Le chemin de la vie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis JAMMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN poète s’assit un jour à une table pour écrire un conte. Aucune idée ne lui venait, mais il était joyeux, parce que le soleil éclairait un géranium sur la croisée, et qu’au milieu de la croisée, ouverte et bleue, une mouche volait.

Tout à coup sa vie lui apparut. Elle était une grande route blanche qui, partie d’un bosquet noir où riaient des eaux, aboutissait à une petite tombe calme envahie de ronces, d’orties et de saponaires.

Dans le bosquet noir, il reconnut l’ange gardien de son enfance. Il avait des ailes dorées comme une guêpe, des cheveux blonds et une figure calme comme l’eau d’une citerne un jour d’été.

L’ange gardien dit au poète :

– Te souviens-tu de quand tu étais petit ? Tu venais ici avec ton père et ta mère qui pêchaient à la ligne. La prairie, non loin, était chaude et pleine de jolies fleurs et de sauterelles. Les sauterelles ont l’air de brins d’herbes cassés qui marchent. Veux-tu revoir, ami, cet endroit ?

Le poète répondit; Oui.

Et ils s’en furent ensemble jusqu’à la rivière bleue sur laquelle il y a le ciel bleu et des noisetiers noirs.

– Voici ton enfance, dit l’ange.

Et le poète regarda l’eau, pleura et dit :

– Je ne vois plus se refléter ici les douces figures de mon père et de ma mère. Ils s’asseyaient sur la rive. Ils étaient calmes, bons et heureux. Moi, j’avais un tablier blanc que je salissais toujours, et maman l’essuyait avec son mouchoir.

Bon ange, dis-moi ce que sont devenus les reflets de leurs douces figures ? Je ne les vois plus. Je ne les vois plus.

À ce moment, un joli bouquet de noisettes sauvages se détacha d’un coudrier et flotta, suivant le fil de l’eau.

Et l’ange dit au poète :

– Le reflet de tes père et mère a suivi le fil de l’eau comme ces jolis fruits. Car tout cède au courant, les objets et les apparences. L’image de tes doux parents s’est fondue en l’eau, et ce qui en reste s’appelle souvenir. Recueille-toi et prie. Et tu vas retrouver les images bien-aimées.

Et comme un martin-pêcheur d’azur filait sur les roseaux, le poète s’écria :

– Mon ange ! N’est-ce point que je vois passer dans les ailes de cet oiseau, la couleur des yeux de ma mère ?

Et l’être divin :

– Tu l’as dit. Mais regarde encore.

Et du haut d’un arbre où une tourterelle avait fait son nid, une plume, légère et blanche tomba, volante, en tournoyant sur l’eau.

Et le poète s’écria :

– Bon ange ! Ce duvet si blanc n’est-il pas la douceur pure de ma mère ?

Et l’être divin :

– Tu l’as dit.

Un léger souffle rida l’eau, fit bruire les feuillages.

Et le poète demanda :

– N’est-ce pas la voix douce et grave de mon père ?

Et l’être divin :

– Tu l’as dit.

 

*

*   *

 

Alors ils continuèrent de marcher sur la route qui sortait du bosquet et longeait la rivière. Et bientôt, sous le soleil, la route devint blanche. Elle était pareille à une nappe de Sainte-Table. À droite et à gauche, les sources cachées faisaient un bruit de clochettes pieuses. Et l’ange dit :

– Reconnais-tu ce passage de ta vie ?

– Voici, répondit le poète, le jour de ma première communion. Je me souviens de l’église, des figures heureuses de ma mère et de ma grand-mère. J’étais à la fois content et triste. Avec quelle ferveur je m’agenouillai ! Des frissons passaient dans mes cheveux. Et le soir, au repas de famille, on m’embrassait en disant : C’était le plus beau.

Et, à ce souvenir, le poète fondit en sanglots. Et, pleurant ainsi, il était beau comme au jour de la belle cérémonie. Ses larmes coulaient à ses mains, comme une eau bénite.

Et ils continuèrent de marcher sur la route.

 

*

*   *

 

Le jour baissait un peu. Les peupliers souples ondulaient doucement le long des fossés. L’un d’eux, au loin, au milieu d’une prairie, ressemblait à une grande jeune fille. Et le ciel se teignait si délicieusement qu’il était pâle et bleu comme une tempe de vierge.

Et le poète songea à la première femme qu’a avait aimée.

Et l’ange gardien lui dit :

– Cet amour fut si pur et douloureux qu’il ne m’offusqua point.

Et tandis qu’ils cheminaient, l’ombre était douce. Des agneaux passaient. En voyant la douleur du poète, l’être divin eut un sourire grave et doux comme celui d’une mère malade. Et ses ailes d’or frémissantes chassaient les souffles du soir.

 

*

*   *

 

Bientôt les étoiles s’allumèrent dans le silence.

Et le ciel ressemblait à un lit paternel entouré de cierges et de douleurs muettes. Et la nuit avait l’air d’une grande veuve à genoux sur la terre.

– Reconnais-tu ceci ? dit l’ange.

Et le poète ne répondit point et s’agenouilla.

 

*

*   *

 

Ils arrivèrent enfin à l’endroit où se terminait la route, près de la petite tombe calme envahie de ronces, d’orties et de saponaires.

Et l’ange dit au poète :

– J’ai voulu t’enseigner ton chemin. Voici où tu dormiras, non loin des eaux. Elles t’apporteront, tous les jours, l’image de tes souvenirs : l’azur du martin-pêcheur semblable aux yeux de ta mère; le duvet de la tourterelle pareil à sa douceur; l’écho des feuillages pareil à la voix grave et calme de ton père; le reflet de la route, blanche comme ta première communion; la forme souple comme un peuplier de celle que tu aimas.

Enfin, les eaux t’apporteront la grande Nuit lumineuse.

 

 

Francis JAMMES, Le roman du lièvre, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

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