De la charité envers les bêtes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis JAMMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Adrien Mithouard.

 

 

IL Y A, dans le regard des bêtes, une lumière profonde et doucement triste qui m’inspire une telle sympathie que mon âme s’ouvre comme un hospice à toutes les douleurs animales.

Telle rosse plate qui sommeillait, la bouche à terre, sous la pluie nocturne, devant un café; l’agonie d’un chat écrasé par une voiture; un moineau blessé réfugié en un trou de mur sont autant de souffrances qui, à jamais, sont en mon cœur. N’eût été le respect humain, je me fusse agenouillé devant de telles patiences, de telles tortures, car j’avais la vision d’un nimbe entourant les têtes de ces êtres douloureux, nimbe réel, grand comme l’univers, qu’y posait Dieu.

Hier, je regardais, dans une foire, tourner des animaux de bois. Il y avait, parmi eux, un âne. À cette vue, j’ai failli pleurer, parce qu’il me rappelait ses frères vivants que l’on martyrise.

J’avais besoin de prier, de dire : Petit âne, tu es mon frère. On dit que tu es bête parce que tu es incapable de faire de mal. Tu vas d’un petit pas. Tu as l’air de penser, lorsque tu marches, ceci; Voyez ! Je ne peux pas aller plus vite... Les pauvres se servent de moi parce que l’on ne me donne pas beaucoup à manger. Petit âne, l’aiguillon te pique. Alors tu te presses un peu plus, mais pas beaucoup. Tu ne peux pas plus... Tu tombes quelquefois. Alors, on te bat, on tire sur la corde qui s’attache à ta bouche, si fort que tes gencives se relèvent et laissent voir tes pauvres dents jaunes brouteuses de misères.

Dans cette même foire, j’entendis une musette criarde. F... me demanda : Est-ce que ça te rappelle des musiques africaines ? – Oui, lui répondis-je. À Touggourt, les musettes avaient un nasillement semblable. Ce doit être un Arabe qui joue. – Entrons, fit-il, dans la baraque... On y voit des dromadaires.

Une douzaine de petits chameaux, serrés comme des sardines en baril, abrutis, tournaient dans une sorte de fosse. Eux, que j’avais vus dans le Sahara, ondulant comme des vagues et n’ayant autour d’eux que Dieu et la Mort, je les retrouvais là, ô misère de mon cœur ! Ils tournaient, tournaient encore dans cet étroit espace, et la douleur qui d’eux montait vers moi était comme un vomissement vers les hommes. Ils allaient, allaient toujours, fiers comme des cygnes pauvres, nimbés de désolation, couverts de pagnes grotesques, bafoués par des femmes qui dansaient, levant leur pauvre col vermineux vers Dieu et les feuilles miraculeuses de quelque oasis de délire.

Ah ! prostitution des êtres de Dieu ! Plus loin des lapins étaient en cage; plus loin des poissons rouges en loterie nageaient en des ballons de chimie au goulot si étroit que F... me demanda; Comment les y a-t-on pu entrer ? – En pressant un peu, lui dis-je. Plus loin des volailles vivantes, en loterie aussi, étaient entraînées par le mouvement d’un tourniquet. Au milieu d’elles, saisi d’une peur folle, un petit cochon de lait se tenait à plat ventre.

Poules et poulets, pris de vertige, criaillaient et se mordaient les uns les autres, affolés. Et mon compagnon me fit remarquer des poules mortes et plumées qui étaient suspendues auprès de leurs sœurs vivantes.

Mon cœur se soulève à ces souvenirs. Une immense pitié m’envahit.

Ô poète, prends en ton âme, pour les y réchauffer et les y faire vivre en bonheurs éternels, ces bêtes souffrantes.

Prêche la parole simple qui donne la bonté aux ignorants.

 

 

Francis JAMMES, Le roman du lièvre, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

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