Le chemin du Diable

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis HUART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT un beau et noble château que celui de Falkenstein, et, placé sur le sommet d’une montagne escarpée, il dominait, comme l’aire d’un aigle, toutes les vallées des environs ; mais qu’il avait fallu de longues années pour le construire, et pour tailler dans le roc l’unique sentier qui y conduisait, et sentier si étroit que deux hommes ne pouvaient y marcher de front ! Aussi aurait-ce été folie que de vouloir tenter l’attaque d’un pareil manoir ; un seul quartier de roc lancé contre les assaillants les précipitait avec fracas au fond du ravin.

Le lieu sauvage où était construit le château semblait avoir influé sur le caractère de ses possesseurs ; toujours les sires de Falkenstein étaient renommés par la rudesse de leurs formes et l’inhospitalité de leur caractère ; ne descendant presque jamais dans les vallées d’alentour, vivant seuls dans leur retraite, ils étaient craints de tous les autres châtelains des environs, qui savaient qu’il n’y aurait nul moyen pour eux de venir forcer dans leurs retraites les sires de Falkenstein. Cependant un chevalier venait quelquefois au château ; il y était attiré par un objet qu’on était surpris de rencontrer dans un lieu si sauvage ; c’était la fille du baron de Falkenstein qui attirait le jeune chevalier Beppo. C’est que rien n’était si parfait que la beauté d’Irmangarde ; ses charmes étaient célèbres dans toute l’Allemagne, et aux derniers tournois de Spire et de Worms, bien des lances avaient été rompues en son honneur ; bien des chevaliers s’étaient mis sur les rangs pour obtenir sa main, mais avaient été écartés par la brusquerie du vieux sire de Falkenstein ; tous s’étaient laissé rebuter par sa rudesse, tous hormis Beppo, encouragé en secret par le regard plus doux d’Irmangarde.

Cependant Beppo n’osait faire la demande de la main d’Irmangarde ; vingt fois prenant la résolution d’avouer son amour, il était venu trouver le baron, et chaque fois la parole expirait sur ses lèvres, lorsqu’il se trouvait en face de cet homme dont l’aspect rude et grossier le forçait au silence. Un jour cependant qu’ils s’entretenaient près d’une fenêtre, de laquelle on découvrait les vastes campagnes du Kronenberg, et qu’ils admiraient le magique tableau qui se déroulait à leurs pieds : « J’avoue, dit Beppo, qu’il n’est point de château aussi bien situé que le vôtre ; mais qu’il est d’un difficile accès !

– Eh ! qui vous force d’y venir ? répondit le baron avec sa brusquerie habituelle.

– Eh bien ! je vous l’avouerai, c’est Irmangarde votre fille. Je l’aime, j’ai l’espoir d’en être aimé, je vous demande sa main. »

Le vieux baron se prit à sourire, c’était un mauvais présage. – « Chevalier, lui dit-il, je vous accorde ma fille ; mais c’est à une condition.

– Je l’accepte, quelle qu’elle soit, reprit vivement Beppo, qui croyait déjà toucher au bonheur.

– Vous acceptez, chevalier Beppo ? eh bien ! vous aurez ma fille, si cette nuit, cette nuit même, entendez-vous ? vous faites creuser dans le roc un chemin sur lequel on puisse venir à cheval jusqu’à la porte de mon château. Après avoir dit ces mots, le baron quitta la salle en riant, et laissa le malheureux Beppo en proie à l’étonnement et à la douleur.

C’était une folie que de vouloir seulement tenter l’entreprise ; cependant Beppo descend dans la plaine de Kronenberg, et, se rendant aux mines Sainte-Marguerite, s’adresse au vieux maître mineur et lui fait part de ses desseins ; mais celui-ci, secouant sa tête blanche, lui répondit : « Chevalier, je connais ce rocher ; trois cents mineurs, qui travailleraient trois cents journées, ne pourraient faire ce que vous demandez ; comment voudriez-vous y parvenir en une seule nuit ? »

Beppo, voyant qu’il n’y avait plus d’espoir à conserver, alla s’asseoir tristement à l’entrée de la mine, et songeait à se précipiter dans le gouffre qui était sous ses yeux. Tout entier à la pensée de son malheur, il restait ainsi immobile, et les heures s’écoulaient rapidement. Déjà la rosée du soir s’était exhalée de la prairie ; la nuit devenait sombre, le vent s’était élevé et, sifflant d’une manière lugubre, s’engouffrait dans l’entrée de la mine, lorsque Beppo, venant à tourner les yeux, aperçut auprès de lui un homme d’un aspect tout singulier ; il portait le costume de cuir de mineur, il avait la lampe et le manteau du travailleur ; mais sa barbe était d’un roux peu commun, et ses yeux brillaient d’un éclat non moins extraordinaire ; s’adressant à Beppo : « Chevalier, j’ai entendu tout ce que vous venez de dire à notre vieux maître mineur, mais il n’entend pas son métier ; et moi, je vous promets d’achever l’entreprise qu’il n’osait même pas tenter.

– Qui es-tu ? lui, demanda Beppo.

– Mon nom fait peu à l’affaire ; voulez-vous accepter mon offre à une seule condition, et je vous promets que demain matin vous gravirez à cheval le sentier taillé dans le roc, aussi commodément que si vous vous trouviez sur le chemin de Francfort ?

– Comment, je pourrais obtenir Irmangarde ! s’écria Beppo, qui, comme un malheureux qui se noie, saisissait avidement ce qu’il croyait pouvoir le sauver. Si tu parviens à tailler ce sentier, ma fortune entière est à toi ; tout ce que tu voudras de moi, sans savoir quelle est ta demande, je te l’accorde, je t’en donne ici ma parole de chevalier !

– Je l’accepte, reprit aussitôt le mineur ; à demain, chevalier Beppo, à demain. »

Disant ces mots, il disparut aux yeux de Beppo, qui crut qu’il était descendu dans la mine pour chercher les autres travailleurs et commencer l’ouvrage.

La nuit était déjà avancée, la onzième heure était passée, et Irmangarde ne songeait pas encore à se livrer au sommeil. Connaissant l’ordre de son père, elle était tristement appuyée auprès de sa fenêtre, et, sans conserver le moindre espoir, elle écoutait cependant s’il lui arriverait quelque bruit de la montagne. Mais le silence le plus profond continuait à régner ; elle n’entendait que l’orfraie qui, de temps en temps, jetait du haut des tourelles son cri sinistre ; la lune, qui s’était montrée et qui brillait d’un assez vif éclat depuis le commencement de la nuit, venait de disparaître derrière des nuages épais : toute la nature semblait se conformer à la tristesse de la jeune châtelaine.

Tout à coup un bruit étrange vient frapper l’oreille d’Irmangarde ; ce n’était d’abord qu’une rumeur sourde qui semblait s’élever du fond de la vallée ; mais bientôt elle entend distinctement le bruit des pioches, le fracas des pinces qui entrouvrent les rochers. Il n’y a plus à en douter, c’est toute une armée de mineurs qui creuse un chemin dans la montagne. Irmangarde, le cœur tout palpitant de crainte et d’espoir, n’ose porter les yeux sur la campagne. Le sire de Falkenstein, éveillé par le bruit des outils, entre dans la salle, et, rempli de colère, s’écrie : « Mais il est donc fou ce Beppo ! Il va tellement abîmer le chemin que nous ne pourrons plus descendre dans la vallée. »

Puis, s’approchant de la fenêtre, il veut regarder les travailleurs ; mais aussitôt un vent impétueux s’élève, un ouragan furieux siffle avec un tel fracas que les portes du château tremblent sur leurs gonds ; puis, au milieu du bruit de la tempête, des éclats de rire se font entendre dans les airs. Irmangarde, tout effrayée, se presse contre le vieux baron, qui lui-même perd son assurance, et tous deux balbutient des prières... Bientôt la tempête se calme, et la nature rentre dans le plus profond silence. Le baron, dont les craintes se dissipent peu à peu, cherche à calmer la frayeur de sa fille, et lui dit que le danger est éloigné, que c’est le chasseur noir qui vient de passer dans les airs ; souvent on l’a déjà entendu dans le pays. Cependant pour calmer ses inquiétudes, le baron consent à passer le reste de la nuit dans la chambre de sa fille, et il ne tarda pas à s’assoupir dans un fauteuil.

À peine les premiers rayons du soleil venaient-ils dorer les plaines du Kronenberg que le sire de Falkenstein est réveillé par le trot et les hennissements d’un cheval ; plein de surprise, il se précipite à la fenêtre, et aperçoit un large chemin taillé dans le rocher, et, sur ce chemin, le chevalier Beppo, qui s’avançait de toute la vitesse de son cheval. C’est à peine si le baron et sa fille veulent en croire leurs yeux ; mais il n’y a plus à en douter, c’est bien Beppo, le voilà qui s’approche, il est bientôt au terme de sa course, il va toucher le pont-levis, lorsque tout à coup des éclats de rire surnaturels venant à se faire entendre dans les airs, le chemin manque sous les pieds du cheval, et Beppo tombant de rochers en rochers est précipité au fond du ravin.

Depuis longtemps le château de Falkenstein est en ruine, mais le chemin taillé dans le roc subsiste encore parfaitement conservé, et a gardé jusqu’à nos jours le nom de Chemin du Diable.

 

 

Louis HUART.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

 

 

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