Où Sinouhé raconte ses aventures extraordinaires au pays des Bédouins

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri ISELIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était au temps de la XIIe dynastie, vers 2000. À cette époque si lointaine régnait le pharaon Amenemhat Ier, souverain et vénéré seigneur, roi de la Haute et de la Basse-Égypte.

Ce roi d’Égypte se félicitait d’avoir choisi un homme de confiance dont le savoir, l’amitié et l’intelligence étaient remarquables : c’était le compagnon Sinouhé 1, noble et valeureux prince 2 de Thèbes, la cité pharaonique.

Mais, un jour, Amenemhat Ier trépassa, alors que le jeune prince héritier et corégent, Sésostris 3, guerroyait en Libye. Grâce aux fidèles partisans qu’il avait à la Cour, Sésostris fut rapidement informé de la mort du roi. Sans faire part de ses intentions à ses chefs d’armée, ni même au dévoué Sinouhé qui bataillait à ses côtés, le prince héritier jugea bon de « brûler les étapes » et de gagner la capitale, Thèbes-aux-cent-portes.

Cependant, Sésostris s’illusionnait en croyant qu’il avait été le seul à être informé de la mort du roi et de la vacance du trône. En effet, par l’indiscrétion des émissaires, les chefs d’armée et Sinouhé eurent vent des évènements survenus à la Cour. Parmi les membres de l’état-major de Sésostris se trouvait le propre frère du prince héritier. Si le Compagnon Sinouhé ne s’était pas encore aperçu du départ précipité de Sésostris pour Ittaoui, siège de la résidence royale à Thèbes, en revanche, il n’ignorait pas que le frère de Sésostris intriguait et désirait s’emparer du pouvoir. De ce fait, prévoyant de graves dangers tant pour son maître que pour lui-même, Sinouhé perdit son habituel sang-froid. Peu enclin à se compromettre en prenant parti pour telle ou telle fraction liée à une révolution de palais, Sinouhé quitta le camp et s’en fut à l’aventure, là-bas, vers le pays des Bédouins hospitaliers aux exilés.

Mais laissons à Sinouhé le soin de conter ces évènements, ses tribulations et ses voyages mouvementés en terre bédouine et au pays Réténou 4.

J’étais le Compagnon Sinouhé, administrateur des domaines de mon souverain et bien-aimé maître, le grand Amenemhat Ier, celui que je suivais partout avec fidélité. Mais, maintenant, le roi Amenemhat lu dort pour l’éternité, non pas dans un mastaba 5 mais dans la grande pyramide royale de Licht. Alors, moi, le Connu, véritable du pharaon, moi, le Compagnon Sinouhé, j’accompagne mon nouveau maître, je suis le serviteur du harem royal, et je veille sur la grande favorite, la noble épouse de Sésostris Ier et princesse héritière d’Amenemhat...

 

 

Où Sinouhé raconte te trépas d’Amenemhat Ier.

 

C’était pendant le troisième mois de l’inondation du Nil, en l’an XXX, au moment où le dieu Râ entra dans son horizon, et où Amenemhat cessa de vivre sur cette terre.

Fils du dieu Amon-Râ 6 et dieu lui-même, Amenemhat, le pharaon, avait une âme qui méritait d’aller dans les merveilleux Champs d’Hialou où, dans le ciel toujours radieux, le tribunal d’Osiris 7 juge les morts et n’accorde la récompense éternelle qu’aux justes. Aussitôt, mon défunt maître fut enlevé dans l’espace étoilé et se trouva uni avec le disque solaire et absorbé avec Râ, son créateur.

Au palais royal, les gens de la Cour et les serviteurs étaient plongés dans une très grande tristesse ; un lugubre silence planait sur l’assemblée. Prostrés et la tête basse, les courtisans se sentaient gagnés par le désespoir. Quant au peuple, il donnait libre cours à sa détresse et au concert de ses lamentations.

Chacun pleurait le grand roi et se demandait ce qu’il allait advenir du trône et de la destinée de tous, fonctionnaires ou fellahs ?

 

 

Sinouhé commente les évènements du trône et explique son départ pour l’aventure...

 

Peu avant sa mort, Sa Majesté Amenemhat Ier avait envoyé une de ses armées au pays des Timbiou 8, où des tribus berbères hantent le désert de Libye. Le chef de cette armée n’était autre que son fils aîné, Sésostris, héritier de la couronne.

Le défunt pharaon avait dit à son fils : « Ô toi, futur roi Sésostris Ier, qui es aussi Horus le faucon, toi, mon fils, va châtier les étrangers ennemis de mon peuple... Réduis-les à l’impuissance et fais-en des esclaves... Va... »

Sans tarder, Sésostris s’était mis en campagne, en tête de ses archers et de nombreux chars de guerre. Après de longues étapes, harassantes et sous un soleil de plomb, le fils du grand roi était enfin arrivé en vue des tribus berbères, encore indomptées. Sésostris se devait de séparer le bon grain de l’ivraie : châtier « ceux qui étaient parmi les Tjéhénou », c’est-à-dire les Égyptiens exilés en Libye et qui fomentaient des complots contre le fondateur de la XIIe dynastie et les fidèles du Sérail.

La bataille avait été rude...

Victorieux, Sésostris avait pris le chemin du retour. Il amenait de nombreux prisonniers et un riche butin composé de tout le cheptel des vaincus. Fièrement campé sur son char, Sésostris restait silencieux. Mais il se félicitait du succès de sa royale mission. Il savourait par avance la joie qu’il aurait à annoncer cette bonne nouvelle à son père, le grand roi Amenemhat.

Pendant ce temps, dépêché par les hauts dignitaires de la Cour, un cavalier galopait à bride abattue sur les pistes ensablées et balayées par le Khamsin 9 : c’était un fidèle messager parti à la recherche de Sésostris.

Maintenant, la nuit était tombée. Sésostris fit alors arrêter la marche de ses guerriers et dresser un camp de repos près d’une accueillante oasis. Il s’apprêtait à se retirer sous sa tente, lorsque, tout à coup, haletant, le messager du palais royal se présenta à lui. Il lui dit : « Sache-le, ô noble prince, ton père, notre grand roi, n’est plus de ce bas-monde. Je suis chargé de t’apprendre cette affligeante nouvelle et de t’informer des grands dangers qui menacent le trône... »

Sans perdre un instant, et en s’assurant de la plus entière discrétion, Sésostris réunit quelques dévoués serviteurs. Alors, avec eux, tel « un faucon royal, il s’envola » aussitôt et partit en hâte pour le palais royal, où gisait la dépouille de l’illustre pharaon, où gémissaient ses sujets consternés.

Selon les instructions rapportées par le messager de la Cour, ordre avait été donné à la suite princière de Sésostris de ne pas divulguer à l’armée la mort du roi.

Mais moi, le Compagnon Sinouhé, bien fortuitement d’ailleurs, j’avais surpris les propos confidentiels du messager alors que je me trouvais tout près de la tente du prince héritier. Détenteur, malgré moi, d’un lourd secret, je pris peur de cet état de choses. J’étais infiniment troublé... J’avais le cœur serré et je tremblais de tous mes membres, car je n’étais pas certain de pouvoir garder le silence. Dès lors, je ne pouvais m’attendre qu’à la pire des éventualités : ma mise à mort.

Je pris donc la résolution de quitter le camp à la faveur de la nuit et de chercher le salut dans une fuite précipitée. Angoissé et l’œil aux aguets, j’attendis le moment propice... Enfin, souple comme une panthère de Nubie, je parvins à me faufiler entre les buissons, à m’écarter de la route bordée par quelques sentinelles, puis à gagner un chemin désert... la voie de la libre aventure...

 

 

L’odyssée de Sinouhé sur les côtes de la mer Rouge et à travers le delta.

 

Je dirigeai mes pas vers le Sud... Mais il n’était pas dans mes intentions de gagner la capitale et la résidence royale d’Ittaoui, car, dans mon esprit, il ne faisait aucun doute que la cité d’Amenemhat et de Sésostris était déjà en proie à la guerre civile.

Après une longue marche, j’atteignis les bords du lac Mariout et traversai les eaux du Maâty, où abondaient les lotus des marais, dans les parages du Sycomore. Après m’être recueilli devant le Sycomore, arbre sacré qui est le siège des déesses Hathor et Nout, je continuai ma route et fis une halte à l’île de Snéfrou, qui est au Nord-Ouest du delta du Nil.

Me dissimulant parmi les hautes herbes d’un champ, je m’étendis et pris quelque repos dans un sommeil réparateur. Le lendemain, à l’aube, je quittai l’île de Snéfrou. Tout à coup, à la croisée d’un chemin bordé de papyrus, je rencontrai un homme. J’étais apeuré. Maïs l’homme était un fellah ; il me salua fraternellement et sut calmer mes vaines alarmes...

Le moment vint où je dus m’arrêter à la ville de Negaou pour prendre quelque nourriture, car c’était l’heure du souper. Un fellah me donna l’hospitalité dans son humble cabane ronde, faite de roseaux et de boue séchée, puis m’offrit de partager son repas : oignons, fèves, dattes, pain d’orge et bière acide. Le lendemain, je repris de nouveau ma route...

Maintenant, force m’était de traverser les eaux du fleuve sacré. Et je traversai le Nil sur une mauvaise barque dépourvue de gouvernail. Mais, grâce à la brise, je pus passer en amont de la Montagne Rouge, face à Héliopolis, montagne à sanctuaire de qui la déesse Hathor est « la Dame ». Tant bien que mal, je dirigeai ma barque vers le Nord. Bientôt, j’atteignis les Murs du Prince, qui forment la forteresse établie, à l’entrée de l’Ouadi-Thoumilat, par Amenemhat Ier pour se défendre contre les Bédouins et les pirates des sables. J’étais anxieux car j’étais en vue des sentinelles qui arpentaient le haut des murailles. Mais, avec d’infinies précautions, je parvins à échapper à leur perçant regard.

 

 

 

Hathor

 

 

Une fois de plus, je repris la route du long et incertain voyage...

Après avoir erré toute la nuit, le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, j’approchai la petite ville de Petni, en l’île de la Très Noire 10, là où s’étend le Lac Timsah. À peine étais-je arrivé que les affres de la soif me firent endurer d’intolérables souffrances. Un feu dévorait ma gorge desséchée ; j’étais sur le point de défaillir. Et je me dis : « Sinouhé, la vie s’échappe de toi... Tu goûtes en ce moment même au fruit amer de la mort ! » Cependant, je luttai contre le spectre de la mort avec tout le courage possible. Mais mes forces allaient diminuant. Soudain, les mugissements d’un troupeau retentirent à mes oreilles. Dans un ultime effort, je me soulevai de terre et tournai la tête... Alors je vis venir à moi des Bédouins, les conducteurs du troupeau. Parmi eux se trouvait un cheikh qui, autrefois, avait séjourné en terre d’Égypte. Croyant reconnaître en moi un ami retrouvé, le cheikh m’ouvrit ses bras et son cœur. Il me donna aussitôt de l’eau à boire, me fit cuire du lait et préparer quelques mets réconfortants.

J’étais sauvé ! Je ne manquai pas d’assurer les Bédouins de ma gratitude. Mis en confiance, j’acceptai de faire partie de leur tribu. Bien m’en prit, car les généreux Bédouins me traitèrent comme un des leurs pendant tout le temps que je passai dans leur camp de nomades.

Grâce au concours de ces amis de rencontre, je pus poursuivre mon voyage, aller de pays en pays.

 

 

En route pour la Syrie...

 

Partant de Byblos, j’étais maintenant en Syrie, où s’exerçait l’autorité d’Amounenchi 11, Prince du Réténou supérieur.

Coulant alors des jours paisibles, je passai un an et demi en cette terre d’Orient, à Quédem. Un jour, le grand Prince Amounenchi me fit demander en son palais, où, à mon étonnement, il me reçut avec beaucoup d’égards. D’une voix chaude, il me déclara : « Sinouhé, je sais qui tu es : un homme plein de sagesse, un homme qui préfère manier bien la parole et non le poignard des traîtres ou la lance d’un guerrier. Des Égyptiens comme toi, réfugiés dans mes États, te rendent hommage. Ils témoignent en ta faveur et ont tenu à me le faire savoir. Mais... je m’interroge sur les raisons de ta venue sur mon territoire. Pourquoi as-tu quitté ton grand pays d’Égypte ? Le fléau de la guerre t’aurait-il chassé de ta terre natale ? Quelque évènement fâcheux serait-il arrivé à la Cour de ton souverain maître, le grand roi Amenemhat ? Aurais-tu été mêlé à quelque indigne complot ? Allons, parle, ami Sinouhé... Confie-toi et apprends-moi toutes choses que j’ignore encore. »

Décemment, je ne pouvais pas me soustraire à cet interrogatoire. Je déclarai : « Apprends, vénéré prince Amounenchi, que le roi, mon bien-aimé maître, a quitté la vallée des vivants pour gagner le royaume des morts et affronter, avec sérénité, le suprême tribunal d’Osiris. Pendant ce temps, j’étais en expédition punitive au pays des Berbères. Un soir, j’ai surpris un lourd secret concernant les héritiers de la Couronne. La faiblesse et l’erreur étant humaines, mon cœur s’est dérobé, et le trouble fut jeté dans mon esprit.

« Alors, craignant les pires dangers si je restais parmi la suite princière, et si je retournais dans la capitale, j’ai quitté le camp à la faveur de la nuit complice. Et je me suis enfui, au hasard des chemins du désert... Pourtant, nul n’avait dit du mal de moi ! Nul encore ne m’avait craché au visage et accusé de méfaits ! De sorte que je ne sais pas ce qui m’a poussé dans cette région du Réténou. Ce doit être la volonté du dieu Amon-Râ ! »

Le prince avait écouté mes paroles avec une bienveillante attention, tout en posant sur moi un regard scrutateur. Puis nous restâmes quelques instants sans mot dire. Rompant le silence, Amounenchi me dit tout à coup : « Je me demande ce qu’il peut advenir de la grande Égypte, maintenant qu’elle est privée du puissant roi Amenemhat, dieu bienfaisant et protecteur autant que seigneur redouté des nations étrangères, aussi redouté que l’est la déesse Sekhmet, qui peut répandre la peste sur la terre comme il lui plaît ? »

Je répondis au prince : « Il est vrai que la mort d’Amenemhat est un malheur. Mais Amon-Râ veille sur mon pays : le valeureux Sésostris est entré en sauveur au palais royal de Thèbes. Le fils aîné d’Amenemhat a pris l’héritage de son père. Nul mieux que lui peut tenir haut et ferme le flambeau royal, car c’est un homme aux parfaits desseins. Et c’est lui qui courait sus à l’ennemi tandis que les siens restaient prudemment à l’intérieur du palais. C’est un héros, un coureur rapide qui n’a pas son pareil pour foncer sur les Barbares 12 et anéantir le fuyard épouvanté qui lui tourne le dos. Quand, ivre d’audace guerrière, il apparaît en tête de ses soldats, l’ennemi est saisi d’épouvante... Et les Barbares fuient devant ce dieu invincible, dont le bouclier était d’airain, dont les flèches ne manquaient jamais le but et perçaient le cœur. Sur le terrain de guerre, c’est un homme terrifiant. Mais dans la cité royale, il est homme plein de charme. C’est le Prince bien-aimé et qui a déjà conquis son peuple par l’amour. Partout, maintenant qu’il est roi, hommes, femmes et enfants l’acclament et chantent sa louange en se pressant sur son passage. Chacun sait que le fils d’Amenemhat est unique et un don d’Amon-Râ. Il est celui qui élargit les frontières dans l’intérêt de son peuple. Du Nord au Sud, il ira châtier les Bédouins qui accueillent les traîtres, ceux du Tjéhénou ; il écrasera les pirates des sables, mais ne manquera jamais de faire du bien à tous ceux qui usent de loyauté envers lui.

« En vérité, je te le dis, ô sage prince Amounenchi : je souhaite que ton nom soit connu de lui et qu’entre vous règne l’amitié et non une sourde hostilité. »

Après mûre réflexion, le prince Amoumenchi me répondit d’une voix assurée et calme : « Tu as fort bien dépeint le personnage qui a en mains les destinées de ton pays, Sinouhé. L’Égypte est heureuse d’avoir pour roi un prince si valeureux. Aussi me garderai-je bien de faire quoi que ce soit qui puisse lui porter ombrage. Mais si ton roi est à Thèbes, toi, tu es ici. Reste avec moi, noble ami, car je t’apprécie. Reste à mes côtés et je te comblerai de bienfaits et d’affection. »

 

 

Où Sinouhé est adopté par les Bédouins et vit une merveilleuse et extraordinaire aventure...

 

Prince oriental digne des plus belles légendes qui soient, le généreux Amounenchi avait tenu parole.

Les prévenances qu’il avait pour moi dépassaient toutes mes espérances... Il me traita aussi bien que ses propres enfants. Un jour, il fit annoncer, à sons de trompes, le mariage de la fille aînée du Prince du Réténou Supérieur avec le Compagnon, Prince Sinouhé. Je continuai d’aller de surprise en surprise...

Peu après les noces princières, Amounenchi me fit don d’un domaine de mon choix, et qui était bien le meilleur qui se trouvât sur la frontière de ses vastes États, et qui s’appelait Iaa. C’était une terre riche. Elle produisait du raisin, des figues, des oliviers, de l’orge, du froment. Il y avait encore des ruches en osier contenant de nombreuses abeilles, puis des bestiaux en grande quantité ; des arbres fruitiers de toutes sortes s’étalaient dans un immense verger verdoyant. Le rouge de la confusion me montait au front tant on me prodiguait des marques d’amour ; j’étais ébloui par tout ce qui m’entourait. Je jouissais du privilège d’avoir une nombreuse domesticité. Chacun me comblait de cadeaux... Bien que j’eusse une meute de chiens et le loisir de chasser tout à mon aise, on m’apportait du gibier tout rôti. D’accortes servantes me préparaient et m’apportaient des mets succulents, d’odorants gâteaux de toutes espèces...

Nommé chef d’une importante tribu par mon protecteur princier, je vécus bien des années en ces lieux enchanteurs, parmi les enfants, beaux et forts, que la princesse m’avait donnés. Parfois, venant de la Cour de Sésostris, quelque messager passait près de mon domaine. Alors, je l’accueillais comme un frère. Il en était de même pour le voyageur égaré et affamé qui passait sur mes terres ; puis je me faisais un devoir sacré de donner asile au fugitif et de réconforter ceux qui avaient été dépouillés par les pillards du Réténou 13.

Pensant que je serais un émule du brave Sésostris, le prince Amounenchi m’avait élevé à la dignité de général de son armée. Et j’eus pour tâche de repousser les attaques des Bédouins pirates. Alors, comme l’avait fait le fils d’Amenemhat Ier, à mon tour et à la tête de mes guerriers, je semai le désarroi dans les rangs des Barbares qui se dressaient contre mon ami, le prince Amounenchi. Par mon bras brandissant le glaive, par mon arc, par mes plans de guerre bien dressés, je gagnai totalement le cœur de mon prince, car j’avais vaincu l’ennemi, anéanti son ravitaillement, fait de nombreux prisonniers, capturé ses esclaves et tué tous les hommes d’armes en combat loyal.

 

 

 

Par mon arc... j’avais vaincu l’ennemi.

 

 

 

Comment Sinouhé vainquit le Géant du Réténou en un duel mémorable.

 

Un jour, un colosse redoutable vint me chercher querelle et me provoquer dans ma tente. C’était un Bédouin, surnommé « le Géant du Réténou », qui allait devenir mon plus farouche adversaire.

Solitaire et d’une nature fort belliqueuse, le géant apeurait ceux qu’il approchait d’un air menaçant. Il avait, jusqu’alors, vaincu tous les chefs qui s’étaient mis en travers de sa route. Il se croyait invincible.

Jalousant mes lauriers, il avait annoncé aux gens de sa tribu : « Je me battrai avec Sinouhé et j’aurai raison de cet exilé égyptien qui a les faveurs du prince. Je pillerai ses biens et vous les distribuerai. »

Mon prince s’inquiéta de la tournure de cet évènement et me demanda un entretien. Je lui dis : « Je suis étonné des propos menaçants tenus par le Géant du Réténou à mon égard, car je ne connais pas cet homme. Je n’ai jamais violé son domicile volant, ni porté atteinte à sa personne, ni ne l’ai jamais frustré de ses biens. Seule la jalousie de me voir à ton service l’aveugle et le rend forcené. Et Amon-Râ, le dieu juste, rendra la sentence qui convient. En vérité, je suis comme un fougueux taureau qui fonce sur celui qui veut le capturer. Et je relève le défi de cet homme hanté par l’esprit du mal. »

Le duel devait avoir lieu le lendemain, à l’aurore.

Pendant la nuit, où le ciel était paré de ses étoiles, je fourbis mes armes, je bandai mon arc, j’affûtai mes flèches et mon glaive ; je m’assurai de leur bon fonctionnement...

Dès les premières lueurs de l’aube, la foule commençait à se presser sur les lieux du combat. Bientôt, il semblait que tout le peuple du Réténou se trouvât massé sur la place publique. Se tenant à l’écart de mes partisans, la tribu du géant hurlait ses imprécations contre moi et mon bienfaiteur.

Le Géant du Réténou apparut soudain. Alors, un silence impressionnant succéda aux clameurs. En voyant le colosse venir vers moi, la foule, anxieuse à mon sujet, se demanda : « Le bien-aimé Sinouhé est-il assez fort pour lutter contre le Géant ? »

Le bouclier au bras, et brandissant soit sa hache « ou sa brassée de javelots », le colosse s’élança sur moi. Mais, rapide comme l’éclair du ciel, avec mon arc je lui lançai une flèche qui alla se planter dans son cou.

Le Géant du Réténou hurla de douleur puis, vaincu par la douleur, s’écroula à terre. Me saisissant alors de sa propre hache, je l’achevai en lui fendant la tête en deux. Après avoir poussé un cri de victoire, je rendis grâces à Montou, dieu de la guerre que nous vénérons à Thèbes.

Sauf les gens du Géant qui se lamentaient sur lui, tous les Asiatiques présents manifestèrent une joie débordante, et le prince Amounenchi vint me serrer dans ses bras.

Sans tarder, j’emportai tous les biens du vaincu et renversai ainsi les rôles. Déjà riche en mes troupeaux, je devins aussitôt un puissant personnage contre lequel il apparaissait dangereux de se dresser en ennemi.

Ainsi, moi qui avais été un pauvre hère déshérité et mourant de faim sur les routes de l’exil, j’étais maintenant un seigneur rehaussé par le prestige. Et ma renommée s’étendit de l’Orient à l’Occident.

Protégé par les dieux et comblé de bienfaits en terre étrangère, riche, généreux et puissant, suis-je vraiment heureux, moi, fils d’Égypte et enfanté dans Thèbes ? Non. Et mon cœur n’est pas satisfait de battre loin de mon pays.

 

 

Où la nostalgie s’empare de Sinouhé.

 

« La vieillesse a courbé mes épaules et cassé ma voix. Mes jambes agiles sont maintenant de plomb et se refusent... Je sens venir le trépas sur cette terre d’Orient, qui n’est pas mienne dans mon esprit. Moi qui suis proche du jour où je serai conduit aux demeures éternelles 14, j’implore ton aide ô puissant dieu, Amon-Râ, toi qui m’as déjà témoigné tant de clémence en me protégeant sur les routes que j’ai arpentées comme un vagabond... Avec ma souveraine Nout, déesse du ciel, entends la prière d’un exilé et fais que je retourne en Égypte, pour mourir là où je suis né... »

Voilà le message que j’adressai au dieu suprême, un soir où les feux du couchant doraient les murs de ma résidence seigneuriale. J’envoyai aussi une supplique au pharaon, roi de tout le pays du Nil. En y joignant des présents, que l’on ne donne généralement qu’aux princes des pays étrangers et amis, Sa Majesté eut la bonté de faire transcrire un ordre royal par son scribe et de me faire parvenir cette réconfortante missive :

« Par Harus, maître des diadèmes du Sud et du Nord de la Haute et de la Basse-Égypte, fils du Soleil Levant et qui revit par la présence du roi ; par le fils de Rê, Khéperkarê Sésostris : ordre royal pour faire savoir ce qui suit au Compagnon Sinouhé.

« Tu as voyagé à travers les pays étrangers, depuis Quédem jusqu’au Réténou, et tu as été d’un pays à un autre sous la seule impulsion de ton cœur. Tu n’avais pourtant rien à craindre de moi, puisque tu n’avais pas blasphémé contre moi, ton prince, ni encouru les reproches du Conseil des notables. Je t’ai toujours gardé mon cœur pour toi, comme l’a fait aussi ta souveraine, la princesse Néfrou, devenue reine. Reviens en Égypte, Compagnon Sinouhé. Tu verras la Cour où tu as vécu et tu pourras rejoindre les Amis royaux d’autrefois.

« Ils te combleront de largesses et ensoleilleront les derniers jours que le destin t’accorde à vivre encore. Il m’est doux que tu désires achever ton existence parmi nous. Le temps approche où ton corps usé sera enduit d’huiles d’embaumement, puis recouvert des bandelettes que la déesse Tayet aura tissées pour toi. Le jour de l’inhumation, on te fera un mémorable cortège funèbre. Ton corps à l’âme immortelle sera dans une gaine en or. Au-dessus de toi on placera le symbole de Nout, déesse du ciel. Choisis parmi les plus beaux, des bœufs traîneront ton sarcophage et seront précédés de musiciens. À la porte de ton mastaba, ton éternelle demeure, on fera la danse des Mounous, puis des sacrifices autour de ta stèle funéraire. Pour toi, on lira la liste des offrandes ; pour toi, on construira ta dernière demeure en pierres blanches...

« Non, Compagnon Sinouhé, il ne faut pas que tu meures en pays étranger, que les Asiatiques t’ensevelissent dans une peau de mouton, selon leur bizarre usage, et placent ton corps sous un grossier tumulus...

« Reviens, Sinouhé. Reviens là où tu aurais dû toujours rester... »

 

 

Le retour en Égypte.

 

La lecture de l’ordre royal me plongea dans une émotion si profonde que je ne saurais trouver les mots pour la décrire.

Moi, seigneur du Réténou, je courbai la tête en signe d’humilité. Sans tarder, je répondis au vibrant et généreux appel de mon maître et l’assurai de mon dévouement et de ma reconnaissance.

Le moment vint où commencèrent les préparatifs de mon départ pour Thèbes-aux-cent-portes...

L’instant des adieux consterna le prince Amounenchi et tous mes amis du Réténou. À la joie de mon cœur se mêlait le chagrin d’avoir à quitter les Bédouins hospitaliers, mes frères d’Orient.

Après avoir pris congé du prince, je donnai mes dernières instructions aux miens et aux gens de ma nombreuse tribu. Je passai mes pouvoirs à mon fils aîné et distribuai tous mes biens au cours d’une touchante cérémonie.

Le lendemain, quand l’astre solaire se trouvait au zénith, on vint me chercher pour m’escorter sur le chemin du retour en Égypte.

Je m’acheminai vers le Sud... Je fis une halte aux Chemins d’Horus 15. L’officier égyptien qui commandait ce poste de garde-frontière envoya aussitôt un message à la Cour pour informer le roi de mon arrivée en ce lieu. Alors, Sa

 

 

 

Bientôt, je pris place sur un bateau...

 

 

Majesté dépêcha un intendant du domaine royal et l’envoya à ma rencontre. Il était suivi de navires chargés de présents pour les Bédouins qui m’avaient protégé et escorté jusqu’à la frontière et le Nil.

Bientôt, je pris place sur un bateau et je fis voile.

Pendant le voyage sur le fleuve, des serviteurs mis à mon service pétrirent et filtrèrent la bière 16 en attendant mon arrivée aux bords d’Itou, la très ancienne cité royale de la XIIe dynastie, au sud de Memphis.

 

 

Réception de Sinouhé par le roi et les princes.

 

J’étais arrivé au terme de mon voyage.

Le lendemain, à la pointe du jour, on vint me chercher. Dix hommes d’armes se présentèrent devant moi avec déférence. Leur officier me fit faire escorte et conduire au palais royal.

Les enfants royaux se tenaient devant les marches du palais, face à la rangée des sphinx. Ils me firent un touchant accueil. Après quoi, deux hauts dignitaires et Amis du roi me firent traverser la salle hypostyle 17 et me conduisirent au cabinet préféré du pharaon.

Sa clémente Majesté était assis sur un trône d’or massif et ouvragé. À la vue de Sésostris, mon émotion fut si forte que je perdis connaissance. Alors, Sa Majesté se tourna vers un de ses Amis et lui dit gravement : « Relève-le, afin qu’il puisse me parler en digne attitude. » Quand j’eus repris mes sens, le roi me dit : « Te voilà donc revenu, toi qui as pris la fuite et vagabondé à travers les pays étrangers ? Je devrais être courroucé, Compagnon Sinouhé, car tu as failli en t’esquivant et en t’exilant sans raisons. Mais ton grand âge et les élans du cœur plaident en ta faveur. Allons ! parle et ne laisse pas les questions sans réponse...

– J’eus peur, autrefois. Et je ne saurais en expliquer les raisons. Suis-je donc fautif d’une fuite ordonnée par Amon-Râ, Grand Maître de nos destinées ? Mais me voici devant toi, mon juge. Que Ta Majesté ordonne ce qui lui plaira. »

Le roi fit un signe. Aussitôt, la reine et les enfants royaux s’approchèrent. D’un air moqueur, il leur dit : « Voyez un peu ! Mon Compagnon Sinouhé est revenu transformé en Asiatique ! Il est semblable à un fils de Bédouin ! »

Ma reine, la belle Sénéfrou, voyait toujours en Sinouhé son Ami des temps passés. Elle ne pouvait admettre que je fusse une créature à l’image des Bédouins ! Loin de se moquer, les enfants royaux s’apitoyèrent sur moi.

Émus, ils dirent au pharaon : « Non, Souverain Maître, le vénérable Sinouhé qui fut le grand Vizir du prince Amounenchi n’est pas pareil à un Bédouin ! »

Mais le roi ne parut vouloir démordre. Les enfants royaux avaient apporté avec eux leurs crécelles, leurs colliers-ménit et leurs sistres 18. Ils présentèrent leurs instruments de musique à Sa Majesté puis chantèrent cet hymne à sa louange :

« Que tes mains se tendent 19 vers la Dame du Ciel et des étoiles... Que la déesse d’or aux emblèmes protecteurs te guide vers la beauté et t’incline à l’indulgence de tes jugements, toi sur qui reposent le diadème du Sud et celui du Nord. Et que l’uraeus 20 soit placée à ton front. Tu as tenu tes sujets à l’abri du mal, car Rê, maître du Double Pays, t’est favorable. Dépose tes flèches et ton arc et donne le répit à Sinouhé, qui est étreint par l’angoisse. Cette faveur pour lui sera notre belle récompense. Et s’il a fui 1’Égypte, jadis, ce fut par crainte de toi. Et celui qui te contemple ne doit plus trembler de peur. »

Ce chant apaisa l’irritation de mon roi. Sa Majesté déclara aux enfants royaux : « Que Sinouhé soit rassuré et n’ait plus aucune crainte. Que l’on conduise mon Compagnon au logis des nobles courtisans, parmi les Amis du Cercle royal, et qu’il y vive en sage entre les sages. »

Avec beaucoup d’égards, on m’installa dans un logis somptueux. Il y avait là une « salle fraîche et des images divines de l’horizon 21 », ainsi qu’une « salle du matin » cabinet de toilette. On mit à ma disposition des vêtements de lin royal, des parfums, des onguents comme l’oliban 22, de l’huile fine des oliviers, et non pas celle de ricin utilisée couramment par le peuple. On me débarrassa de la vermine et des loques bédouines qui couvraient mon corps flétri par les ans accumulés. Peigné avec soin, rasé et revêtu de belles étoffes, tel était maintenant Sinouhé, celui qui avait eu une étrange vie au pays du Réténou et des Coureurs des Sables.

On me fit don d’une maison de campagne, ainsi que d’un terrain où devait s’établir ma nécropole. Le chef des tailleurs de pierres de pyramides, celui des dessinateurs et des sculpteurs mirent tout en œuvre afin que je fusse doté d’un riche tombeau muni de tout le mobilier nécessaire. Ainsi qu’on le fait pour un Ami du premier rang, on prit soin que des terres cultivées fussent en face de ma tombe, car il faudra nourrir mon Double après ma mort. Des offrandes, des victuailles et des objets familiers seront déposés près de moi, dans ma tombe. Sur les murs on peindra des scènes qui offriront le spectacle de ce qu’aura été ma vie terrestre.

Sa Majesté a fait faire ma statue : elle est plaquée d’or, avec une jupe en or fin. Ainsi, j’ai été l’objet des faveurs du roi jusqu’au jour de mon trépas.

Le livre de ma vie, du commencement jusqu’à la fin, s’est achevé. On le trouvera en écritures dans mon tombeau.

 

 

Henri ISELIN, Légendes de l’Ancienne Égypte,

Fernand Lanore, 1960.

 

 

 

 

 

 

 



1 Notre héros n’est pas un personnage imaginaire. Ses aventures furent agréablement romancées et contées à ses contemporains. Le nom propre Sinouhé signifie « fils du sycomore ».

2 Ainsi appelait-on celui qui était du clan aristocratique.

3 Sésostris, véritable nom des pharaons appelés Ousirtesen, c’est-à-dire des principaux rois égyptiens appartenant à la XIIe dynastie.

4 C’est-à-dire la Palestine et la Syrie, en ce temps-là.

5 Mastaba : tombeau important des particuliers et grands seigneurs. Le mastaba était de forme quadrangulaire et pyramidale.

6 Amon-Râ (ou Ré) : dieu soleil, astre créateur, uni à Amon, dieu de Thèbes ; dieu suprême et créateur de toutes choses.

7 Osiris : dieu du Nil et protecteur des morts.

8 Timbiou : Nordiques venus d’Europe, par Gibraltar. Voisins de l’Égypte, dans la contrée que, plus tard, les Grecs appelleront la Libye (du nom d’un des « peuples de la mer », les Libous, apparentés aux anciennes populations de la vallée du Nil).

9 Khamsin : nom des vents brûlants en Égypte. Au Sahara, ces vents s’appellent le simoun.

10 Signifiant : « La grande étendue ».

11 Nom d’origine sémitique.

12 ... ou « étrangers ». Selon les écrits laissés par Sinouhé, le mot « Barbares » désignait les Orientaux et tous les non-Égyptiens.

13 C’est-à-dire de Syrie, rappelons-le.

14 Les anciens Égyptiens appelaient ainsi les tombeaux, tandis qu’ils nommaient hôtellerie leur demeure terrestre.

15 Désignation d’une forteresse, sur la route des caravanes, non loin de l’El-Kantara actuel, à la frontière de la Syrie et de l’Égypte.

16 L’opération consistait à pétrir une pâte faite avec de l’eau et de la farine d’orge, puis à la filtrer dans une jarre. Cette bière acide devait être bue presque aussitôt.

17 C’est-à-dire à colonnes.

18 Qui étaient les attributs d’Hathor, déesse de la Beauté (assimilée plus tard à Aphrodite et Vénus).

19 Ici, les enfants royaux miment les gestes et jouent le rôle d’Hathor, laquelle tendait ses mains vers le roi qu’elle désirait protéger.

20 Représentation du serpent naja qui ornait la coiffure des pharaons.

21 C’est-à-dire un endroit où les aliments et l’eau étaient à l’abri de la chaleur et des mouches. Il était décoré d’images célestes.

22 Ou encens mâle. Gomme résineuse et aromatique tirée d’arbrisseaux d’Arabie (Yémen), pays où régnera la célèbre reine de Saba, mille ans plus tard.

 

 

 

 

 

 

 

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