la terre pesante, à goûter la saveur de l’éternité. Même si leurs âmes étaient comme recouvertes de moisissure, ils voulaient cependant sentir cet ouragan, venu d’une région infiniment lointaine, leur apporter la flamme de la foi. Oui, ils avaient faim de prodiges, de clarté supraterrestre, ils avaient le désir de voir ce que l’on ne saurait saisir de ses mains charnelles.

C’était un jour frais. Il n’y avait que la terre brune, du sable et des plantes sauvages au-dessus desquelles passaient des vols d’oiseaux. La combe s’étendait dans toute sa sérénité devant le Père Cruz.

Seul, un petit groupe de personnes en prière restait agenouillé près du chêne vert squelettique, sombre ballot poussé par les ouragans de la vie jusqu’aux pieds de Dieu. Le vieillard aux cheveux neigeux pria avec une ferveur brûlante pour les enfants auxquels il était donné d’animer les cœurs et de s’élever au-dessus de la terre.

Il remonta sur son âne et chevaucha en silence tandis que Jacinta et Lucia couraient près de lui, insouciantes enfin, et il remarqua avec satisfaction que Jacinta, comme tous les enfants, prenait plaisir à sauter dans une petite flaque d’eau qui s’était formée dans une fondrière.

Le pays s’animait. Mais aucun nuage de poussière bleutée n’enveloppait les charrettes et ceux qu’elles transportaient sur les chemins. Les grands plateaux s’étendaient comme élargis ; même sous les grands pins le sol devenait humide. On emballait les malades dans les véhicules, les bien-portants allaient à pied. Des vieux montés sur des ânes avaient de petits enfants empilés devant eux, qui assaisonnaient le voyage de pleurs, de cris, de questions et de rires. Mais aussi, tous les petits sentiers s’animaient de gens en groupes qui, pieds-nus, les épaules recouvertes d’une mante tissée à la main, trottinaient péniblement. Certains, qui habitaient non loin de là, poussaient une brebis devant eux, afin de ne point manquer de lait. Il ne pleuvait pas vraiment pourtant, le ciel était tout couvert de nuées qui s’en allaient glissant les unes sur les autres. On avait peu d’espoir de voir paraître le soleil le lendemain.

Au loin, par des allées bordées de chênes lièges aux troncs dépouillés exhibant leur bois comme une chair sanglante, on voyait venir des pèlerins.

Heureusement, ils ne transpiraient plus dans cet air dur et sec, dès qu’on avait atteint le haut plateau. Une lueur verte reposait dans les profondeurs des bois de pins où les marmonnements des prières récitées se perdaient parmi les fûts élancés.

Les malades dans leurs voitures à deux roues essayaient en vain d’échapper aux secousses que leur faisaient subir leurs véhicules. Une clarté jaune rendait leurs visages plus blafards encore. Ils se trouvaient encombrés de pots de grès, de bouteilles d’eau potable, car où trouver de l’eau là-haut ?

Mais, combien d’autres allaient à pied ! Des croûtes de boue recouvraient leurs jambes. Pendant des heures et des heures, ils avaient marché entre des murettes de pierre interminables, sous une épaisse voûte de nuées sombres ! On récitait le rosaire et parfois on s’affalait sur un mur bas pour y faire halte. Alors, on voyait venir vers soi, ces foules d’individus se rendant tous à Fatima.

Dans les maisons des Santo et des Marto, un sentiment d’attente solennelle régnait. La porte restait ouverte, on ne pouvait la fermer devant l’affluence des visiteurs.

Maria Rosa exigea de sa fille qu’elle allât se confesser. Elle ne pouvait garder pour elle ses pensées pessimistes selon lesquelles on tuerait sa fille si aucun miracle ne s’accomplissait. Le visage de Lucia était pâle et comme ratatiné, elle ne protestait plus contre les paroles de sa mère et chacun exigeait d’elle autre chose. Des gens voulaient qu’elle acceptât d’unir ses prières aux leurs et il lui fallait toucher les malades, distribuer des réponses doucement railleuses à tous.

La plus jeune de ses grandes sœurs, celle qui avait quinze ans, était comme enivrée par tous ces évènements grandioses. Il était impossible de faire marcher les métiers en un tel jour ! Il y avait vraiment trop à voir. D’ailleurs, lorsque des ecclésiastiques et certaines personnalités se montraient, qu’on ne pouvait recevoir dans la rue, alors le criquettement, ce halètement des métiers, était inadmissible.

Il y avait des scènes déchirantes : on se jetait aux pieds de Lucia pour lui demander d’intercéder en faveur d’un paralytique, d’un aveugle, même pour l’aïeule toute tremblotante. Tout tournoyait autour de Lucia épuisée. Puis venaient Henriqueta, Susette, Joana ; leurs silhouettes familières étaient reposantes : elles parlaient à Lucia, criaient, gesticulaient, mais rien ne parvenait jusqu’à ses oreilles. Lucia tenait solidement dans ses mains l’ourlet de son tablier comme s’il lui fallait s’y cramponner. Comme la pluie qui commençait à tomber augmentait l’affluence dans la maison, la situation empira encore pour elle car des ecclésiastiques et des personnalités de la presse vinrent s’asseoir près du feu, élevant autour de Lucia une barrière à l’intérieur de laquelle elle se sentait prisonnière.

Et puis, c’était à qui lui poserait encore des questions. La belle Dame avait les yeux noirs, n’est-ce pas ? Et Elle était tout en blanc ? Pourquoi d’autres qu’elle ne la voyaient-ils pas ? Pourquoi Francisco ne l’entendait-il jamais parler ? Si Elle ne révélait pas les fameux secrets, que resterait-il du message de la Vierge ? Après tout, le peuple disait le rosaire régulièrement, et puis chacun pouvait se rendre compte que la fin de la guerre ne tarderait plus et que les soldats reviendraient. Parmi d’autres réflexions, certains s’étonnaient de ce que l’apparition de la Mère de Jésus fût si peu conforme à l’esthétique et à l’idéal de beauté des personnes cultivées. Le fait que les péripéties des apparitions fussent si peu originales donnait à penser. Bernadette n’avait pas décrit la Sainte Vierge comme ayant les yeux noirs. C’était donc une image intérieure que s’étaient fait les petits et qu’ils projetaient à présent de leur for intérieur. Évidemment. D’ailleurs, la belle Dame avait tout l’air, d’après les descriptions des enfants, de ressembler étonnamment à quelque jolie fille portugaise. Quant à Bernadette, elle n’avait pas manqué de voir la Vierge sous l’aspect d’une fille de son pays !

Lucia avait les lèvres sèches et le cœur étreint. Elle ne comprenait pas grand-chose à ces discussions, mais elle était en possession d’une certitude et de souvenirs éblouissants, tellement qu’en ce moment elle ne pensait qu’à la fuite.

Mais il n’y avait pas de fuite possible. Ces messieurs étrangers restaient assis ou debout à boire du vin... enfin Lucia réussit à se glisser hors de la pièce, mais dehors, une grosse pluie tombait. Elle se serra contre le mur de la maison et ses regards s’attachèrent à une colline abrupte proche qu’elle voyait avec une singulière précision. Jadis, l’Ange leur était apparu là-haut. Elle haletait, comme poursuivie. Les bras cachés sous son tablier, elle appuya son front contre le mur. Ces messieurs n’avaient-ils pas dit aussi que la Sainte Vierge devait avoir un tout autre aspect ? Mais là, absolument différent ? Lucia pleurait sans essuyer ses larmes qui tombaient argentées comme la pluie sur ses joues tirées. Le paysage, tout comme elle, luisait d’humidité et de larmes en suspens. Les feux de joie de l’été s’éteignaient.

– Mouche-toi et viens !

Sa sœur Gloria l’entraîna à sa suite. Mais la tranquillité passagère qui régnait à nouveau dans la maison ne servit à rien, ni davantage le fait que des croyants s’y trouvaient réunis dont aucun ne lui posa de questions ni ne se permit de la prendre par le menton pour voir si ses yeux mentaient. La lassitude de Lucia était absolue. Quelqu’un lui mit sur les cheveux une couronne de fleurs sans se soucier de savoir si cet ornement lui convenait pour le lendemain, puis on étala le manteau blanc qu’elle devait mettre également ce jour-là.

La nuit était pleine de voix chuchotantes. L’obscurité s’abattait sur elle, l’enfonçait dans le sol. Quel matin ! Il pleuvait serré et dru. Maria Rosa était d’une humeur aussi grise que la pluie qui tombait. Ce fut presque avec colère qu’elle obligea Lucia à manger : ça ne servait à rien d’avoir peur, il fallait traverser cette épreuve. Elle-même, Maria Rosa était solennellement tout de noir vêtue : ainsi elle était prête à tout ! Elle avait décidé de se mettre du parti de sa fille, bien qu’elle n’eût pas pris cette résolution sans irritation. Enfin, c’était sa fille, il s’agissait d’être à ses côtés à l’heure du danger.

– Viens, assieds-toi devant le feu, ne tremble pas, voyons, puisque tu es sûre qu’elle accomplira un miracle !

Le père Antonio qui remontait ses épaules dans un mouvement d’insécurité grogna :

– Laisse-la... Nous ne savons rien de précis.

Lucia but péniblement le bol de lait qu’on lui apporta et se laissa coiffer par sa sœur Carolina. Ses tresses lui tombaient très bas dans le dos, sa robe bleue faisait paraître son visage plus jaune encore. Ses yeux grands ouverts reflétaient toute l’angoisse de son âme. Maria Rosa finit par être touchée, elle se détourna pour s’essuyer les yeux. S’il continuait à pleuvoir, on pouvait espérer qu’il ne viendrait pas trop de gens...

Mais, elle se trompait, la combe était bondée de véhicules couverts, d’ânes ruisselants, de parapluies vacillants. Oui, il pleuvait, mais la température s’adoucissait.

Était-ce le bruissement de la pluie ou des prières qui s’élevaient de la Cova ? Ou bien la terre grondait-elle sourdement ?

Nul ne songeait à quitter la Cova au sol liquéfié. En grelottant, chacun s’enveloppait de son mieux. Mais, la pluie traversait tout, on lui était livré entièrement.

Mais, si l’être humain peut être faible et misérable, il sait aussi se montrer patient et fort, surtout lorsque une clarté nouvelle luit dans son regard.

Le rédacteur en chef du Seculo se trouvait assis au sec sous la capote de sa voiture. Par moments, il prenait des notes ou bien son visage aigu, intelligent, se penchait vers la vitre de la portière. Pauvre, pauvre peuple ! Il espérait, attendait et verrait sans doute quelque chose là où il n’y aurait rien. On lui avait raconté qu’une femme avait parcouru trente-cinq kilomètres pour venir jusqu’ici, pour la troisième fois, accompagnée de son mari. Elle était gravement atteinte de tuberculose et espérait obtenir sa guérison ! Pauvre humanité, elle ne souhaiterait pas de miracle si elle avait seulement le nécessaire ! Pour mémoire, il écrivit : Mario de Carmo, quarante-sept ans. Elle devait se trouver par là, trempée jusqu’aux os, et ce serait déjà un miracle si elle n’en mourait pas !

Mais le temps se gâtait encore davantage, une brusque saute de vent secoua tout, rageusement, si bien que les parapluies furent emportés comme des bulles moirées, à croire qu’ils avaient la prétention d’emporter au loin leurs propriétaires. La pluie ne venait plus d’en haut mais formait de longues rigoles qui, comme un filet, enfermaient tous les pèlerins dans des rets inextricables.

Midi.

Il y eut un remous qui partit de dessous les parapluies.

Ce fut à peine si un étroit passage s’ouvrit dans la foule pour Lucia, Jacinta et Francisco qui arrivaient. Jacinta, bousculée, pleurait très fort, les poings enfoncés dans les yeux. Les deux grands la prirent entre eux. Sa couronne de roses de travers sur son épaisse chevelure sombre Jacinta était pâle et reniflait après chacun de ses sanglots en regardant fixement devant elle. Lucia, les joues un peu creuses avait l’air presque indifférent. Toute crainte l’avait quittée et elle ne sentait plus dans son cœur qu’un grand vide. Francisco, toujours digne et de maintien un peu raide, avait les cheveux qui retombaient sur ses yeux comme une poignée de foin mouillé. Les parents tentaient de former un rempart entre la foule et leurs enfants. Maria Rosa marchait solennelle et endeuillée auprès de sa fille. Décidée à mourir avec courage, elle regardait tout alentour, à moins que, renversant son parapluie en arrière, elle ne jetât vers les cieux, des regards découragés et chargés de reproche. Ce n’était vraiment pas un accueil digne d’une reine.

Des mains se tendaient afin de frôler au moins la robe de Lucia. Maria Rosa souriait un peu mais, aussitôt, elle s’en voulait de ce qu’elle considérait comme un mouvement d’orgueil.

Ses filles murmuraient : « Maman, le professeur Garrete de Coïmbre est là ! » Lui aussi et d’autres, beaucoup d’autres !

La teinte grise qui régnait et posait son reflet sur toute chose s’adoucit d’un éclat argenté.

Deux heures de l’après-midi ! Le chêne vert privé de son feuillage s’égouttait. Le soleil réussit à percer à travers les nuées.

 

Lucia avait dit de fermer les parapluies. La combe résonnait de prières.

Maria Rosa s’agenouilla contre Lucia : « Ne te trompe pas surtout, ne te trompe pas ! » lui répéta-t-elle encore à haute voix.

Lucia ne l’entendait plus, elle semblait fleurir. Son visage fut imprégné d’une clarté rosée : elle ne voyait plus sa mère. Dans cette combe qui se mettait à resplendir comme une coupe d’argent martelée, elle était seule. Seule avec la plus Belle.

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

– Je suis la Reine du Rosaire. Je suis venue afin de mettre en garde les humains, afin qu’ils deviennent meilleurs et fassent pénitence pour leurs péchés. Je désire que l’on élève une chapelle ici même ! Si les humains deviennent meilleurs la guerre sera bientôt finie. Il ne faut pas offenser Dieu qui le fut déjà tant !

– J’aurais certaines choses à vous demander !

– Quelques-unes de ces demandes seront exaucées, pas toutes !

Elle ouvrit ses mains. Il ne pleuvait plus. Lucia, absolument immobile, le visage levé vers le ciel n’était plus qu’une enveloppe, une plante que la lumière effleura. Un vent qui passa au-dessus de la Cova dispersa les nuages de plomb. Les arbres se ployèrent gaiement et des vols clairs de pigeons sauvages rasèrent les herbes déjà roussies de la lande. Le soleil parut dans un ciel incolore dans lequel il ne rayonnait ni ne flamboyait, mais se trouvait suspendu tel une grosse perle qui paraissait se rapprocher. Soudain, il frémit, son tremblement se communiqua à la foule qui, semblable à un champ de fleurs, tomba à genoux dans ses vêtements lourds de pluie.

Puis, le soleil fut lancé du fond de l’infini, tandis que des colorations frénétiques, un vert bouillonnant, un bleu féroce, un rouge écumeux, un blanc de rosée noyaient les figuiers, les groupes de chênes, lourds de pluie absorbée, les visages levés des pèlerins qui tentaient de protéger leurs existences de leurs bras levés, en lançant vers le ciel un flot de prières et de cris qui se vrillaient dans la terre, dans l’herbe trempée de la lande. Ils ne ressemblaient plus, ces visages humains, qu’à des fleurs inconnues qui n’étaient encore jamais écloses et que le soleil venait seulement d’arracher à l’obscur séjour de la terre. Toute chose flambait comme si elle ne devait bientôt plus être que cendres. Ce n’était plus cette vieille terre maternelle qui s’étendait là en bas. Une étoile, née dans l’instant même, la dévisageait avant d’éclater, l’instant suivant, dans les ténèbres des espaces sidéraux.

Le soleil tournait, animé d’une violence audacieuse, et la Cova, nef vacillante et bourdonnante, se trouvait noyée, transpercée de rayons lumineux. Le soleil brillait de mille feux transparents de pierres précieuses, puis il s’arracha de la splendeur des cieux et plus rien ne fut à l’abri de sa menace : fier, incommensurable dans sa magnificence grondante, il s’élançait vers la terre.

La Cova n’était qu’une île minuscule d’un bleu brûlant, d’un rouge passionné, d’un vert éblouissant, menacée par cet or cruel.

Dans le ciel frémissant où le soleil avait repris sa place dans toute sa splendeur sereine, Lucia vit saint Joseph portant l’Enfant Jésus. Elle revit Marie une fois encore et, le visage levé, elle restait immobile, absorbée dans cette contemplation, sans remarquer les colorations étranges qui flamboyaient autour d’elle, sans plus savoir qu’elle se trouvait sur terre, couverte de vêtements trempés, collant à son corps tremblant.

Le soleil luisait avec une bénignité journalière.

Jacinta dit, d’une voix un peu enrouée et aiguë :

– Voyez, nous n’avons plus un fil humide sur nous !

Mais Lucia ne l’entendit pas ; le fait que la terre, les arbres même, les cimes des hauteurs avaient ruisselé de teintes éclatantes n’avait pas été enregistré par ses yeux. C’était Elle que Lucia regardait tandis qu’Elle quittait le chêne vert et s’éloignait de ce monde dans un éblouissement indicible, sans que son vêtement d’une blancheur de nuée n’eût flotté, sans que ses pieds ne remuassent ! Les yeux comme aveuglés, vides, de Lucia ne reprirent que lentement possession de la terre mouillée et nue dans les flaques miroitantes de laquelle des humains se reflétaient qui couraient, criaient et touchaient réciproquement leurs vêtements. Il s’avéra que leurs habillements, qui étaient trempés de pluie un instant auparavant, étaient absolument secs.

Et Lucia appuya ses mains sur ses oreilles, car des voix vinrent la frapper brutalement, douloureusement.

Milagre ! Miracle !

Jacinta se serrait contre elle, le visage appuyé contre son épaule. Tout se brouilla devant les yeux de Lucia et elle ne vit plus que le visage arrondi de Francisco dont la petite bouche s’ouvrait et se fermait comme s’il buvait sans fin la vision qui s’offrait à lui. Il étendit un peu les mains pour toucher Lucia, peut-être pour s’assurer qu’elle était là, mais rien ne semblait plus faible que ces mains dont les longs doigts minces papillotaient dans le vide.

La Cova da Iria, navire bondé de pèlerins par dizaines de mille qui s’étaient confiés à lui, chargé d’êtres sanglotant, criant, et d’autres tombés à genoux et qui se frappaient la poitrine, pénétra dans des eaux plus paisibles lorsque le soleil, après ses zigzags déments, eut atteint à nouveau un lointain rassurant. Beaucoup se tâtaient pour s’assurer qu’ils se trouvaient encore en vie et qu’ils étaient bien ceux-là même venus en ce lieu pour assister à un miracle. Chacun, avec un choc, atterrissait en ce bas monde.

Puis, il y eut une ruée générale vers les trois enfants, qui restaient debout, immobiles et épuisés. Quelqu’un avait élevé Lucia sur ses épaules. Elle vacilla et tenta d’atteindre le sol. Sa couronne de fleurs recouvrait presque ses sourcils. Maria Rosa jeta un cri, on avait coupé les tresses de sa fille au ras de la couronne. Soudain l’homme qui portait Lucia s’effondra, ouvrant par sa chute une brèche dans la masse humaine tandis que Lucia se trouvait prise dans ce filet au réseau serré. « Reste avec moi ! » murmura Maria Rosa sur un ton de douce lassitude mais d’un air préoccupé. Près d’elle marchait Manuel Pedro et Jacinta se balançait sur ses épaules en se retenant à ses cheveux. En dessous d’elle, la masse ondulait comme une mer où luisaient les vêtements multicolores de nombreuses jeunes filles, où des visages oscillaient comme des coquelicots, où des gerbes de bras aux mains ouvertes se dressaient frémissantes. Cependant le soleil avait repris de la force et on ne pouvait plus le regarder en face. Jacinta haletait, la bouche ouverte, tendue. Non, elle n’avait pas vu la Vierge du Mont Carmel, ni la Vierge des Sept-Douleurs, comme Lucia. Lucia marchait devant elle, la main de sa mère posée sur son épaule. La Cova da Iria bruissait comme si la mer s’était rapprochée.

On parlait à Jacinta, mais elle était trop fatiguée pour tout comprendre. Des larmes séchées brûlaient ses joues. Elle regardait droit devant elle d’un air grave presque sinistre. Mais, ayant rencontré le regard de Francisco, Jacinta s’amusa de son visage tout rond, surmonté de son bonnet posé de travers et elle plia le bras pour étouffer son rire.

– Elle pleure, elle pleure ! Elle est tellement saisie la petite !

– Enfin, l’univers va apprendre une grande nouvelle !

Cependant Maria do Carmo, les joues touchées d’une rougeur hectique, marchait comme si elle était seule dans la Cova, avançant sur une prairie printanière. Des femmes s’étaient rassemblées autour d’elle, avides d’entendre les paroles saccadées qu’elle articulait pour leur apprendre qu’elle ne sentait plus aucune douleur et que la Vierge l’avait exaucée, maintenant, au troisième voyage à pied qu’elle avait fait jusqu’à la Cova. Maria do Carmo ne savait pas qu’elle marchait sans s’arrêter, qu’autour d’elle on se bousculait, se pressait, que son mari avait peine à la mener jusqu’au bord de la Cova. Son visage flottait comme un petit nuage. Autour d’elle se pressaient des femmes. Les mouchoirs qui les coiffaient avaient glissé sur leurs chevelures ou sur leurs visages cuivrés ; elles essayaient en vain de libérer leurs mains afin de gesticuler passionnément selon l’habitude chère à leur race. Enfin, on parvint à se dégager de cette mer humaine pleine de remous violents et à atteindre le bord de la Cova.

Il y avait là de grandes autos auxquelles s’accrochaient des grappes d’êtres humains. Il fallait tout de même songer à manger. Tous ces étrangers se montraient vivement intéressés : ç’avait été grandiose, remarquable !

Une famille de citadins aisés essayait de faire monter dans une grosse limousine une grande jeune fille qui s’y refusait et sanglotait à fendre le cœur et nul ne pouvait obtenir d’elle une explication de l’état violent dans lequel elle se trouvait. On essayait de la calmer :

– Voyons, mon enfant, cela peut être aussi une sorte de suggestion collective que nous ayons cru que le soleil allait tomber sur la terre. Après tout, il ne s’est rien passé d’autre ? Oui, ce fut un spectacle fantastique mais de nos jours, la science peut tout expliquer...

Mais Virginia, la jeune fille, s’enflamma comme si on avait voulu la déposséder... elle frappa le sol du pied en criant :

– Vous... vous êtes bêtes... stupides... un miracle s’est accompli sous vos yeux !

– Un fait étrange, c’est que nos vêtements aient pu sécher si vite, maman ! dit une des sœurs de la révoltée : Voyez, l’ourlet de ma robe était trempé et il est déjà absolument sec !

Cependant Virginia s’était glissée à travers la foule jusque auprès de Jacinta dont elle saisit la petite main qu’elle tint silencieusement comme si elle cherchait secours auprès de l’enfant. La petite marchait à ses côtés comme s’il n’en avait jamais été autrement et Virginia, la jeune fille choyée, surveillée, d’une riche famille, ne lui posait aucune question mais les larmes ruisselaient sans cesse sur son visage.

– Qu’as-tu à être triste ? lui demanda soudain Jacinta.

– Je ne suis pas triste, non, car je suis tellement heureuse qu’Elle soit venue à Fatima, qu’Elle existe vraiment ! Que tout cela existe... murmura Virginia.

– Ne le savais-tu pas ?

Virginia eut aimé se jeter à genoux devant cette petite et la supplier de prier pour elle, mais la voix de sa mère lui parvint qui disait : « Que te voilà exaltée, ma chère ! » et elle n’osa pas.

L’enfant et la jeune fille ne prononcèrent plus une seule parole. Virginia se pencha pour regarder au fond des yeux de Jacinta puis elle s’éloigna en sanglotant.

Encastrée parmi les paysans pieds nus, des charrettes et une voiture à très grandes roues allant au pas, marchait également une jeune fille solitaire qui souriait, tellement absorbée dans ses pensées qu’elle n’entendait rien de ce qui se passait autour d’elle. Virginia l’apercevant ne put s’empêcher de poser une main sur son bras, de chercher son regard : elle eut voulu lui poser des questions, lui parler... mais déjà l’étrangère s’adressait à elle, confiante, comme si rien au monde ne les séparait, bien que de sa vie elle n’eût vu Virginia. Peut-être, d’ailleurs, ne s’adressait-elle pas réellement à cette passante et n’était-ce qu’un monologue qu’elle poursuivait, en se parlant à elle-même :

– Oui, j’ai vu saint Joseph lorsque le soleil redevint comme d’habitude... il portait l’Enfant-Jésus dans ses bras... au centre même du soleil... Et elle entoura de ses bras les épaules de Virginia : Que nous sommes heureuses qu’Il existe !

Virginia aperçut également deux paysannes qui portaient un nourrisson dans une étoffe dont elles tenaient chacune une extrémité. L’enfant semblait sommeiller. C’était un petit être chétif, à la peau ridée. Comme Virginia se retournait pour les regarder, l’une des femmes lui jeta :

– S’il ne guérit pas maintenant, nous savons tout de même que la Madone nous viendra en aide !

Oui, la Cova da Iria avait perdu sa splendeur. Des flaques scintillaient dans la fange entre les groupes de buissons obscurs. Le petit chêne vert se dressait, lamentable, dépouillé de ses rubans, la belle Dame était-elle venue pour la dernière fois poser son pied sur ses branches ? Il y avait encore de petits groupes de personnes, des ecclésiastiques, des paysans, des messieurs venus de Lisbonne et de Coïmbre qui, les jambes de leurs pantalons relevées, exposaient leurs conclusions. Quelle force devait avoir le soleil pour qu’à la suite des phénomènes curieux que l’on venait d’observer les vêtements pussent aussitôt devenir secs comme si on n’était pas resté des heures sous la pluie. Ils croyaient presque au miracle. Mais cette pensée était écartée avec un sourire honteux.

L’air vibrait encore sur le passage des cortèges de pèlerins qui s’éloignaient par milliers de la Cova, tous plus riches qu’ils n’étaient venus, rassasiés d’avoir assisté au spectacle d’une indicible splendeur qui marquait à jamais cette journée. Comme d’habitude, le soleil brillait, globe incandescent qui ne permettait pas qu’on le regarde et pourtant, il y avait quelques heures de cela, il n’était fait que d’argent bleuté jamais vu, qui n’éblouissait que sur ses bords, avant qu’il ne menaçât, bloc d’un rouge flamboyant de s’abîmer dans l’éther. Ainsi l’avaient vu des milliers, non des dizaines de milliers de pèlerins, tandis que le paysage virait du vert au rouge, puis au jaune et au violet. Et ce nuage, mes amis, qui s’abaissa à trois reprises sur les petits bergers d’Aljustrel ?...

 

Le visconde de Montelo demanda à Lucia le soir même :

– Es-tu très fatiguée, Lucia, ou bien te sens-tu capable de répondre à quelques questions que je vais te poser ?

– Oui !

– La Sainte Vierge t’est-Elle apparue aujourd’hui encore ?

– Oui.

– Était-Elle vêtue comme les autres fois ?

– Oui.

– On dit que tu as également vu saint Joseph et l’Enfant-Jésus ?

– Oui.

– As-tu vu d’autres apparitions ?

– J’ai vu Notre-Seigneur qui bénissait tous ceux qui étaient présents et puis, j’ai vu aussi la Sainte Vierge sous deux aspects différents.

– Que veux-tu dire par là ?

– La Madone m’est apparue comme Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, puis... comment vous l’expliquer exactement ? comme Notre-Dame du Mont-Carmel.

– Ces apparitions furent-elles simultanées ?

– J’ai vu d’abord la Sainte Vierge comme Reine du Rosaire, saint Joseph et l’Enfant Jésus, enfin Jésus seul, puis Notre-Dame du Mont-Carmel.

– L’Enfant-Jésus se tenait-il debout ?

– Saint Joseph le portait sur un bras.

– Quel âge pouvait avoir l’Enfant ?

– Un an, peut-être.

– Te sont-ils également apparus au-dessus du chêne vert ?

– Non, près du soleil, lorsque la Vierge ne se trouvait plus au-dessus du chêne vert.

– Jésus était-il debout ?

– Je ne voyais que le haut de sa personne.

– Les apparitions qui se trouvaient près du soleil sont-elles visibles un certain temps ?

– Un instant seulement.

– La Dame a-t-elle dit cette fois qui elle était ?

– Elle a dit : Je suis la Reine du Rosaire !

– Lui as-tu demandé ce qu’Elle voulait ?

– Oui.

– Et que dit-elle ?

– Que l’on doit s’amender et cesser d’offenser Dieu qui le fut si souvent et que l’on doit dire le Rosaire pour obtenir le pardon des péchés !

– Qu’a-t-elle dit encore, mon enfant ?

– Il faut élever une chapelle dans la Cova da Iria !

– Veut-Elle que tout le monde fasse pénitence ?

– Oui.

– A-t-elle dit le mot « pénitence » ?

– Non, Elle a dit que l’on devait dire le Rosaire, s’amender et demander pardon à Dieu pour tous les péchés qui furent commis.

– Quand, exactement, a eu lieu le phénomène solaire ?

– Lorsque la Madone disparut.

– L’as-tu vu venir ?

– Oui.

– De quel côté ?

– De l’est.

– Et les premières fois ?

– Je n’y ai pas fait attention.

– L’as-tu vu partir ?

– Oui.

– Dans quelle direction ?

– Vers l’est !

– Lorsqu’elle s’éloigne, tourne-t-elle le dos ?

– Oui.

– La Madone est-elle environnée de lumière ?

– Oui, tellement que j’ai mal aux yeux.

– Reviendra-t-elle ?

– Je ne crois pas : elle ne m’a rien dit.

– Reviendras-tu malgré cela à la Cova da Iria le 13 novembre prochain ?

– Non.

– La Sainte Vierge accomplira-t-elle d’autres miracles ? Guérira-t-elle des malades ?

– Je ne sais pas !

– Lui as-tu transmis certaines requêtes ?

– Oui. Elle a répondu qu’elle en exaucerait quelques-unes mais d’autres pas.

– Désire-t-elle que beaucoup de gens se rendent à la Cova ?

– Je ne sais pas.

– Qu’as-tu remarqué de particulier dans l’allure du soleil ?

– Je l’ai vu tourner.

– As-tu remarqué d’autres signes singuliers près du chêne vert ?

– Non.

– Quelle couleur avait son vêtement tandis qu’elle se tenait près du soleil ?

– Son manteau était bleu et sa robe blanche.

– Et Jésus, l’Enfant-Jésus et saint Joseph ? Comment étaient leurs vêtements ?

– Rouges.

– Quand t’a-t-elle confié un secret ?

– Je crois que ce fut lors de sa seconde apparition.

– À présent, raconte, Jacinta, à ton tour... qu’as-tu vu en plus de la Sainte Vierge ?

– J’ai vu saint Joseph et l’Enfant-Jésus.

– As-tu, toi aussi, vu Notre-Seigneur Jésus-Christ, la Vierge des Sept-Douleurs et Notre-Dame du Mont-Carmel ?

– Non !

– Mais, tu m’as dit le onze qu’elles apparaîtraient !

– Oui, Monsieur, mais je ne les ai pas vues.

– Où se trouvait l’Enfant-Jésus ?

– Il était... il était à droite !

– Sur son bras ?

– Non, debout.

– Quelle était la taille de l’Enfant ?

– Il était aussi grand que Deolinda.

– Qu’a dit la Madone ?

– Elle a dit que l’on construise une chapelle dans la Cova et que l’on devait dire le Rosaire chaque jour.

– L’as-tu entendu dire par elle-même ?

– Oui.

– Et par Lucia ?

– Non.

– A-t-elle dit l’on devait dire le Rosaire ?

– Non.

– Où préfères-tu dire le Rosaire ?

– À la Cova.

– Avec quel argent doit-on élever la chapelle ?

– Elle n’en a pas parlé.

– Qu’as-tu remarqué dans l’allure du soleil ?

– Il tournait et il était rouge, vert, et avait aussi d’autres couleurs.

– Viens maintenant, Francisco, mon gars... as-tu vu la Madone cette fois également ?

– Oui.

– Comment était-elle vêtue ?

– En blanc.

– As-tu vu saint Joseph et l’Enfant-Jésus ?

– À côté du soleil.

– Saint Joseph portait-il l’Enfant sur le bras ?

– Non, il était debout auprès de lui.

– Était-il grand ou petit ?

– Petit !

– As-tu vu aussi la Madone près du soleil ?

 – Oui.

– As-tu compris ce qu’Elle a dit aujourd’hui ?

– Non !

– Qui t’a confié le secret ?

– Lucia.

– Peux-tu me le dire ?

– Non.

– As-tu peur de Lucia ?

– Oh non !

– Peut-être est-ce un péché de le dire ?

– Oui.

– Ce secret intéresse-t-il le salut de votre âme ?

– Oui.

– Et aussi celui de M. le curé ?

– Je n’en sais rien.

– Les humains seraient-ils malheureux si on le leur révélait ?

– Oui.

– De quel côté la Sainte Vierge est-elle venue ?

– De l’est.

– Puis, elle est repartie vers ?...

– Vers l’est.

– Marchait-elle à reculons ?

– Non, elle s’est détournée.

– Avançait-elle en faisant des pas ?

– Non, ses pieds n’ont pas bougé.

– As-tu vu également les phénomènes solaires ?

– Oui. Le soleil ressemblait à une roue de feu !

– Le miracle a-t-il commencé aussitôt après ?

– Oui.

– As-tu vu aussi beaucoup de couleurs ?

– Oui.

Jacinta n’était pas fatiguée au point de se montrer incapable de sauter comme un cabri si elle avait pu courir à l’air libre. Mais dehors, beaucoup de gens attendaient encore debout, bien que le crépuscule commençât à s’épaissir. L’enfant s’arrêta sur les marches puis rentra en courant dans la maison, où elle entraîna Francisco à sa suite. Lucia n’était plus là. Mais, auprès de la citerne, ils rencontrèrent des inconnus fatigués par leur journée qui s’étaient assis sur les dalles de pierre. Ceux-ci ouvrirent les bras aux enfants en jetant des cris, en essayant de toucher leurs vêtements. Mais, tout comme les moutons de leur troupeau, ils sautèrent par-dessus le mur puis en franchirent un autre de la même manière et se trouvèrent enfin sur le sentier menant aux rochers calcaires. Là-bas, ils purent s’asseoir sur des pierres. Tout, autour d’eux, était d’un bleu éblouissant même les sentiers, les arbres et les deux dômes montagneux si familiers. Le monde s’abîmait avec eux dans la nuit. Lorsque Lucia, surprise, enfouit ses deux mains dans sa courte chevelure hérissée, on ne parla pas des deux nattes qu’on lui avait coupées le jour même. Le rire sur les lèvres de ces enfants semblait ne pouvoir qu’être un léger chuchotement. Rien ne leur semblait plus réel, pas même leurs vêtements de cérémonie, les tabliers empesés qu’on leur avait mis à la maison. Francisco, les genoux joints, les jambes étendues, baissait la tête et respirait laborieusement.

C’était pour eux une halte reposante au sein de ce brouillard bleuté qui les enveloppait de ses voiles apaisants. Le ciel à nouveau s’était couvert et, brusquement, le vent vint de l’océan. Ils frissonnèrent et Lucia se leva. D’un mouvement du menton, elle désigna le chemin qui descendait vers la vallée. Oui, les deux plus jeunes enfants avaient également entendu les appels, Jacinta dans un demi-sommeil... Las, ils se mirent à trotter en direction du hameau à la suite de Lucia, tandis que Francisco essayait de voir de loin s’il y avait beaucoup de monde autour de la maison des Santo.

Oh ! oui, une quantité de personnes qui entraient et sortaient à flots par la porte principale, s’asseyaient pour attendre sur les marches ou restaient debout dans la rue. Les enfants ralentirent leur allure, mais il était déjà tard et il leur fallait regagner le toit familial.

Mais il semblait impossible d’y parvenir. On s’agenouillait devant eux afin de pouvoir regarder tout au fond de leurs yeux, on les étreignait, on les touchait avec des paroles volubiles ; l’espace, autour des enfants, se rétrécissait de plus en plus, à croire qu’ils se trouvaient encastrés dans un roc. Impossible d’avancer.

Alors, on leur demanda de répondre aux questions les plus saugrenues et même si les enfants ne répondaient que par oui ou par non, leurs moindres manifestations étaient accueillies avec des hochements de tête, des commentaires. La petite Jacinta fut élevée jusque sur la crête d’un mur afin que l’on pût l’admirer mieux. Elle entortillait ses mains dans son tablier et ne cessait de dire avec un air égaré qu’elle avait faim et froid.  Faim ! la pauvre ! Quelqu’un lui donna du saucisson, des figues, du vin, des raisins. Elle trônait sur son mur, ne sachant comment se sauver, tout en mâchant ses figues avec des regards sombres qui enthousiasmaient le public. On avait assis auprès d’elle une autre petite fille en suppliant Jacinta de parler à la Sainte Vierge en faveur de cette petite. Jacinta le promit tout en continuant à mâcher son repas improvisé. Pourtant, elle examina la petite fille avec attention. Celle-ci, qui ne disait mot, avait un visage d’un gris de muraille. Un nœud bleu gigantesque surmontait sa chevelure crêpelée et sombre. La toilette de cette petite inconnue était pourtant fort luxueuse : un manteau d’un rouge criard la protégeait et Jacinta, pour mieux l’admirer, écarta, curieuse, un pan de la belle étoffe cramoisie. C’était une robe blanche, richement brodée. Jacinta, enchantée, déposa un baiser sur la joue de la petite. On applaudit à ce geste. Cependant, Francisco fit remarquer sur un ton grognon qu’il était tard et que leurs parents ne savaient pas où ils étaient. Mais, on lui offrit aussi quelques douceurs à manger afin de pouvoir admirer encore un peu sa jeune sœur.

De son côté Lucia essayait de se glisser sans être vue dans la maison de ses parents. Elle y fut accueillie par un concert de plaintes au sujet de ses nattes coupées et par de hauts cris jetés par sa mère. Un instant plus tôt, trois messieurs attendaient encore le retour de Lucia, mais ils venaient de partir ; et ces nattes coupées, quelle honte ! Lucia ne répondit pas. Elle avait de la peine à marcher tant elle se sentait fatiguée. D’ailleurs, elle s’était imaginé l’accueil familial tout autrement. Elle s’en fut dans sa chambre afin d’ôter son costume de fête, mais ce fut en sanglotant qu’elle le fit. Puis, elle noua un serre-tête autour de sa chevelure rognée afin d’en épargner la vue à sa mère. Mais, on ne lui fit pas la grâce de la laisser seule. Déjà deux de ses sœurs venaient la trouver : Gloria et Carolina. Et ce furent encore des mains jointes, des caquetages volubiles, et aussi des rires au sujet des messieurs qui voulaient savoir tant de choses concernant Lucia : si elle allait à l’école ? si elle savait déjà lire ? et si la Sainte Vierge portait des bijoux ? Oui... était-il possible vraiment qu’Elle n’en eut pas ? C’était incroyable ! Et des pendants d’oreilles en or, des diamants, des perles ? Non ? Elles étaient assises sur le lit et, tout en balançant leurs jambes, elles n’en revenaient pas que l’on fût si pauvrement vêtu en paradis.

Carolina s’écria enfin que tout se trouverait dans le journal aujourd’hui même ! Un monsieur le lui avait assuré : Tout ! Même la robe de Lucia. Et puis qui donc, s’il vous plaît, avait tissé le manteau de laine blanche porté par Lucia ? Gloria ! Elles en oublièrent totalement Lucia elle-même et il n’y eut plus que des ricanements accompagnés du jeu alerte de leurs mains et ce sujet de conversation éternel et toujours nouveau : les vêtements portés par celle-ci ou celle-là et puis les chapeaux grands ou tout petits des demoiselles de la ville et l’étonnement de celles-ci à la vue des jeux de lumière, du soleil. Puis on passa à la Carreira qui avait été photographiée comme la « gardienne de la Cova da Iria » ainsi que l’avait désignée une dame... À propos, était-il vrai que, cette fois, Lucia n’avait pas reçu de la « Dame » la confidence d’un secret ? Mais elles n’attendirent pas la réponse de leur sœur. La salive tombait en pluie fine de leurs lèvres et leurs belles dents luisaient dans la pénombre. Oh ! toute la maison était en chemin de devenir célèbre ! Que de monde aujourd’hui encore ! Qu’avait cette sotte de Lucia à pleurnicher ? Il était trop tard pour cela vraiment, car, c’en était fait : les pèlerins ne cesseraient d’affluer désormais, venant de partout. La mère avait beaucoup tempêté à ce sujet car, non seulement les champs étaient ravagés par les foules, mais les moutons étaient vendus et ici, à la maison, c’était à peine si l’on pouvait encore tisser et coudre ! Et puis, par temps de pluie, quelle boue dans les pièces où l’on se tenait !

– Ne pleure donc pas si fort, tout ça nous plaît, vois-tu et nous tâcherons de t’être secourables ! Quant aux fâcheries de maman, laisse-les entrer par une de tes oreilles et sortir par l’autre ! conclut en riant Carolina.

Et vraiment, jusqu’à minuit, le calme ne put régner. Encombrants comme des arbres, des pèlerins restaient entassés dans la petite cuisine. Avec un recueillement avide, ils pénétraient dans toutes les pièces et ce n’étaient pas les meilleurs d’entre eux qui se permettaient de telles incursions. Les autres restaient dans la rue par groupes patients, discrets : Lucia ne put aller jusqu’à eux. On la retenait, on la touchait et, tout en se mettant une main en écran devant la bouche, on déclarait qu’elle n’était guère jolie ! Si Lucia avait fleuri comme un buisson de roses, lorsque la Sainte Vierge lui était apparue, dans la Cova, elle se défaisait à présent à vue d’œil, prenait un teint de pâte grise et ses yeux s’exorbitaient tandis que ses lèvres devenaient sèches et pâles. Jamais encore sa prière intérieure ne s’était élevée vers le ciel avec une telle ferveur. De minces filets de sueur striaient son front. Enfin, Lucia, profitant d’un instant propice, réussit à sortir dans la rue sans être vue.

Dehors, il y avait de pauvres paysans, dont une vieille qui était assise, comme effondrée, sur son ânesse. L’animal, comme s’il était plus compréhensif que les humains, restait immobile, la tête baissée. Dans un élan naturel Lucia s’approcha de la vieillarde qui tremblait de tous ses membres malgré les couvertures qui l’enveloppaient :

– Mon enfant, fille bénie... dit la vieille, que je suis heureuse de te voir... À présent, vois-tu, je ne veux plus que mourir tranquillement : prie pour moi afin que j’aie une bonne mort. Je ne souhaite rien de mieux.

– Grand-mère, souhaitez-vous donc la santé ! lui cria d’une voix perçante un de ses petits enfants.

– Non, mon enfant, demande pour moi une bonne mort !

Le visage de Lucia s’épanouit, elle sourit, ses yeux ternes lancèrent des étincelles, elle se mit sur la pointe des pieds et murmura quelques mots à l’oreille de la vieille qui se pencha un peu pour l’écouter mieux.

– Oh, ma petite fille, que Dieu te bénisse ! répondit la vieille doucement.

Entourée des siens qui grognaient et lui adressaient des reproches, la vieille femme s’éloigna au pas de son âne, tout en adressant des adieux de la main à Lucia qui la suivit longtemps du regard.

Toute rafraîchie et devenue soudain une autre personne, elle retourna dans la maison où nul ne la vit regagner sa chambre.

Le lundi 15 octobre, on pouvait lire dans le Seculo – alors que le matin même un article satirique avait paru sur le même sujet dans la presse : « Un spectacle eut lieu à la Cova da Iria, près de Fatima, qu’on ne peut croire sans l’avoir vu de ses yeux. Le soleil avait pris l’aspect d’un disque d’argent mat. Il ne rayonnait aucune chaleur, ni n’éblouissait. On avait l’impression d’assister au début d’une éclipse solaire. Puis, il y eut un cri : Miracle ! Miracle ! Devant les yeux de la foule, qui rappelait ce jour-là les masses bibliques, en proie à une stupeur indicible (car l’auteur de ces lignes était témoin oculaire), le soleil se mit à trembler, à danser, puis menaça de s’abattre sur la terre. Il serait souhaitable que les savants, qui sont au courant de ces questions, nous donnent des explications concernant ce terrifiant ballet solaire qui fit éclater en hosannah ! une foule enthousiaste. Les libres penseurs furent profondément impressionnés par cet évènement et même certains, qui ne se soucient pas des questions religieuses, mais qui se trouvaient réunis sur ce point perdu du monde, devenu célèbre à présent. »

Avelina d’Almeida, directeur et rédacteur en chef du Seculo, dut laisser passer sur lui les attaques parties de son propre camp. Mais il eut été préférable de garder le silence plutôt que d’attirer l’attention sur ces évènements étranges. Telle fut l’opinion de beaucoup de personnes.

 

La Sainte Vierge n’avait-elle pas demandé expressément que les enfants allassent à l’école ? Jamais Lucia n’aurait osé le demander à sa mère, mais voici que celle-ci ne trouvait plus si bête que sa fille apprît à lire et à écrire. Ô vie des bergers, vie libre, douce, insouciante ! Cabeco, Volhinos, Cova... là-bas n’allaient plus faire paître leurs troupeaux trois jeunes bergers, Lucia, Francisco et Jacinta. Plus d’agneaux à chasser des champs de pois voisins et, jamais plus, la Reine des cieux ne se montrera au-dessus du chêne vert... Jamais plus ?

Manuel Pedro estimait que sa Jacinta était encore trop petite pour faire chaque jour le long chemin menant à l’école. Il aimait à la tenir sur ses genoux. Mais, parfois, lorsque le temps était beau, elle y courait, tout comme les autres enfants. Cependant, comme Francisco, elle préférait se rendre à l’église, car – ainsi qu’ils en discutaient en plissant leurs fronts d’un air important – la Sainte Vierge n’avait-elle pas dit qu’ils seraient bientôt au ciel ? Alors à quoi bon aller à l’école ? Mais il était inutile de le dire aux parents et ils gardaient secrète – bien qu’Elle ne le leur eût pas recommandé – cette connaissance de leur mort prochaine. Pour eux, le mot mort n’avait rien de menaçant ; il leur semblait que mourir c’était comme passer dans une autre pièce où règne une vive clarté : il n’y avait qu’un pas à faire. Ce mot ne les rendait même pas rêveurs : il fleurissait dans leurs cœurs, ni sombre, ni grandiose. Ils se trouvaient en cette époque de la vie où chaque journée est une longue année. Ils s’élançaient encore dans le bleu éblouissant de ce début d’hiver, dans lequel des traînées de pluie, des ouragans venus de l’Atlantique, passaient sur la campagne en secouant le feuillage toujours vert des chênes. Quelques camarades seulement accompagnaient les enfants sur le chemin de l’école. Joana, vive et tracassière comme une guêpe, avait réussi à se faire envoyer également en classe.

Les enfants avançaient en sautillant, chaussés de souliers aux semelles garnies de gros clous, qui sonnaient gaiement sur les pierres du chemin. Tout leur paraissait si simple et ils s’exprimaient d’ailleurs tout aussi simplement :

– Viens-tu aujourd’hui ? demandait Joana à Jacinta, tout en marchant avec assurance.

– Aujourd’hui... non, je n’irai pas ! car, pour quelle raison apprendrais-je ?

– Voyons, sotte, pour épouser un homme noble ! cria Joana et elle s’arrêta pour se moucher consciencieusement dans son tablier. Francisco avait de la peine à suivre les deux petites filles.

– Mais je n’aurai... je n’aurai pas de mari ! s’écria Jacinta en riant, tandis qu’elle lui lançait de biais un regard malin.

Joana s’arrêta :

– Quand on veut, on en trouve un !

– Et quand on ne veut pas ?

– Alors on est une sotte, et Joana, dans un élan de vitalité débordante, se jeta sur Francisco et le saisit par les épaules.

– Laisse ! dit-il grognon.

– Oh ! le vieillard ! le vieillard ! dit-elle moqueuse, mais sur un ton qui s’adoucissait, puis, grave, docile, elle s’arrêta en se balançant sur un pied et demanda : « Il est beaucoup de choses que vous ne dites pas... à personne hein ? même pas à moi ? »

Le frère et la sœur s’écrièrent en chœur :

– Même pas à toi !

– Bah ! je n’ai pas besoin de les savoir, ces secrets ! et, posant, l’air sérieux, l’index sur la poitrine de Jacinta : « Peut-être ne vivrez-vous pas longtemps, quoi ? »

Francisco se figea et adressa à sa sœur un clin d’œil d’intelligence : « Laisse donc ça ! dit alors Jacinta un peu fâchée, je sais que je ne dois pas tout dire ! »

Joana, ennuyée, grogna :

– Vas-tu aujourd’hui à l’école, Francisco ?

Il se frotta la joue, repoussa son bonnet vers la nuque et répondit :

– Peut-être, je ne sais pas.

– Jamais vous n’apprendrez à lire !

Francisco, avec un charmant sourire, pencha la tête de côté et répondit : « Vois-tu, Joana, ça ne servirait à rien, à rien du tout, crois-moi ! »

Mais Joana, négligeant de lui répondre, courut vers un mur écroulé pour se jeter sur un insouciant lézard.

– Regardez comme il respire !

– Ne l’étouffe pas ! Donne-le-moi ! Donne-le-moi ! mendia Francisco.

Un homme vint à passer, monté sur une grande ânesse à la robe gris clair, il suivit les enfants du regard : « Et on appelle ça des voyants ! grommela-t-il sans colère mais avec dédain, ne sont-ils pas comme d’autres enfants ? On ferait bien de moins s’extasier sur leur compte... Enfin, on verra s’il y a vraiment, oui ou non, des guérisons ! »

Avant d’atteindre la porte de l’école, Francisco disparut et, au moment de pénétrer dans la classe, Jacinta se retourna pour murmurer à l’oreille de Lucia qui la suivait :

– Écoute, ça n’a pas de sens pour Francisco et moi que nous venions ici... n’est-ce pas ?

– Tu as de ces excuses...

– Tu dois apprendre, toi, Lucia, mais nous ? Jacinta courut après son frère :

– Attends ! attends ! et elle lança d’un air important : Que préfères-tu, convertir des pécheurs ou consoler Notre Seigneur que l’on a tant offensé ?

– Je préférerais consoler Notre Seigneur... il me fait tant de peine !

– Je prierai afin qu’il y ait moins de pécheurs obligés d’aller en Enfer !

– L’Enfer... l’Enfer... Elle nous l’a montré...

– Tout y était si noir, si brûlé et ça n’avait pas de fin... tout flambait d’un rouge ardent...

Les enfants se trouvaient déjà au milieu du village, ils avaient oublié tout à fait l’école et se souriaient, les yeux tout grand ouverts, un peu gênés d’être ceux auxquels il était donné de voir la Mère de Notre Seigneur parce qu’Elle les avait choisis. Car ils ne se trouvaient pas sur une place de village marquée par ce clair matin de grandes flaques d’ombre, ils étaient là-bas, dans la Cova da Iria, à l’instant même où la Vierge avait ouvert ses mains d’où jaillissaient des rayons qui avaient pénétré tout leur être, tellement qu’ils sentaient Dieu en eux et s’étaient fondus en lui.

– Et tu sais j’ai vu le Saint-Père, mais pas dans la Cova, tu sais où : il était triste ! C’est pourquoi il faut beaucoup prier pour lui... oui, et j’ai vu...

– C’est comme ça que vous allez à l’école ? dit un vieillard qui passait.

Ils ne répondirent pas.

– Ici personne ne nous connaît ! constata en riant Jacinta.

– Quelques-uns, mais lorsque nous allons à l’église, il en vient tout de même beaucoup !

Soudain, Jacinta devint grave :

– La corde que j’ai serrée autour de ma taille me fait mal !

– Quel bonheur qu’Elle nous ait dit de l’ôter la nuit !

– Maman ne l’a pas encore vue ! s’écria Jacinta, avec un amusement enfantin, tandis qu’elle gravissait en sautant les marches de l’église. À cette heure, il n’y avait pas encore de fidèles. Les enfants s’agenouillèrent à bonne distance l’un de l’autre. Il s’agissait de se préparer à la vie du Ciel et non à celle de ce bas monde.

Jacinta fit un profond soupir et leva les mains dans un geste d’adoration. Il n’y avait pas beaucoup d’ornements à l’intérieur de l’église de Fatima, mais le peu d’ors qui s’y trouvaient étincelaient, touchés par les rayons du soleil.

Francisco ferma les yeux. Rien ne lui était plus agréable que d’avoir la possibilité de rester un moment au sein d’un silence serein. Rien ne le rendait plus gai que de s’agenouiller dans cette église. Alors, tout lui semblait proche, la Cova, le Cabeco, les Volhinos et il s’y reposait comme dans une coquille étincelante, tout à ses dévotions pour Elle et son divin Fils. Son corps n’était plus qu’une mince tige, dans le bouquet d’un buisson planté par Dieu qui veillait sur lui.

Jacinta lui effleura le bras : « Viens ! il y a déjà beaucoup de gens ici », murmura-t-elle. Dehors, la clarté du jour vous brouillait d’abord la vue, mais ils se hâtaient afin d’échapper aux questions dont on ne tarderait pas à les assaillir.

Pourtant Francisco soudain s’arrêta. Jacinta l’appela d’une voix impatiente, ajoutant :

– Qu’as-tu à rester sur place ? As-tu envie que l’on te questionne encore sans fin ?

– Oui, dit-il, ce qui fit loucher de surprise Jacinta scandalisée.

– Vois-tu, c’est un... Là bouche de Francisco demeura ouverte sur un mot qu’il ne prononça pas, le mot « sacrifice ». Mais Jacinta le devina et sourit.

Ils n’eurent pas à attendre longtemps, déjà on les entourait et une femme disait : « Vous savez bien... je suis l’amie de la maîtresse d’école, qui est sortie dehors avec toute sa classe, qui avait grand peur, lorsque le soleil eut l’air de tomber du ciel... Oui, l’autre jour, en octobre... j’étais malade alors, alitée. Mais tout, dehors, était éclairé si étrangement que j’ai sauté de mon lit pour courir jusqu’à la porte. Mais, avant même que j’aie pu mettre mes vêtements, le miracle solaire eut lieu et l’émotion me rendit la santé. Car j’étais bien malade, mon cœur ne cessait de me faire mal... mais depuis, jamais plus. Lorsque je suis enfin sortie dehors, l’arbre qui se trouve devant ma fenêtre resplendissait, tout rouge... puis il passa du vert clair au bleu. Ma sœur vint à ma rencontre, elle ne pouvait plus parler et tremblait de tous ses membres.

~– Je crois que nous allons rentrer, dit Jacinta, et les enfants s’esquivèrent, tandis que la femme qui venait de leur parler et tout un groupe de personnes accourues leur adressaient de grands gestes d’adieu.

En silence, le frère et la sœur s’engagèrent sur le sentier qui ne cessait de monter jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la Cova. Sans s’être concertés, ils suivirent ensuite le sentier qui menait à l’intérieur de la combe. Ils n’avaient pas espéré qu’il n’y aurait personne dans la vaste Cova, mais il en était ainsi. La Carreira, elle-même, était absente. Comme jadis, les agneaux y paissaient mais on ne voyait personne. Les feuilles des chênes verts se découpaient, nettes et luisantes, dans la lumière crue. À présent, en décembre, les ombres des arbres se ratatinaient à leurs pieds. Les enfants s’installèrent dans une de ces petites taches d’ombre. Jacinta tira alors d’un panier du fromage de brebis et des figues, mais ni l’un ni l’autre n’y toucha. Ils se regardaient en souriant, d’un air gêné, et chacun savait que l’autre ne mangerait pas. Jacinta lécha ses lèvres desséchées. Francisco se leva, les mains dans les poches de son pantalon à carreaux, il s’en fut errer à travers la Cova.

Jacinta, cependant, se coucha sur le sol, rêveuse, et se mit à entortiller des herbes sèches autour de ses doigts et des touffes en forme de balai de la bruyère fanée. « Mort ! » jeta-t-elle soudain et elle écouta longuement la résonance de ce mot « rouge » ainsi qu’elle le qualifiait. Puis, reprise du besoin de remuer, elle se livra à son amusement favori qui consistait à bâtir une hutte avec des pierres.

Mais elle fut bientôt distraite de son travail par l’arrivée soudaine des petits mendiants qui venaient comme d’habitude réclamer une partie de leur repas. Francisco, à leur vue, apporta son panier et se mit à y fouiller fiévreusement. Piaillante, la bande s’approcha en soulevant un nuage de sable et de poussière :

– Tout ou la moitié ? criaient les petits miséreux.

– Tout, répondit Jacinta magnifique.

Quelle horde ! Ils se rossaient, se poussaient, pour s’arracher de la bouche le pain de maïs et le fromage. Francisco et Jacinta assistaient à cette lutte, le gosier étreint, l’estomac douloureux. Mais il y avait déjà longtemps qu’ils donnaient ainsi leur déjeuner, bien que leur faim mît un cercle douloureux autour de leurs crânes. L’envie de jouer leur en était gâchée. Une fois, il y avait de cela des mois, ils avaient trouvé une corde qu’ils partagèrent en trois puis, chacun des enfants s’en était ceint la taille étroitement. Quand l’estomac était vide, ce lien pénétrait moins durement leur chair, pourtant lorsque la faim les épuisait, ils en souffraient beaucoup.

La troisième fois que la Vierge Marie leur était apparue, Elle leur avait dit de ne pas porter cette corde la nuit.

– Il est tard... viens, allons-nous-en... et Francisco se leva. L’école est terminée depuis longtemps, hâtons-nous !

Manuel Pedro allait déjà partir à leur recherche. Il avait vu Lucia passer devant sa maison un bon moment plus tôt, mais voici seulement que ses enfants arrivaient.

Francisco dit aussitôt, avec la franchise d’un enfant qui est sûr qu’on ne lui en voudra pas : « Nous n’étions pas à l’école ! »

Quant à Jacinta, elle bavardait suspendue à son bras : « Nous avons d’abord été à l’église, puis à la Cova ! »

Le père la prit dans ses bras et, tout rayonnant de tendresse, la porta à l’intérieur de la maison. Son visage en cet instant avait rajeuni de bien des années. Le père et la fille s’assirent devant l’âtre, Francisco auprès d’eux, installé sur une chaise basse au haut dossier de paille tressée. Manuel Pedro examinait son fils d’un œil inquisiteur. Il le trouva pâli et demanda aux enfants s’ils n’étaient pas affamés ?

On entendait bouillir le contenu des pots d’argile : une bonne soupe, de la viande de mouton bien grasse. Jacinta et Francisco essayaient d’avaler leur salive, mais en vain, leur gosier était par trop desséché. Jacinta, le front appuyé contre la poitrine de son père, dit, bavarde, mais sur un ton las :

– Oui !... et nous avons pensé... qu’on ne peut pas toujours aller à l’école...

– Non ? et pourquoi ?

– Parce que...

D’une voix enrouée Francisco conclut : « Parce que nous deviendrions plus intelligents que toi ! »

Tous trois éclatèrent de rire.

La mère, Olympia, déposa le plat du déjeuner sur la table de chêne et chacun s’attabla. Jacinta et Francisco, qui n’avaient rien absorbé depuis le matin, ne purent manger que fort peu, tant ils étaient affamés. Olympia secouait la tête

– Vous vous êtes chargé l’estomac tant que cela ?

– Le panier est vide, dit Francisco, avec malice.

– Vous courez trop la campagne ; le chemin de l’école est déjà assez long. Demain, tu n’iras pas à l’école, dit le père à Jacinta : ta figure est aussi grosse qu’un œuf pondu par une poule atteinte de langueur.

– Aujourd’hui, il n’y avait pas de monde à la Cova, raconta ensuite la petite.

– Par contre il en est venu ici ! Une ravissante demoiselle a demandé à te voir, Jacinta, et elle veut revenir.

– Est-elle vieille déjà ?

– Oui, très, peut-être dix-huit ans, répondit le père moqueur.

– Oh ! si vieille ! Elle fit la moue.

– Coiffée d’un chapeau en forme de chaudron avec des fleurs dessus...

– Elle est venue à pied ?

– Mais elle boitait.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Elle ne l’a pas dit.

– Priez donc tout simplement pour une demoiselle qui a un chapeau comme un chaudron avec des fleurs, conseilla Joao, qui était présent à cet entretien.

Et Jacinta, tout aussi sérieuse, répondit :

– Oui, mais il y a peut-être beaucoup de demoiselles qui lui ressemblent !

– Elle boitait.

– Quelle était la couleur de ses yeux ?

– Noirs !

– Elle avait un corsage d’étoffe mince avec beaucoup de petits trous dedans !

– Des trous ? est-elle si pauvre ?

– Mais non, c’est une étoffe qui est comme ça.

Jacinta récapitula, rêveuse : « Une demoiselle de dix-huit ans, avec un chaudron sur la tête et des fleurs dessus, un corsage troué... » Elle leva des yeux candides :

– Cela suffira-t-il si je prie pour elle ?

– Oui, mon enfant, murmura tendrement Manuel Pedro.

 

Quand vient l’hiver, alors qu’à Fatima et au-dessus des hauts plateaux les flots du vent de mer et ceux du vent de la montagne se rencontrent pour une âpre lutte, le temps passe vite, même si le soleil et les arbres toujours verts tentent de faire croire au printemps. L’air est singulièrement pur là-haut, sur les plateaux. Pendant l’hiver, tous les détails du paysage semblent encore plus précis, plus proches.

Les collines, les deux cimes montagneuses que l’on aperçoit de la Cova, mais mieux encore lorsqu’on se trouve tout au bout du hameau d’Aljustrel, sont d’une clarté translucide. De temps à autre une pluie opiniâtre tombait, alors le fleuve des visiteurs tarissait. Il y avait des jours où personne ne venait, ce qui permettait aux enfants de se reposer des multiples questions, des supplications et des appels à l’aide, parmi des sanglots qui leur étaient régulièrement infligés.

Lucia, sans doute, n’appréciait guère ces jours-là parce qu’on restait plus que d’habitude à la maison. Elle apprenait un peu à compter, à écrire et à lire. Ainsi l’avait voulu la Sainte Vierge et on devait lui obéir ! Car Lucia resterait en ce monde, même si ses petits compagnons étaient appelés par Elle au ciel. Mais Lucia était trop jeune pour songer beaucoup et gravement. Elle faisait glisser son index sur les pages de la méthode de lecture et l’arrêtait patiemment à l’endroit qu’elle essayait de déchiffrer si sa mère lui demandait quelque chose. Et sa mère était toujours pleine d’incrédulité, d’hostilité : ce n’est pas qu’elle se méfiait de sa fille, mais elle avançait en ce bas monde d’un pas énergique, chargée de lourdes tâches. Elle avait donné le jour à bon nombre d’enfants, les avait nourris tout en tenant bien sa maison. Mais elle ne manquait pas de désagréments en ce qui concernait son mari qui courait au cabaret et il lui fallait rassembler toutes ses forces, sa solide raison, pour ne pas perdre courage ni ses moyens de résister aux épreuves. Elle n’avait pas appris autre chose qu’à être forte ! Et voilà qu’il lui fallait se montrer capable de croire que la Sainte Vierge était apparue à sa fille à la Cova da Tria ! Par moment, tout cela lui apparaissait clair, et précis : oui, son enfant avait vu la Vierge ! Parfois aussi, lorsque son cœur se révoltait contre une existence difficile et que son corps se cabrait devant le dur labeur de la maison et des champs, alors tout lui apparaissait d’une clarté, d’une netteté extraordinaires, et elle ne cessait de poser des questions à Lucia sur un ton dur et froid. Cent fois elle essayait de désaxer l’enfant, de la prendre en défaut, de relever une contradiction dans ses dires et toujours des doutes brûlants la rongeaient, l’emplissaient de fureur et d’inquiétude pour la plus jeune de ses filles dans le cas où, décidément, cette enfant aurait un dérangement mental. Et les petits ? Ceux-là étaient suspendus aux lèvres de Lucia, jamais ils ne parleraient autrement qu’elle. Pour cette raison aussi, Maria Rosa se taisait lorsque Jacinta et Francisco étaient sous son toit. Elle les surveillait et ne les trouvait pas différents des enfants de leur âge qui jouent aux quilles, avec des poupées de bois, bavardent, balancent leurs jambes et se montrent parfois peu enclins à fréquenter l’école.

Et de quelle humeur se montrait-on à Aljustrel ? Les voix moqueuses et méchantes s’étaient-elles tues ? Le prodige solaire avait-il enfin convaincu les gens ? Beaucoup n’y avaient pas assisté, des malades, des vieux, des adolescents et tous s’en montraient irrités. Bien qu’à Aljustrel même, d’étranges colorations eussent touché, au même moment, les maisons et les arbres du hameau ! Mais, au cours de l’hiver, la vie quotidienne se réinstallait avec ses habitudes amollissantes et l’on en venait à douter de soi-même, d’ailleurs on s’était habitué à voir des étrangers fréquenter le village. Que deviendrait-on si l’on se remettait à courir les chemins en négligeant sa maison ou ses affaires comme au début ? Avec des airs entendus, propres aux paysans, on décidait que le temps ferait paraître la vérité au grand jour.

Oui, on avait bien vu le nuage qui, à trois reprises, s’était abaissé puis élevé au-dessus du chêne vert, et vraiment les rameaux de l’arbre frémirent lorsque la belle Dame s’éloigna, tandis que le ciel pâlit si étrangement que l’on pouvait regarder le soleil en face. Mais que deviendrait-on si on laissait ses pensées tourner toujours autour de cette même question : il y avait tant de travail et de soucis à la maison, à cause des enfants, du mari. Les jours de fête on voulait pouvoir se réjouir, enfin vivre ! Manger un bon plat de mouton, préparé avec beaucoup d’ail et parsemé de thym et de quelques autres brins de plantes aromatiques, sans oublier la polenta succulente qui l’accompagnait. On préparait aussi des soupes si grasses que tout le monde en avait le menton luisant.

Oui, la vie avait repris tous ses droits. D’ailleurs, une bonne époque de l’année débutait à présent, l’air était vif mais chaud et lorsque les ouragans reprendraient on pourrait festoyer et boire le vin nouveau. On rôtirait des châtaignes dans les cendres brûlantes. Les enfants les y chercheraient et se brûleraient les doigts tandis que le mari tiendrait des propos grandiloquents et déplacés à l’auberge. Il y aurait à ravauder, à filer, à tisser de nouvelles couvertures et des tapis multicolores pour des gens plus grandement logés qu’on ne l’était ici. Mais il fallait aussi vêtir les siens, pourvoir les filles de jupes rayées et les hommes d’immenses manteaux imperméables aux intempéries.

Les bavardages allaient leur train, pendant le bobinage de la laine ou tandis qu’on filait, la quenouille sous le bras, bien que le sujet de ces conversations fût forcément les évènements qui avaient eu lieu à la Cova da Iria. Oui, le monde était allé à eux et l’on admirait ce monde, on l’accueillait avec un sourire. Les jeunes filles devenaient plus coquettes et certaines essayaient de marcher à petits pas comme les demoiselles de Coïmbre, d’Oporto ou de Lisbonne. Elles ignoraient que la grâce de leur démarche avait charmé beaucoup d’hommes. Plus d’une fille à Aljustrel s’acheta des pendants d’oreilles dont les pampilles se balançaient, car elles voulaient au moins avoir cela, puisque les mouchoirs qui les coiffaient en manière de turban cachaient leur chevelure.

Elles couraient au bal comme les années précédentes et leurs visages sombres resplendissaient comme des pivoines. La jeunesse parlait rarement des évènements de la Cova et les jeunes filles qui apprenaient à tisser chez les Santo se contentaient de rapprocher leurs têtes jacassantes s’il arrivait que le Père Cruz s’entretînt avec Lucia dans la pièce contiguë, à moins que ce fût, au lieu du Père, un monsieur qui prenait des notes et, de temps à autre, passait la tête par la porte entrebâillée pour demander un renseignement. Il leur souriait alors et elles lui souriaient aussi en arrêtant leurs métiers pour donner quelques réponses laconiques.

Lucia ? Non, on n’avait rien remarqué de particulier si ce n’était qu’elle se montrait très silencieuse. Non, elle ne racontait jamais ses secrets ! Si, elle avait bon appétit ? On haussait les épaules, car toute la famille mangeait dans la même terrine ; qui pouvait se rendre compte dans ces conditions si elle mangeait peu ou beaucoup ? Avait-elle meilleure mine que jadis ou était-ce le contraire ? Peut-être, avait-elle un peu moins bonne mine, mais cela devait venir de toutes les fatigues que lui occasionnaient tant de visites journalières !... Le plus souvent, en de telles occasions, une tourmente de rires sévissait dans la salle où étaient rassemblées les fileuses. Que ces messieurs de la ville, aux cheveux pommadés, pouvaient être amusants !

Pour Antonio aussi, ce fut un bon temps. On l’invitait parfois à l’auberge. Il estimait que chez lui, parmi toutes ces femmes, il était impossible d’avoir une vraie conversation entre hommes. Maria Rosa le regardait, soupçonneuse. Qu’allait-il encore raconter ? Mais elle se montrait injuste envers lui, car il redoutait d’exprimer sciemment une inexactitude à ce sujet. Il estimait la réalité suffisamment extraordinaire... Là-dessus on lui frappait sur l’épaule en demandant encore du vin. Mais le père Antonio dos Santos restait sérieux. Il ne jurait pas qu’il croyait que sa fille avait eu une apparition, mais il se frappait la poitrine en secouant la tête d’un air pénétré. Comment, Lucia était accusée de mensonge ? Mais elle n’avait jamais menti, ni autrefois ni à présent ! Et cette année seulement, elle avait commencé à aller à l’école où elle apprenait que l’on pouvait inventer des choses qui, peut-être, ne s’étaient pas du tout passées en réalité. Ça n’était pas l’habitude chez eux. Sa femme, Maria Rosa, était le champion de la vérité et puis, comment une simple fille comme Lucia en serait-elle venue à voir ce qui n’existait pas ? Il posait un index sur son nez et déclarait que si elle voyait la Sainte Vierge sous l’aspect d’une jeune fille portugaise, il n’y avait pas à y voir de malice, n’est-ce pas, Messieurs ? N’était-ce pas l’affaire de la Sainte Vierge que de vouloir éviter d’effrayer cette enfant et de préférer ne pas se montrer à elle dans toute sa splendeur qui n’étonnait peut-être pas en paradis, mais affolerait une simple enfant d’Aljustrel ? Ayant fait faire demi-tour à sa chaise, il ajouta que la Sainte Vierge se montrait peut-être sous un autre aspect, avec des yeux bleus ou noirs, c’était son affaire ! Enfin, ne valait-il pas mieux que les enfants fussent aussi jeunes ? Car on savait qu’ils seraient incapables de se concerter de manière à s’entendre sur un plan de récits dont ils ne dévieraient pas ! Au commencement des apparitions, Jacinta ne comptait que six ans. Existait-il en ce monde une enfant de cet âge capable de répéter la même chose pendant six mois, si elle ne l’avait pas vu ? Et Francisco, un garçon très raisonnable, pourquoi avouait-il qu’il La voyait mais ne L’entendait pas ? Oui, ça impressionnait ces messieurs qui consignaient ces réflexions en toute hâte.

Antonio, fort satisfait de son exposé, lissait d’une main orgueilleuse les pointes de ses moustaches. Il était lui-même ébloui de l’aplomb dont il venait de faire preuve, tellement qu’il finit par se sentir ému et se mit à parler, avec la gorge serrée, de sa tristesse d’être obligé, ici, à Aljustrel, de mettre sa lampe sous le boisseau !

Les messieurs écrivaient toujours et, pendant un moment, il y eut un peu de calme dans la salle de l’auberge, car il n’était pas accordé à chacun de se trouver assis à discuter en compagnie de ces messieurs de la ville ! Antonio se balançait sur sa chaise, gonflait ses joues et jouissait de son personnage. Cependant, tout au fond de lui-même, luisait une clarté lointaine et le père de Lucia en eut la chair de poule. Il avait choisi de croire au miracle et, soudain, il se laissa retomber avec fracas sur sa chaise, lourd d’amertume car, gronda-t-il, ils étaient tout de même nombreux ceux qui avaient vu le prodige solaire, hein ?

Antonio finit par s’en aller en s’étirant de satisfaction, bien qu’un peu dégoûté lorsqu’il se trouva dans la rue mais, au bout de quelques pas, il s’arrêta pour rebrousser chemin et, arrivé au seuil de l’auberge, il cria à l’intérieur : « Après tout Maria do Carmo s’est tout de même guérie, après avoir été malade cinq ans, rongée de tuberculose ! Après trois pèlerinages de trente-cinq kilomètres à pied jusqu’à la Cova, son état s’améliora de plus en plus jusqu’au 13 octobre où elle recouvra entièrement la santé !... »

– Oui, nous savons, lui fut-il répondu, c’est un cas qui sera examiné au bout de quelque temps, et puis, les médecins savent si peu de choses !

Alors Antonio grogna quelques paroles extrêmement amères et referma brutalement la porte puis, en gesticulant, il remonta la rue en traînant les pieds, tandis que sur son passage, on disait qu’il était ivre comme si souvent déjà, mais cette fois par un simple jour de semaine !

Bien qu’il eût défendu sa fille, Antonio, une fois rentré chez lui, s’irrita de voir Lucia, qui, son cahier posé sur ses genoux, traçait laborieusement ses lettres. « Tout ça, ce sont des bêtises ! lança le père, il n’y a de vrai que d’aller à l’école pour s’instruire ! Oui, tisser la laine, cuisiner et choisir un jour un bon mari, c’est là ton devoir, ma fille ! »

Lucia, un doigt posé sur une ligne de son cahier, lui jeta un regard à la fois franc et distrait.

Il mordillait sa moustache et lança, incisif « Ne va pas croire que tu vaux mieux qu’une autre si peu que ce soit, ce serait un mensonge... Reconnais que ce serait un mensonge ! »

Lucia, assise toute raide, car la corde qui enserrait sa taille la faisait toujours souffrir, répondit timidement :

– Non, je ne vaux pas mieux, non !

– Et pourquoi une belle dame vient-elle te voir ?

– Il y a là-bas une grande étendue et nous y menions paître les moutons, Jacinta, Francisco et moi ; il n’y avait pas d’autres enfants que nous, c’est pourquoi la Sainte Vierge est venue nous trouver.

– Vraiment ? As-tu aussi raconté cela aux journalistes ?

– Oui !

– Était-ce souhaitable ? dit-il en se grattant la tête, songeur. Il me semble que, si la Mère de Notre Seigneur – il se signa – t’apparaît vraiment, tu t’es amoindrie par une telle déclaration !

– Est-ce possible ? demanda Lucia, et il remarqua son sourire heureux.

– Sotte, murmura-t-il, touché secrètement en un point mystérieux de son âme, tellement qu’il soupira profondément en hochant la tête et jeta à sa fille un regard rapide, chargé d’inquiétude et de considération, tandis qu’il s’éloignait. Sur le seuil, il s’arrêta et toussota en se détournant à peine pour dire : « Je pense que tout s’est passé comme tu l’as dit. »

Lucia eut un éclat de rire heureux. Cette petite marque de considération, qu’elle lui était douce dans cette maison ! Sans doute, sa mère ne se montrait plus aussi rude envers elle, mais Lucia voyait bien les regards chargés de méfiance qu’elle lui jetait toujours. Elle se fit une raison en se disant, désormais, qu’il n’était pas donné à sa mère de croire. Pourtant, tout était si simple, si clair, il n’y avait rien de troublant, rien au sujet de quoi on eut pu se tourmenter : la Sainte Vierge était descendue sur terre dans la Cova da Iria, un pâturage si vaste que l’on pouvait s’y réunir des milliers et des milliers, afin d’éveiller la conscience des humains et de les supplier de se tourner entièrement vers Dieu.

Et Lucia épelait : le Portugal est un beau pays qui possède de grands ports sur la côte. Lisbonne, un des plus beaux du monde. Les navires de toutes tailles y peuvent pénétrer...

Elle laissa retomber le livre qu’elle tenait.

– Je sais un peu lire, Sainte Vierge, Mère de Notre Seigneur... murmura-t-elle.

 

Don Faustino José Ferreira, curé d’Olival et archiprêtre du diocèse d’Ourem était persuadé que tout s’était passé ainsi que les enfants le lui avaient raconté. Chaque fois qu’il se rendait à Fatima, il faisait venir Lucia, afin de lui faire un cours d’instruction religieuse. Elle se tenait alors devant lui et il pouvait voir tout au fond de ses yeux. Et il arriva même que Lucia séjournât quelques jours chez lui avec une veuve d’Aljustrel qui l’avait amenée. Chez le curé, Lucia ne se montra plus aussi intimidée et souvent la salle où se tenait le prêtre résonna de son rire.

Lorsque vint le printemps, les théories de pèlerins recommencèrent à se diriger vers la Cova et beaucoup aussi vers Aljustrel. La maison des Marto se trouvait en face de celle des Santo : quelle chance pour les curieux, pour les croyants et les timides qui n’osaient se pousser en avant ! mais que le père Manuel Pedro découvrait quand même. Il arrivait d’ailleurs qu’il fendît la foule pour prendre un inconnu par le bras et le mener chez lui. Olympia, douce et aimable, invitait le visiteur à s’asseoir, puis elle allait chercher Jacinta qui se cachait volontiers parmi les branches d’un figuier en compagnie de Francisco. Mais, la plupart du temps, il fallait attendre que les enfants fussent revenus de l’école.

– Avez-vous déjeuné ?

– Nous n’avons pas faim.

– Vous n’avez jamais été aussi maigres que cette année : certainement vous donnez vos provisions aux pauvres ?

– Mais nous avons soif, maman ! et Jacinta riait malicieusement.

– Alors buvez ce bon lait !

Francisco jetait son sac d’écolier dans un coin : « Quant à moi, je n’ai pas soif ! »

Avant qu’on ait pu s’en défendre, la maison était pleine d’inconnus venus en visite, qui essayaient de regarder par-dessus les épaules les uns des autres.

– Que veux-tu être plus tard, Francisco, demanda une femme de Batalha.

– Rien !

– Charpentier comme Notre Seigneur ?

– Non !

– Peut-être seras-tu prêtre ?

– Je ne veux rien devenir !

Jacinta s’écria avec vivacité : « Nous vivons maintenant, puis nous irons au ciel ! »

Il y eut un silence. Tous les visages se tournèrent vers les enfants. On souriait, toussotait, se mouchait, ou bien l’on étreignait, dans son émotion, une main amie et lorsque quelqu’un cherchait à se frayer un chemin dans la masse des personnes présentes, on le laissait passer sans un mot et se diriger vers Jacinta qui se tenait dans un coin, muette, les pieds en dedans, les joues marquées de deux plaques cramoisies.

– Tante Victoria !

– Ah, mon enfant, ne le sais-tu pas ?

– Quoi donc, ma tante ?

– Il s’agit de notre aîné, ton cousin... La voix manqua à la femme qui se mit à pleurer, puis elle reprit d’une voix monotone : « Je t’avais demandé... d’intercéder auprès de la Sainte Vierge... Je t’avais dit... »

Gênée, la petite balbutia :

– Oh, j’ai bien prié, ma tante, mais tu sais bien, ce n’est pas toujours qu’Elle peut exaucer les prières... ma tante, ne pleure pas... je lui demanderai encore...

– Il est rentré depuis longtemps... (et elle ajouta à voix basse) : il a fait beaucoup de choses qui n’étaient pas bien, et on l’a enfermé... puis il a réussi à s’évader... il s’est sauvé dans un bois, s’y est perdu et puis tu es venue à sa rencontre, tu l’as pris par la main et tu l’as conduit jusqu’à la route.

Jacinta posa l’index sur le bout de son nez et le retroussa si bien qu’on voyait ses narines dilatées et elle rit avec une charmante innocence :

– Mais, tante, je n’ai jamais été dans la forêt, vraiment pas, je t’assure !

Et elle jeta un éclat de rire qui sonna clair.

– Pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé !

La femme s’inclina en avant et se mit à réciter son rosaire. Tout le monde tomba à genoux et lorsqu’ils eurent terminé leur prière, les enfants avaient disparu. Ils couraient chez Lucia et de loin encore Jacinta criait à sa cousine :

– Songe donc comme Elle est bonne... comme Elle est bonne !

Elles se mirent à bavarder avec exaltation. Jacinta et Francisco entouraient étroitement Lucia en riant, criant, en la bousculant, accrochés à sa ceinture jusqu’à ce que leur cousine se fut bouché les oreilles.

– Voyons, ne soyez pas si fous... oui, je vous entends... je ne suis pas sourde. Alors nous ornerons l’autel, oui. Écoute, Jacinta, ne crache donc pas ainsi en parlant ! Et puis tes doigts sont tout noirs. Tu perds ton fichu...

Brusquement les deux petits se sentirent épuisés et libérèrent Lucia de leur étreinte. Jacinta s’assit enfin sur un mur bas, appuya ses paumes sur ses yeux et se mit à sangloter.

– Que se passe-t-il ?

– Rien, je suis tellement heureuse... heureuse !

Déjà Maria Rosa apparaissait sur le seuil de sa maison :

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle aussi.

– Tante Victoria est venue et elle... et elle...

– Est-il arrivé quelque chose à son fils ?

– Il est revenu – car je lui suis apparue dans la forêt...

– Ne dis pas de bêtises !

– Alors, que tante Victoria te le raconte elle-même ! répliqua Jacinta, blessée de n’être pas crue. Elle n’était pas habituée à tant de méfiance à son égard : Son fils est revenu, oui, parce que moi, je l’ai ramené chez lui et parce que la Sainte Vierge lui est venue en aide... Elle se mit à sangloter. Une barre étreignait son front douloureux, depuis le matin elle et Francisco n’avaient rien mangé.

– Allons, cesse de pleurnicher, enfant gâtée, allez jouer au jardin ; c’est à avoir honte de vous voir pleurer ainsi devant tous ces gens. Allez, je saurai bien ce qu’il en est, tu n’as pas besoin de me regarder de cet air de chat en colère, et on appelle ça une enfant pieuse !

Jacinta, furieuse et offensée, avait envie de se jeter sur sa tante pour la mordre et la griffer, mais elle fut contenue dans son élan vengeur par Lucia, dont elle secoua la main sans douceur afin d’échapper à son emprise. Mais, elle n’y put parvenir. Lucia la tenait solidement.

Francisco digne et plein de douceur lui dit, non sans une nuance d’hésitation dans la voix :

– La colère est un péché...

Alors Jacinta se pelotonna sur le mur bas où elle formait un petit tas de vêtements lâches. Son visage était gonflé sous ses yeux et elle reniflait consciencieusement ses larmes, chaque fois qu’un gros soupir s’échappait de ses lèvres.

Elle fit peine à Francisco qui tenta maladroitement de la consoler :

– La tante est nerveuse... tu sais, c’est comme ce que dit le maître d’école : il l’a dit de Henriqueta et toi tu l’es aussi parce que tu... parce que nous...

Lucia dit sèchement :

– Tu n’as qu’à offrir cette peine pour les pécheurs...

Une pauvre petite voix dit : « Oui. »

Il y eut un silence pendant lequel Francisco, distrait par le gazouillement des oiseaux, marmonna rêveur :

– Je le leur dis depuis des années, et ils doivent m’entendre, même s’ils ne peuvent me répondre !

Lucia murmura doucement :

– Ils ne t’entendent pas !

– Crois-tu ? Et soudain un souvenir lui revint à la mémoire qui le figea, la bouche ouverte : Oui, c’est possible, qu’ils ne m’entendent pas, dit-il enfin.

Ils se regardèrent et Lucia baissa les yeux en rougissant :

– Mais ils te connaissent sûrement, balbutia-t-elle, seulement, comme ils ne peuvent t’entendre, ils ignorent aussi que tu ne leur feras pas de mal.

Il ne répondit pas et s’éloigna sur l’herbe nouvelle aux pointes d’un vert pâle qui se recourbaient. Le chant exultant des oiseaux, plein de suavité et d’abandon le pénétrait et il répéta l’index levé :

– Ne voyez-vous donc pas que je ne veux que caresser votre plumage ?

Jacinta était consolée, depuis un bon moment déjà. Sa cousine l’avait mouchée énergiquement et la renvoyait à la maison, car elle craignait que sa mère ne parut à nouveau pour dire à la petite fille quelque parole blessante. Souriante et un peu mélancolique, Lucia suivit du regard l’enfant qui s’éloignait en dansant, ayant déjà oublié son chagrin. Ainsi, loin de tout regard, Lucia semblait un peu sombre. Elle resta assise sur les pierres plates et ses doigts caressaient machinalement le beau buisson de pélargoniums d’où s’échappaient des gerbes d’ombre bleue frémissantes, qui marquaient les dalles de pierre. Elle déploya sa large jupe rayée, son tablier tout autour d’elle, et attendit le retour de Francisco. Car celui-là ne pouvait se passer longtemps d’elle. Existait-il des êtres qui lui fussent aussi proches que Francisco et Jacinta ? Quelque chose les liait à elle, un lien qui ne la rattachait à personne au monde qu’à ses deux cousins : le souvenir de Sa Venue. Il y avait déjà longtemps de cela que la lumière les avait pénétrés et qu’ils s’étaient sentis accueillis en Dieu. Il y avait longtemps que la Terre avait disparu à leurs yeux, tandis que leur apparaissaient des êtres effrayants du sein d’un brasier dont ils émergeaient pour y retomber, tour à tour.

Un des rayons émanant des mains de la Vierge frappait la terre, tandis que l’autre s’élançait vers les cieux telle une lance fulgurante et elle s’entendait dire :

– Irais-je au ciel moi aussi ?

– Oui !

– Et Jacinta ?

– Oui !

– Et Francisco ?

– Lui aussi ! Je viendrai bientôt chercher Francisco et Jacinta, quant à toi, il te faudra rester encore quelque temps là en bas : Jésus veut se servir de toi afin qu’on apprenne à me connaître et à m’aimer.

– Alors il me faudra donc rester toute seule ici ?

– Je ne t’abandonnerai jamais – mon cœur sera ton refuge et le chemin qui te mènera à Dieu.

Jacinta et Francisco mourront. Il lui faudra vivre. Elle ne peut pas encore s’imaginer ce que sera cette existence sans les deux petits qui ont vu ce qu’elle a vu !

Elle restera seule et des gens viendront la trouver pour la questionner, la supplier, la conjurer et encore la questionner !

Quant à sa mère, elle ne croira jamais que la Sainte Vierge lui était apparue ! Pourtant elle ne sera jamais abandonnée. À présent, elle se faisait un devoir de suivre l’école assidûment et aussi elle écoutait avec attention les enseignements du curé d’Olival. Elle retenait bien mieux ses explications que tout ce que les gens pouvaient lui dire d’autre part. Chacune de ses paroles restait gravée dans sa mémoire et elle était reconnaissante à son père qu’il se montrât capable de la protéger lorsqu’on l’abreuvait de moqueries. Elle avait honte pour ceux qui la tourmentaient tout en n’ayant pas assez d’intelligence pour croire à un miracle !

Lucia se leva. Son livre sous le bras, les mains glissées dans son tablier, elle s’en fut vers la porte de la maison donnant sur le jardin. Il ne fallait pas qu’elle étudie trop longtemps, sa mère pouvait en prendre ombrage : on n’avait qu’à comprendre tout de suite ! Si l’on se montrait bête ce n’était pas la peine d’aller à l’école. Parfois, elle ordonnait à Lucia de lui lire quelque passage de l’Évangile ; mais Lucia ne lisait jamais assez vite au gré de sa mère et celle-ci la considérait tout le temps de sa lecture avec des yeux étincelants. Jamais Lucia ne lisait aussi mal qu’à ces moments-là. Elle devait aussi résumer chaque sermon après la messe à Fatima. Ah Fatima ! Le curé de Fatima la regardait sans doute avec douceur mais avec une expression lointaine et un sourire qui, quoique empreint de bonté, lui mettait le sang aux joues. Il ne lui posait pas de questions, mais lui recommandait de ne pas écouter son imagination, de ne pas être orgueilleuse de voir tant de monde se rendre à la Cova. Lucia ne le comprenait pas, elle le considérait, muette, sa bouche se serrait, la sueur coulait de son front. Le curé l’épiait, l’encerclait de ses pensées. Il ne lui faisait aucun mal, mais il n’avait pas confiance en elle. Jamais, il ne lui disait la moindre parole blessante et cependant ce guet constant dont il l’environnait paralysait la petite fille. Il posait une main solide sur son épaule où elle s’appesantissait de plus en plus, tellement qu’elle avait l’impression de porter un pénible fardeau qui l’empêchait de se tenir droite. Son visage rubicond luisait dans la pénombre. Pourtant, une fois il lui avait dit avec mansuétude :

– Tout, tout finira par arriver, mon enfant, nous devons seulement patienter.

Il se détourna et elle appuya ses lèvres sur sa main brûlante, puis elle passa le seuil en courant. Jamais elle ne put lui en vouloir, elle devinait sa loyauté, son cœur tendre qui avait peut-être de la peine à se contenir.

Bien souvent, lorsque Lucia essayait d’apprendre ses leçons à la maison, il venait des étrangers qui demandaient à la voir et auxquels elle répondait avec ce laconisme dur qui lui était particulier, les doigts passés entre les pages d’un livre qu’on lui avait prêté. Des malades attendaient devant la porte dans de petites voitures couvertes à deux roues. L’on suppliait Lucia d’aller à la Cova et l’on passait devant la maison des Marto et parfois on y trouvait Francisco et Jacinta qui rejoignaient le groupe qui s’augmentait bientôt de quelques habitants d’Aljustrel et de la mère Carreira suivie de son fils Joao. On priait à haute voix avec la ferveur exaltée des peuples du midi et l’on regardait à droite et à gauche afin que rien ne vous échappât d’autre part... À présent que la campagne reverdissait, les gens venaient de plus loin. La vaste combe s’asséchait lentement, de profondes crevasses s’y formaient qui étaient nivelées par tous ceux qui se traînaient à genoux dans la Cova. Des visages sculptés dans un bois ancien se tournaient vers l’azur printanier des cieux comme des coupes prêtes à accueillir la grâce divine.

Des oiseaux s’égosillaient et Francisco les mains placées en auvent au-dessus des yeux les écoutait ému, tandis que sa prière s’élevait, jubilante, en même temps que les gazouillements des verdiers, des merles et des rouges-gorges.

Jamais il n’éprouvait de jalousie lorsqu’on élevait en l’air sa petite sœur avec ravissement, ou qu’on la plaçait sur le dos d’un âne aux longues oreilles duveteuses en la conjurant d’intercéder auprès de la Vierge. Mais lorsqu’on questionnait Lucia, il aurait volontiers ri et crié sa joie. Pourtant il se contentait de se tenir à l’écart, par exemple sous le grand chêne vert qui se dressait près du petit tout ravagé sur les rameaux duquel, oh ! qu’il y avait longtemps de cela ! la Sainte Vierge s’était posée ; et il souriait. Lucia lui était si proche. Elle se tenait devant lui comme une réalité dont le rayonnement éclaire tout. Ses réponses lui plaisaient, il se frottait les mains et remontait ses épaules. Parfois, lorsque les personnes qui l’entouraient, l’empêchaient de voir sa cousine, il avançait la tête à travers la masse des gens et, tandis qu’il écoutait Lucia, il lui semblait tout apprendre à nouveau. Des frissons parcouraient son dos étroit et il ne pouvait jamais écouter longuement sa cousine sans pleurer. Il ne se rendait pas compte que ses joues étaient mouillées de larmes, ni que sa bouche buvait ces larmes. Il demeurait dans l’ombre – il ne sut jamais qu’il s’y trouvait – lui qui n’avait rien entendu, à qui Elle s’était seulement montrée.

L’été s’épanouissait. À travers sa blanche incandescence passaient telles des ombres obscures, les pèlerins accourus de toutes parts vers la Cova da Iria, Aljustrel, Fatima. Des masses de voitures et d’autres véhicules séparaient par moment leur flot continu tandis qu’on ne savait où, la grippe espagnole suivait avidement ces foules et se rapprochait de plus en plus d’Aljustrel. Elle se poussait parmi les pèlerins en prière et se jetait aussi sur ce pays, si bien que l’Atlantique seul se montrait capable de lui résister. Mais on pouvait encore rester étendu sur la lande. Des nuées de poussière rouge flottaient encore au-dessus de la Combe, lorsque un treize du mois le haut plateau résonnait d’ardentes prières. Une petite chapelle dissimulait l’autel chargé de fleurs et les soirs où il n’y avait personne, à la fin du mois, les voix des enfants y vibraient ou bien c’était le croassement des reinettes dans une mare voisine qui donnait une impression de sérénité bien qu’il arrivât déjà dans maint hameau autour d’Aljustrel que des malades ne quittassent plus vivants leurs lits. On ne s’inquiétait pas encore, surtout à Aljustrel même où l’on ne prenait guère en considération les rumeurs qui s’étendaient ou les articles de journaux, ni même cette nouvelle selon laquelle, en Espagne, les habitants étaient écrasés par le fléau comme des herbes sèches. Le soleil brillait encore et les sommets proches des rocs du Cabeco luisaient, hardis et d’un blanc neigeux. Les quelques moutons que l’on avait conservés étaient poussés sur la lande par Lucia, Francisco et Jacinta. On surveillait facilement ce mince troupeau et le chant aigu mais rassurant des cigales et des grillons dispersait les pensées.

Il y avait peu d’orages, rarement des ouragans et presque toujours un ciel bleu immuable et lourd qui semblait vouloir s’emparer de vous et vous retenir.

Francisco éloignait les enfants mendiants, surgis de l’abri de quelque rocher et d’une voix claire et douce, il grognait :

– Allez donc ! autrement on ne vous donnera plus rien !

Ils étaient à nouveau seuls.

– Vous revenez toujours de l’école avec tous ces enfants, est-ce bien ? On devrait réfléchir davantage au lieu de s’amuser, dit Francisco.

Lucia le regarda longuement et il rougit. Elle posa une main sur son épaule et sourit avec un sentiment de prédilection passionnée.

Jacinta, les coudes appuyés sur les genoux, dit d’un air boudeur :

– J’ai quelquefois envie de sauter : est-ce que ça fait quelque chose, en serait-Elle offensée ?

– Saute donc ! dit Francisco amusé et déjà il se roulait dans l’herbe, saisissait sa sœur par une jambe et la traînait sur une pente tandis qu’elle riait de si bon cœur qu’elle en oubliait son jeûne volontaire, sa soif. Soudain Francisco s’arrêta, posa un doigt sur ses lèvres et murmura :

– Écoute... voilà qu’on vient !

Mais ce n’étaient que Henriqueta et Joana...

Elles approchaient en rampant avec l’intention de surprendre leurs camarades mais elles ne purent mettre leur projet à exécution. Joana était toujours étonnante. Ce jour-là elle n’était ni insolente, ni hardie, elle soupirait et s’assit sur une pierre d’un air préoccupé :

– Je me sens quelquefois si triste ! déclara-t-elle, en se passant la main sur le front.

– Toi ? dit Jacinta qui se planta devant elle pleine de curiosité.

– Oui, je suis plus âgée que vous et mon cœur souffre !

– Ton cœur ? demanda Lucia.

– Oui, mais seulement comme ça... peut-être est-ce mon âme, marmonna-t-elle.

– Ton âme ! s’écria Francisco sur un ton de mépris comique.

– Tu crois sans doute que je n’en ai pas ? demanda-t-elle hardiment.

– Mais si... chacun en a une. Et, digne, Francisco ajouta : je prie toujours pour toi.

– Tu crains sans doute que je n’aille en Enfer ?

Il se détourna, gêné :

– Mais non, non.

– Et moi, je rêve constamment de vous ! Vous marchez devant moi et je vois Lucia pénétrer dans l’ombre de grands arbres tandis que Francisco et Jacinta suivent une route pierreuse qui s’éloigne de plus en plus d’Aljustrel, et lorsque je les appelle, ils ne se retournent pas et ça me fait mal... m’oublierez-vous donc ?

– Mais pourquoi ? Pourquoi marchons-nous sur cette route ? demanda Jacinta.

Francisco la poussa du coude :

– Parce que, dit-il dans un souffle.

– Ah ! tu crois ?

– Je ne crois rien, dit-il en enfonçant ses mains dans ses poches dont il tira son harmonica, et en proie au sentiment de gêne qu’il éprouvait à répondre à Jacinta, il la porta à ses lèvres.

Le groupe des enfants était assis dans l’herbe qui était déjà sèche. Il se mit à jouer des airs lents et suaves qui s’enroulaient autour des arbres de la lande et s’estompaient ensuite au loin, comme Francisco et Jacinta s’étaient estompés sur la route dans le rêve de Joana. Mais, peu à peu son inspiration devint plus vive tellement que les enfants se mirent à battre la mesure du bout de leurs souliers. Jacinta se leva d’un bond et, les poings aux hanches, elle se mit à danser avec une grâce suave et solennelle, tandis que sa robe rayée formait une roue autour d’elle.

Finalement, Jacinta se laissa tomber dans l’herbe en riant. Elle essuya sa sueur à l’aide de son tablier tandis que sa respiration heurtée sifflait dans sa poitrine.

Francisco dit surpris :

– Voici longtemps que tu n’as pas dansé et que moi je n’ai pas joué !

– Je danse parce que Joana a fait un mauvais rêve.

Joana ne dit mot mais, brusquement, elle se couvrit la tête de son tablier et éclata en pleurs bruyants. Les enfants l’entourèrent et tentèrent d’ôter le tablier qu’elle tenait contre son visage mais lorsqu’ils y parvinrent, elle se jeta dans l’herbe de tout son long, tandis que ses mains osseuses, qui sortaient de deux manches bien trop courtes tremblaient, ce qui déconcerta ses camarades.

– C’est comme ça, tout est comme ça ! dit-elle enfin en sanglotant. Tous... vous me quitterez !...

Seul le bourdonnement des abeilles lui répondit. Mais le soleil brillait chaud et le ciel dense, proche, faisait paraître, plus blancs encore les deux montagnes rocheuses. Par endroits la terre semblait du sang séché. Francisco dit d’une voix basse, enrouée :

– Le maître d’école nous a dit : l’amitié doit survivre à tout...

Il se détourna comme s’il en avait déjà trop dit et les filles le virent poursuivre un agneau qui allait s’égarer dans un champ interdit.

 

À présent, la grippe espagnole avait aussi atteint Aljustrel. Depuis longtemps, elle était installée à Fatima et le glas sonnait bien trop souvent. Cependant, les défilés de pèlerins ne cessaient pas. On menait les malades à la Cova et, parfois aussi, des malheureux qui se trouvaient plus proches de la mort que de la vie. Mais, les claires journées d’automne semblaient plus propices aux déplacements prolongés. Souvent, les enfants se cachaient pour échapper aux questions. Francisco, lent dans ses mouvements, n’y parvenait pas toujours et il redoutait surtout les questions des citadins, des prêtres et des médecins qui lui occasionnaient des migraines. Il revenait souvent à la maison de méchante humeur et ce n’était que lorsque Jacinta lui rappelait, non sans insistance et en prenant un air important, qu’il devait songer à faire un sacrifice en faveur des pèlerins, qu’il redevenait gai.

Francisco épuisé par les jeûnes qu’il s’imposait souvent expliquait d’une voix boudeuse, après s’être assis sur une des chaises de paille :

– Le fils de la dame de Lisbonne est très malade, ce sont les poumons. Je me charge de prier pour lui. Je prierai aussi pour le repentir d’un pécheur de Merida... Toi, prie pour le paralytique de Coïmbre et la boiteuse de Fatima.

Manuel Pedro écoutait leur conversation. Il soupirait parfois :

– Où sont tes joues rebondies, mon fils ?

– Ici ! Et il gonflait ses joues. Les enfants riaient.

Jacinta escaladait son père comme s’il était un arbre. Plein de satisfaction, il la soulevait dans ses bras et il roucoulait :

– Toi non plus, tu n’es pas trop grasse...

– Non !

– C’est bien qu’il n’y ait pas d’école en ce moment, car vous n’êtes pas tenus de vous rendre à Fatima, il y a trop de malades là-bas !

Mais à quoi servaient les mesures de prudence ? Un jour, à la veille de Noël, Jacinta et Francisco furent atteints de la grippe.

Olympia était la meilleure garde-malade qu’on put rêver. Silencieuse et légère, comme une souris, elle ne pensait qu’à satisfaire les désirs des petits. Mais, brusquement le chemin au cœur de l’été, la vie paradisiaque des petits bergers trouvèrent leur fin. Les prairies de la Cova ne se creusèrent plus en coupe sous leurs pas. Les rocs blancs s’élevèrent gigantesques au sein de leurs rêves. La fièvre qui consumait les deux enfants et cependant les rendait heureux fit place à une faiblesse annihilante. Leurs petits visages étaient blafards. Lorsque Lucia venait les voir, elle réussissait à susciter un peu de rose sur leurs joues. Olympia leur mère, tentait d’éloigner les étrangers de leurs lits et elle y parvenait généralement à cette époque plus froide de l’année.

La grippe fut enfin vaincue et les deux petits purent se lever en janvier. Mais quel Francisco voyait-on maintenant se glisser dans la Cova et qui était forcé de s’arrêter souvent ? Il n’avait pas appris vraiment à lire et seule l’église de Fatima lui manquait, non pas l’école. À présent ses yeux ressemblaient à des vitres sombres qui remplissaient son visage ratatiné. Il suivait en tâtonnant les murettes le long de la route, vers midi, lorsque les passants sont rares. Il portait une veste de peau de mouton sur ses vêtements épais, pourtant, il n’était plus qu’un arbrisseau sous le chêne toujours vert. Le sentier qui menait à l’intérieur de la combe descendait en pente douce aussi y allait-il plus aisément qu’il n’en revenait. Lorsqu’il avait la chance de pouvoir prier seul et secrètement à la Cova, ses joues se coloraient vaguement et souvent il pleurait de joie et de faiblesse. Mais, comme d’habitude, les pigeons de la forêt venaient se poser lourdement sur ses épaules et couraient d’un pas pressé sur ses bras étendus, jusqu’à ce qu’il les laissât retomber en s’excusant près d’eux : j’étais malade, vous savez, et vous êtes lourds...

Puis il se relevait enfin, il s’agissait alors, appuyé sur sa houlette de berger, de refaire le long chemin. Il lui semblait que celui-ci se dressait tout droit devant lui dans l’intention de le secouer comme une paille. Francisco avait même essayé une fois d’avancer à quatre pattes pendant une petite partie du chemin, mais la sueur qui coulait de son front l’aveuglait. Lorsqu’il eût atteint la hauteur, la vieille Ana vint à passer sur le chemin. Depuis longtemps elle ne lui criait plus « menteur » comme elle s’y était complu jadis. Son visage en forme de citron se distendit dans un sourire.

– Tu as été malade, fiston, hein ?

– Oui, je l’ai été.

– Et tu as recouvré la santé avec l’aide du Bon Dieu ! Mais je t’aurais à peine reconnu, tu as tellement dépéri !

Francisco regardait à terre.

– Tu as été à la Cova, hein ?

– Oui !

– N’oublie pas de prier pour ta vieille ennemie, dit-elle en se désignant d’un index accusateur.

Il rit heureux :

– Oui, vraiment ?

Elle se mit à glousser, à chevroter, à se tordre de rire :

– Oui, oui, je n’ai jamais pu croire, auparavant, que la Reine des cieux vous était apparue ! Mais, ensuite j’ai pensé autrement. Car je réfléchis, sache-le ! Elle leva un doigt conjurateur : Je me disais donc, Ana tu as tort. Il est donné aux petits ce qui est seulement promis à d’autres. C’est ce que j’ai fini par reconnaître auprès du Père Cruz, qui a dit que j’étais perspicace ! Oui, il m’a parlé ainsi : « Ana, tu es intelligente, l’âge ne t’a pas abrutie... » Quant à moi, je lui ai dit que lorsque trois enfants répètent aussi fidèlement les mêmes choses ils ne sauraient mentir, il n’y a plus de doute ! Et puis, mon fiston, la vérité sort de tes yeux sous mon nez ! Ne te tourmente pas si le curé de Fatima ressemble à un escargot qui rentre volontiers dans sa coquille : il est forcé de se montrer ainsi, il vous surveille tous trois bien qu’il soit bon, mais il est faible et c’en est trop pour lui. Vois-tu, il s’étrangle à avaler de si grands morceaux...

Ils se turent longtemps. L’ombre frémissante des feuillages voletait sur eux. Francisco s’assit épuisé et somnolent et sa tête s’inclina contre l’épaule de la vieille qui le considéra de tout près tandis qu’il s’endormait et qu’elle décidait de veiller sur son sommeil : « Comme je t’ai mal traité ! comme j’ai craché sur toi en me moquant ! dit la vieille avec des larmes. Que me dira Dieu lorsque j’irai le trouver ? Comme la Sainte Vierge sera scandalisée, fiston ! Ce qu’elle va être sévère pour moi ! Sans doute me dira-t-elle : pourquoi ne l’as-tu pas cru ce petit ? On voit pourtant qu’il ne peut pas mentir ! C’est la raison pour laquelle j’apparais aux enfants ; leur cerveau ne contient pas encore cette malice démoniaque... »

Francisco s’éveilla.

Les maisons d’Aljustrel se trouvaient un peu plus bas, au bout du sentier qui commençait seulement maintenant à descendre.

La vieille et l’enfant voyaient alentour des files d’oliviers comme des cordons de nuées bleuâtres. Leur vue n’était pas des meilleures. Chacun s’appuyait sur un bâton. Ils s’en furent ainsi, lentement, en évitant les irrégularités du terrain. Les oiseaux chantaient dans la tiédeur du jour.

– Ça sent déjà bon, remarqua Francisco.

Elle le vit gravir les deux marches du seuil des Marto, puis il se retourna encore pour lui sourire. Il paraissait minuscule et rappelait un arbrisseau houspillé par les intempéries.

La maladie avait également diminué Jacinta, qui courait et dansait habituellement et ne pouvait se tenir tranquille. À présent, elle fondait comme un flocon de neige éblouissant que le soleil cajole. Pour elle aussi les rocs du Cabeco furent soudain inaccessibles et la Cova da Iria devint une lointaine contrée. D’ailleurs on ne pouvait éviter de recevoir toutes les visites qui se présentaient. Même lorsque les deux enfants reposaient, épuisés, sur leurs lits, en serrant autour de leurs épaules frissonnantes leurs couvertures de laine, il y avait des personnes qui se glissaient jusqu’à leur chevet, auprès duquel elles se dressaient, massives, la parole claironnante, ou bien elles déversaient sur les petits leur intérêt passionné pour elles-mêmes, encombrant la pièce de tout leur être.

Les étroits visages amaigris du frère et de la sœur demeuraient comme estompés dans le lointain d’où émergeaient leurs yeux sombres. Pour les visiteurs, seule leur propre souffrance rayonnait, étincelait, gouffre sans fond et leur donnait la force de supplier, de prier. Mais si, de toute la journée, deux personnes seulement se présentaient, qui n’étaient pas aveuglées par leur propre éclat, mais par la clarté de Dieu, tout était bien, dans le meilleur ordre imaginable.

Souvent Lucia était assise auprès des petits malades. Pensait-elle que la Mère de Jésus lui avait dit qu’elle rappellerait auprès d’elle ses cousins ? Lucia, qui n’avait pas encore ses onze ans, avait beaucoup mûri ces derniers mois. Plus silencieuse, plus discrète, elle semblait avoir absolument perdu sa rudesse, surtout lorsqu’elle se trouvait au chevet de Francisco et de Jacinta. Quelque chose l’attirait auprès d’eux, même si l’école la retenait, bien des heures, éloignée. Si les petits ne se sentaient pas trop faibles, ils allaient à la rencontre de leur cousine qui cueillait pour eux les premières fleurs écloses. Maria Rosa ne cessait jamais d’observer sa fille. Parfois même elle pénétrait dans sa chambre avec une petite lampe à huile afin de la regarder dormir.

Lucia, endormie, laissait s’épanouir son cour. Il n’y avait plus ces grands yeux ronds qui se cachaient derrière leurs cils. De vastes paupières moirées les recouvraient. Le front était large et ressemblait au sien. La bouche entr’ouverte n’était plus la sévère gardienne d’un secret. Peut-être Maria Rosa estimait-elle qu’une fille ne doit pas avoir de secret pour sa mère. Penchée vers ce visage endormi, elle hochait la tête, chagrine. Ne sois donc pas tellement silencieuse, ne te détourne pas de moi ! Pensait-elle cela ?

Il y avait des heures où elle croyait Lucia, mais aussi beaucoup d’heures où elle ne pouvait s’y résoudre. Dans son esprit, tout était pratiquement organisé. Il n’y avait pas de recoins secrets. Elle pesait le pour et le contre et il y avait beaucoup de contre, mais elle ne se doutait pas qu’ils étaient en elle-même, que tout se passait dans son propre cœur d’où émanait cette volonté d’attente, cette méfiance, ce souci d’ordre implacable.

La marraine de Francisco voulut faire le sacrifice d’une quantité de blé égale au poids d’un enfant bien portant, afin d’obtenir la guérison de son filleul. Mais Francisco voulut l’en dissuader :

– Ça ne servirait à rien, marraine.

Et il remit à Lucia la corde épaisse, ce dur lien de pénitence qui lui étranglait la taille :

– Ma mère pourrait la voir, je suis si las et je ne veux pas... qu’elle le sache. Il fit un petit geste de la main.

Sous la couverture, il lui passa la corde.

Il ne pouvait plus dire entièrement son rosaire. Un matin, il cria à sa sœur Thérésa :

– Va me chercher Lucia !

Olympia et Manuel Pedro se regardèrent. Il les pria de quitter la chambre car il avait à parler à sa cousine.

Le regard de ses yeux ternis s’attachait au visage de Lucia :

– Je vais mourir, sais-tu des péchés que j’aurais commis ?

– Tu n’as pas toujours obéi à ta mère, sans doute, tu courais me chercher, ou bien tu te cachais !

– C’est vrai. Ils se regardaient en souriant. Cherche-moi Jacinta ! dit-il enfin.

– Écoute, Jacinta, tu as une fois jeté des pierres à un garçon de Boleiras.

Lucia courut ensuite à l’école. Il lui était pénible que Joana, marchant à ses côtés, vît ses larmes qui roulaient sans cesse sur ses joues et qu’elle essuyait inlassablement. Elle avait à peine un souffle dans sa poitrine lorsqu’elle revint en courant. Jacinta vint à sa rencontre. Ses yeux, dans son visage rapetissé, allaient de Joana à Lucia avec une expression angoissée. Lorsqu’elles furent seules, la petite appuya sa tête à l’épaule de la grande :

– La Sainte Vierge m’est apparue. Francisco sera bientôt au ciel... et puis, Elle m’a demandé si j’acceptais d’amener encore des pécheurs au repentir : j’ai répondu oui. Je serai conduite dans un hôpital, mais je dois tout supporter pour la conversion des pécheurs.

Le printemps n’est pas la saison la plus clémente aux malades. Le vent de mer et celui de la montagne se querellent. Des nuées monstrueuses projettent une lumière crue sur les hauts plateaux de Fatima. Seuls les lys rayonnent une clarté pure et les petites pivoines marquent comme une giclée de sang les pentes du Cabeco.

– Lucia... moi aussi j’ai pu communier. La voix de Francisco avait une résonance précise.

– Peut-être reprendras-tu des forces ?

– Non, je mourrai et je demande que vous me rejoigniez bientôt au ciel !

– Penseras-tu encore à nous là-bas ?

Timidement Jacinta murmura :

– Salue pour moi le Bon Dieu et la Sainte Vierge et dis-leur que je souffrirai pour les pécheurs.

Ils récitèrent le rosaire. Francisco remuait les lèvres faiblement. Des gens entraient et sortaient. Ses joues se teintaient d’une rougeur cuivrée.

– As-tu encore besoin de moi ? demanda Lucia, car Olympia lui avait demandé d’un geste de quitter le malade. La nuit venait.

– Au revoir, Francisco ! Lorsque tu arriveras cette  nuit au paradis, ne m’oublie pas ! Tu me comprends bien ?

– Ne t’inquiète pas, je ne t’oublierai jamais.

– Alors, au revoir, au ciel !

Lucia quitta lentement la pièce.

À six heures du matin, alors que sa mère, Olympia, se trouvait auprès de lui, Francisco se redressa avec un rire confiant et profondément heureux :

– Là-bas, la lumière !

Et son visage rayonnait du reflet de cette clarté.

Les deux dés du Cabeco surgirent d’un bleu fulgurant aux premières lueurs du jour.

 

Les petites chansons naïves du berger se sont tues. L’harmonica a été déposé sur une planche fixée au-dessus de son lit. On porta le mort à Fatima et Jacinta resta seule désormais. Elle ne voulait pas laisser deviner qu’elle se sentait mal à son aise, et elle allait à la rencontre de Lucia comme d’habitude, lorsque celle-ci revenait de l’école. En silence, elles marchaient à côté l’une de l’autre et Joana pleurait souvent très fort, se mouchait et s’emportait contre chaque pierre du chemin, qu’elle envoyait d’un coup de pied sur les bords herbus. Elle s’irritait même à la vue des lézards, lorsqu’elle les voyait immobiles, comme privés de vie, à l’affût, n’ayant d’animé que leur petite tête vive comme l’éclair.

Lucia, avec son visage endeuillé de femme, regardait au loin et caressait la tête de Jacinta.

Lucia grandissait. Jamais, elle ne s’était montrée aussi réservée que ces mois qui suivirent la mort de Francisco. Personne ne la réprimandait ni ne la tracassait d’aucune manière. Elle errait dans les petites pièces de la maison, s’asseyait sur les dalles de la citerne, restait étendue prosternée contre terre pour dire les prières que l’Ange lui avait enseignées. Des inconnus venaient la questionner, des malades se jetaient à ses genoux. Le braiement plaintif des ânons déchirait l’air estival ; comme jadis, ils portaient leur lourde charge à la Cova et comme jadis aussi des fleurs fraîches y brillaient innombrables sur l’autel des offrandes, tandis qu’au loin, les montagnes en forme de dôme se profilaient à l’horizon du côté de l’Atlantique.

Il s’agissait de consoler Jacinta qui n’était plus capable d’aller loin et qui ressemblait à ces pivoines sauvages qui passent si vite. Peu à peu même les chevauchées à dos d’âne ne devinrent plus possibles pour elle. Mais lorsque Lucia la raisonnait et lui conseillait de tout sacrifier, elle riait comme une enfant de huit ans peut rire, le nez froncé, tout le corps secoué de gaieté. Parfois, elle esquissait un gai bonjour de la main adressé à Francisco au ciel, et elle restait assise de longues heures sur le mur bas de la citerne où elle jouait avec des cailloux jusqu’à l’instant où une profonde mélancolie l’étreignait. Lorsqu’elle avait fait ses adieux à Francisco, il lui avait semblé qu’il allait ouvrir une porte qu’il franchirait d’un pas léger. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire puisqu’elle le reverrait bientôt ? Le ciel touchait à la terre, il n’existait pas de réalité terrestre ou d’éloignement céleste. Tout n’était qu’un. Un petit pas seulement au delà d’une porte et l’on se trouvait dans les jardins du ciel. Les anges vous frôlaient au vol avec de grands battements d’ailes et Francisco avançait à sa rencontre. Il n’y avait plus de chagrin.

Mais, comme elle restait assise sur la citerne, elle constatait qu’autour d’elle, il n’y avait que le vide. Aucun appel ne pouvait l’atteindre, il n’était plus de pas en ce monde qui le rapprochait d’elle. Jacinta rentra à la maison. Le menton appuyé sur sa poitrine, elle pénétra dans la chambre de son frère et resta immobile, la bouche ouverte, devant son lit, s’étonnant de ne pas l’y trouver. Cependant, Lucia fréquentait l’école, alors qu’elle même était trop faible pour suivre son exemple. Elle passait bien un doigt sur les lettres de son alphabet, nommait une lettre et une autre, mais bientôt elle s’en lassait. Elle répondait à peine aux visiteurs. Ce n’était qu’un fétu léger, emporté par le vent, un petit paquet insignifiant lorsqu’on la posait devant soi sur l’âne pour l’emmener à la Cova. Et dans la faiblesse d’une vague somnolence, elle s’imaginait que Francisco était aussi à l’école et en reviendrait bientôt. Elle se rejetait en arrière, car le chemin descendait. La plupart du temps, Manuel Pedro levait vers elle ses yeux tristes et cherchait dans son visage guère plus gros qu’un œuf, son rire joyeux et le trouvait réfugié dans les coins de sa bouche. Comment eût-il pu surmonter son chagrin de la mort de son fils ! Il l’avait porté en lui autant qu’Olympia, car le visage de Francisco sommeillait dans le sien et Francisco reparaissait en lui avec ses joues brunes arrondies. Quelque chose du caractère de l’enfant était demeuré dans son père et cela transparaissait dans son front, sa bouche, ses yeux à demi clos. Le sourire de Francisco s’éveillait sur les lèvres au dessin sinueux de Manuel Pedro et il y resta, doué d’une puissance paisible, irrésistible, en dépit des dizaines d’années écoulées. Le père conservait vivants tous les secrets de son fils, même la vision merveilleuse qui s’était offerte à lui lorsqu’Elle avait posé ses pieds sur le chêne vert ! Et les années ne privèrent pas le vieillard de la profonde solennité, de la dignité aimable du petit berger dont le visage avait été le reflet du sien.

Mais, il avait à présent un bien précieux à conserver : Jacinta. Pourtant, il lui semblait qu’elle fondait également entre ses doigts et qu’il ne parviendrait pas à la retenir. Elle ne pleurait plus aussi fort que jadis, ni ne riait aussi franchement ; son gazouillement semblait venir de lointaines forêts estompées par une brume dorée.

Il la tenait par la main lorsque, montée sur une ânesse, elle descendait dans la Cova parée par l’été, en compagnie d’une paysanne dont les pieds se paralysaient de plus en plus. Près de Manuel Pedro marchait le mari de la malade dont le visage aux tons d’argile ruisselait de sueur.

Cette fois encore, il n’y avait pas trop de monde pour accaparer les places ombragées. Beaucoup de gens campaient sur les bords relevés de la combe où ils cuisaient des pommes de terre dans les cendres d’un petit feu. On n’était pas un treize du mois, aussi y avait-il beaucoup de places vides.

Évidemment lorsque Jacinta paraissait, un sombre essaim de pèlerins se formait autour d’elle, bientôt les prières s’en élevaient reprises partout par des groupes agenouillés dans la Cova. Manuel Pedro soutenait sa fille, s’agenouillait derrière elle afin qu’elle ne puisse pas tomber. La malade que l’on avait assise par terre, balançait son buste en pleurant. Jacinta, lui ayant jeté un regard accueillit en elle ces pleurs qui l’abreuvèrent, lui rendaient ses forces. Elle s’agenouilla soudain dans une attitude tout à fait indépendante et éleva, dans un geste de supplication, ses mains poissées par la gomme des figues.

Lorsqu’on s’assit à l’ombre du grand chêne pour déjeuner, Jacinta se montra dégoûtée de toute nourriture. Elle tenait entre ses doigts des pains d’épice qui fondaient peu à peu à leur contact. Manuel Pedro se montrait peiné de la voir manger si peu. Il levait un doigt pour la mettre en garde :

– Tu ne seras bientôt plus qu’un petit fil de laine !

On riait.

– Il faut pourtant que tu restes avec nous, mon enfant ! dit la paralytique en se penchant vers elle.

Jacinta la dévisagea d’un air somnolent puis, décidée et avec son ancienne spontanéité, elle s’écria :

– Mais je reste encore !

Henriqueta, que Jacinta avait gratifiée de son pain d’épice, murmura :

– Quand on ne mange pas, on meurt ! Jacinta lui dit à l’oreille :

– Francisco s’impatiente peut-être déjà ?

Mais Henriqueta lui répondit avec assurance :

– Là-bas on n’est pas impatient !

Jacinta toute joyeuse et alerte soudain s’éloigna en courant avec sa camarade tout en criant :

– On n’est pas impatient là-bas... pas impatient... pas impatient !

Le vent soufflait de la mer lorsqu’on courait vers l’ouest et vous rafraîchissait le visage. Finalement Jacinta se laissa tomber dans l’herbe de la lande en riant, puis resta étendue à considérer le ciel lumineux :

– Dire qu’il ne vient jamais me voir ! se plaignit-elle doucement.

Henriqueta, qui se grattait consciencieusement, jeta :

– Il ne peut pas ! Si chaque mort revenait, qu’est-ce que ça donnerait !

– Ah ! dit Jacinta, et elle ferma les yeux, car elle ne voulait plus parler, d’ailleurs elle se sentait faible à nouveau : « Va trouver mon père et apporte de l’eau », dit-elle. Puis ses bras entourant sa tête, elle s’endormit. Son père l’emporta dans ses bras à la maison sans qu’elle s’éveillât. Ah ! qu’elle était légère !

Olympia confectionnait des compotes de mûres, lui faisait absorber des bourgeons de jeunes sapins cuits dans un sirop de sucre. À quoi bon ? Certains jours Jacinta se mettait au lit d’elle-même, remontait sa couverture jusqu’au menton, et souriait avec une telle docilité et seulement des coins de la bouche, qu’on ne pouvait plus nier qu’elle se trouvait, elle aussi, gravement malade. Sa Maizinha do Cèu n’avait-elle pas dit que Jacinta aurait beaucoup à souffrir et qu’on la mènerait dans une maison où l’on soignait des malades, mais pas pour y guérir ?...

Antonio dos Santos s’alita avec une forte fièvre, terrassé par la grippe. Lucia entrait, sortait, lui apportait ce qu’il désirait et il la suivait du regard ; elle parlait peu, mais ils se souriaient avec un air de compréhension réciproque.

Jacinta ne pouvait plus aller à la Cova. Elle sanglotait aussi en secret parce que les rochers du Cabeco lui manquaient, ces masses étranges, claires et arrondies où l’Ange leur avait appris une prière. Elle ne pouvait plus non plus se prosterner le front contre terre lorsqu’elle récitait cette prière ni aller à l’église de Fatima.

– Lucia, combien de personnes mourront lorsque viendra la nouvelle guerre !... Beaucoup de maisons seront détruites, n’est-ce pas ? Si seulement on cessait d’offenser le Bon Dieu ! Ne pourrais-tu te sauver dans le ciel lorsque paraîtra la Lumière dont a parlé la Sainte Vierge ?

– On ne peut pas aller au ciel quand on veut !

– Oui, tu as raison !

– Tu sais bien qu’il me faut rester ici, toute seule, sans vous...

– Alors je prierai beaucoup pour toi là-bas, et pour le Saint Père, pour le Portugal, afin que la guerre ne vienne pas ici.

À l’hôpital d’Ourem, Lucia vint voir la petite.

– As-tu mal ?

– Oui, dans le côté, mais tu viendras encore une fois me voir ici. Parce qu’il me faudra aller plus loin encore, là où je mourrai seule.

Elle laissa échapper un sanglot.

– Et tu sais, nous avons enterré Père...

– Je sais.

– Maman aussi a été très, très malade. Elle voulait que j’aille prier pour elle dans la Cova et j’y ai été. J’ai aussi donné mon déjeuner aux enfants pauvres pendant neuf jours, puis maman a guéri.

Jacinta demanda avec vivacité, ce qui lui rendit presque son air de jadis :

– Et alors ? Te croit-elle tout à fait maintenant ?

– Pas tout à fait... non, pas tout à fait.

Elles se turent longuement.

– Pourquoi ?

– Je... ne sais pas.

– Lucia... il me faudra encore aller bien loin ! Elle est venue me le dire. Elle le veut !

– Oh, Jacinta !

Elle murmura :

– Souffrir pour les pécheurs.

– Alors, prends cette image.

– Merci, on y voit un calice surmonté d’une hostie... comme cette fois lorsque l’Ange est venu, là-haut près des rochers.

On n’entendait que le bourdonnement des mouches.

– Il faut à présent que je m’en aille, maman est encore affaiblie et triste.

Et Jacinta resta toute seule. Pauvre petite fille si loin de la maison paternelle qui luttait héroïquement contre les larmes qui ne cessaient de ruisseler sur ses joues. Épuisée, elle se réfugiait en elle-même et se mettait à parcourir les anciens sentiers, le chemin solitaire dans les Volhinos en passant par l’endroit où la Sainte Vierge leur était apparue parmi les chênes bruissants cette fois où ils avaient été empêchés de se rendre à la Cova. Plus loin, dans la Cova, la chevelure de Francisco jetait un reflet châtain doré, il se retournait pour lui sourire, sans dire un mot, mais avec un geste vers ses oreilles comme s’il voulait faire comprendre que s’il n’entendait pas, il voyait, car ses yeux s’ouvraient tout grands et clairs de plus en plus clairs, tellement qu’ils reflétaient tout, le ciel rosé, les lys sauvages, l’immense coupe de la Cova.

Cependant, un douloureux sentiment de solitude étreignait le cœur de la petite. Le bout de ses doigts contre sa bouche, elle priait en remuant ses lèvres desséchées. Et elle ordonnait toutes ses tâches dans sa tête. Pour celui-ci et celle-là, cette prière ; pour obtenir la santé, une bonne mort, le rachat de l’âme d’un fils dénaturé. Pour le Pape. Pour Tio Antonio : le prêtre avait pu encore lui imposer les Saintes Huiles, ainsi que le lui avait dit Lucia.

L’été régnait encore lorsque l’on ramena Jacinta chez elle. Guérir. Une large plaie lui promettait beaucoup de souffrances. Elle ne s’en plaignait qu’à Lucia. Cette plaie laissait échapper du pus et les pansements étaient douloureux.

– Est-ce que cela fait très mal ? demandait Olympia. Jacinta ne pouvait que secouer la tête négativement. Chaque parole lui eût arraché un cri de douleur. Les nombreuses visites la laissaient abattue et elle restait ensuite des heures sans parler. Lucia était assise sur un escabeau, à son chevet. Parfois, elles unissaient leurs petits doigts maigres avec un sourire.

Jamais Olympia ni Manuel Pedro n’encombraient la chambre d’une présence bruyante car ils étaient légers, recouverts de peu de chair et se mouvaient avec une douceur pleine de ferveur. Si Maria Rosa venait de son pas énergique voir Jacinta, elle essayait d’être une autre qu’elle n’était auprès de l’enfant mourante.

– As-tu des élancements dans ta plaie ? demandait Maria Rosa avec douceur.

La petite, non sans ruse, évitait de répondre exactement à cette question.

– Elle fait mal et aussi absolument pas mal ! et elle riait.

Presque irritée, Maria Rosa disait :

– Sans doute, offres-tu tes souffrances à Dieu ?

Jacinta se taisait, puis demandait à être mouchée.

– Je sais que tu ne veux pas répondre, pourquoi ?

Et Maria Rosa frottait énergiquement le nez de l’enfant et se mouchait à son tour.

– Il se pourrait que ce soit moi encore qui aie le plus de peine, car Antonio avait la tâche plus aisée que moi. Lui, il lui était plus facile de croire ce que vous racontiez. Pour moi, ce n’est pas la même chose !

Jacinta tapotait doucement du bout de ses doigts le dos de la main de sa tante. Ses yeux restaient clos, mais elle semblait voir tout de même Maria Rosa, car lorsque deux larmes jaillirent des yeux de celle-ci avec la violence propre à son naturel, Jacinta murmura sans ouvrir les yeux :

– N’ayez pas de chagrin : Antonio et aussi Francisco intercéderont pour vous !

Elle rouvrit alors ses yeux sombres et considéra Maria Rosa avec une gaieté tendre :

– Et voyez les jolies images que l’on m’a données !

Et tout comme on parle à n’importe quelle petite fille malade, Maria Rosa s’efforçait d’admirer les images salies sur les bords par les petits doigts poisseux de sa nièce.

Lorsque sa mère se trouvait au chevet de Jacinta, Lucia ne se montrait qu’au bout d’un long moment. Avec une espérance avide, elle regardait Jacinta, mais celle-ci parlait d’un tout autre sujet sur un ton un peu fiévreux, alors Lucia savait aussitôt qu’il n’y avait rien de neuf. Il lui fallait être encore heureuse si sa mère n’ironisait pas au sujet des pauvres gens qui venaient de si loin pour se rendre à la Cova. Pourtant elle était moins agressive que par le passé. Elle était capable d’écouter tranquillement lorsque des gens questionnaient Lucia. Celle-ci avait depuis perdu sa timidité. À présent, elle exprimait ses pensées avec clarté et précision et répondait de la même manière. Cela ne laissait pas de plaire à sa mère mais elle trouvait en même temps que sa fille s’expliquait trop sèchement. Lorsque ses filles aînées lui reprochaient alors de n’être jamais satisfaite quoique Lucia pût dire, il lui arrivait de ne pouvoir contenir ses anciennes colères, derrière lesquelles se dissimulait sa propre incertitude.

Elle surveillait souvent Lucia, et s’irritait de ses anciens doutes qui, telles des nuées de cendre grise, lui cachaient l’horizon.

 

Le baron Alvayazère s’offrit pour régler les frais d’un séjour à Lisbonne nécessaire à Jacinta. Un spécialiste célèbre, qui était venu à Fatima au début de 1920 avec un convoi de pèlerins, estimait ce voyage absolument souhaitable pour la santé de l’enfant.

Comment la petite malade s’y serait-elle opposée alors que la Sainte Vierge lui avait dit qu’elle devait s’en aller bien loin de la maison paternelle afin de retourner dans une maison où l’on accueillait les malades ?

Mais elle demanda auparavant à aller une fois encore à la Cova. Les Marto ne possédaient plus d’âne en ce temps-là et Manuel Pedro dut s’en faire prêter un. Il était très petit, de teinte claire et très doux. On porta Jacinta jusqu’à cette monture qui l’attendait devant le seuil de la maison. Elle cria de ravissement à la vue de cet âne minuscule qui tournait la tête pour l’accueillir au moment où on la portait par-dessus les deux marches descendant dans la rue. Jamais il n’y eut d’âne plus ravissant. Il se mit à avancer et ses petits sabots se posaient sur le chemin avec un claquement clair et doux. Ses oreilles s’ornaient d’un duvet blanc. Des centaines d’enfants accoururent en meute turbulente et se disputèrent l’honneur de marcher à côté de lui, tandis que Jacinta adossée à des coussins assistait amusée à ce spectacle. Lorsqu’elle se sentait faiblir, elle mordait énergiquement son pouce. On ne prit pas le chemin de traverse, on continua à suivre l’étroite route qui descend en lacets et ne débouche sur la grand-route que lorsque le terrain s’aplanit. Cependant, Joana ne se maintenait auprès de Jacinta qu’au prix d’une lutte héroïque. Elle ne cessait de prier, tout en envoyant coups de pied et de poing à ceux qui tentaient de la supplanter.

Comme on s’approchait de la Cova, Jacinta se montra de plus en plus enjouée. Rien ne lui semblait plus simple que de mourir du jour au lendemain et d’aller au ciel ! On vivait ici-bas mais « là-bas » on vivait cent fois mieux ! Elle regardait tout autour d’elle avec intérêt, jamais aucun âne ne l’avait bercée comme celui-ci ! Le visage de son père était tout proche du sien, elle posa son index sur sa joue afin de le distraire de pensées qui lui donnaient un air désolé. Ils sourirent en se regardant.

Puis, lorsqu’on eut presque atteint la Cova, la petite voulut continuer à pied. La combe s’étendait devant elle, sèche et d’un brun-rouge. Jacinta marchait, vêtue de son long sarreau et priait à haute voix, tout en suivant un des minuscules sentiers descendant dans la Cova. Une foule d’enfants l’entourait, tantôt se querellant, tantôt pleins de ferveur. Rien ne fleurissait dans la combe. Le parfum des herbes amères y régnait ainsi qu’une odeur métallique. Le soleil était bas, le gazon hérissé était sec, mais contre le tronc grêle du chêne vert, des fleurs flamboyaient. Le marmonnement des prières résonnait comme le vrombissement d’un bourdon enivré de soleil. Tout était comme si souvent : précis, dur. Le mouchoir blanc qui coiffait Jacinta encadrait son visage de telle manière qu’il semblait voilé de rose.

Au retour les enfants se rossèrent consciencieusement. Jacinta, plus faible qu’à l’aller, considérait la mêlée et le fait d’en rire allégea pour elle l’instant du départ.

Le petit âne au pelage clair ramena donc Jacinta chez elle.

Jacinta devait faire ses adieux.

– Je serai seule là-bas !

Lucia demanda d’une voix enrouée :

– As-tu peur ?

– Oui, parce que je ne reverrai jamais, jamais plus quelqu’un d’ici ! Notre Mère céleste viendra me chercher !

– Que feras-tu au ciel ?

– J’aimerai beaucoup Notre Seigneur Jésus-Christ et la Sainte Vierge ! Je prierai pour vous tous... Ne dis jamais le secret, même si l’on veut te tuer !

– Ne crains rien !

– Prie pour moi !

Un char attelé de bœufs amena l’enfant et sa mère à la gare du chemin de fer. Jacinta fut hospitalisée à l’orphelinat de Notre-Dame des Miracles de Lisbonne.

Elle ne jouait plus, ne se plaignait jamais. On voulait l’opérer et l’intervention chirurgicale eut lieu à la maison de santé de Donna Estefania. Le diagnostic : une inflammation purulente de la plèvre, aggravée d’une fistule. Elle était seule ; on ne put procéder à une narcose totale. Deux côtes furent enlevées.

– Je n’ai plus mal, je vous en prie, marraine, ne vous tenez pas à cette place : c’est là que j’ai vu la Sainte Vierge lorsqu’elle me promettait de venir me chercher !

– Voyons, mon enfant, songe donc à guérir bien vite ! Ne veux-tu donc pas retourner à la Cova da Iria et entendre les pèlerins y prier ?

– Je le voudrais bien, mais vous savez je... Elle se tut et mit son pouce dans sa bouche, comme un tout petit enfant bien qu’elle eût près de onze ans.

La Mère Maria Purificata Godinho que ses orphelins appelaient « marraine » eut un soupir douloureux. Elle abaissa son regard vers le petit visage dont les yeux évoquaient des étangs obscurs dans un paysage lumineux. Lorsque Jacinta abaissait ses paupières on voyait comme un éclair bleu pâle.

Elle souriait pleine de simplicité fervente :

– Voyez là-bas... c’était exactement à cette place : sans doute est-elle venue pour la dernière fois... Voyez-vous, je voudrais me confesser... et ne vous inquiétez pas, on a emporté tout mon mal... merci d’être venue me voir, mais ce n’était pas utile de m’opérer... ou bien si, ne soyez pas si triste ! Vous savez, c’est là qu’Elle était...

Son index tendu, qui n’était guère plus gros que la tige d’une fleur d’automne, trembla comme si le vent soufflait de l’Atlantique et que la tempête s’élevât de la Sierra d’Aire. Elle laissa retomber sa main et ses doigts jouèrent avec la couverture de laine grossière qui formait des collines et des vallées et peut-être aussi les pentes du Cabeco comme la coupe aux lignes adoucies de la Cova. Elle rit et les peupla de petits ânes trottinants ou bien d’un seul, celui qui l’avait portée lorsqu’elle avait chevauché jusqu’au bord de la Cova entourée des enfants d’Aljustrel.

Tout s’enveloppait de silence lorsque le docteur Pereira dos Res se fut éloigné après avoir promis que le lendemain matin elle recevrait le Corps de Notre Seigneur.

La sœur garde-malade, une sorte d’oiseau blafard aux allures de somnambule, rappelait à l’enfant les pigeons qui se posaient, jadis, sur les épaules et les bras de Francisco.

Une petite veilleuse brûlait. Tout paraissait revêtir une clarté neigeuse et crue qui devint de plus en plus éblouissante. Le lit, le tablier de la sœur, le mur, l’espace, le ciel... Jacinta mourait.

Elle laissa Lucia seule. Aljustrel, la Cova da Tria durent exister sans elle... Son rire n’y fait plus osciller les pointes des herbes dures. Mais le parfum doux et amer des plantes printanières, qui jaillissent du sol rouge chaque année, ce parfum, le vent l’emporta et il recouvrit le corps de Jacinta, le pénétra tellement que chacun de ceux qui se penchèrent sur son petit cadavre s’en aperçut. C’est ce même parfum, de miel et de lys pas encore éclos, c’est ce parfum, lorsqu’on se trouve dans la combe où apparut la Sainte Vierge à trois petits bergers, qui vous pénètre comme d’un souffle pieux.

 

 

Alma HOLGERSEN, Le soleil dansait sur Fatima, 1954.

 

Traduit de l’allemand par Gilberte Marchegay,

Robert Laffont, 1955.

 

 

 

 

 

 

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