Torfou

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Abel HUGO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL est minuit : le ciel pur, sans nuages, est parsemé d’étoiles brillantes : la lune montre son croissant pâle sur les cimes des arbres qui environnent l’horizon.

Toute l’armée est rassemblée dans la forêt ; les soldats prient, appuyés sur leurs armes. Les chants mélancoliques du rossignol caché dans le feuillage des chênes et les cris rauques des corbeaux qui, perchés sur les branches élevées, attendent l’heure du combat, troublent seuls, par intervalle, le silence de cette foule active, mais taciturne.

Les généraux entourent un autel de pierre érigé sur te tertre de gazon. Cet autel est éclairé par quatre branches de sapin enflammé. Le vénérable curé de Saint-Laud y célèbre le sacrifice de la messe. D’une main élevée vers le ciel il montre le saint calice aux soldats : l’autre, inclinée vers l’armée, bénit les guerriers qui vont combattre.

Aussitôt un serment est prononcé par les chefs, serment répété par les soldats : Vaincre ou mourir. Ce serment ne doit point se terminer par un parjure, car ceux qui entourent l’autel de pierre sont : Bonchamp, d’Elbée, l’Escure, Charette et trente mille guerriers vendéens.

Ce cri héroïque est suivi d’un silence profond. Chacun dans son cœur fait tacitement à son Roi et à son Dieu le sacrifice de sa vie. – Soudain une voix sinistre s’élève au milieu du sifflement du vent qui agite le feuillage de la forêt et pendant que d’épais nuages montent vers le ciel et l’obscurcissent d’un voile sombre :

« Amis, dit la voix inconnue, dont les accents ne se firent entendre que cette fois seulement dans les nobles plaines de la Vendée, regardez cette lueur qui rougit le ciel comme un affreux météore, c’est la lueur de l’incendie. L’incendie consume Tiffauge. Les habitants de cette malheureuse ville ont été dévorés par les flammes ou égorgés par le fer. Des républicains féroces parcourent les campagnes le sabre dans une main, la torche dans l’autre, en criant : Point de quartier ! mort aux vaincus ! »

Alors, soit que la vengeance inspirât soudainement les soldats vendéens jusque alors si patients, si braves et si humains ; soit que des anges infernaux fussent cachés dans les rochers de la forêt, on entendit distinctement des milliers de voix qui s’écrièrent comme un écho : « Point de quartier ! mort aux vaincus ! »

Tous les chefs frémirent remplis d’horreur ; mais ils se turent, car la loi du talion est un bouclier terrible dont il faut parfois s’armer à la guerre ; le prêtre vénérable qui venait d’offrir un sacrifice au Dieu de miséricorde se voila la tête avec son vêtement sacré ; et agités par le souffle de l’ouragan les flambeaux s’éteignirent sur l’autel.

 

 

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Bientôt les roulements sourds des tambours grondent comme un tonnerre lointain. Chaque division va se placer au poste glorieux où elle doit trouver la victoire ou la mort. À la droite de l’armée, Elbée et Bonchamp appuient leurs bataillons sur Chollet. À la gauche, les soldats de Charette étendent leurs files redoutables jusqu’aux ruines fumantes de Tiffauges. En avant, avec un petit nombre de combattants, Lescure défend la ville de Boussay et le village de Torfou, dont un large ravin garde les approches.

L’armée vendéenne en bataille s’offre à l’ennemi comme l’aigle des Alpes qui plane les ailes étendues et la tête élancée.

En face, des guerriers armés pour la Religion et pour la Monarchie, l’armée de la République, conduite par le général Canclaux, étend ses lignes depuis la forte ville de Clisson jusqu’au village fortifié de Montigni. Éloignée par une capitulation des champs de bataille où se montre l’étranger, la terrible garnison de Mayence, forcée de combattre des Français, forme le premier rang. Un général intrépide et expérimenté la commande : c’est Kléber.

Les deux armées s’ébranlent. – Les combattants s’avancent, mais non pas tels que les Français d’autrefois, riant, chantant, et marchant comme à une fête plutôt qu’à une bataille.

Les uns sont remplis d’un sombre enthousiasme ; ils marchent en invoquant la liberté, alors qu’ils vont mourir pour défendre trois cents proconsuls dont le sang humain colore la pourpre et dont les échafauds sont les sièges curules.

Les autres sont résignés à la mort qui frappe le brave au milieu du combat, comme elle immole le lâche dans sa fuite. Ils marchent à l’ennemi, graves et réfléchis, parce que le sacrifice de la vie, alors même qu’il se fait à la patrie, est un acte grave et sérieux.

Les uns, dans leurs chants sauvages, célèbrent une gloire qui semble assurée à leur orgueil, et demandent du sang pour arroser les sillons des campagnes. Les autres implorent le Dieu des chrétiens qui, seul, donne la gloire au héros vaincu ; comme il envoie la honte au vainqueur infâme : des psaumes pieux sont chantés dans leurs rangs.

 

 

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Cependant le fracas répété du canon ébranle la plaine ; des colonnes de fumée montent vers le ciel où elles voilent les rayons du soleil levant. Bousey est emporté ; le ravin qui défend Torfou est franchi : déjà le pavillon aux trois couleurs, attaché au clocher, y surmonte la croix de fer qui dominait le noble drapeau blanc.

Emportés par l’ardeur du triomphe, les Républicains marchent à la victoire avec impétuosité : ils suivent Kléber.

Les Vendéens fuient. Soudain un homme seul se présente devant eux, faible encore d’une blessure récente, c’est Lescure qui réunit à la piété d’un saint le courage d’un guerrier. D’une voix éclatante il s’écrie : « Fuyez ! fuyez ! rentrez dans vos maisons, annoncez l’arrivée des vainqueurs à vos femmes et dites-leur que vous avez oublié votre Roi et le serment que vous aviez fait devant l’autel du Dieu des chrétiens. Fuyez ! »

– Tous s’arrêtent : – ils se regardent confus et surpris de cette lâcheté qui ne leur est point habituelle. – Lescure élève davantage sa voix retentissante : « Fuyez ! je vais mourir ! Y a-t-il quatre cents hommes assez braves pour venir avec moi partager les honneurs de la victoire et de la mort ? »

Alors comme un seul homme, animés d’un même sentiment, quinze cents Vendéens répondent : « Nous voulons vaincre ou mourir avec vous ! » Ces quinze cents braves sortaient de la fameuse paroisse des Échaubroignes ! le loyal Bourasseau les commandait.

Aussitôt, ainsi que les eaux de la mer rencontrant une digue, les Républicains s’arrêtent devant cette poignée de braves : ils s’arrêtent, ils combattent, et bientôt ils fuient à leur tour ; moins heureux que le vaillant Lescure, l’illustre Kléber tente en vain de les arrêter dans leur fuite.

Lui-même, blessé dans la mêlée, est emporté par le torrent des fuyards. Les canons républicains sont abandonnés aux Vendéens et le drapeau tricolore, qui souillait le clocher de Torfou, retombe dans la poussière.

 

 

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Dans leur fuite rapide, les Républicains vaincus s’écriaient pleins d’épouvante : « Nous sommes perdus ! la République est renversée, tout est fini ! » Mais Dieu ne l’avait point ainsi ordonné. Il réservait aux Vendéens fidèles l’honneur d’un plus long martyre, et il voulait envoyer au peuple français une plus terrible leçon.

Déjà les guerriers vendéens arrivaient sur le pont étroit du Boussay : s’il peuvent y traverser la Sèvre profonde, la ville de Clisson et les misérables restes des Républicains dispersés vont tomber en leur pouvoir !...

Un seul homme devait suffire à la vengeance céleste, et sauver, par sa mort, tous ses frères d’armes. Il avait combattu avec courage à la tête d’un bataillon de braves qu’il commandait. Kléber l’aperçoit, et jugeant d’un coup d’œil quel noble cœur battait dans sa poitrine :

« Schouardin, dit-il, il faut vous arrêter ici et mourir. –Général, répondit avec simplicité le généreux guerrier, j’y mourrai. » – Il tint sa parole ; et quand l’armée vendéenne franchissant son cadavre, après un long combat, voulut poursuivre de nouveau les soldats de la République, ceux-ci, déjà hors de toute atteinte, ralliés autour du seul drapeau qui ne fût pas entre les mains des vainqueurs, se retiraient précipitamment, mais avec ordre, vers la ville de Nantes.

 

 

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Schouardin avait tenu sa promesse. – Les Vendéens oublièrent le funeste serment qu’ils avaient fait dans la forêt. On vit, après la victoire, des prêtres et des soldats parcourir le champ de bataille pour y chercher les Républicains que leurs blessures leur faisaient toujours considérer comme des frères.

 

 

 

Abel HUGO.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1826.

 

 

Note : Voyez les Victoires et Conquêtes, etc., t. II, p. 41 et suiv., l’Histoire de la Guerre de la Vendée, par M. Alphonse de Beauchamp, et les Mémoires de Mme de La Rochejaquelein.

 

 

 

 

 

 

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