Les romans de Greuze

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Arsène HOUSSAYE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LA PANTOUFLE VIOLETTE

 

 

NON seulement Greuze a fait du roman sentimental, en peinture, et en a écrit plus d’un en quelques pages emphatiques, mais il en a vécu trois qui appartiennent à l’histoire intime de son temps.

Greuze n’a confié son premier amour qu’à Grétry et à Florian. La confidence faite au poète ayant plus de charme et d’à-propos, je vais donc la reproduire sur les indications de Florian. Greuze était allé joindre le jeune capitaine de dragons au château d’Anet, pour copier un portrait de Diane de Poitiers. Nous sommes donc au château d’Anet, un des chefs-d’œuvre de Philibert Delorme, à moins que ce ne soit un chef-d’œuvre de l’Amour. Comme a dit un autre poète :

 

          L’Amour en ordonna la superbe structure ;

          Par ses perfides mains avec art enlacés,

          Les chiffres de Diane y sont encor tracés.

 

Diane, tous la connaissent ; l’Amour, c’est tout simplement Henri II.

Greuze fut enchanté du château.

– En vérité, dit-il à Florian, vous vous croyez poète à Anet, on le deviendrait à moins. Voyez donc ce beau portique dont l’archivolte nous offre, au milieu des festons, des chiens et des sangliers, une belle figure de Diane, non pas l’amoureuse, mais la chasseresse.

– L’horloge qui domine ces quatre colonnes doriques est des plus ingénieuses, dit Florian. Douze fois par jour les chiens courent et aboient après un cerf qui, de son pied, frappe les heures. Je ferai une fable sur cette horloge. Mais entrons dans les salles du rez-de-chaussée. Voyez ce salon qui semble destiné à des hommes d’un autre âge Quelle splendeur et quelle majesté ! comme ces beaux enfants portent bien ces trophées !

– Il est bien heureux, dit Greuze que ce plafond soit peint par Audran. Mais voilà des Amours sans nombre qui ne disent rien qui vaille ; et puis toujours Cupidon, Cupidon par-ci, Cupidon par-là. À tout prendre, j’aime encore mieux sa mère.

– Passons dans la salle des gardes. Ici, le plafond vous présente les armes ; il est vrai que ce sont les armes de Henri et de Diane. Ce portrait que vous regardez un peu de travers, mon cher peintre, c’est celui du duc de Vendôme, célèbre à la guerre et à l’amour.

– Passons outre, dit Greuze ; je n’aime ni la poudre, ni le bruit, ni le sang.

– Si vous voulez prier le bon Dieu, allons à la chapelle, dit Florian : c’est une chapelle un peu profane ; il y a des statues de toutes les divinités. Allons plutôt à la fontaine de Diane. Voyez comme la façade du château sur le jardin est animée par tous ces bustes de marbre ; mais voyez surtout ce jardin, c’est à la fois le chef-d’œuvre de l’art et de la nature. Le jardin de Versailles aurait le défaut d’entrer dans celui d’Anet ; en outre, la rivière d’Eure vient nous baigner à loisir. C’est un vrai jardin chinois : nous avons des chutes d’eau, des prairies, des chaumières, que sais-je ? une île délicieuse, l’île d’Amour, où le duc de Vendôme enfermait ses maîtresses rebelles. Mais arrivons à la fontaine. Tout le portique est d’architecture rustique ; Diane, en marbre blanc, est nonchalamment couchée sur un piédestal que vient baigner une magnifique gerbe.

– Nous reviendrons souvent à cette fontaine, dit Greuze.

Les amis descendirent dans la chapelle des tombeaux. Du premier regard, Greuze vit la pâle lumière d’une lampe d’argent qui avait toujours brûlé. Dans le chœur, sous cette lampe, il vit quatre sphinx de marbre blanc soutenant un sarcophage, où Diane de Poitiers est représentée à genoux, les mains jointes, devant un prie-Dieu. Sur ce prie-Dieu un livre était ouvert ; savez-vous quel livre profane dans ce sanctuaire ? C’était Brantôme.

– Vous pouvez lire sans crainte, dit Florian à Greuze.

Le peintre lut à haute voix ce passage de l’historien des Dames galantes :

« Je la vis six mois avant sa mort, si belle encore, que je ne sache cœur de rocher qui ne s’en fût ému. C’est dommage que la terre couvre un si beau corps. Elle était fort débonnaire, charitable et aumônière. Il faut que le peuple de France prie Dieu qu’il ne vienne jamais favorite de roi plus mauvaise que celle-là, ni plus malfaisante. »

– Eh bien ! poursuivit Greuze, voilà une oraison funèbre d’un nouveau genre. Une pareille oraison venant de la bouche de Brantôme, qui n’était pas un courtisan, vaut bien une oraison de Bourdaloue, dont c’était le métier.

– Ce livre, dit Florian, a été ouvert ici par le duc de Vendôme, à l’avènement de madame de Pompadour ; ainsi, c’était plutôt une satire qu’une oraison.

Nos deux chercheurs allèrent déjeuner en se racontant ce qu’ils savaient de l’histoire de Diane de Poitiers. Durant quelques jours, Greuze, de plus en plus ravi, ne trouva pas une heure pour peindre.

– Ah ! disait-il au poète, que vous êtes heureux de peindre un tableau en vous promenant.

Un soir qu’ils venaient tous deux de s’arrêter dans un des bosquets de la fontaine de Diane :

– Reposons-nous là, dit Greuze ; je viens de retrouver, par hasard, un des plus charmants souvenirs de ma jeunesse ; c’est un coup qui m’a frappé au cœur, me voilà tout chancelant. Ah ! la jeunesse, l’amour, les romans de la vie !

Greuze venait de s’asseoir sur un banc de gazon.

« – Je puis bien vous confier cela, monsieur le chevalier ; tout capitaine de dragons que vous êtes, vous vous entendez un peu aux saintes amours, j’étais dans toute la floraison de ma vie ; je m’épanouissais au soleil, je peignais avec délices des saintes et des profanes. Et puis j’aimais à la folie. Hélas ! qui aimais-je ainsi ? La femme de mon maître. C’était une belle créature qu’il avait épousée près de la fontaine de Vaucluse, dans le pays de l’amour et de la beauté. La première fois que je la vis venir dans l’atelier, le pinceau me tomba des mains ; la seconde fois, mon cœur bondit violemment ; enfin, cet amour fatal me surprit tout d’un coup. Je n’étais guère alors qu’un peintre d’enseignes ; par elle, la grâce et l’harmonie me furent révélées comme par enchantement. Quelques semaines se passèrent sans que mon cœur osât parler même dans mes regards ; sans une pantoufle violette, peut-être n’aurais-je jamais rien dit. Or donc, un matin, je peignais un petit Savoyard pour le musée du marquis de Hautbois, lorsqu’elle vint à l’atelier ; elle était dans le plus simple et le plus aimable déshabillé blanc que j’aie jamais vu ; sa magnifique chevelure d’ébène s’échappait du peigne en touffes rebelles ; son corsage, à peine retenu, n’en était que plus attrayant. Elle traînait d’un pied paresseux de jolies pantoufles violettes trois fois trop grandes. Tout en peignant mon Savoyard, je la regardais du coin de l’œil, mais de toute mon âme. Elle vint se pencher au-dessus de moi : « Le joli Savoyard ! » dit-elle, après avoir jeté un coup d’œil distrait.

« J’étais dans le feu, mais non pas dans le feu des damnés. Son épaule touchait mon épaule, son souffle agitait mes cheveux J’allais perdre la tête, quand la voix de mon maître se fit entendre. Éléonore s’envola comme un oiseau, mais sa pantoufle resta en chemin. Je me jetai comme un fou sur cette pantoufle qui fut un scapulaire d’amour, je la baisai avec l’ardeur d’une lèvre agitée et dévorante.

« J’étais si aveuglé par la passion, que je ne vis pas venir à moi la petite Jeannette, cette même Jeannette qui est, à cette heure, la femme de Grétry. L’enfant, surprise de me voir baiser avec tant de feu la pantoufle de sa mère, s’enfuit à toutes jambes pour conter cela à son père ; ainsi elle apprit mon amour à Éléonore.

« – C’est un enfant, dit-elle tout effrayée.

« – Il n’y a plus d’enfant, dit Gromdon en souriant pour cacher sa jalousie.

« Le déjeuner fut silencieux. Dans l’après-midi, la petite Jeannette, sur la prière de sa mère, vint me demander la pantoufle violette. Je répondis que je n’avais pas vu de pantoufle. Le lendemain, craignant une visite domiciliaire, je pris la pantoufle en allant porter mon petit Savoyard à la galerie du marquis de Hautbois. J’allai au fond du jardin, où j’avais le privilège de rêver tout à mon aise ; je cachai ma chère pantoufle dans le feuillage d’un bosquet touffu... Tenez, celui où nous sommés me l’a rappelé tout à l’heure.

« Pendant plus d’un mois, je retournai tous les soirs dans le bosquet ; le marquis était aux eaux de Spa ; je n’étais distrait, dans mes promenades amoureuses et solitaires, que par un vieux bonhomme de jardinier qui voulait me prouver un peu trop souvent que les roses qu’il cultivait valaient bien celles que je peignais. Bienheureux temps ! les jours passaient comme des heures, les heures passaient comme des songes d’or ! Bienheureux amour ! mon cœur ne recherchait qu’un peu de silence, un peu d’ombre, une pantoufle violette ! Qu’en dites-vous, mon cher poète des bergères ? Némorin est un petit Fronsac auprès du Greuze d’autrefois. Cependant la pantoufle perdue inquiétait Éléonore ; une fois, à l’atelier, pendant que Gromdon reconduisait un visiteur à la porte, elle me dit d’un ton presque sévère : « Mais ma pantoufle, Greuze, où est-elle donc ? – Dans le jardin du marquis, dis-je en tremblant : venez la chercher là. – Vous êtes fou, Greuze. » Et comme Gromdon fermait la porte, elle chanta d’une voix adorable Entendez-vous la cornemuse ?

« Quelques jours après, Gromdon partit pour le Puy, où il devait restaurer une sainte Marie-Madeleine. Il songea à m’emmener avec lui, mais le voyage coûtait quelques douzaines d’écus. – Plus que tu ne vaux, m’avait-il dit. La jalousie lui coûtait un peu moins, tout compte fait. Il partit donc seul ; moi, je me promenai de plus belle dans mon paradis terrestre. Ève manquait toujours ; mais j’avais déjà sa pantoufle.

« Éléonore descendait de notre première mère en ligne droite ; elle était curieuse comme toutes les femmes ; elle vint aussi à son tour vers l’arbre défendu.

« Un soir, un beau soir comme aujourd’hui, à peine un nuage par-ci par-là, un doux soleil couchant, des oiseaux qui chantaient, des abeilles qui s’enivraient dans le calice des muguets ; je soupirais de joie et d’amour dans mon cher bosquet, quand j’entendis tout à coup la voix perçante de la petite Jeannette. Je regardai par un œil du feuillage, je vis dans l’allée des grenadiers madame Gromdon et sa fille ; la fille bondissant comme un faon, la mère triste et pensive comme une femme qui se recueille dans son cœur. Ah ! qu’elle était belle, dans cette lumière pâlie du soir ! Que de grâce dans sa nonchalance ! Que de douceur angélique dans sa figure rêveuse ! Et quelle volupté dans son abandon !

« Elle venait de mon côté, mais comme une femme qui ne sait où elle va. Le jardinier, en passant près d’elle, lui dit que j’étais dans le bosquet, croyant sans doute qu’elle me cherchait. Elle avança toujours sans trop lui répondre. Le bonhomme s’était arrêté avec Jeannette ; il lui cueillit quelques grenades d’un air paternel ; Jeannette, ravie d’avoir des pommes rouges entr’ouvertes, laissa aller sa mère.

« Moi, j’étais toujours caché dans le bosquet, comme le serpent ; chaque pas d’Éléonore me frappait au cœur. Elle venait sans détours, elle allait arriver ; je saisis la pantoufle et la baisai avec un feu plus vif. Il y avait peut-être un peu de charlatanisme dans ce mouvement, car Éléonore pouvait déjà me voir et l’amour le plus noble n’est-il pas toujours un peu charlatan ? Madame Gromdon me surprit les lèvres sur sa pantoufle ; elle voulut rire et se moquer, mais touchée au cœur de ce culte silencieux et romanesque, elle sourit tristement. « Madame, dis-je en me jetant à ses pieds, voilà votre pantoufle. » Elle soupira. « Allons, mon pauvre enfant, murmura-t-elle, relevez-vous et n’en parlons plus. »

« Et, tout en parlant, elle ne put s’empêcher de glisser ses jolis doigts dans les blondes touffes de ma chevelure ; j’avais à vingt ans la plus belle chevelure du monde. Je me relevai tout en lui baisant la main ; elle sentit des larmes brûlantes y tomber avec le baiser ; vous le dirai-je ? Entraînée par mon amour, elle pencha sa belle tête sur mon épaule : « – Greuze, dit-elle d’une voix étouffée, ne m’aimez plus, de grâce, car tout serait perdu. Je ne vous aime pas ; non, non, je ne vous aime pas… Entendez-vous ? – Hélas ! oui, madame, votre cœur est rebelle, je n’y puis rien. Mais pourquoi chercher à éteindre mon amour ? C’est mon seul bien ; cela ne fait de mal à personne, pas même à vous, madame. »

« Éléonore secoua la tête en soupirant. Nous gardâmes le silence durant quelques secondes. Nous écoutâmes le vent dans le feuillage, le bourdonnement de l’abeille, la note attendrie de la verdière, mais surtout les battements de notre cœur. Voyez-vous, mais je donnerais bien des jours encore pour des secondes de ce moment béni du ciel. Éléonore était toute palpitante ; je la dominais par mon amour, mais j’osais à peine toucher ses cheveux de mes lèvres égarées. Elle releva enfin la tête, elle me regarda avec une douceur ineffable, elle voulut me parler, mais ma bouche étouffa sa parole. Je la pris dans mes bras. C’était trop et trop peu ; ce fut tout. Elle voulut se détacher de mes bras, je la retins. « Pourquoi ne pas vous aimer ? » lui dis-je avec passion.

« À cet instant sa fille, qui venait à nous, jeta son petit cri perçant. Sa mère se tourna vers elle. « Pourquoi ne pas m’aimer ? dit-elle, pourquoi ? Voilà une réponse que Dieu m’envoie. »

« Et elle indiqua Jeannette du doigt.

« Elle sortit du bosquet pour aller vers sa fille. À peine dehors, le soleil, qui allait disparaître dans les nuages de pourpre, lui jeta sur le front un rayon magique dont je fus ébloui, une sainte auréole qui me rappela soudainement les vierges de Raphaël.

« Le Ciel était venu à notre secours ; l’amour maternel triomphait. Jusque-là j’avais aimé avec des espérances coupables, j’avais senti que la bouche cherche encore sur la terre quand l’âme est déjà dans le ciel ; mais depuis ce charmant tableau ma bouche se ferma sans murmurer, mon âme s’éleva jusqu’à l’adoration. Éléonore ne fut plus une femme pour moi, ce fut l’image adorée que Dieu laisse entrevoir au poète, le divin modèle que le grand peintre d’en haut montre quelquefois au pauvre peintre d’ici-bas.

« J’ai souvent tenté de reproduire ce tableau, ce tableau qui est encore tout animé dans mon âme, mais j’ai toujours échoué, ma main tremblait, mon cœur troublait ma vue, je ne faisais rien qui vaille. Il n’y a qu’un poète qui parvienne à saisir d’ans son cœur toute la poésie de cette scène. »

Florian s’inclina et dit à Greuze :

– Votre histoire est une belle et noble histoire.

– Je vous l’abandonne, répondit Greuze.

– C’est un legs précieux qui restera dans mon cœur en attendant mieux. Mais, pour vous payer en petite monnaie, voilà tout à propos Agnès qui vient à la fontaine : ce serait une mauvaise idylle pour moi ; pourquoi ne serait-ce pas un tableau pour vous ? Voyons, Greuze, à l’œuvre ! Agnès est jolie, le paysage est doux, la fontaine...

– Mais votre Agnès ne va pas à la fontaine, dit Greuze.

– Où diable va-t-elle ainsi ? demanda Florian ; la voilà qui laisse sa cruche sur la pelouse et qui prend le sentier du parc. Il y a quelque amourette là-dessous, je le devine. M. de Penthièvre a appelé au château un jeune sculpteur sur bois qui sera de vos amis, mais qui en attendant est fort tendre pour Agnès. Il est six heures ; c’est le moment où il a coutume de se promener dans le parc ; voilà pourquoi Agnès veut passer par là. Que Dieu la conduise !

– D’où vient donc cette gentille Agnès ?

– C’est la fille du jardinier d’Anet.

– Sur ma foi, c’est la plus fraîche rose du parterre.

– L’an dernier, le duc s’est avisé de lui dire qu’elle était jolie ; cette bonne grâce d’un grand seigneur austère a tourné la tête à cette petite fille. Si son père n’y veille pas d’un peu près, elle ira un peu loin.

– La voyez-vous là-bas qui revient toute pensive et toute surprise ?

– Oui. Le diable de sculpteur a pris certainement quelque doux baiser pour son dessert.

– Il n’y a rien à dire, ils sont jeunes tous les deux ; l’amour à dix-sept ans, c’est une bénédiction du ciel.

– Elle a repris sa cruche, elle vient avec une aimable indolence. Que ne puis-je la peindre ainsi !

– Il manquerait quelque chose au tableau.

– Quoi donc, s’il vous plaît ?

– Le baiser pris dans le bois.

– La peinture a aussi ses ressources : je puis sans peine indiquer le baiser ; je n’ai qu’à peindre à la main d’Agnès une cruche cassée.

– Par là, vous en direz trop ; mais à l’œuvre donc ; votre tableau sera la Cruche cassée.

– Et pendant que je peindrai ce tableau, vous écrirez l’histoire que je vous ai racontée ; cette histoire aura pour titre la Pantoufle violette. Mais qu’ai-je dit ! Ceci n’est pas une histoire, c’est une confession. Gardez-vous bien de la profaner dans un livre.

Vous savez tous que Greuze fit la Cruche cassée ; vous avez tous vu cette charmante figure, dessin lâché, touche libertine qui marie le sourire de la candeur au regard de la volupté.

Florian ne fit pas une nouvelle à sa façon de la Pantoufle violette. Il indiqua l’histoire en quelques pages retrouvées dans une vente d’autographes. (Catalogue Charavay.) Il disait souvent qu’aussitôt Greuze mort, il aurait un beau conte à conter ; mais Florian mourut le premier.

 

 

 

II

 

 

LE PORTRAIT VOLÉ

 

 

Dès que Greuze eut gagné quelque argent, il voulut faire, comme tous les peintres bien inspirés, le voyage d’Italie. Ce fut à peu près le voyage pittoresque de Grétry. Il ne s’inspira pas des chefs-d’œuvre des grands maîtres ; il ne prit guère le temps d’étudier le génie de Raphaël : il admirait les Vierges adorables de ce roi des peintres, mais il admirait bien plus une belle Romaine qui était un chef-d’œuvre de Dieu. Il avait emporté en Italie des lettres de recommandation ; une de ces lettres lui fut bonne à quelque chose ; si ce ne fut pas pour la renommée, ce fut pour l’amour ; et tout peintre et tout poète qu’il était, il aimait mieux une douce parole venue du cœur qu’une froide couronne de laurier.

Donc, après les fêtes que Fragonard et ses autres amis de l’Académie lui firent à son arrivée, il s’en alla droit au palais du duc del Orr... Le duc l’accueillit avec beaucoup de grâce, en grand seigneur qui pressent un homme de génie. Greuze arrivait à propos. Le grand seigneur avait une fille adorable, qui jusque-là ne rêvait que peinture ; il fallait un maître à cette belle fille ; autant Greuze qu’un autre. En voyant pour la première fois Létitia, qui était bien le chef-d’œuvre de la nature, Greuze se demanda si la leçon ne serait pas pour lui-même. La leçon fut bonne pour tous les deux. Le lendemain, nouvelle leçon. « Le génie vient du cœur », se dit Greuze. Déjà à diverses rencontres Greuze avait dit cela, mais jamais il n’avait parlé avec tant de vérité. Il aimait Létitia comme on aime l’ange dans la femme ; elle avait tant de candeur céleste et tant de beauté corporelle ! tant de grâce divine et humaine ! Il n’aimait pas seul : les deux âmes du maître et de l’écolière s’étaient épanouies en même temps comme deux roses, au même rayon du soleil. Ce n’était pas encore de l’amour, c’était ce sentiment ineffable qui s’élève du monde comme un encens vers Dieu. Greuze fut heureux de son amour, mais plus heureux encore de l’amour de Létitia.

Ce bonheur passa vite, comme tous les bonheurs ; ce ne fut qu’un regard, un sourire, une larme, rien de plus ; mais tout cela, n’est-ce pas le bonheur ? Greuze pressentit que cet amour ne devait être qu’une illusion : il venait de naître follement ; comme tous les amours, il allait mourir sous le coup de la raison ; et, en effet, en ce temps-là un pauvre diable de peintre, fût-il un grand seigneur par le génie, devait perdre son temps à adorer la princesse Létitia.

Mais l’amour ne perd jamais son temps. Or, les rois n’épousant plus les bergères, Greuze pensa qu’il n’avait qu’un sage parti à prendre, celui de s’en aller du palais del Orr..., dérobant ainsi à Létitia son amour, ses regrets et ses larmes. Il confia tout à Fragonard, qui se moqua beaucoup de ses beaux sentiments. Fragonard avait été à d’autres écoles ; il avait peint le nez retroussé de mademoiselle Guimard, l’œil en coulisse de mademoiselle Dubois, la bouche en cœur de mademoiselle La Guerre. Les sentiments de Fragonard ne s’élevaient pas au delà de l’alcôve ; vous devinez toutes les épigrammes que Greuze eut à subir d’un pareil compagnon d’aventures. Il se réfugia dans la solitude, il voulut fuir l’image de Létitia ; mais cette image était partout souriante sous ses regards comme une enchanteresse. Prenait-il sa palette ou ses pinceaux, au premier trait, Létitia se dessinait comme par magie sur la toile ; se promenait-il dans le silence, le souvenir ramenait près de lui la jeune princesse. Souvent même, comme il errait aux alentours du palais, il voyait apparaître à quelque fenêtre lointaine la pensive figure de son adorée. Un jour qu’il prenait le croquis d’une tête de Vierge à Saint-Pierre de Rome, peut-être pour s’aveugler sur la charmante figure de Létitia, le duc del Orr... vint à lui :

– Comment, Greuze, vous ne revenez plus au palais ? Ma galerie est déserte, ma fille a mis ses pinceaux de côté en perdant son maître. Revenez donc, revenez donc. En votre absence, j’ai enrichi ma galerie des deux têtes du Titien ; mon vieil oncle en voudrait une copie par Létitia, venez donc la guider encore.

Le lendemain, Greuze retourna au palais, pâle et tremblant à la seule idée de revoir la jeune fille. Mais ce jour-là, il ne la revit pas. Depuis la veille, la belle Létitia était malade, malade de ne plus voir Greuze. Il commença seul la copie du Titien. Le lendemain, comme il rêvait devant l’œuvre du grand maître, la suivante de Létitia vint à lui d’un air mystérieux.

– Suivez-moi, lui dit-elle.

Greuze regarda cette fille avec surprise, comme s’il n’eût pas entendu.

– Suivez-moi, lui dit-elle encore.

Greuze obéit comme un enfant. Il arriva bientôt dans une chambre un peu assombrie par de grands rideaux de lampas ; du premier regard, il vit Létitia dans l’ombre, languissamment couchée sur un canapé. Quoique pâle comme une morte, elle rougit soudainement à l’arrivée de Greuze ; elle lui tendit la main en silence ; il tomba agenouillé pour baiser cette blanche main. La princesse rayonna ; elle souleva la tête, et répandit sur Greuze le plus doux regard tombé des plus beaux yeux.

– Monsieur, Greuze, je vous aime. N’allez pas me condamner comme une extravagante ; je vous aime, mais...

Elle pencha la tête, et sembla attendre une réponse du peintre. Greuze ne savait que dire ; il se contenta de baiser une seconde fois la main de Létitia.

– Oui, monsieur Greuze, pourquoi ne pas vous le dire ? je vous aime ! Mais vous ?

Greuze gardait toujours le silence, perdu qu’il était dans l’ineffable ravissement.

Létitia augura mal de ce silence ; elle retira sa main et se mit à pleurer en détournant la tête.

Greuze sortit enfin du songe.

– Si je vous aime ! s’écria-t-il. Ah ! Létitia ! Mais voyez, moi, je suis fou depuis que je vous ai vue.

– Vous m’aimez ! dit-elle avec un éclat de joie.

Elle tomba dans ses bras tout éperdue ; durant quelques secondes, il n’y eut plus là qu’un seul cœur, qu’un seul soupir, une seule âme. Greuze le premier chassa l’enchantement.

– Hélas ! dit-il, nous ne sommes que des enfants, songez-y bien, Létitia. Vous m’aimez ? mais vous êtes la fille du duc del Orr... Je vous adore, moi ; mais je ne suis qu’un pauvre peintre sans gloire et sans fortune. L’amour se joue cruellement de moi.

– Vous ne savez pas ce que vous dites, murmura Létitia, qui était toujours sous le charme ; je vous aime et je vous épouse, c’est tout simple.

– Y songez-vous ? votre père...

– Mon père, mon père. Je sais bien qu’il rêve pour moi un vieux mari fort laid, son éternel Cazsa... ou, à défaut de celui-ci, cet imbécile de comte Palleri, que je n’ai jamais vu. Dieu merci ! Je suis riche par l’héritage de ma mère : je vous donne mon bien, mon cœur, ma vie, enfin tout ce que j’ai, pour être toujours aimée. Nous allons partir pour la France ; là, une chaumière sera pour nous un palais. Greuze deviendra un Titien, moi, je deviendrai sa femme, je serai là pour reposer son front, je serai là pour l’aimer, je serai là dans son cœur. Mais vous ne dites plus rien ? Pourquoi donc cet air triste et pensif ? Est-ce ainsi que vous m’aimez ?

Greuze se laissa entraîner aux séductions ; il oublia les titres de noblesse ; il bâtit avec Létitia les plus beaux châteaux en Espagne ; mais se reprenant bientôt :

– Hélas ! dit-il, pourquoi ne suis-je pas un grand-duc ?

– Quel enfant vous faites ! dit Létitia ; à quoi bon tous ces titres bruyants ? En voulez-vous, des titres ?

Et, disant cela, la belle Italienne se pencha comme une gracieuse fée vers son amant, lui prit sa blonde chevelure dans ses petites mains, et lui mit sur le front un baiser si doux qu’il eût éveillé Alain Chartier.

– Eh bien ! lui dit-elle avec son charmant sourire, est-ce que ce titre-là n’en vaut pas un autre ?

Le baiser de Létitia fut le plus doux que ressentit Greuze ; ce fut une extase, une pure ivresse, une chaste volupté qui n’est guère faite pour les hommes.

Il fallut se quitter pourtant. Greuze s’en alla ravi, heureux, enchanté, promettant de revenir le lendemain.

– Demain, dit Létitia, demain tu ne partiras pas seul.

Hors du palais, le peintre sentit qu’il sortait de son Éden. Adieu l’ivresse, adieu le ravissement : Greuze redevint raisonnable ; il n’osa s’abandonner à toute la poésie de son aventure.

– Non dit-il, non, je n’irai pas jeter la désolation chez ce noble et digne duc del Orr... Létitia est aveugle ; mon devoir est de l’éclairer.

Il repoussa au loin ses illusions et ses espérances : son amour seul lui resta.

Le lendemain, quand il revit Létitia, il était pâle et désolé : la victoire qu’il avait remportée sur son cœur lui avait coûté bien des larmes.

– Quoi ! triste ? lui dit Létitia en se jetant à son cou. Est-ce pour me faire peur ?

– Oui, triste, Létitia, parce que je vous aime trop, parce que je renonce à vous, qui seriez ma joie la plus sainte et ma gloire la plus pure.

– Voyons ! est-ce que vous avez perdu la tête ? C’est bien mal de vous jouer ainsi de ma tendresse. Revenez donc à la raison : hier vous étiez charmant.

– Hier, j’étais fou, hier je n’écoutais que mon cœur ; aujourd’hui...

– Est-ce que vous parlez sérieusement ? s’écria Létitia presque en colère. Vous ne m’aimez donc pas ? Si vous avez feint de m’aimer, c’était donc pour me déchirer le cœur ? C’est de la barbarie ! Allez, allez ! poursuivit-elle en tombant dans un fauteuil ; vous m’avez frappée mortellement, mais je veux souffrir seule ; je ne veux plus vous revoir.

Et, d’une main agitée, elle indiqua la porte à Greuze. Comme la veille, Greuze n’eut pas la force de résister à tant d’amour.

Il se jeta aux pieds de Létitia, il but de ses lèvres les beaux yeux de l’Italienne, il lui jura mille fois d’obéir en esclave.

– Eh bien ! dit-elle avec résolution, partons donc à l’instant. Ludia nous accompagne ; mon père est à deux lieues de Rome, chez le comte Palleri ; quand il reviendra, nous serons loin ; descendons par le jardin, nous trouverons à la porte le carrosse qui nous attend ; car j’ai pensé à tout, moi ; je n’ai pas eu peur comme vous ; je n’ai pas regretté le sacrifice un seul instant.

Elle avait entraîné Greuze jusqu’à la porte de sa chambre.

– Je n’oublie rien ? dit-elle en se retournant.

Elle pâlit soudain ; Greuze la vit chanceler.

– Létitia, qu’avez-vous ? dit-il en lui prenant les mains.

– Voyez, répondit-elle plus pâle encore, voyez !

Elle regardait d’un œil égaré le portrait de son père appendu au milieu de sa chambre. Ce portrait était de Greuze ; comme dans toutes les têtes de Greuze, il y avait dans celle-ci un si doux sentiment, qu’on se sentait attendri à la première vue.

Le duc semblait reprocher tristement à sa fille de l’abandonner ainsi. Ce doux regard qu’il donnait à sa Létitia à chaque heure du jour, ce regard qu’elle demandait après son réveil comme avant de s’endormir, avait pris tout d’un coup une expression douloureuse qu’elle n’avait pas jusque-là.

– Mon père ! dit-elle.

Et dans son cœur, qui battait avec violence, son père lutta avec son amour. Greuze n’osait plus rien dire.

– Je n’ai plus la force d’avancer, lui dit-elle, soutenez-moi et emmenez-moi.

– Je n’ai pas de force non plus ; arrêtons-nous là, Létitia ; un dernier baiser, toujours sous les yeux de votre père... et adieu pour toujours...

Létitia ne répondait rien.

– S’il y a un sacrifice à faire, reprit Greuze, que ce soit pour votre père. D’ailleurs, songez-y bien, l’amour n’est beau qu’à son aurore. Cette aurore s’est levée sur nous ; n’allons pas plus loin.

Elle se mit à pleurer, elle tendit ses mains à Greuze et lui dit d’une voix étouffée :

– Je vous remercie.

Greuze partit, bien décidé à ne plus revenir au palais, en toute hâte. La femme de chambre, qui le conduisait, lui dit sur le perron :

– À revoir, monsieur Greuze ; vous êtes, ma foi, un bien triste amoureux.

– Cette fille a peut-être raison, dit Greuze en s’éloignant.

Cinq semaines après, il vit entrer le duc del Or... dans son atelier.

– Mon cher Greuze, ma fille veut à toute force son portrait peint par vous. Pouvez-vous venir demain ?

– J’irai, dit Greuze.

Le lendemain, le peintre trouva au palais del Or... le comte Palleri nonchalamment étendu à côté de Létitia.

À la vue de Greuze, elle rougit et soupira.

– Ma fille est mariée ; ai-je oublié de vous l’apprendre ? dit le duc, qui conduisait Greuze.

Le peintre s’inclina le cœur brisé.

Il eut le courage de peindre Létitia. La jeune mariée se trouva deux fois seule avec lui : la première fois, il obtint d’elle une boucle de cheveux ; la seconde, il demanda un dernier baiser, mais on ne lui accorda qu’une larme. Le portrait fini, Greuze l’emporta à son atelier pour donner, disait-il, un dernier coup aux draperies et aux accessoires ; mais le lendemain, il quitta Rome comme un voleur, emportant avec lui ce chef-d’œuvre d’art et d’amour.

En arrivant en France, il se hâta de faire un pendant à ce portrait. Létitia n’avait pu chasser l’image d’Éléonore, la noble femme de Gromdon. Greuze avait toujours devant les yeux cette voluptueuse et chaste femme qu’il avait adorée à vingt ans.

Il peignit donc Éléonore de souvenir, ce portrait fut aussi ressemblant que l’autre. Plus tard, comme il montrait ces deux charmantes têtes au grand duc et à la grande duchesse de Russie, les illustres voyageurs lui en offrirent « vingt mille livres ». Ce qui était un prix impérial en ce temps-là.

– Vous me donneriez toutes les richesses de votre empire sans payer ces deux tableaux, dit-il en pâlissant.

Greuze ne put s’empêcher de reproduire souvent l’image de ses deux aimées. Sa figure de la volupté, c’est madame Gromdon. Dans l’Embarras d’une couronne, la jeune fille, c’est Létitia : elle est appuyée sur un autel consacré à l’amour, où des colombes se becquètent sur un lit de fleurs ; elle tient dans une de ses mains une couronne de roses et de myrtes qu’elle semble désirer et craindre de donner.

Huit ans après son retour en France, Greuze reçut une lettre de Létitia, dont madame de Valori a imprimé ce fragment :

« Oui, mon cher Greuze, votre ancienne élève est maintenant une bonne mère de famille ; j’ai cinq enfants charmants que j’adore. Ma première fille serait digne d’offrir un modèle à vos heureux crayons ; elle est belle comme un ange ; demandez-le au prince d’Est... Mon ménage est le plus heureux du monde ; mon mari me ferait presque croire que je suis toujours jeune et jolie, tant il continue de m’aimer. Comme je vous l’ai dit, ce bonheur, c’est votre ouvrage ; ce respect qui m’entoure, je vous le dois. Aussi, chaque jour de ma vie, je me rappelle, avec un sourire pour vous, que c’est votre générosité qui m’a empêchée de déchirer le cœur de mon père. Ce bon père vous aime toujours ; lorsque votre nom nous est revenu ici tout couvert de gloire, mon père a été enchanté, moi j’ai remercié le ciel, et j’ai eu un mouvement d’orgueil en songeant que j’étais peut-être pour quelque chose dans votre gloire.

 

« LÉTITIA. »

 

Greuze tout en larmes, après avoir lu cette lettre, alla revoir le portrait de sa chère princesse.

Elle était bien un peu oubliée, mais dès qu’il revit cette adorable figure, il s’écria :

– Comme j’ai bien fait de voler ce portrait : j’y ai mis mon âme dans son âme en peignant ses beaux yeux !

 

 

 

III

 

 

MADAME GREUZE

 

 

Pour son malheur, Greuze se maria ; un mariage bourgeois qui semblait promettre des jours paisibles, des joies sereines, enfin le bonheur du coin du feu. Ce bonheur dura bien six semaines ; madame Greuze n’était pas si bourgeoise qu’elle en avait l’air : elle aimait fort la comédie, le menuet et le petit souper. Elle commença par ruiner Greuze ; elle avait des caprices de grande dame ; elle jetait l’argent par la fenêtre pour se donner les airs d’une petite marquise. Enfin, Greuze devint tout simplement le jouet de cette femme. Il tenta de la ramener dans le bon chemin ; il fit pour cela deux dessins ingénieux qu’il appela les Barques du Bonheur et du Malheur. Voici l’allégorie : Dans la première barque, qui glisse légèrement au gré d’une brise amoureuse, sur un lac pur et calme, on voit deux futurs époux, allègres et souriants ; ils rament tour à tour pour atteindre une île semée de roses et de myrtes, où on entrevoit le Temple du Bonheur. Au milieu de la barque, deux enfants sourient sous les yeux ravis des époux, que ce spectacle repose. Pour atteindre l’île fortunée, il faut éviter un précipice (vous devinez lequel ?). La traversée est périlleuse ; mais, grâce à l’accord des deux rameurs, le danger est bientôt vaincu. Une fois hors de péril, l’Amour apparaît au-dessus de la proue, anime les époux et sourit à leur bonheur. Dans la seconde barque, c’est une autre histoire ; n’y cherchez pas l’image du Bonheur, car le Bonheur est bien loin de là. Au lieu d’un ciel pur et d’un lac paisible, c’est une tempête sur la mer ; c’est le même lac et le même ciel pourtant. Le vent siffle, les flots sont soulevés, l’éclair brille, et la foudre éclate sur le temple du Bonheur, dont on ne voit plus que les ruines. Les vagues en furie poussent la malheureuse barque vers le précipice ; le pauvre époux seul s’épuise en vains efforts pour éviter l’abîme ; ses mains affaiblies soulèvent à peine les rames ; le gouvernail est brisé : il n’y a plus de salut pour lui. L’épouse est assise nonchalamment sur un banc opposé ; elle penche la tête et sourit à quelque souvenir coupable qui lui cache le danger, ou plutôt qui la console du danger. Sous ses yeux, ses deux enfants en guenilles se disputent un morceau de pain noir : elle ne les voit pas ; son cœur est ailleurs, ou plutôt elle n’a pas de cœur. L’Amour, dont le flambeau est éteint, s’envole tristement loin de cette barque qui va s’engloutir.

Madame Greuze ne fut pas édifiée par ces deux dessins.

– Tu es bien innocent dans ton allégorie, dit-elle au peintre ; ton temple du bonheur est mal placé : s’il se trouvait au beau milieu d’une fête de madame Dubarry, à la bonne heure ; mais là, dans cette île déserte, ce n’est qu’un château en Espagne. Qu’entends-tu par le précipice ?

– J’entends que tu ne t’aviseras pas d’y jeter mon honneur.

Madame Greuze éclata de rire :

– En vérité, tu es un homme de l’âge d’or ! Au reste, monsieur, soyez paisible, ramez sans inquiétude, le gouvernail n’ira pas de travers.

Diderot, un franc ami de Greuze, était par contrecoup trop ami de madame Greuze. Je ne veux pas dire par là qu’il ait poussé l’amitié trop loin ; d’autres l’ont écrit pourtant. Écoutez Diderot lui-même, qui dit sans façon quelque part : « Greuze est amoureux de sa femme, il a raison ; je l’ai bien aimée, moi qui vous parle, quand j’étais jeune et qu’elle s’appelait mademoiselle Bahut, dans sa petite boutique de librairie du quai des Augustins ; poupine, blanche et droite comme le lys, vermeille comme la rose. J’entrais avec cet air vif, ardent et fou, que j’avais alors : « Mademoiselle, les contes de La Fontaine ; un Pétrone, s’il vous plaît. – Monsieur, les voilà. Est-ce tout ce qu’il vous faut ? » (Je passe quatre lignes de Diderot, qu’il aurait bien dû passer lui-même). Quand je retournai sur le quai, elle souriait, et moi aussi. Quel joli sourire ! Et Diderot continue : « Greuze est donc amoureux de sa femme ; en la peignant tous les ans, il a l’air de dire non seulement : – Voyez comme elle est belle ; mais encore : Voyez ses appas. – Je les vois, monsieur Greuze. »

Quand il écrivait ceci, Diderot était brouillé avec Greuze. Aussi, il disait Monsieur Greuze ou feu mon ami Greuze. Dans tout cela, cherchez à vous convaincre si vous voulez.

Le pauvre Greuze ne fut pas aveugle, hélas ! Il lut Molière pour se consoler ; il finit par prendre son parti en brave : il se vengea à tort et à travers des coquineries de sa femme ; il devint un homme à bonnes fortunes. Il alla dans le beau monde avec tout l’attirail d’un petit maître ; les plus fines dentelles vinrent orner sa jabotière et ses manchettes. Il porta cavalièrement une épée magnifique ; il fut galant outre mesure, disait Grimm ; il eut de l’esprit à tout propos et hors de propos.

Il fut bientôt recherché partout ; c’était à qui verrait cette figure à la fois noble et naïve, où se combattaient l’esprit et le sentiment. La duchesse de Bourbon l’appela à ses fêtes : « Je n’ose pas vous protéger, lui dit-elle ; vous êtes un duc à votre façon, venez donc ici comme un duc. » Greuze n’oubliait pas pour cela d’aller étudier les passions du peuple. Parfois, au lieu d’aller faire le joli homme dans quelque hôtel célèbre où on disait M. de Greuze, il courait les petits théâtres, les boulevards et les guinguettes ; il poussait de temps en temps son pèlerinage d’artiste jusque dans les campagnes pour y casser des cruches.

Mais il disait souvent : « Tout cela ne vaut pas Éléonore ni Létitia. »

Et pourtant ces deux femmes tant aimées ne lui avaient donné que des rêves. Qu’est-ce donc que l’amour ?

 

 

 

Arsène HOUSSAYE. 

 

Paru dans Comme chez Nicolet,

collectif de nouvelles, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

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