Couleur de pluie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Victor de KEYSERLING

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Je présente une vie basse et sans lustre: c’est tout un. »

(Montaigne)

 

« ... attendri par la pensée d’un passé mal

rempli, de tant de fautes, de tant de querelles,

de tant de choses à se cacher réciproquement... »

(Baudelaire)

 

 

 

JE M’ARRETAI enfin, les tempes battantes, au cœur de l’ombre fraîche qui sentait la pierre mouillée. L’absolu silence, la lueur délicatement teintée des vitraux ensoleillés, cet arome subtil de pierre qui s’évapore, – plus frappant que le parfum des fleurs et que l’odeur d’encens et de cierge dont s’était imprégnée l’étoffe des prie-Dieu et des bannières, – tout cela figeait en moi mon élan, et il me semblait que dans ma tête l’émotion grésillait comme une lame chauffée à blanc que l’on trempe.

J’accomplis instinctivement les gestes rituels, esquissant un début de génuflexion, m’effleurant d’un hâtif signe de croix. Tout au fond de la nef, je devinais un scintillement sourd au-dessus d’une large tache claire; plus près, à gauche, la vrille tourmentée d’un cep enlaçait, de son bois poli à la patine huileuse, une des colonnes qui jaillissaient vers la voûte. D’antiques peintures s’éteignaient sous leurs propres ténèbres; une dernière teinte vive, un timide éclat d’or ou de pourpre y vibraient encore, mais à peine, comme un espoir de grâce à travers les mortifications, avant d’être engloutis par l’obscurité envahissante qui sourdait de la toile craquelée: l’effroyable maigreur de Job fondait sous le même enduit, d’une noirceur rougeâtre, que l’hallucinante pâleur de Lazare et que l’ardente beauté de la fille d’Hérodiade. Et cette victoire du temps rayonnait alentour, grêlant les cadres massifs d’infimes orifices où s’opérait un travail inlassable, contaminant les parois sous-jacentes d’une lèpre soigneusement effacée, ramenant à l’état de poussière l’édifice tout entier avec la patience et la douceur infinies de ce à quoi il n’est pas de résistance. Bien qu’à travers les métamorphoses de sa lente défaite la matière trouvât à s’épanouir ici en beautés nouvelles et insoupçonnées, cette désagrégation permanente ne laissait pas d’oppresser l’observateur, ramené soudain à la conscience de sa propre durée. Et pour peu qu’à ce rappel du néant il s’en ajoutât un autre plus direct encore et plus barbare... Je passai dans mon col un doigt de la main qui n’enserrait pas le journal, et m’efforçai de reprendre haleine. L’accablant soleil, duquel je m’étais déshabitué, avait failli me terrasser sur la place. Personne, à part moi, ne s’était risqué dehors à pareille heure, et bien des regards soupçonneux, attirés par la sonorité de mes pas à travers les rues engourdies, avaient dû me suivre dans les petits miroirs accrochés aux volets entr’ouverts des maisons obscures, tandis que j’allais devant moi, sans chapeau, comme un halluciné. J’étais arrivé. J’étais à pied d’œuvre. Plus rien ne me pressait. Je permis longuement à mon regard de s’accoutumer à la pénombre.

Devant moi s’étalaient des dalles à moitié usées, où le dessin gracile des gisants, des blasons, les inscriptions latines avait été piétiné par plusieurs générations de mes concitoyens. En agrandissant en église la chapelle primitive des Évêques, on avait étendu le plancher autour des tombes, mais aucune délimitation n’était venue les protéger; à travers des dizaines et des dizaines d’années, le pieux troupeau dominical avait foulé aux pieds, dégradé les effigies de marbre blanc, défiguré les prélats défunts sculptés en bas-relief, la grande croix pectorale serrée à deux mains sur leurs ornements sacerdotaux. Pas un seul parmi les correspondants de revues d’art européennes qui avaient afflué ici récemment ne s’était aperçu de cela, et n’avait suggéré que l’on restaurât ces précieux vestiges ou que l’on protégeât tout au moins ce qu’il en subsistait. Dessinateurs, photographes, critiques s’étaient extasiés devant la Madone à la feuille d’érable, et il avait semblé que leur capacité d’admiration, leur puissance de vision fussent tellement minimes que plus rien, du moment que leurs aspirations esthétiques étaient comblées par cette statuette en grès flammé, ne pouvait accrocher leur regard.

Elle luisait comme du miel, longue, d’une émouvante pureté de ligne, dans une haute niche à la droite du transept. Autour d’elle, la blancheur de la nappe et les lambris fumeux se rehaussaient d’une clarté nacrée; elle se nimbait d’un halo d’azur et d’or. Je m’en approchai une fois de plus, les mâchoires serrées douloureusement. Il n’était pas un pli de la robe piquée d’étoiles, pas une des fossettes, miraculeusement petites, de la minuscule main épanouie en une feuille d’arbre incarnat frangée de vert, qui ne me fussent aussi connus, et plus encore, qu’à celui qui les avait modelés. Involontairement je fronçai les sourcils, comme si j’eusse espéré, en scrutant aussi attentivement la radieuse petite statue, l’obliger à répondre à une question informulée. Son doux et mystérieux sourire; l’exquise ombre violette de ses paupières pudiquement baissées; la courbe parfaite de ces joues qu’on eût dites mates comme une pêche, bien qu’elles fussent de la même matière que les mignons pieds nus, étincelants comme de la laque, posés sur un nuage; le soupçon de chevelure ardente, échappé au voile diaphane sur quoi reposait un filigrane d’or en forme de couronne, – ces deux mèches d’un beau blond Titien, séparées au sommet du front par la raie médiane, et qui suffisaient à illuminer la silhouette entière d’un reflet flamboyant de cuivre rouge, – tout était d’une grâce, d’une légèreté qui donnaient envie de danser, de bondir et de s’ébattre comme un jeune poulain dans l’expression d’une joie insurpassable.

Du moins était-ce ainsi que m’était toujours apparu le chef-d’œuvre. Mais à présent je l’étudiais avec une attention fébrile, avec une curiosité intense aussi, comme on examine le portrait d’un ami dont on a soudain appris qu’il a eu une destinée tragique ou merveilleuse, et comme si l’image de ce qu’il fut du temps où on le trouvait insignifiant, aimable ou antipathique, devait révéler soudain, revue à la lumière de cette connaissance nouvelle, l’explication de tout ce qu’il deviendrait.

Une torsade blanche ceignait la taille très mince de la Vierge en céramique; l’élégante envolée des jambes se devinait sous la soie pâle, imitée dans ses chatoiements les plus fugitifs. Toutes les nuances de la palette de l’émailliste se mariaient en une sorte de brume colorée, où dominaient les vapeurs les plus immatérielles du bleu; mais en dépit de ces teintes multiples, la Madone à la feuille d’érable paraissait avoir été ciselée dans un bloc d’ambre translucide.

Son expression était celle, idéalisée, de la jeune fille refermée, comme la pulpe d’un fruit autour de son noyau, sur le premier grand secret de son existence. L’ange avait parlé, mais l’Esprit saint se faisait encore attendre; l’adolescente à la chair limpide se souriait à elle-même de ce qu’elle savait, et déjà un peu à Celui qui naîtrait d’elle. Elle tenait la feuille d’arbre dans sa main gauche, droite sur sa tige lisse et capricieusement découpée, entre les seins sphériques et haut-placés qui bombaient sous le corsage. L’autre main, à bout de bras, était imperceptiblement détachée de la cuisse, les doigts un peu écartés et pliés comme pour se poser, déjà, parmi de petites boucles blondes.

Je m’aperçus que je hochais la tête, tel un vieil homme qui a perdu la maîtrise de soi et soliloque doucement. Tout ici était immuable: et à quoi donc m’étais-je attendu ? Comment le souvenir du portrait de Dorian Gray m’avait-il empoigné si vivement, par quelle étrange aberration avais-je cru pouvoir, durant un instant d’égarement, reporter la fiction poétique dans le cadre de la vie ?

Dans cette partie de l’église, l’air était alourdi par les fleurs innombrables qui s’épanouissaient dans des vases de cristal. Elles étaient renouvelées, augmentées sans cesse; cet hommage à la Madone était, matériellement, le seul qu’elle reçût en ce lieu, mais il était d’une largesse telle (sinon d’une absolue sûreté de goût), qu’à en juger par lui elle devait se savoir très aimée, profondément vénérée par les habitants d’Abdon-du-Québec, et peut-être une pointe de satisfaction entrait-elle dans cet allègre retroussis des lèvres de corail. Heureusement pour elle, songeai-je dans l’amertume dont les remous soudains me montaient à la tête, que son regard baissé l’empêchait de voir les porteuses de gerbes, sèches et cancanières, ou bien opulentes et prétentieuses. D’un soupir désolé, elle eût fait se faner toutes ces fleurs autour d’elle, pour ne pas respirer les bouquets que toutes ces serres de rapaces, ces paumes moites et maladives, ces mains encore impures alors qu’elles étaient déjà toutes parcheminées, avaient maniés à son intention...

 

 

 

 

Victor de KEYSERLING.

 

Paru dans Liaison en 1949.

 

 

 

 

 

 

 

 

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