Oulana

 

NOUVELLE POLÉSIENNE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph-Ignace KRASZEWSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

 

Depuis quelques années, il s’est produit en France un vif élan vers la connaissance des langues et des littératures slaves. Si un second Shakespeare naissait en Angleterre, deux siècles ne se passeraient plus avant qu’il n’eût trouvé, de l’autre côté du Détroit, de bons traducteurs et une équitable appréciation de son génie. Aujourd’hui la France accorde des lettres de grande naturalisation à plus d’une illustration étrangère. Il est rare qu’elle s’y décide sans une hésitation d’ailleurs très naturelle. Son culte des gloires étrangères lui a procuré quelques mécomptes. Elle leur reste fidèle, dès qu’elle les a accueillies dans son Panthéon, mais elle les condamne parfois à un stage assez long. Elle a besoin souvent que, comme le ciel, on la prenne d’assaut. Or, les auteurs slaves en général et les auteurs polonais en particulier n’ont cure d’imposer leur réputation au dehors et ignorent l’art de se faire valoir. Il faut, pour les mettre en lumière, des circonstances spéciales, sans lesquelles, si renommés qu’ils soient dans leur patrie, ils restent dans l’ombre à Paris. Voilà comment on soupçonne à peine en France l’étendue du talent de J.-I. Kraszewski, quoique sa réputation en Pologne date de loin et ne fasse que grandir.

Ses œuvres, croyons-nous, iront mieux, au cœur du public français aujourd’hui que si elles eussent été traduites dès leur apparition. Les destinées de la Pologne impriment à sa littérature un cachet de mélancolie qui correspond davantage aux dispositions de la France actuelle.

J.-I. Kraszewski, le plus illustre romancier polonais contemporain, est né à Varsovie, le 27 juillet 1812, dans cette année mémorable chantée par Adam Mickiewicz, et où, dit ce poète, « tous les cœurs agités d’étranges pressentiments, comme si l’on touchait à la fin du monde, étaient en proie à une attente mêlée de tristesse et de joie ». Les parents de Kraszewski avaient quitté la Lithuanie pour aller se mettre dans la capitale, à l’abri des horreurs de la guerre.

Cette guerre aboutit à une déroute franco-polonaise. Les espérances immédiates des Polonais étaient déçues. Ils se replièrent sur eux-mêmes. Le labeur moral remplaça les travaux guerriers. Les germes semés par l’épopée napoléonienne, fructifiant dans les âmes, mûrissaient au milieu du grand silence qui succéda au fracas des victoires et devaient s’épanouir dans la littérature. Un courant de vie circula dans les livres et détermina ce mouvement que couronna, presque simultanément en France et en Pologne, la révolution de 1830.

L’insurrection polonaise fut écrasée par les Russes. D’entre les auteurs polonais, les uns quittant en armes leur terre natale et réfugiés dans des contrées libres, s’y livrèrent à l’apostolat de la nationalité. Les autres étaient mis en demeure de maintenir, sous l’œil des Russes, le feu sacré dans le pays même. Tâche infiniment ardue, car la lourde main de la censure cherchait à étouffer les moindres manifestations de la vie. Le roman, par le rôle qu’y joue la fantaisie, échappait le plus facilement à cette inquisition d’État. Il préserva les classes supérieures du péril de se dénationaliser en étant réduites à la lecture d’ouvrages étrangers. Il aida la nation à suivre le précepte socratique de se connaître elle-même. Il attaqua de biais ses erreurs, et insensiblement la ramena au devoir.

J.-I. Kraszewski fut au premier rang de ces tuteurs de l’esprit national. Les chefs-d’œuvre de la pléiade des poètes polonais exilés pénétraient difficilement dans le pays, où la possession d’un volume défendu vous exposait à la Sibérie. Ils y circulaient cependant. C’étaient de précieuses gouttes de rosée pour les âmes altérées, mais il fallait au gros des lecteurs un pain quotidien spirituel. Des écrivains fournirent cet aliment à une génération menacée d’une effroyable disette, service dont on ne sentit point de suite l’immensité. Ils fournirent un aliment abondant et sain, en dépit d’un régime intéressé à provoquer et à protéger les falsifications. Les efforts de l’ennemi pour débiliter la Pologne se brisèrent en partie contre des ouvrages conçus en apparence en dehors de toute idée de propagande, mais qui constituaient un instrument puissant de moralisation.

Quand Alexandre Dumas père lançait dans la circulation plusieurs centaines de volumes, il allégeait un nombre incalculable d’heures d’ennui aux désœuvrés de l’Europe entière. Les cinq cents volumes lancés par J.-I. Kraszewski avaient en Pologne une portée plus haute. En plein terrorisme moscovite, il maintenait la tradition nationale, il décrivait d’une plume enchanteresse ce double domaine spirituel et territorial que ses compatriotes avaient à sauvegarder de l’absorption russe.

Il ne s’acquittait pas d’un métier. « L’homme, a-t-il écrit, ne peut trouver dans les livres que ce qu’il a en lui-même. » Il s’agissait donc pour lui de développer ce que ses compatriotes avaient en eux-mêmes. Il était dès lors interdit à cet auteur de mener sa vie comme une semaine folle de carnaval, de jeter l’or par les fenêtres, en ayant une meute de créanciers attachée à ses trousses. S’il y a des pages hâtives chez Kraszewski, c’est la fièvre de l’esprit qui le talonne et non pas les libraires. Très primesautier, il s’intéresse à dix sujets, les conduit de front et garde du temps de reste. Il se délasse de la composition de ses romans en prodiguant aux journaux des chroniques nourries de ses lectures quotidiennes et qui le montrent à l’affût de la moindre nouveauté polonaise. Sa plume est doublée d’un crayon. Il a lui-même illustré plusieurs de ses ouvrages. Sa bienveillance l’a rendu l’avocat consultant d’une foule de débutants qu’il a aidés de ses avis et de ses relations, sans prélever sur eux cet impôt onéreux qui s’appelle la collaboration. Kraszewski n’eut garde d’avoir des collaborateurs, d’écrémer les manuscrits des jeunes gens ; son nom n’a pas couvert une marchandise qui ne lui appartînt pas, sa maison ne fut pas une de ces officines où des préparateurs diluent la prose d’un patron pour multiplier les volumes. Jusqu’ici la littérature polonaise s’est abstenue de ces procédés commerciaux si préjudiciables aux lettres, qui rabaissent les écrivains et stérilisent leurs œuvres. Qualités négatives, dira-t-on ; soit ! Seulement le mercantilisme est un tel danger pour les lettres, qu’il faut savoir gré aux auteurs qui s’en préservent, qui ont le respect de leur plume et qui ne consentent pas à spéculer sur leur réputation.

Kraszewski, loin d’étourdir ses lecteurs, exerçait sur eux une action salutaire. Le gentilhomme qui ouvrait un de ses ouvrages, sans autre dessein que de tuer le temps, ne le refermait pas sans avoir rougi de sa vanité, de son indolence, de sa morgue. L’auteur promène le riche dans les ruelles des petites villes, l’introduit dans la cabane des paysans et dans le taudis des juifs. Il exalte les vertus des petits et les oppose aux faiblesses des grands. Une de ses nouvelles nous montre le génie naturel d’un pauvre paysan. Dans Ostap Bondarczuk, nous voyons un parallèle entre un fils de grand seigneur et un fils de paysan, tout à l’honneur de ce dernier. Un autre de ses romans nous initie aux mœurs des Tsiganes. Plusieurs de ses romans dépeignent les mœurs des juifs polonais. Kraszewski ne se laisse pas glisser sur la pente facile du dénigrement de cette race. Il en signale, au contraire, les éminentes qualités. Dans un de ses romans, Sarah, l’héroïne, est juive. C’est un de ses types féminins les plus beaux et qui semble une sœur cadette de la Rébecca d’Ivanhoé. Le romancier travaille ainsi au rapprochement des races que la Providence a juxtaposées en Pologne.

On accuse fréquemment la Pologne de penchants aristocratiques. Les romans de Kraszewski sont une censure indulgente, mais perpétuelle, de l’esprit de caste. II a intitulé : Morituri, la description d’une de ces familles dotées de toutes les vertus du passé et dénuées des essentielles vertus du présent, ce qui les voue fatalement à la destruction. Il a intitulé : Resurrecturi, l’histoire du dévouement d’une jeune fille qui renonce au bonheur personnel pour épargner la ruine à toute une famille et faire de ses frères des citoyens utiles à la société. Transformer par le sacrifice et par le travail les inutilités sociales en éléments de progrès est un des thèmes préférés de l’auteur. Il excelle à saisir les divers aspects des mœurs polonaises qu’il scrute avec la même tendresse artistique que Walter Scott à montrait l’endroit des mœurs écossaises disparues. Seulement Walter Scott songeait non à ressusciter l’Écosse, mais à amuser l’Angleterre en lui exhibant des tableaux d’une originalité piquante : en écrivant, c’est Londres surtout qu’il se proposait de charmer, tandis que Kraszewski crispe Saint-Pétersbourg.

J.-I. Kraszewski avait déjà publié quelques essais avant l’ébranlement de 1830. Pendant la lutte, il fut emprisonné par les Russes, puis relâché. Le premier roman de lui qui ait eu du succès date de 1834. Il a abordé tous les genres : il est poète, historien, archéologue, mais romancier par dessus tout. Il est heureux pour lui qu’il ait longtemps habité soit la campagne soit de petites villes. Il observa les diverses classes de la société, s’initia à leurs mœurs et les décrivit sans flatterie ni dénigrement. Il burina des paysages qui ont le relief de certaines descriptions du Berry par George Sand. C’est la nature de la Wolhynie qui a ses préférences. Malgré la sobriété du trait, on devine que ce ne sont point là des esquisses de fantaisie et que la ressemblance est frappante.

Kraszewski n’emploie pas son imagination à bercer l’esprit du lecteur comme Dumas père, ni sa pénétration à disséquer des phénomènes physiologiques, comme Dumas fils. Il se rapprocherait davantage des romans tels que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, ou Le Compagnon du tour de France de George Sand ; mais il se garde de préconiser aucun système. Il lui suffit d’émouvoir de pitié envers le pauvre l’âme du lecteur ou d’amener ce lecteur à réfléchir au vide de son existence. Il ne chapitre pas directement le monde au milieu duquel il vit, ses admonestations impersonnelles ne les atteignent pas moins. Ses héros de romans parlent pour lui. Dans ses Maladies du siècle, il stigmatise la soif du luxe et l’industrialisme. En Pologne, plus d’un opulent thésauriseur prétend qu’on ne doit à son pays que de s’enrichir, puisqu’on augmente de la sorte le bien-être général, sophisme auquel on peut, neuf fois sur dix, opposer ce beau mot du théosophe Saint-Martin : « Communément les grands et les riches ne sont que les Gengis-Khan du monde, tandis qu’ils ne devraient en être que les modèles, les soutiens et les bienfaiteurs. »

Balzac qualifiait son œuvre de Comédie humaine : il riait, dans la coulisse, des acteurs qu’il mettait en scène. L’œuvre de Kraszewski serait plutôt l’École nationale. Ses volumes sont autant de facettes d’un miroir où il contraint la société à examiner les vices et les faiblesses qui la minent et qui sont en partie un legs du passé, en partie une conséquence des funestes conditions du présent.

Il n’a pas non plus été qu’un homme de lettres. Dans la première moitié de sa carrière, il s’occupa d’administration foncière, plus tard il dirigea un grand journal et, à l’époque des manifestations de Varsovie de 1861, il fut l’un des membres de la délégation à laquelle les Russes troublés abandonnèrent un moment le soin de maintenir la sécurité à Varsovie. Sans pousser le pays à un soulèvement prématuré, il comprit que les témérités de la jeunesse valaient mieux que les suggestions de la sénilité et qu’un pays court moins de risques en cédant aux périlleux entraînements du patriotisme qu’aux conseils d’une lâche prudence. Son honneur, pendant cette période douloureuse, est d’avoir été avec ceux qui sacrifiaient leur vie à leurs idées, contre les doctrinaires qui auraient voulu idéaliser leur égoïsme et qui invectivaient des martyrs, afin d’assourdir du cliquetis de leurs phrases les cris de leur propre conscience et la réprobation publique. Les Russes n’osèrent pas déporter Kraszewski : ils le bannirent. N’a-t-il pas eu raison de dire que « la plus humble existence peut avoir son Waterloo et son Sainte-Hélène » ? Combien une vie errante au milieu d’étrangers dut coûter à l’homme qui, de même que Pouchkine a écrit son Ode au poignard, avait entonné cette invocation au sol natal : « Ô terre ! qui, lorsque nous mourons, garde tant de nos souvenirs ; ô belle terre, notre mère ! Quand nous disons adieu à nos amis, nous avons l’espoir de les revoir là-haut, au ciel ; mais jamais, oh ! jamais, nous ne reverrons tes paysages aimés, tes allées de tilleuls, tes maisonnettes, tes rivières et tes ruisseaux, ton printemps toujours si jeune, ton été, ton automne, toutes les réminiscences semées au cours de notre vie. Où sera le rossignol, où seront les fleurs, où seront les matinées enchanteresses, nos jeux innocents, nos plaisirs ? Le ciel sera-t-il si vaste, si gai, que nous oubliions pour lui nos vieux amis ; y aura-t-il un fleuve Léthé devant la porte du paradis ? Oh ! sans doute, car à l’heure de la mort, puisque nous sommes une pincée de terre, qu’il est donc triste, même en croyant au ciel, de quitter tout cela. »

N’y a-t-il pas dans ces plaintes un écho de la tristesse poétique avec laquelle le Grec quittait la radieuse lumière du jour. Les chefs barbares demandaient à être ensevelis avec leurs chevaux et leurs chiens. Kraszewski soupire après les fleurs et les oiseaux, il soupire surtout après cet on ne sait quoi de nous-mêmes qui s’attache aux objets ambiants. Il a peur que le ciel ne puisse nous faire oublier les délicieuses impressions de notre contact avec la nature, et sa pincée de terre proteste d’avance contre l’ouragan qui l’emportera dans un désert inconnu. Il n’est pas nécessaire de mourir pour avoir à quitter les fleurs de son village, les rossignols de sa forêt, les paysages imprégnés du parfum de nos réminiscences. L’exil est une mort anticipée : à la frontière il ne coule aucun Léthé ; et si quelque fleuve y roulait les ondes de l’oubli, pas plus là qu’aux limites de l’autre monde, quel est celui d’entre nous qui consentirait à s’y désaltérer ?

Kraszewski se réfugia à Dresde. Les Russes ne savaient pas ce qu’ils faisaient en l’exilant. Ils ôtaient le sceau de ses lèvres, ils lui permettaient de ne plus peser ses mots et de les attacher eux-mêmes au pilori. Il publia sous le pseudonyme de Boleslawita une série de romans nationaux inspirés par les dernières luttes de ses compatriotes. II échappait ainsi à la tentation de l’art pour l’art, il s’attaquait aux problèmes les plus vitaux du moment, flétrissant les excès récents des Russes et soutenant le courage de leurs victimes.

Cette série terminée, Kraszewski, loin de se reposer, entreprit d’enfermer, dans un cycle de romans à la Walter Scott, toute l’histoire de Pologne. Il poursuit une si vaste entreprise avec une étonnante vigueur, et il y a tout lieu d’espérer qu’il la mènera à bonne fin.

La Pologne s’est associée tout entière à la célébration du cinquantième anniversaire de ses débuts dans la carrière littéraire. Il a eu à Cracovie une réception comparable aux ovations du peuple de Paris à Victor Hugo. Des représentants des trois tronçons de son pays et de tous les pays slaves prirent part à ces fêtes. Aucun des trois gouvernements co-partageants n’eut la force morale de s’y opposer. Les Polonais, partagés matériellement et sans cesse menacés d’un partage moral par les trois influences qui s’efforcent de les accaparer, communièrent dans une admiration commune. Kraszewski reçut les dons des villes et des associations : une édition commémorative réunit ses œuvres dispersées.

Sa productivité, depuis cette époque, ne s’est pas ralentie un moment. « Chaque homme, remarque-t-il dans un de ses ouvrages, a trois existences : l’une après laquelle il pleure, l’autre au milieu de laquelle il vit et se lamente, la troisième qu’il espère. » Qu’espère un Polonais, au troisième relais de la vie ? substituer aux larmes, qui ne sont qu’une préparation, l’action que l’auteur proclame « supérieure au savoir, parce que l’action crée, l’action enfante, alors que le savoir n’est qu’un coup d’œil sur les mystères de l’action. »

Kraszewski a pris pour devise : Nulla dies sine linea. Il collabore à une foule de journaux, a édité quantité de Mémoires, et il est le principal initiateur de la constitution d’une société qui se propose d’être, au point de vue populaire et national, ce que la société biblique est au point de vue religieux.

Nous avons choisi, dans l’œuvre immense de Kraszewski, une simple nouvelle. Les récits paysans abondent en France, mais ils sont trop souvent au-dessus ou au-dessous de la réalité. Balzac, par exemple, ne dépeint magistralement que l’égoïsme du paysan et ses ruses. George Sand a essayé de montrer, dans des chefs-d’œuvre tels que la Petite Fadette et la Mare au diable, ce qu’il peut y avoir de poésie dans le cœur de la plus simple fille des champs. Toutefois, si l’intensité et l’élévation des sentiments sont parfois supérieures sous la bure à ce qu’elles sont sous la soie, leur expression ne saurait être identique dans les deux cas. Or les paysannes de George Sand ont une éloquence si entraînante qu’on oublie ce qu’elle a d’invraisemblable. Kraszewski ne tomba pas dans cette exagération. Son Oulana ne dit pas un mot qui soit déplacé dans la bouche d’une villageoise. Et l’effet n’en est que plus poignant. Aujourd’hui l’école réaliste, par une réaction contre l’idéalisation des petites gens, ne leur laisse plus que la trivialité. C’est calomnier l’espèce humaine que de prétendre que les individus des classes inférieures ont forcément quelque chose de bas. L’ignoble n’est pas l’attribut nécessaire des déshérités de ce monde. Le lyrisme d’une paysanne de George Sand s’éloigne moins de la réalité que les miasmes distillés dans les récits populaciers d’Émile Zola.

Le récit d’Oulana roule sur un amour contrarié par l’inégalité de condition sociale et de culture intellectuelle. L’homme peut élever à lui celle qu’il aime, et la femme, qui se donne tout entière, peut combler les lacunes de son éducation ou y suppléer. Mais cela exige des efforts réciproques bien prolongés ; et, à la moindre défaillance de son amant, la pauvre femme a un sort pareil à l’âme qu’un ange, en la remontant au paradis, laisserait retomber en enfer.

Dans la nouvelle de Kraszewski, l’énergie du jeune homme cède à la pression de l’atmosphère environnante. Pourquoi ? Parce qu’il s’est livré à moitié, alors qu’Oulana s’est livrée sans réserve. Elle n’hésite pas devant l’abandon de ses enfants, ni devant les mauvais traitements de son mari, ni devant les avanies des villageois, pas plus qu’elle n’hésitera devant la mort. Le jeune homme ne se résigne pas à être mis, par la publicité de sa liaison avec Oulana, au ban de son monde à lui. Cette excommunication sociale l’accable. Qu’un ami l’arrache d’auprès de son amante et il semblera se réveiller d’un rêve. Il cherchera le bonheur officiel, entouré des formalités officielles et garanti par la société : Oulana, elle, n’a rien à chercher. Il lui reste à mourir sans phrases. Avec quelle simplicité elle s’arrache à la vie, avec quelle résignation elle se courbe sous l’arrêt du destin ! Elle est à ces heures redoutables où l’être épuisé s’affaissera dans l’éternité, si aucune main secourable ne lui est tendue. D’où l’aide lui viendrait-il, puisqu’elle ne s’appuie plus que sur le cœur, qui, en se dérobant, la livre au vertige de l’abîme qui la réclame.

Les personnages de Kraszewski sont surtout touchants, lorsqu’il les prend parmi les paysans. Il n’en est pas de même, lorsqu’il les choisit dans les salons. On lui a souvent reproché la morbidesse de plusieurs de ses héroïnes, l’insuffisance de la plupart de ses héros. Il avait sous les yeux une société en voie de rénovation, dont les vieilles formes étaient usées et dont les nouvelles n’existaient pas encore. Kraszewski psalmodie maintes fois le De Profundis de la caste nobiliaire. Mais il ne vilipende pas la noblesse polonaise comme Zola la bourgeoisie française. Il n’oublie pas les circonstances atténuantes de cette gentilhommerie qui s’étiole, parce qu’elle est caduque et parce que l’ennemi l’empêche de se réformer elle-même. Seulement l’ennemi ne s’aperçoit pas qu’en pulvérisant les gibbosités sociales de la Pologne, il prépare l’unité morale de la nation. La noblesse française fut frappée de la main de ses frères du tiers-état et de la glèbe. La noblesse polonaise est décimée par l’envahisseur. Elle ne périt donc que comme caste, tandis qu’individuellement elle s’amalgame au reste de la nation. Dans ceux même de ses romans où la coquette de salon et le Lovelace mondain sont représentés sous les traits les plus sombres, l’auteur ne verse pas dans le pamphlet. En Pologne, on ne sert le gouvernement que force et contraint. Dès lors, que de champs, ouverts ailleurs à l’ambition de chacun, sont ici fermés au grand nombre. De là l’oisiveté de château, les séductions de paysannes, les accès de spleen. Bien plus d’hommes encore seraient dévoyés sans un correctif : la persécution, qui s’abat sur vous quand on songe le moins à elle, démontre la vanité des souffrances imaginaires, retrempe les caractères et ramène les égarés vers le droit chemin.

Balzac disait qu’un collectionneur vit plus longtemps que le commun des hommes, parce qu’il a toujours un but dans la vie : augmenter sa collection. Les Polonais ont, sur les autres nations heureuses, l’avantage, chèrement acheté, d’avoir toujours un but dans la vie : la reconstitution de leur patrie. C’est l’axe autour duquel tournent en Pologne l’art et la littérature. L’œuvre de Kraszewski, malgré son infinie variété, se laisse ramener tout entière à ce facteur unique : le patriotisme. Ce patriotisme empêche Kraszewski de déposer la plume. Il a toujours quelque chose à faire, tant que sa pairie est dans la servitude. Ce patriotisme est aux prises avec des tentations et des difficultés inouïes. Le sauvegarder et l’enraciner, voilà chez nous le mobile des écrivains. S’ils affichaient leur programme, ils seraient brisés. Ils savent qu’ils seront compris à demi mot. Le public leur permet de dévoiler ses faiblesses, parce qu’elles compromettent non seulement les individus, mais l’existence nationale. Gaspiller sa fortune, sa santé, son cœur, c’est un mal partout. En Pologne c’est un détournement du trésor public. Le romancier a beau jeu pour fustiger ces prodigues, car chacun comprend pourquoi il souhaite qu’aucune parcelle de l’acquit moral ou matériel de la Pologne ne soit dilapidé. Ces conditions spéciales empêchent qu’aucun écrivain en Pologne ne pousse à la haine d’une classe contre l’autre. N’ont-elles pas toutes besoin l’une de l’autre, et ne sont-elles pas toutes menacées par le même péril. Les écrivains y appartiennent tous aux classes supérieures, ils sont principalement amers pour leurs égaux et pleins de sympathie pour leurs inférieurs.

Le patriotisme a cherché diverses issues à la situation du pays, et les romans de Kraszewski reflètent ces diverses fluctuations de l’esprit polonais. La diversité est tout entière dans les moyens, jamais dans le but. L’étoile polaire de ce navigateur est immuable. « Je n’échangerais point a-t-il écrit, cette terre couverte d’un ciel brumeux et où bruissent des forêts séculaires contre les contrées les plus splendides, les plus fameuses et d’une proverbiale beauté. L’homme a besoin d’une patrie coûte que coûte. Quiconque n’en possède aucune manque d’un sens, d’un bonheur, d’un amour dans la vie et d’une conception de l’intelligence qui en explique et qui en éclaire beaucoup d’autres. »

Plus l’oppression se prolonge, plus elle purifie l’âme nationale. La muse de notre auteur, c’est la douleur : « Je te salue, chante-t-il, à la descente du ciel, ô douleur, mère de l’action, austère dominatrice des peuples, envoyée de Dieu. Tu es la mère des grands cœurs... Le bonheur nous cloue au sol, nous dépouille de nos ailes nous métamorphose en êtres vulgaires et froids, la douleur nous ennoblit et nous sustente. »

 

          Paris, 3 mai 1883.

 

                          LADISLAS MICKIEWICZ.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

OULANA

 

 

 

I

 

 

 

S’il est un pays silencieux, s’il est un pays tranquille, c’est notre Polésie 1. Quand, par un village, il ne passe ni grand chemin postal, ni voie commerciale, on n’y perçoit que les bruits ordinaires d’un village, qui sont comme sa respiration, on n’entend rien d’inaccoutumé, on ne voit rien d’étranger. Toutes les casaques sont uniformément grises, tous les fichus uniformément blancs, et les pins uniformément verts, et les chaumières uniformément basses, toutes irrégulièrement bâties ; et toujours la même fumée noire s’élève au-dessus des cheminées. Pourtant, de même qu’il n’existe pas sur un buisson deux feuilles complètement semblables, vous ne trouverez pas non plus en Polésie deux villages en tous points pareils : ici l’église est plus haute et entourée de sombres galeries, là le bois est plus épais, ailleurs les chaumières sont plus nombreuses. Toutes ces bourgades se ressemblent autant que des sœurs entre elles ; mais pas plus qu’il n’y a deux visages humains, il n’y a pas non plus deux bourgades qui soient absolument identiques.

Regardez vers le lac qui, calme et paisible, s’étend au pied de la colline, occupée par le château seigneurial : voici l’un des plus beaux villages de la Polésie wolhynienne, au milieu de laquelle il est situé.

En descendant du coteau que contourne la route, on a devant soi, disséminé sur la rive du lac, le. village, au delà duquel on aperçoit les murailles blanchissantes du château, tandis qu’on laisse derrière soi une vieille église à trois coupoles qui, du haut du monticule qu’elle couronne, domine les environs. La route court, en pente rapide, le long du lac jusqu’au cabaret où commence le village. Tout autour, dans le lointain, la même forêt de pins, avec ses abatis, ses fourrés, et ses arbres plus ou moins clairsemés, qui borne chaque horizon en Polésie ; du sable, une boue verdoyante à travers laquelle glisse une petite rivière couverte de joncs, sous un ciel nuageux.

Dans le village serpente une rue boueuse où vient s’embrancher d’endroit en endroit un petit sentier tapissé de chènevottes, de copeaux et de bûchettes, qui mène d’une cabane de paysan à une grange. Les rues sont bordées de chaumières, d’étables à porcs, de granges, les unes en bon état, les autres effondrées, ployantes, aux angles déjetés, aux poutres inclinées, à la toiture affaissée ou à peine bousillée ; et, dans les intervalles, des morceaux de treillage en chêne et de vieilles haies en pieux et menues branches entrelacées. Ici et là, de derrière la clôture, un pâle sorbier se penche sur la rue, un vieux poirier apparaît, ou la longue grue d’un puits se balance au-dessus de la tête du passant. Devant les cabanes fort basses, recouvertes inégalement de lattes déjà noircies par la fumée, et à peine fixées au chevron, on voit seulement, sous la gouttière prolongée au dehors, un banc incommode, placé contre le mur et qui souvent n’est qu’un tronc d’arbre dépouillé d’écorce ; du côté de la cour, des portes basses, paraissant plus basses encore à cause de l’élévation du seuil qui empêche les eaux d’une mare voisine de pénétrer dans l’habitation ; et de petites fenêtres à vitres particulières, rondes, de couleur verte, semblables à des fonds de bouteille. Parfois d’informes petits carreaux plus blancs, d’un verre mince et commun, achetés avec des fenêtres toutes faites à quelque marché, remplacent les carreaux ronds des petites fenêtres ordinaires. Sur un toit élevé et enfumé se dresse une cheminée de bois en forme de trompe ou bien de poteau carré. En hiver, et souvent même dans les autres saisons de l’année, la cheminée n’ouvre pas une issue suffisante à la fumée amassée sous le toit de la chaumière : cette fumée s’échappe par toutes les fentes, les fenêtres, les portes, les parois et la toiture, si bien qu’on dirait que la cabane est intérieurement en feu et que la flamme va jaillir d’un moment à l’autre. C’est dans une pareille atmosphère d’exhalaisons épaisses et résineuses de bois de pin, de vapeur et de fumée, que se passe la vie entière d’un paysan de la Polésie.

L’intérieur de la chaumière dénote la même pauvreté ou la même négligence ; le vestibule, habituellement bourbeux, dans lequel les porcs se promènent de long en large, est encombré de râteaux, de bois résineux apprêté pour l’hiver, de bois d’aulne, d’échelles, de fragments de fourches et de herses brisées. Du vestibule on pénètre dans l’unique pièce de cette habitation qui, avec des bancs tout autour et un poêle au milieu, est petite, sombre, enfumée, sans plancher. Il y a une table, puis une huche, cette mère qui donne le pain ; dans le coin de la chambre, sur un banc, sous une image de la Vierge, quelquefois encore un berceau et un métier de tisserand. Vous n’y trouverez nul superflu, rien au delà des strictes nécessités de la vie, aucun souvenir, aucune marque d’attachement à un objet. Le peuple, qui est encore dans un état à moitié sauvage, ne pense qu’à satisfaire ses premiers besoins physiques. C’est à peine si, sur les fossés, de petits moulins enfantins et, devant les chaumières, des jardinets dans lesquels le souci se clore, la rose fleurit et le pavot brille, témoignent que là même on permet aux jeunes gars de s’amuser quelquefois. Bientôt l’enfant, qu’on a d’abord occupé à paître les troupeaux et à surveiller ses frères plus jeunes, commence une vie de labeur, et la fille, qui a pris un mari, ne pense plus à cultiver des fleurs ni à se parer de fleurs.

Oh ! qu’on est plus léger, mieux à l’aise au bord du lac, que dans cette chaumière triste et sale ! Sur la colline trône la maison seigneuriale, entourée d’une guirlande de peupliers qui se mirent dans l’eau et flanquée de greniers, de granges, de meules de blé et de foin. On y distingue, entre les arbres, un pigeonnier, la barre d’un puits, et sur le versant de la colline un moulin à vent au repos, car les forêts lui dérobent le vent ; aussi chôme-t-il la plus grande partie de l’année.

Plus loin, sur l’autre rive du lac, est l’église, noire, petite, vieille, avec sa croix et son clocher ; église silencieuse, qui se ranime seulement lorsque les chants résonnent dans ses murs, que ses cloches se mettent en branle et qu’elle est comble de peuple. D’un dimanche à l’autre, morne, muette, elle regarde le village comme une vieille femme regarde les enfants qui s’amusent à remuer du sable. Plus loin, au milieu d’un champ jaunâtre et d’enclos de paysans, est le cimetière du village, tout mamelonné de tombeaux, que surmontent des croix noires, doubles et triples, plus petites ou plus grandes, depuis celles qui sont si petites qu’on les foule aux pieds, jusqu’à celles qui sont aussi hautes que les sapins : les unes simples, les autres peintes, avec ou sans Jésus étendu sur la croix. Au-dessus de toutes, brille la croix de Semen, l’éleveur d’abeilles, couverte d’un petit toit vert ; son fils la lui a posée ; et il en avait les moyens, car il lui avait été laissé en héritage cent ruches d’abeilles.

Il reste maintenant à voir comment vivent les hommes qui habitent ces chaumières, qui prient Dieu dans cette église, et sont enterrés dans ce cimetière. Ils mènent une triste existence, mais que l’habitude leur rend légère, pourvu que Dieu donne une bonne récolte, et pourvu que la surabondance de la pèche aux poissons ne leur fasse pas craindre la faim, parce qu’ils croient au proverbe :

 

          « Quand le poisson se laisse pêcher,

          Le blé ne veut pas pousser. »

 

Ce dicton s’explique facilement : les poissons se pêchent mieux quand les eaux sont grandes ; et, comme les terrains de la Polésie sont bas, les inondations les menacent de la disette. Nous avons oublié un des plus importants bâtiments du village, qu’il nous est impossible d’omettre dans notre description. Nous avons parlé du château qui représente pour le paysan l’autorité et les supériorités sociales ; de l’église, trésor des espérances de la vie future : reste le cabaret, lieu de la réjouissance journalière. Il faut que le villageois alimente de sa propre substance ces trois foyers établis autour de lui ; qu’il travaille en échange de la protection que lui octroie le seigneur, des espérances dont le prêtre le repaît et des satisfactions que lui procure le cabaretier : tous les trois vivent de lui ; mais lui ne pourrait pas vivre sans eux. Montrez-moi un village sans château, sans église et sans cabaret ! Cela ne saurait être qu’un pauvre orphelin, ayant des tuteurs quelque part dans le voisinage. Les paysans se passeront encore facilement de château et tant bien que mal d’église (car il y a des localités où ils ont une lieue à faire pour prier Dieu et enterrer leurs morts) ; mais où trouve-t-on un village sans cabaret ? Ce serait un être sans cœur. Le cabaret, en effet, c’est le lieu des rendez-vous, des délibérations et des réjouissances ; c’est là que tout se noue et se dénoue ; c’est là qu’on se confie ses peines, qu’on se querelle et qu’on se bat ; qu’on se dispute, qu’on se réconcilie et qu’on s’aime ! Le cabaret, c’est le cœur d’un village, comme l’église en est la tête, et le château l’estomac. Les mains et les pieds de ce corps, ce sont les chaumières des paysans. Cette longue bâtisse branlante que le juif habite pêle-mêle avec sa famille, son bétail, ses chèvres, ses oies, ses poules, dont une simple cloison le sépare, à moins qu’il n’y ait qu’une seule pièce qui serve à la fois aux hommes et aux bêtes, c’est l’endroit où se rencontrent principalement les villageois, où ils discutent, et c’est leur horodyszcze actuel 2. Sur son toit, s’élève une blanche cheminée aristocratique ; ses fenêtres ressemblent à celles des chaumières, sauf qu’elles sont beaucoup plus grandes. Les fenêtres ont des contrevents, et les portes quelquefois un loquet en fer, au lieu du primitif verrou en bois.

La première chambre contient, outre le lit juif (qui ne manque dans aucune pièce), un comptoir, un buffet orné de la peinture de litres et de guirlandes de craquelins ; un four avec une niche de côté et une large cheminée, où, pour un Polésien, il doit y avoir du feu même en été ; un seau d’eau, boisson gratuite pour les voyageurs qui n’ont pas un gros 3 ; quelques marmots, de la boue, et beaucoup de mauvaise odeur.

Dans l’autre chambre, vous trouverez peut-être une chèvre tuée, un mouton ou un veau ; un tas de pommes de terre dans un coin, les dix commandements de Dieu dans un autre, de nouveau plusieurs lits couverts d’énormes édredons, un banc, une table.

La population y est encore plus compacte, les exhalaisons y sont encore plus étranges, si c’est possible. Voilà le cabaret de la Polésie, le cœur du village.

Vous verrez des vieillards qui s’y traînent péniblement pour noyer le restant de leur esprit et de leur mémoire ; des femmes toutes déguenillées qui viennent échanger de l’orge mondé, des œufs, des poules, souvent les derniers écheveaux de leur quenouille contre un litre d’eau-de-vie ; des jeunes filles qui s’y prennent à dix fois pour vider un petit verre ; des garçons transis de froid qui se recommandent à la cabaretière pour quelques gouttes de ce nectar magique. Oh ! combien ne s’y déroule-t-il point de scènes qu’une moitié du monde n’aperçoit pas, parce qu’elles se passent trop bas, et que l’autre moitié du monde ne croit pas dignes d’observation et d’étude. De combien de conversations curieuses, de combien de querelles et de nouvelles ces murs ne sont-ils pas témoins ! Et personne ne regarde ces gens-là, et personne ne les écoute ; et pourtant ce sont aussi des hommes. C’est peut-être en eux que se décèle le plus franchement la nature humaine que rien n’a faussée, l’homme dans sa nudité, tel qu’il est sorti des mains de Dieu, à cela près que les seigneurs lui ont appris un peu de dissimulation et les prêtres un peu de religion.

Mais il est temps de sortir du cabaret et.de jeter un coup d’œil sur le château. Le seigneur de ce village, seul et célibataire, est récemment revenu de la ville ; jeune encore, c’est une tête chaude et un cœur bouillant. Tout le mal que jamais livres peuvent faire en tournant des têtes, il l’a ressenti. Thadée Mrozoczynski n’avait pas, du vivant de ses parents, terminé ses classes ; il était d’une famille de bonne noblesse : devenu orphelin, il acheva ses études à son université, tout seul, libre en ville. Par bonheur ou par malheur pour lui, il tomba dans la société de jeunes gens non pas entièrement corrompus, mais seulement un peu fous : il fut redevable à cette fréquentation et à ses livres favoris, d’une tournure d’esprit poétique, et d’une sorte de conviction que, pour être un grand homme, il suffisait presque d’être un grand original. Aussi serait-il impossible de décrire et de raconter toutes ses bizarreries à la ville et tout ce qu’il s’y permettait. Ne reconnaissant comme obligatoire aucune des règles reçues dans la société, n’ayant aucun souci des hommes et de l’opinion publique, il ne faisait que ce que bon lui semblait : agissant d’une manière souvent généreuse, et plus souvent encore irréfléchie. C’était un jeune homme sans jugement, qui ne sentait pas le besoin du frein, et qui se précipitait à l’encontre de tout, au gré de ses passions et de ses sentiments, luttant contre les obstacles ambiants, sans se laisser abattre ni par les contrariétés, ni par le ridicule, ni par aucune chose au monde. Tout l’irritait, mais rien ne l’arrêtait.

Enfin, par suite d’un évènement d’où il sortit honteusement abusé, car on voulait profiter de sa simplicité, de sa noblesse de caractère, de son aveuglement volontaire (et il n’avait été qu’accidentellement préservé d’un malheur), Thadée, dégoûté du monde s’éprit de la pensée d’une vie solitaire, d’une vie d’ermite : il partit pour son village et son lac, et conçut la résolution de ne faire que lire et rêver, et de passer ainsi toute son existence. Il était facile de prévoir qu’il suffirait d’un moment pour changer une résolution aussi subite, aussi passionnée, aussi téméraire, et qu’il ne résisterait pas au poids d’une seule année ; mais il lui semblait qu’il persisterait à mener ce genre de vie et qu’il l’épouserait à jamais. Il est étrange que l’homme se flatte chaque fois d’éterniser la durée de ce qu’il fait de contraire à sa nature : ne pouvant répondre du lendemain, il s’engage jusqu’à l’article de la mort, et cent fois trompé il recommence inconsidérément la cent et unième expérience par d’imprudents engagements pour ficelle, puis sur le bureau un encrier desséché à côté d’une montre de poche avec un cachet armorié, d’une petite bourse verte et d’une tabatière faite d’une conque. Du bois d’aulne était à moitié consumé dans la cheminée et une provision de bûches remplissait un coffre à bois.

Sur une tablette, une chandelle ; des allumettes et des morceaux du papier de vieilles lettres effilées pour allumer la pipe. Plus loin une armoire à habits, un lit avec une image de la Vierge de Czenstochowa 4 et, à la tête du lit, un cierge bénit presque usé déjà par celui qui y avait dormi : tout semble abandonné d’hier, délaissé d’hier. On peut, à chaque instant, espérer entendre parler les défunts et les voir entrer : ils vivent encore dans le culte que leur fils leur rend. Le premier venu n’aurait pu résister, dans la solitude, à l’angoisse du spectacle de ce souvenir pénétrant des morts, ni vivre avec lui ni le contempler sans terreur ou sans une insurmontable souffrance. Thadée en avait la force, et il lui était doux, le soir, de peupler des ombres de ses parents ces chambres vicies, où sifflotaient seulement les canaris de sa mère et où la vieille pendule semblait murmurer sans cesse :

 

« Repos éternel ! »

 

Il ne changea rien de place, ne permit de rien bouger ; il respecta même les charbons de la cheminée de son père et la cendre que celui-ci avait fait tomber de sa dernière pipe, et les échantillons de blé éparpillés sur la fenêtre qu’il n’était permis qu’aux souris de grignoter.

Cette vie retirée, cénobitique de M. Thadée durait déjà depuis un mois ou deux ; et c’était réellement beaucoup, c’était énorme ! Les livres, la chasse, la promenade, les rêveries occupaient tout son temps ; il se sentait plus tranquille sinon plus heureux, et quoiqu’il bâillât quelquefois, qu’il rêvât chaque jour aux bruits de la ville, au fracas des voitures, aux sons de la musique et aux rumeurs de la foule, pourtant lorsqu’il s’éveillait au murmure du lac, au tintement des cloches, il se sentait mieux où il était, et il éprouvait pour ainsi dire la douce émotion d’une vengeance satisfaite en disant :

– Je me passerai du monde et des hommes.

Un seul domestique assez maladroit, mais silencieux, car M. Thadée n’aimait pas causer avec ses gens, composait toute sa maison. Le régisseur, le cuisinier, la femme de charge, se montraient rarement à lui ; il leur donnait ses ordres, vérifiait s’ils les avaient exécutés, mais ne leur adressait jamais plus de paroles qu’il n’était nécessaire. Jacques, le domestique, transmettait souvent les ordres de son maître et c’était un important personnage au château, parce que lui seul avait ses entrées chez M. Thadée : il était comme son premier ministre.

Il y avait, dans la chambre de M. Thadée, un lit étroit et dur, une table avec des livres ; à la muraille pendaient ses fusils et ses gibecières ; un chien se chauffait devant la cheminée, dont le feu ne s’éteignait jamais ; près de la porte se trouvait une armoire toujours fermée : c’était là tout l’ameublement. Son costume se composait de ces vêtements de fantaisie qui résistent à la mode et n’obéissent pas à ses caprices : un veston gris, une czamarka noire 5, une redingote fourrée de renard, un bonnet de peau de mouton, un chapeau de paille et de solides gants d’élan.

Lui, naguère, le premier des élégants de la ville, il avait, à la campagne, adopté cette manière commune de s’habiller qui ne le distinguait pas d’autrui et le dispensait de songer à la plus sotte de toutes les règles de la société : à la mode, inventée par les oisifs.

Tout à fait solitaire, ayant répudié le monde, puisqu’il ne se rendait même pas à la ville la plus voisine, il ne voulait que vivre sans faire attention à rien ni à personne et il disposait de sa journée entière selon sa volonté et son caprice. Il n’avait point d’affaire, rien ne lui faisait obstacle dans sa manière de vivre ; il jouissait d’une liberté qu’il estimait préférable à l’existence mondaine à laquelle il se promettait mentalement de ne plus jamais, mais jamais revenir.

– Ne connais-je pas assez les hommes ? se disait-il. Devrai-je payer de nouvelles expériences par de nouvelles douleurs ? Et pourquoi ? N’est-ce pas assez de ce que j’ai ? Combien d’hommes n’ont pas cette liberté, un coin pareil à celui-ci, une existence telle que la mienne et autant d’indépendance que moi ! Que de gens pourraient encore envier mon sort ! À quoi bon le monde, puisque Jacques, mon chien, mon fusil et quelques livres favoris me suffisent ; puisque j’ai à moi forêts, eau, terre et une part de ciel ; que je ne demande rien à personne, que je n’ai pas d’importuns et suis si bien et si paisible dans mon isolement ! Je puis donc attacher au rivage la barque de mon existence, sans chercher la pleine mer et les tempêtes.

Pourtant, tout en raisonnant ainsi, Thadée soupirait comme s’il regrettait que le passé ne lui eût pas réussi, comme s’il demandait davantage encore à la vie, comme s’il nourrissait des espérances qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même.

Ces regrets et ces retours sur le passé peignaient assez l’état de son âme, non encore apaisée, inquiète, attendant le prix des douleurs souffertes, et cette compensation qu’après chaque malheur l’homme a coutume de demander à la destinée. Nous avons en nous le pressentiment du bonheur ; le cœur blessé sent qu’il lui est dû quelque chose pour ses blessures, mais il cherche aveuglément sa récompense sur le champ de bataille ; or, dans la bataille, on ne trouve, avec la lutte, que la mort et la destruction.

 

 

 

 

 

II

 

 

 

M. Thadée, qui avait chassé le jour précédent, s’était réveillé de très bonne heure, mais de neuf heures du soir à trois heures du matin il avait assez reposé ; le jour commençait à poindre, et par la fenêtre on entendait le ramage des petits oiseaux autour de la maison, parmi les groseilles rouges et les noisetiers. La barre du puits, dont le bruit avait éveillé Thadée, grinçait encore. Il se jeta à bas du lit, se frotta les yeux, et, après avoir attisé le feu de la cheminée, à moitié éteint, il s’assit pour prendre le thé, que Jacques avait déjà préparé, et se disposa à sortir de nouveau avec son fusil, tout seul, comme toujours. Rêveur, pensif, il se promenait dans sa chambre : car, chaque matin, avant de s’être bien pénétré de sa nouvelle manière de vivre, il se levait ainsi de son sommeil, fraîchement enivré des rêves du passé, qui l’avaient ballotté la nuit entière et qu’il était forcé ensuite d’éloigner comme une mouche importune. Oh ! un passé interrompu, inachevé, pèse sur le cœur aussi lourdement qu’une pierre.

Dès qu’il eut pris son thé, il revêtit vite son costume de chasse, et sans attendre le lever du soleil et la chaleur, il s’élança vers le lac et prit le sentier de la forêt.

C’était une admirable et belle matinée de printemps ; belle comme un enfant aux fraîches couleurs, qui en riant s’éveille dans son berceau ; parsemée d’une rosée perlée odorante, mélancolique et si calme ! Au-dessus du lac planait un brouillard léger qui se balançait au gré du vent ; les cassis en fleurs embaumaient l’air ; les rossignols chantaient, et, au levant, le ciel s’empourprait à la place où dans un instant le soleil devait paraître. Thadée suivait le sentier sablonneux, qui par les champs conduisait à la forêt. Il laissait derrière lui le château, le lac, le village ; en face de lui se déployait une sombre forêt de pins, au bruissement majestueux. Thadée s’enfonça dans ses rêveries, le front baissé et marcha ainsi assez longtemps. Tout à coup, le chien, son fidèle compagnon, aboya, et quelqu’un poussa un cri d’effroi.

Thadée releva la tête, et aperçut une simple femme de son village, pieds nus, à la casaque grise, un fichu blanc sur la tête, qui allait sans doute dans la forêt pour ramasser des champignons printaniers, car elle avait une corbeille suspendue à l’épaule par une ceinture rouge. Il la regarda et arrêta involontairement son regard sur elle, parce que son visage, sa taille et même ses mouvements pleins de naturel et aussi de prestesse, avaient quelque chose de si gracieux qu’il ne pouvait concevoir qu’une femme si belle ne fût qu’une simple villageoise. Il l’examina, et en l’examinant la pensée lui vint que ce pourrait bien être une personne travestie. Comment y aurait-il, dans un village de la Polésie, un teint si délicat, des lèvres si fraîches, des cheveux si lisses, si bien peignés, et, sous un fichu blanc, une tournure si charmante ? Il jeta un coup d’œil sur les tresses de sa chevelure pour savoir si elle était mariée, et ne les aperçut point. Elle avait donc un mari 6.

Thadée s’approcha d’elle et la considéra opiniâtrement ; elle rougissait et s’avançait toujours, les mains dans les poches de sa casaque, la tête baissée, comme si elle avait honte d’être si belle. Il n’y avait pas, sur son visage, trace du sourire qu’on remarque ordinairement chez les femmes du peuple, quand elles sont contentes qu’on les regarde et qu’on les complimente. Elle baissait la tête, inquiète et toute confuse.

– Et d’où es-tu ? demanda Thadée,

– Du village.

– Des bords du lac ? fit-il en patois polésien.

– Des bords du lac, répondit-elle en polonais.

– Tu sais le polonais ?

– Eh quoi ? (locution employée en Polésie en place du simple oui), je le sais.

– Où l’as-tu appris ?

– Au château.

– Dans quel château as-tu été ?

– Ici, chez votre seigneurie.

– Quel est ton nom ?

– Oulana.

– Et celui de ton mari ?

– Oxen Honczar.

Oulana disait tout cela à voix basse et inintelligiblement, en jetant les yeux autour d’elle et en précipitant de plus en plus ses pas. Thadée était trop surpris de cette divine figure d’ange, sous un vêtement si misérable, pour se laisser dépasser par elle. Il regarda ses pieds, ils étaient petits, mais noirs de boue, elle retira sa main de sa poche pour arranger ses cheveux ; et sa main était petite, rose et inconcevable chez une femme du peuple. Le visage se rencontre quelquefois, mais la main ! La main, qui semble n’être qu’un ornement chez ceux qui ne font rien, et ne l’ont belle, dirait-on, que pour en tirer vanité, la main était une merveille.

Déjà Thadée était à bout de questions ; son cœur, à elle, battait, son visage brûlait, et elle fuyait si vite, qu’enfin il dut rester en arrière, mais il la suivait de loin.

– Où vas-tu ?

– Dans la forêt, pour ramasser des champignons...

Thadée prit un sentier dans une autre direction et s’en alla tout pensif. Cette apparition d’une femme si belle évoqua mille pensées, mille douloureux souvenirs.

– Oh ! se disait-il en contemplant dans le lointain la casaque blanche d’Oulana, c’est une belle fleur négligée au milieu des mauvaises herbes ; une fleur qui serait plus belle que beaucoup de nos fleurs d’orangeries, si elle avait seulement poussé dans la plate-bande du jardin, et non dans la forêt. Et elle eût été aimée non pas d’Oxen Honczar, mais de personnes beaucoup meilleures et qui savent aimer. Combien elle pourrait rendre quelqu’un heureux ! Car ses yeux ne mentent pas ; elle a une âme, mais cette âme dort et dormira sa vie entière. Oh ! on serait heureux avec elle, répéta-t-il. Et on ne serait pas seul, ajouta-t-il aussitôt avec un sourire moqueur. Non, pas seul : deux ensemble et peut-être cinq, dix, à la longue !

Ces dernières paroles, si bizarres, ramenèrent sur ses lèvres les souvenirs d’un ancien amour, dans les fastes duquel il n’était pas seul ; mais il y avait, à ce qu’il paraît, deux heureux à la fois ! Ce souvenir le tourmentait encore.

Thadée baissa la tête tristement et s’enfonça dans la forêt avec ses pensées.

 

 

 

 

 

III

 

 

 

Quelques jours après, pendant que tous étaient aux champs, Thadée, contre sa coutume, descendait la rue qui, par le village, mène à la chaumière d’un potier. Pourquoi ? Il ne le savait pas, et quand il se scrutait et sentait à quel mobile il obéissait, alors il riait de lui-même. Il marchait comme une bête tirée par la corde.

En un seul individu combien souvent n’y a-t-il pas deux hommes distincts ! L’être froid, qui se gouverne uniquement par la raison et par la tête, ne sent jamais ce dédoublement de l’âme, qui cause à d’autres une souffrance insupportable. Des deux hommes qui coexistent de la sorte, souvent l’un rit des larmes de l’autre, persifle ses actes, lui fait craindre l’avenir, et, au milieu de voluptés suprêmes, indique les nuages qui se forment sur le ciel ; détruit, en l’analysant, la jouissance que son incrédulité met à nu. C’est la raison froide qui, juchée très haut, comme un veilleur, regarde à ses pieds, prévient et raille. L’homme lui obéit très rarement et la raison se venge sur lui par des sarcasmes d’abord et par des reproches ensuite. Moins on l’écoute et plus ses attaques sont vives, ses morsures cruelles, ses moqueries acerbes. C’est une vraie torture ! Le cœur s’élance vers le monde ; l’homme tend les bras, il se sent déjà heureux, il saisit son bonheur, et cette voix terrible de la Cassandre qu’il porte dans son sein, lui crie continuellement aux oreilles : « Tu verras demain ce que c’est que ton bonheur ! » Ou : « Regarde de près ce que tu as obtenu ! » – Et alors l’homme regarde, commence à ne pas croire, cesse d’être heureux.

Cette voix de l’âme contrarie toujours la volonté de l’homme, et s’élève toujours menaçante en travers de sa route. Hélas ! elle est toujours un prophète de malheur et un prophète véridique !

Et l’homme incline la tête, ferme les yeux, s’abandonne, à la passion, et ne rouvre les paupières que réveillé par le rire satanique de la raison triomphante. La raison, de quelque nom que vous la baptisiez, est insupportable, obstinée, implacable ; sa voix bourdonne sans cesse à vos oreilles et ne vous laisse pas de repos. Il est impossible de l’assourdir ; elle vous suit partout comme votre conscience ; elle est une partie intégrante de vous-même, une partie distincte, indépendante, qui vous crache à la figure à l’heure même, où, sans se salir, elle se vautre avec vous dans la fange, qui se moque de vos voluptés, persifle vos vains projets et vous montre à terre les débris de vos plans orgueilleux.

Est-il aucun de vous qui ne connaisse ce compagnon inséparable, ce serpent qui, après s’être enroulé autour de vous, aspire tout ce que votre poitrine a de tranquillité et vous inflige, par anticipation, les angoisses d’un sombre avenir, ne laissant même pas à la coupe de l’existence, ce peu de miel qui, sur les bords, dédommage de l’amertume du fond ? Est-il aucun de vous qui ne connaisse cet importun intolérable, devant lequel on ne peut trouver de refuge, même dans les profondeurs de son propre cœur ? Il n’est possible ni de se dérober devant lui, ni de se le concilier à force de flatteries. Et cet insupportable contradicteur vous talonne d’autant plus vivement que vous vous êtes davantage efforcé de l’amadouer.

C’est là l’ennemi avec lequel Thadée était précisément en train de lutter. Deux hommes étaient aux prises en lui : l’un froid, raisonnable, ironique ; l’autre imprévoyant, passionné et enfantin.

Le premier se moquait impitoyablement du second, le tourmentait, l’humiliait et l’autre semblait ne rien entendre, ne rien sentir, ni ne rien comprendre :

– Eh quoi ? tu t’es énamouré de la femme d’un potier, d’une simple villageoise ? – disait la voix ironique. – Horreur ! scandale ! honte ! L’oseras-tu, y parviendras-tu, le risqueras-tu, en sais-tu les conséquences ?

À tout cela Thadée ne répondait rien, il avançait, écoutait et se taisait.

En réalité, il se passait en lui quelque chose d’incompréhensible. Il s’était produit chez lui je ne sais quel changement. La nuit, il rêvait non aux mille bruits de la ville, ni aux balancements des sapins, ni à la senteur du bouleau, mais aux beaux yeux de la femme du potier. Et ces yeux le considéraient avec un millier de promesses et une indéfinissable et voluptueuse langueur.

Ah ! et celle qui l’avait trahi ? Toujours encore cette créature, toujours la même ! Il la voyait et en même temps il en apercevait une autre, deux femmes en une seule ; et, à son réveil, en gagnant la campagne et la forêt, il se retournait avec agitation et cherchait des yeux si de nouveau il ne découvrirait pas quelque part Oulana.

Cédant à son violent désir de contempler les yeux de cette femme, il se dirigea vers la chaumière d’Oulana. Dans le village, tout était silencieux. Des enfants jouaient seulement dans la rue et une vieille femme portait un seau d’eau en toussant et se reposait à tout moment ; de petites fillettes, simplement en chemise, chantaient et dansaient en rond, dans la boue, devant les cabanes, en se tenant par la main.

Thadée s’engagea dans le village : à proximité de la chaumière, il s’arrêta et eut honte de lui-même.

– Insensé ! lui cria ce second moi qui ne fait jamais rien et ne cesse de rire des actions humaines. Pourquoi vas-tu là et à quoi penses-tu ?

Et l’autre moi, s’excusant mensongèrement d’une entreprise qu’il ne voulait pas abandonner, répondait avec humilité :

– Laisse-moi donc la paix. Elle n’est certainement pas dans sa chaumière ; elle doit être aux champs.

À quoi la voix ironique et infatigable répliqua en lui chuchotant à l’oreille :

– Et si elle est au logis, et que tu entres chez elle, chacun le saura, son mari la battra, même s’il n’y a pas de quoi. Et t’en trouveras-tu mieux, plus libre, plus gai ? Cela t’aidera-t-il en quoi que ce soit ?

– J’entrerai pour boire un peu d’eau, – murmura tout bas l’autre moi. – Quel mal vraiment y a-t-il à cela ? J’ai même très soif, car il fait bien chaud !

Il était déjà debout, près de la porte basse de la chaumière ; il en fit jouer le loquet et entra.

La voix ironique éclata de rire d’un ton de chouette et s’écria :

– Oh ! charmant ! délicieux ! parfait ! Dépêche-toi de courir à une nouvelle déception, à de nouvelles souffrances.

Oulana était au logis ; elle se tenait dans le vestibule, occupée de la volaille. En apercevant le châtelain, elle rougit, pâlit, et resta immobile de surprise et d’effroi.

Il faut savoir que Thadée ne se promenait jamais dans le village, et n’entrait jamais dans les chaumières. La pauvre femme comprit, frémit et attendit en silence ce qu’il allait lui dire.

– Donnez-moi de l’eau, Oulana, dit tout bas Thadée en franchissant le seuil.

Oulana courut vite à un seau placé dans la première pièce, et, encore toute rougissante et tremblante, elle lui apporta un gobelet avec de l’eau. Thadée, tout en buvant, la regardait, mais il buvait lentement et ne la quittait pas des yeux. Oulana se couvrit le visage, en se l’essuyant de son tablier ; elle ne savait que faire. Les domestiques l’avaient tellement accoutumée à leurs galanteries grossières, dont il lui fallait se défendre à coups de poings comme de l’attaque d’un loup, qu’à la fin, voyant les traits, en apparence calmes, de Thadée, et son attitude immobile, elle commença à douter de la pensée qui lui était venue d’abord.

– Qu’est-ce que vous faites seule ici ? – demanda-t-il après un moment.

– Eh quoi ? – Il y a ordinairement toujours quelque chose à faire au logis.

– Tout le monde est aux champs ?

Cette question effraya de nouveau la femme et elle se tut ; mais, en guise de réponse, des voix d’enfants se firent entendre dans la rue.

– Tu n’es peut-être pas aise de me voir dans ta chaumière ?

– Bien aise au contraire, répondit-elle froidement et avec contrainte, en s’essuyant de nouveau la figure avec son tablier, – mais notre chaumière est pauvre, comment recevrions-nous Monsieur ?

– Elle est riche dès l’instant où tu en es la maîtresse, ma belle Oulana, – répondit Thadée troublé et sans trop savoir ce qu’il disait.

– Est-ce là la richesse ? – répondit Oulana en soupirant.

– Tout le monde t’aime.

– Tant pis.

– Pourquoi ?

– Monsieur ne le sait-il pas ? Quand le monde vous aime, votre mari ne vous aime pas, et quand le mari ne vous aime pas, il n’y a au logis que discorde, larmes et misère, et c’est pis que la faim.

– Et ton mari t’aime-t-il beaucoup ?

– Je l’ignore, il doit m’aimer.

– Est-il vieux ou jeune, car quelquefois vous vous choisissez des maris plus jeunes que vous ?

– Oh ! le mien est vieux !

– Comment, vieux ! Et qui t’a forcée de l’épouser ?

– Les choses se passent habituellement ainsi ; moi j’étais d’une pauvre chaumière, lui il est riche.

– Infortunée ! – dit tout bas Thadée, – et si belle !

– Mais pour combien de temps ! – murmura Oulana avec dédain.

Dans toutes ses réponses perçait je ne sais quel chagrin, qui se mêlait à l’anxiété que trahissaient sa voix et son attitude. Thadée tenait encore le gobelet à la main, comme pour avoir une excuse de sa présence prolongée dans la chaumière : il n’osait pas sortir. La force du regard de cette femme, de ce regard qui avait quelque chose en soi de si inconcevablement ravissant, de ce regard qui était plus beau qu’elle-même, le tenait cloué au seuil.

– Et tu ne sais pas même si ton mari t’aime ? – répéta Thadée.

La femme jeta les yeux sur lui et se tut.

– Il doit m’aimer, – répondit-elle après un moment, car il est très jaloux. Combien de fois m’a-t-il battue, parce que les domestiques du château avaient badiné avec moi !

– Comment ! il t’a battue ? – reprit Thadée stupéfait. – Il a osé te frapper !

– Qu’y a-t-il d’étonnant ! ne suis-je pas sa femme ?

– C’est vrai ! Mais est-ce ta faute si tu es belle et si tous le voient !

– Ce n’est pas ma faute, mais moi, j’en fais pénitence. Oh ! combien de fois j’ai prié Dieu et la sainte Vierge qu’ils me délivrent des poursuites des hommes !

– Et tu n’aimes pas que quelqu’un tombe amoureux de toi ?

– À quoi cela sert-il ? Et de plus le mari bat ! Et même s’il ne battait pas, qu’est-ce que cet amour-là ?

À cette exclamation soupirée à voix basse d’un ton singulier, M. Thadée tressaillit et fixa son regard sur elle.

– Comment cela ? Et quel autre amour connais-tu ?

– Oh ! j’en connais un autre, reprit la femme en baissant les yeux ; j’en ai entendu jaser au château ; j’ai entendu plusieurs fois comment on en parlait et j’ai vu comment aimaient les grands seigneurs. Oh ! cet amour n’est pas celui des domestiques et de nous autres ! L’autre amour, l’amour seigneurial, semble être très beau, un peu triste, mais, quoique triste, bien doux. Mais il ne finit, à ce qu’on dit, jamais gaiement. Voilà ce que les gens m’ont raconté au château.

– C’est vrai, c’est vrai, c’est autre chose ; ce ne sont pas vos amours, vos amours rustiques, Oulana, – répondit Thadée ; – car, chez vous, au village, quand le mari bat, la mère gronde, la femme pleure et le garçon s’enivre, l’affaire en reste là. Ailleurs, cela ne se termine pas ainsi : à l’amour seigneurial succède l’affliction et souvent même la mort.

La femme ne répondit rien ; mais, pour cacher un sentiment visible sur son visage, ou peut-être un soupir, elle se détourna vers les poules et Thadée dut s’en aller.

Une fois dehors, il sentit, avec la lumière du soleil et la fraîcheur de l’air, la honte s’emparer de lui. Il se rappelait comment il était entré dans la chaumière et comment il en était sorti. Et le cœur lui battait, et son visage était brûlant ; tout cela pour une simple femme, pour une villageoise, pour la femme de Honczar !

– Et elle, se disait-il, elle sait qu’il existe un autre amour, qu’il y a une félicité plus douce, digne de sacrifices ; que, dans ce monde du bon Dieu, où ses heures mornes s’écoulent à côté du berceau de son enfant, entre une grange et une étable, il y a une autre vie de sentiments : la vie du cœur, une vie de folie et de bonheur. La pauvre Oulana, qu’avait-elle besoin d’aller regarder ce qui se passe au château, d’écouter les fables qui s’y débitent et d’y croire ? Les paroles dorées des seigneurs sont un poison ! Ne serait-il pas mieux pour elle de rester heureuse, corrompue comme les autres, corrompue comme ses sœurs, plutôt que, pauvre et pure, à l’instar de ces quelques martyres choisies qu’on ne trouve pas parmi ses pareilles. Elle se consolerait maintenant aisément avec un des domestiques, ne se souciant guère de son mari, ne sentant pas ce désir de je ne sais quel autre amour ; elle ne s’ennuierait pas dans sa chaumière. Mais c’est un enfantillage, un enfantillage ! des rêveries ! de la bizarrerie ! C’est une rusée mâtine, et sans doute rien de plus. Ah ! ah ! elle m’a, moi aussi, dupé un moment avec son raisonnement sur l’amour qu’elle a dû expérimenter.

En se parlant ainsi, M. Thadée s’avançait le long du lac, vers la maison, le front baissé ; de temps à autre, il jetait un regard sur son château solitaire et silencieux comme son nouveau genre de vie, puis il le reportait encore sur le village, sur la vieille et noire église ; et, dans sa tête penchée et alourdie, erraient les rêveries du soir et les interrogations inquiètes sur l’avenir.

Car chaque homme a trois vies en soi : l’une qu’il pleure ; la seconde qu’il traîne en gémissant ; la troisième qu’il espère. Ces trois existences sont la plénitude de la vie de l’homme ; elles forment, à elles trois, une guirlande, et si l’une d’elles vient à manquer, de cruelles douleurs la remplacent ; nous avons tous également besoin de pleurer le passé, de nous y reporter tristement, de souffrir du présent et d’attendre un avenir plus serein. C’est la perspective d’un avenir meilleur qui manquait en ce moment à Thadée, et c’est pourquoi il rêvait si mélancoliquement. Une femme, un regard, un mot, avaient suffi pour lui faire prendre en dégoût une vie que, peu de jours auparavant, il considérait comme des plus heureuses. Une femme, et quelle femme !

Et la nuit silencieuse et paisible descendait sur la campagne ; le soleil s’empourprait au delà de la forêt de pins ; le bétail revenait des champs, et, tête basse, retournait seul aux étables et aux porcheries ; les chèvres, si nombreuses en Polésie, sautillaient ; les brebis, avec leur laine épaisse et leurs fines jambes, couraient en bêlant vers les chaumières ; les canards sauvages volaient au-dessus du lac, dont le vent soulevait les vagues, qui se brisaient contre la rive, près de la route, en éveillant des sons incompréhensibles et irritants, comme tous les bruits de la nature qui nous environne. Dans ce tableau commun et journalier, il y avait je ne sais quoi de charmant et de triste : il y avait de la vie ; mais une vie qui ne suffit pas à un cœur un peu large ; peut-être est-elle trop calme, trop dénuée de but.

Thadée regardait : il voyait la beauté de la scène qui l’entourait, et en même temps il était saisi d’un battement de cœur tel qu’il s’arrêta et s’assit, se sentant pénétré de chagrin, de mélancolie.

Tout ce mouvement du soir défilait en face de lui, le long de l’autre rive du lac, et se perdait au delà de l’auberge, au village. Quant à lui, il restait assis, et involontairement ses yeux se fixaient sur la cabane d’Oulana, dont la cheminée laissait échapper une fumée noire et résineuse. On entendait dans cette direction, mêlés aux beuglements du bétail, la voix de paysans venant des champs, celle d’enfants saluant leurs mères, et des éclats de rire. « Ils sont pourtant heureux de cette vie-là, pensa-t-il : peut-être plus vite et à moins de frais qu’ailleurs. Pour eux le pain est tout, et le pain, grâce à Dieu, ne leur manque ni ne leur manquera. »

Il distingua un léger bruit derrière lui et quelqu’un passa rapidement. C’était comme un fait exprès pour le mettre en colère : il vit Oulana.

Il se leva et songea à l’arrêter. Elle courait avec un seau d’eau, elle le regarda, sourit et s’enfuit. Il ne voulut pas la poursuivre, car on les voyait de la route, quelqu’un les aurait peut-être aperçus ; et le mari ! La chaumière alors aurait été un enfer.

Tout honteux, et se faisant à lui-même des reproches de plusieurs sortes, Thadée retourna au château. Personne ne fit attention à lui, personne ne lui adressa la parole ; il alla s’enfermer dans sa chambre.

 

 

 

 

 

IV

 

 

 

– Oui, oui, disait-il plusieurs jours après, c’est une petite rusée que cette paysanne. Elle sait, comme nos dames, soupirer, causer et cligner des yeux. La simplicité des villageoises, quand la fausseté s’y mêle, est cent fois plus dangereuse, parce qu’on croit plus facilement à leur sincérité. Pourquoi Oulana serait-elle une exception ? Pourquoi m’abaisserais-je au point de m’attacher à cette femme, à la simple femme de Honczar ? C’est une vieille maladie qui se fait sentir de nouveau, c’est une faiblesse et un enfantillage impardonnables ! Rêver aux yeux d’une villageoise qu’aiguise la coquetterie, auxquels peut-être l’avidité ajoute de l’éclat et que la fausseté rend encore plus attrayants ; rêver à une bure grise sous laquelle chemine la réalité, c’est une sottise !

Il sortit et ferma brusquement la porte derrière lui, et dans le vestibule il trouva de nouveau... qui ? Oulana ! Cette fois-ci, elle leva vers lui plus hardiment ses yeux noirs.

– Que fais-tu ici ?

– Comme j’ai servi autrefois au château, et que je sais blanchir, on m’a pris pour y faire la lessive.

– Et sans doute que les domestiques en sont très contents ?

– Oh ! mais moi ! mon mari vient m’épier jusqu’ici. C’est un malheur !

Thadée haussa les épaules, et, apercevant son régisseur dans la cour, il l’appela :

– Monsieur Linowski ! donnez l’ordre à Oxen Honczar...

À ces mots, la femme pâlit et prit la fuite.

– ... à Oxen Honczar, continua Thadée, de se préparer à partir. A-t-il des chevaux ?

– Eh oui, Monsieur. Ce sont même les meilleurs du village.

– Il partira avec vous pour Berdyczew ; vous avez besoin, n’est-ce pas, d’un chariot et de son attelage ?

– Je voulais prendre celui d’une métairie du château.

– Je me suis justement arrêté à une autre combinaison, parce que les chevaux de la ferme me seront nécessaires. Dans la chaumière de Honczar, les paysans habitent, ce me semble, à plusieurs, n’est-ce pas ?

– Oui, Monsieur.

– Eh bien ! il peut se mettre en route ?

– Il le peut, Monsieur...

– Je vous prie d’exécuter de tous points ce que je vous ai dit.

Le régisseur attribua cet ordre à des ménagements, chimériques et bizarres, pour les chevaux de la métairie et se retira. Mais Oulana, elle aussi, n’y était plus. Thadée resta devant la porte à la guetter. Il se rendit ensuite au jardin ; il savait que là-bas du côté du lac, on pendait quelquefois du linge pour le faire sécher, qu’on y allait chercher de l’eau. Jamais, dans sa vie, il ne faisait attention à ce qui se passait dans sa maison ; maintenant tous ces détails lui revenaient à la mémoire ; ce qu’il ne savait pas, il le devinait. Une passion naissante a une dizaine d’yeux.

Il descendit au lac. Oulana y était en effet, mais pensive, les bras pendants ; et, sans le voir, elle remuait les épaules, hochait la tête, et s’entretenait avec ses pensées.

– Eh bien ! tu seras au moins pour quelque temps délivrée de lui.

Oulana, en se retournant, poussa un cri.

– Ton mari partira aujourd’hui, ajouta Thadée.

– Oh ! il me le fera payer.

– D’où peut-il savoir le motif de son départ ?

– Moins il sait, plus il a de soupçons, répondit la paysanne.

– À quoi songeais-tu ? à quoi réfléchissais-tu ainsi, lorsque je suis venu ici ?

– Est-ce que je sais ?

– Mais pas à moi, n’est-ce pas ?

– Est-ce à moi à penser à vous, Monsieur ?

– Et pourquoi pas, puisque moi je pense à toi ?

– À moi ? répéta la femme en le regardant dans les yeux – et pourquoi cela ?

– Je l’ignore moi-même, reprit naïvement Thadée, – mais, depuis que je t’ai vue pour la première fois, tu ne cesses de me hanter l’esprit.

– Moi ! quelle croix pour moi ! Monsieur penserait à moi !

– Il me semble que je t’aime, ma petite Oulana : mais non d’un amour comme les vôtres, non comme les paysans ni comme les domestiques, mais comme aiment les châtelains ; tu m’as ensorcelé, méchante.

Et il s’approcha d’elle, la prit à mi-corps et voulut l’embrasser ; mais elle s’arracha de ses mains tout effrayée, et s’écria douloureusement en dialecte ruthénien :

– Ah ! mes enfants !

– Tu as des enfants ?

– J’en ai, – répondit-elle à voix basse, – ah ! deux petites pauvrettes.

– Mais que crains-tu pour elles ? reprit-il en s’approchant de nouveau. – Est-ce que je leur ferai du mal ? Ton mari les maltraitera-t-il ?

– Oh ! répondit tristement Oulana, j’ai entendu parler beaucoup de cet amour-là : il finit toujours misérablement, et mes enfants seront malheureux !

– Moque-toi de cela, Oulana, dit Thadée en écartant ses cheveux de son visage, comme s’il voulait du même coup écarter ses pensées. Pourquoi cela finirait-il mal ?

– Quand on a fait un serment à quelqu’un en pleine église et que le prêtre vous a bénis et conduits au pied de l’autel ; quand on a baisé ensemble la croix et bu dans le même calice, oh ! ce n’est pas bien de rompre son serment, et cela porte toujours malheur. Personne ne force à jurer... et il faut garder sa foi.

Thadée resta à court de paroles.

– Écoute-moi, Oulana, dit-il en lui entourant le cou de ses bras avec violence. Aujourd’hui, ton mari partira. Y a-t-il d’autres gens que vous dans la chaumière ?

Elle gardait un sombre silence.

– Eh bien ! tu ne veux pas me répondre ? Alors je le demanderai à mon régisseur ; et tout le monde se doutera du pourquoi.

– Nous sommes plusieurs dans la chaumière, reprit Oulana avec précipitation, en relevant les yeux : un valet de charrue, une servante, les enfants. Mais en quoi cela vous importe-t-il, Monsieur ?

– Écoute-moi, dit Thadée, j’irai aujourd’hui chez toi.

À ces mots, ne voulant ni connaître ni écouter la réponse, il se retourna subitement et se dirigea vers le château. Une seule fois seulement, il jeta involontairement les yeux en arrière, et s’aperçut qu’Oulana ne bougeait pas de sa place et essuyait ses larmes avec le bord de son tablier.

 

 

 

 

 

V

 

 

 

Le soir arriva et puis la nuit. Thadée, qui avait déjà accoutumé les gens à ses bizarreries, se glissa doucement hors de la maison et s’achemina vers le lac. La nuit était noire ; dans le village, toutes les lumières étaient éteintes ; il n’y avait de clarté qu’au cabaret, dont la fenêtre éclairée se réfléchissait dans les eaux paisibles du lac. De temps en temps on entendait çà et là dans le lointain l’aboiement des chiens de garde, le murmure de l’eau, qui était bercée comme un enfant qui s’endort, le grincement de la barre du puits, secouée par le vent, le chant des coqs et, par intervalle, le beuglement des troupeaux dans les étables. Ces bruits, sur le fond silencieux de la nuit, faisaient l’effet de couleurs tranchantes sur le fond obscur d’un tableau.

Avec la palpitation de cœur qui accompagne toujours une affaire pareille, Thadée cheminait le long de la rive du lac, plongé dans ses méditations ; il avait la tête bouleversée, avec des pulsations et des battements à tout rompre, c’était le fracas inconcevable de ses pensées, et le sang lui courait dans les veines comme des vagues de feu ; ses dents claquaient, ses mains tremblaient, son front se couvrait d’une sueur froide. Il se trouva, sans même s’en apercevoir, tout proche du cabaret auprès duquel il devait passer pour aller du château au village. Heureusement qu’il n’y avait plus personne devant le cabaret presque endormi, dans lequel seulement la voix d’un petit marmot juif se faisait entendre. La nuit était si noire !

Sans faire attention à la boue, aux flaques d’eau et aux ornières, Thadée allait fout droit à la chaumière, sachant très bien où elle était située. Encore enfant, il parcourait souvent avec sa bonne le village ; il se souvenait de chaque arbre, de chaque détour de la rue ; il reconnaissait dans l’obscurité chaque passerelle, chaque puits, chaque hangar et était sûr de ne pas se tromper.

Mais lorsqu’il se glissa près de la chaumière, il était aussi troublé, aussi inquiet qu’un voleur ; parce que, s’il ne l’était pas encore, il voulait déjà au moins le devenir. Il s’arrêta, puis écouta : tout était calme à l’entour. Ayant levé les yeux, il distingua quelqu’un en blanc debout sur le seuil. Ce quelqu’un et lui, au milieu des ténèbres, s’étaient devinés, entendus, aperçus par le pressentiment.

Thadée toussa, la figure blanche se serra contre la porte ; lui s’avança vers elle sans bruit. Il comptait sur son prestige de châtelain et sur la corruption féminine, il calculait qu’elle n’était plus pure ! Et quelle espèce de volupté voulait-il trouver là ?... Oh ! que le cœur humain est inconcevable ! Qui l’a jamais compris, alors qu’il obéit aux passions charnelles ? Pauvre être égaré, pauvre foyer de désirs insensés !

Thadée, en s’approchant, reconnut facilement que la silhouette en blanc était celle d’Oulana.

– C’est toi ?

– Qui est là ?

– C’est moi.

– Ah ! Monsieur, Monsieur, répéta la femme avec inquiétude en changeant de place. Vous êtes venu, Monsieur ? Pourquoi ? Pour être la cause de mon malheur, de mes larmes, de ma misère ? Monsieur ! Ah ! allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en !

– M’en aller, lorsque tu m’as attendu sur le seuil, reprit Thadée en souriant ; – je devrais m’en aller ainsi !

– J’ai attendu ! c’est vrai, – répondit Oulana, – j’ai attendu exprès pour vous prévenir, afin que personne ne vous voie ; pour vous prier, Monsieur, de ne pas entrer. Quelle croix pour moi, malheureuse ! Monsieur, Monsieur ! moi je ne suis pas telle que vous pensez. Et c’est là votre amour ? – ajouta-t-elle, – ah ! c’est pire que la haine !

Thadée, surpris de la voix étouffée, sanglotante et fortement indignée de cette femme, fut tellement stupéfait qu’il ne savait plus qu’entreprendre.

– Allons, allons, Oulana, – dit-il tout confus en s’approchant d’elle, – entrons dans la chaumière. De quoi as-tu peur ?

– Dans la chaumière ! et pourquoi ? pour qu’on nous voie, pour qu’on nous entende, pour que je sois malheureuse, pour que..., – et elle commença à pleurer. – Dieu me punirait dans mes enfants, ma maison, mon bétail et mon pain.

– Entrons-y, entrons, Oulana, – insistait Thadée ; – si Dieu veut punir, il ne punira que moi.

– Quelle croix pour moi ! je n’irai pas ! je ne le veux pas ! je n’y entrerai pas ! je crierai et je réveillerai tout le village, j’appellerai tout le monde ! Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en !

– Veux-tu donc, – reprit Thadée avec violence, en grinçant les dents, – que je me venge, que je te force ?

– Et que me ferez-vous, Monsieur ? demanda-t-elle ; vous ordonnerez qu’on me batte ? Est-ce qu’on ne me bat pas sans cela ? Vous me reprendrez mon pain, il n’y en a déjà pas beaucoup et les enfants sont petits, vous ne les livrerez pas à la conscription 7.

Thadée s’enfonça dans de lugubres réflexions. Il voulait encore une fois s’approcher d’elle, mais un couteau brilla dans l’obscurité comme un éclair, aux mains de cette femme.

– Doucement, j’ai un couteau murmura-t-elle, j’ai un couteau, je l’ai pris exprès et je me défendrai !

Thadée, en entendant cela, resta muet de surprise et se calma.

– Vous avez cru peut-être, Monsieur, – dit-elle avec précipitation, – que, parce que je suis belle, je n’ai plus ni foi ni cœur, et que je ne connais plus Dieu. Oh ! – et elle se mit à rire d’une voix tremblante, sourde et triste. C’était un rire amer, équivalent à un sanglot. – Allez vous en ailleurs, Monsieur, vous en trouverez une seconde, une troisième, même une dizaine ; mais pas moi. Si quelqu’un arrivait, je serais forcée de crier, et ce serait une honte pour vous.

– Tu ne veux pas de moi ni de mon amour ? – chuchota Thadée d’un air demi-moqueur, demi-fâché.

– Oh ! est-ce là de l’amour ? – demanda-t-elle. – Est-ce là l’amour que j’ai rêvé, dont il est question dans les chansons, et dont on s’entretient pendant les veillées. L’amour seigneurial, l’amour royal, je le sens, est tout à fait autre. L’autre, l’autre, oh ! il n’est point pour nous, misérables ! Il ne faut pas le chercher sous le toit d’une chaumière, ce n’est pas à des mains noires et usées par le travail à le bercer.

– Quelle femme étrange ! – se dit Thadée en lui-même. –Bonne nuit, Oulana !

Et elle lui répondit à voix basse d’un ton railleur :

– Bonne nuit.

Il ne bougeait encore pas de place et ne savait que faire de sa personne ; elle disparut. Plein de confusion, il se traînait lentement vers son château en répétant : Quelle femme étrange !

 

 

 

 

 

VI

 

 

 

Le lendemain matin, il eut hâte de gagner la forêt, réfléchissant encore à son aventure de la veille ; il avait honte de lui-même et regrettait sa promenade nocturne. La conduite de cette femme lui restait dans le cœur comme une énigme inconcevable. Tantôt il pensait que ce n’était qu’une feinte habile ; tantôt il s’efforçait d’admettre la vertu féminine dans une condition où ordinairement les femmes n’ont aucune compréhension de la vertu et prennent les galanteries seigneuriales plutôt pour une consolation et un évènement désirable que pour une épouvante et un malheur.

– Elle a peur de son mari et voilà tout, pensait-il en lui-même. Et en se rappelant les traits de son visage, son regard, dont l’expression indéfinissable s’accordait si mal avec sa casaque grise, il semblait deviner qu’il ne fallait pas, lui appliquant la même règle générale qu’aux autres femmes de sa classe, la taxer de corruption, de crainte, d’indifférence. C’était peut-être une perle enfouie dans la boue ; mais comment avait-elle l’éclat et l’apparence de la perle ? comment se faisait-il que Dieu eût donné un tel visage, une telle âme à une femme de cette condition ? Comment la corruption qui l’avait entourée, inondée, ne l’avait-elle pas souillée jusqu’à présent ? Quel ange avait veillé sur sa jeunesse ? Qui lui avait inspiré cette fierté, ce respect de soi-même, l’amour de la vertu, et la conception de la sainteté du serment ?

C’est ce que non seulement Thadée, mais personne à sa place n’eût su s’expliquer.

Il s’engagea lentement dans la forêt, le fusil sur l’épaule. C’était un jour de fête ; il rencontrait beaucoup de gens qui allaient ramasser des champignons et des baies ; dans le lointain, on entendait déjà des chants et des cris au milieu du bois. Il jetait des regards inquiets : parmi ces figures qui glissaient comme des ombres, il cherchait Oulana. Qui sait s’il n’était pas sorti de sa maison avec cette pensée ? Il voulait la rencontrer, quoiqu’il ne voulût pas se l’avouer à lui-même.

Absorbé dans ces pensées et allant où ses jambes le portaient, il s’enfonça dans un fourré épais, au delà duquel il y avait un petit marécage et puis un ancien tertre tumulaire où il avait contracté l’habitude de se reposer. Le maître et le chien couchant gravirent machinalement un sentier tracé, il semble, par eux-mêmes, et qui conduisait au haut du tertre des Deux-Frères. C’est le nom qu’on lui donnait.

Il était situé au plus épais d’un fourré qu’entouraient des noisetiers, des ronces et des buissons ; hormis le chasseur, personne n’y pénétrait et même celui-ci s’y aventurait rarement, car il lui fallait ou faire un long détour ou patauger dans une boue épaisse, pour atteindre la colline que couronnait ce tertre. Selon la tradition populaire, deux frères y auraient péri sous la chute d’un pin qu’ils abattaient. On tenait donc ce lieu comme terrible et maudit : personne ne s’y risquait, personne ne le fréquentait, même les gardes forestiers l’évitaient en faisant un signe de croix, et, bien que ce soit une coutume générale de jeter des branches sur de pareils tertres, on n’en voyait presque pas ici ; – il n’y avait personne pour en jeter.

On racontait beaucoup de fables sur ce lieu pendant les longues veillées ; mais presque toutes s’accordaient sur un point, c’est que c’était un endroit maudit et fatal. Les uns prétendaient qu’un des deux frères était devenu amoureux de la femme de l’autre et vivait avec elle, que celui-là le savait et le permettait, car il craignait sa femme infidèle et son méchant frère, et que Dieu les en avait punis tous deux. Selon d’autres, ils auraient péri parce qu’ils abattaient un pin le dimanche ; selon d’autres encore, un frère tua l’autre et un pin écrasa l’assassin ; mais tous répétaient que c’était un lieu trempé de sang non vengé et maudit.

Thadée, en gravissant ce tertre, se détournait à tout moment avec une espèce d’effroi pour voir s’il n’apercevait pas quelque part les esprits des deux frères tués dont il avait entendu parler par sa bonne. Son chien flairait en courant le long du sentier, se détournait, relevait la tête, aboyait, grondait et s’arrêtait de temps en temps. Cela étonnait Thadée, qui s’expliquait l’inquiétude du chien, en supposant qu’un des chercheurs de champignons avait pu pousser, jusque-là, peut-être en perdant sa route.

Enfin il franchit ce fourré épais et après avoir longé pendant quelques dizaines de pas une prairie humide, il s’approcha du tertre et releva les yeux. Sur le sommet – ô miracle ! Oulana était assise, le coude appuyé sur les genoux, la tête sur la main, le dos contre un arbre ; ses yeux erraient au loin par-delà la forêt, par-delà la montagne.

– Encore elle ! – s’écria Thadée en s’arrêtant. – Toi ici ?–ajouta-t-il à plus haute voix.

Oulana se leva brusquement.

– Ah ! s’écria-t-elle, je pensais que du moins ici vous ne me trouveriez pas, Monsieur.

Elle voulait s’enfuir ; le chien se lança après elle. Elle s’arrêta effrayée, et Thadée s’approcha.

– Pourquoi t’enfuis-tu, – dit-il lentement en feignant le calme de l’indifférence ; – ici au moins, tu n’as personne à craindre...

– Que vous, Monsieur, – repartit-elle brusquement.

– Moi, je ne suis ni un paysan ni un domestique, Oulana ; je ne pense ni à te battre ni à te faire violence.

– Non ? – demanda-t-elle des lèvres et des yeux, – bien sûr que non ?

– Oh ! non, – répondit Thadée ; – si je t’aimais, ce ne serait pas comme eux.

La femme prit courage.

– Ni non plus comme t’aime ton mari, mais comme personne ne t’a encore aimée ; tu n’as même jamais entendu parler d’un amour pareil.

– Et qu’y aurait-il après ? – demanda-t-elle à voix basse, le regard timide, et en jouant avec les bords de son tablier.

– Rien ; je t’aimerais longtemps, toujours, jusqu’à la mort.

– Oh ! je sais qu’en un pareil amour il faut toujours que la mort intervienne à la fin – la mort absolument.

– Mais qui te parle de mort ?

– Est-ce que je l’ignore ? Chaque fois que j’ai ouï mentionner un amour pareil dans les chansons et dans les contes, il y était toujours à la fin question de tombes et de mort.

– Eh ! n’en crois rien, Oulana ; on peut s’aimer et ne pas mourir pour cela.

Thadée, en disant cela, était déjà tout près d’elle ; il la fit asseoir moitié de force auprès de lui, en passant le bras autour de sa taille. Elle était tellement absorbée dans ses rêveries, qu’elle oubliait presque de se défendre, et ne disait rien ; mais quand il s’inclina pour l’embrasser, elle s’écarta et voulut alors seulement se lever.

– N’aie donc pas peur, – dit Thadée ; – permets-moi au moins de t’admirer un peu.

Avec la charmante vivacité d’une enfant, Oulana leva vers lui ses yeux enchanteurs et le fixa de telle sorte que Thadée ne se rendait pas compte si réellement ce pouvait être le regard d’une simple paysanne. Ce regard semblait dire tant et tant d’étrangetés, révéler tant de mystères surhumains, promettre tant de félicité, renfermer tant de rêveries à venir !

Quelqu’un de vous a-t-il jamais rencontré un regard aussi merveilleux chez une femme vêtue d’un casaquin gris, qui n’était un ange que par son regard seul, car, pour le reste, c’était, corps et âme, une ménagère ? N’est-ce pas un martyre affreux que de contempler cette statue qui annonce une belle âme, et qui ne la possède pas, ce regard qui dit tant de choses que les lèvres ne sauraient répéter ? Une telle femme est une anomalie effrayante ! et de pareilles femmes se comptent par centaines, par milliers, par millions. Dans la prunelle perce toujours un brin d’âme et, quand cette âme on l’a déjà entièrement étouffée chez soi par une vie animale, ce qui en subsiste se réfugie dans les yeux... Les yeux savent parler, promettre, chanter, mentir, alors même qu’au fond ils ne recouvrent qu’un précipice ou qu’un désert !

– Ah ! ma chère Oulana, – lui dit-il à voix basse, ensorcelé par son regard, – cet amour dont tu as entendu parler, ce doux amour, il lui suffit de voir l’être aimé, de toucher sa main, de s’approcher de ses lèvres.

En sentant qu’il lui prenait la main, la femme, dans son égarement, le considéra avec un sourire. Son regard exprimait de la terreur, et presque de la soumission, mais une soumission due à la crainte et non au raisonnement. Thadée reconnut son effroi, lâcha la main qu’il avait à peine touchée, et plongea ses yeux dans les siens. Le contact de cette main rude, usée par le travail, qui ne savait point frémir même entre ses doigts, aurait pu le désenchanter. Il regardait : elle avait baissé les yeux, sentant, malgré sa simplicité, ce qu’il y avait de passionné et de dangereux dans son regard à lui et quelle tempête grondait sous sa paupière souriante.

– Veux-tu m’aimer ainsi ? – demanda-t-il après un instant.

– Moi ? Oh ! Monsieur, est-ce que c’est possible ! moi, malheureuse, mais...

– Mais quoi !

– Peut-on l’avouer franchement ?

– Franchement, très franchement, dis ce que tu veux.

– Eh bien, franchement, je l’ignore, – reprit-elle en se voilant les yeux ; – Monsieur m’a ensorcelée ; il se passe quelque chose en moi que je n’ai jamais éprouvé de ma vie. Il me semble que je m’éveille, que déjà jadis quelqu’un m’a aimée de la sorte, que je ne suis pas la femme de Honczar. Femme de Honczar ! – répéta-t-elle en soupirant. – Malheureuse que je suis ! quelle croix pour moi ! avec deux enfants dans ma pauvre chaumière. Oh ! Monsieur, est-ce que vous pourriez devenir amoureux d’une telle misère ! Et mon mari ?

– Oh ! c’est autre chose, – ajouta Thadée avec un sourire contraint.

– Autre chose ? Et un amour pareil n’est pas un péché ? – demanda-t-elle naïvement.

– Eh ! sûrement ce n’est pas un péché ! Mais m’aimeras-tu, Oulana ?

– Est-ce que je sais ? est-ce que je sais ? Seulement quelque chose d’inconcevable se passe en moi, un je ne sais quoi de triste, de doux, de terrible. J’ai déjà peur que Monsieur ne m’abandonne ; je pense avec frayeur au lendemain ; et vous-même, je vous redoute, j’ignore pourquoi.

– Pourquoi aurais-tu peur de moi ? Moi, je t’aime tant !

– Ah ! Monsieur, cet amour, c’est pour une heure seulement. Moi, je sais, j’ai entendu dire, je pense que vous ne pourrez pas aimer une simple femme comme moi. Aujourd’hui, demain, vous m’abandonneriez ! Est-ce que je sais tout ce que vous savez, Monsieur ! Suis-je habillée aussi bien que vos dames, que la femme du régisseur, que la femme du pope et que ses filles 8 ? Oh ! elles sont belles, et moi !... Non ! non ! Cela ne peut pas être ; pour s’aimer, il faut être d’une même condition... Moi je suis une paysanne... moi je suis laide... et je ne saurais vous comprendre comme vos dames.

– Tu es cent fois plus belle dans ta casaque, Oulana. Ne crains rien, elles donneraient tous leurs vêtements éclatants seulement pour tes beaux yeux. Et pourquoi mentirais-je, si je ne t’aimais pas ?

– Pourquoi non ? Aux seigneurs, c’est permis : d’abord de s’amuser, puis d’abandonner.

– Ce n’est pas moi qui le ferais, ce n’est pas moi qui te tromperais ! Oh ! non ! – reprit avec indignation Thadée, que la solitude, le regard de cette femme et même sa manière de parler exaltaient de plus en plus. – Tu ne me connais pas, je n’aime pas à plaisanter, et ma parole vaut autant qu’un serment.

– Si vous avez pu penser, Monsieur, que je vous laisserais vous glisser la nuit dans ma chaumière, ne pouvez-vous pas penser aussi qu’il est licite de me séduire et de me tromper ?

– Je ne te connaissais pas alors, Oulana, je ne savais pas qui tu étais ; je ne l’ai appris que maintenant.

Oulana poussa un soupir.

– Et à quoi bon tout cela ? À quoi cela nous sert-il ? Pourquoi m’avez-vous remarquée et vous êtes-vous attaché à moi ? Ce n’est sûrement que pour mon malheur. Quelle croix pour moi ! Et mon mari, et les gens ? Car qui ne s’en apercevra pas ?

– Oh ! pour cela, sois tranquille, Oulana ! – s’écria Thadée plein de joie, en se serrant contre elle et en la pressant entre ses bras. Ne crains rien, moi... moi, je te défendrai, moi...

Il voulait parler, mais la femme se dressa avec la soudaineté de l’éclair et courut vers la forêt en ne regardant ni à droite ni à gauche ; et, avant que Thadée se fût levé, il n’était plus temps déjà de la poursuivre, parce que son casaquin avait disparu parmi les buissons épais qui entouraient le tertre.

Il ne bougeait pas de ce tertre.

– Qu’est-ce que cela ? – se disait-il, appuyé sur son fusil, les yeux fixés à terre. – Qu’est-ce que cela ? Comment ça finira-t-il ? Aurais-je donc de l’amour pour un casaquin ? Amour étonnant, inconcevable et insensé, pour une femme simple et inculte : c’est incompréhensible ! D’où lui viennent ces yeux, ce visage ? d’où lui vient ce sourire et ce parler ? Pourquoi, du moins, n’est-elle pas libre ? Si elle était fille... Oh ! alors, le monde aurait beau jaser, se moquer, railler.

Il poussa un soupir et passa la main sur les plis de son front.

– Advienne que pourra ! Je suis fou ! – À ces mots, il jeta une branche cassée sur le tertre, selon l’usage, et, précédé de son chien, s’achemina lentement vers la maison.

 

 

 

 

 

VII

 

 

 

Thadée ne pouvait comprendre, ne pouvait concevoir ce qui se passait en lui ; et quand il se prenait à songer à la cause d’un tel changement intérieur, il refusait presque de s’ajouter foi à lui-même.

– Et qu’y a-t-il donc dans cette femme ? – se répétait-il en se sentant agité. – Elle est belle ! Mais j’ai vu tant de belles femmes, et aucune ne m’a absorbé. D’ailleurs, c’est une enfant sauvage de la Polésie, sans idées et sans conversation.

Et cependant, tout en se parlant ainsi, lorsqu’il se rappelait le regard d’Oulana, il sentait que ce regard pouvait remplacer et le langage et les idées souvent conventionnelles de ces autres femmes, auxquelles l’éducation seulement et le monde ont donné un vernis de poupées, et qui ont appris à débiter, comme des pies, des pensées d’emprunt, qui ne sont la propriété de personne, parce qu’elles sont l’héritage de tous.

Inquiet de l’étrangeté du présent, il n’avait presque plus de regrets du passé ni de réminiscences de sa vie d’autrefois, et n’avait cure que de l’avenir.

Quel avenir ? Lui-même ne le savait pas encore. Quelle vie pouvait-il mener avec une femme dont le mari, la condition et la société entière le séparaient ? Il y avait là un monde de conceptions différentes, tellement inférieur à celui dont sortait Thadée !... Il songeait pourtant à elle et était presque sûr que c’est elle qui le rendrait heureux. En le regardant, on pouvait répéter, pour la centième fois, avec un poète anglais :

« Le cœur – ce précipice sans fond. »

Thadée, accoutumé à agir à sa guise, ne pensait pas à résister à sa passion naissante, à recourir pour l’étouffer à un départ, à des distractions. Il s’y livra par désœuvrement, par nonchalance, sans même essayer d’y échapper. Si la solitude est souvent utile aux jeunes gens, combien de fois cet isolement absolu du monde leur devient dangereux et les ramène à la barbarie !

L’homme a besoin des hommes ; celui-là seul peut vivre solitaire qui s’est séparé d’eux pour s’unir à Dieu. Celui qui épouse la solitude doit renoncer au monde, mettre un cilice et se plonger dans la prière, et même ainsi chacun ne saurait résister aux tentations du désert et aux fantômes du passé.

Thadée, naguère amateur frénétique de la chasse, parce qu’elle était son unique occupation et distraction, avait peur maintenant de s’éloigner de la maison, pour ne pas perdre de vue Oulana, qui accourait souvent au château.

Quelquefois il errait dans le village, choisissant les moments où tous étaient aux champs ; il épiait, il flânait, mais Oulana l’évitait.

Ces femmes ont si peu de temps libre ! Le travail occupe tous leurs instants ; tant de tracas, un tel labeur matériel les absorbent dans leur chaumière, qu’il leur est presque impossible de penser à elles-mêmes.

L’homme a besoin d’un peu de liberté d’esprit pour commencer à vivre intellectuellement, le travail manuel tue lentement son âme ; mais Thadée oisif, dont toute l’occupation était de penser, qui faisait les rêves les plus bizarres, persécuté par le regard d’Oulana, par ce regard qu’il ne pouvait s’expliquer, le cherchait partout, désirait le voir toujours et errait pour le rencontrer.

– Et, se disait-il, tant d’hommes l’entourent et la voient ; pourquoi personne n’a-t-il remarqué en elle ce que j’y observe ? Il est vrai que ces gens-là diffèrent de moi entièrement, mais il me semble que la force de ce regard devrait réveiller l’âme d’un mort, arracher de ses langes l’esprit d’un idiot incurable, faire d’un homme simple un prophète, d’un muet un poète.

Puis il regrettait qu’Oulana ne fût que la femme de Honczar, qu’elle fût obligée de travailler avec les bêtes de somme et autant qu’une bête de somme ; il voulait l’affranchir de ce pénible esclavage. Mais de quelle manière ? Le village entier s’en apercevrait, et elle-même, voudrait-elle, aux dépens de la paix domestique, s’acheter une vie plus aisée ? Oh ! sûrement que non.

En attendant, Oxen, le mari d’Oulana, est sur la route de Berdyczew, et Thadée, en la voyant tous les jours, soit ici, soit là, se rapprochait d’elle peu à peu, l’habituait à lui, la familiarisait avec la pensée de la violation de la foi jurée et du péché. Il ne voulait plus se dominer ni reculer. Pendant qu’il se dit qu’un pareil amour pour une telle femme n’est qu’une incroyable démence, et que cette femme n’est capable ni de s’en rendre compte ni d’apprécier ses sacrifices et ses sentiments, – cette passion déréglée, invaincue et manifestement folle, avance toujours, mais par une route différente de celle que n’importe quelle autre passion aurait tracée à un châtelain épris d’une villageoise.

Enfin, tous y firent attention, tous s’en aperçurent. Thadée changea sa manière de vivre, ses habitudes ; on le voyait causer avec Oulana, parcourir souvent le village. Le vieux père d’Oulana hocha le premier la tête, en surprenant une fois le regard obstiné que le seigneur attachait sur sa fille.

Le vieux Lewko alla à la chaumière et s’assit à table, soucieux et les sourcils froncés. Cette découverte l’avait ému, mais il n’osait la communiquer à personne. Il se souvint tout à coup de la soudaineté de l’ordre de départ d’Honczar ; de là une foule de conjectures, et de ces conjectures sortit une triste réflexion : comment remédier à ce malheur !

Le paysan polésien, malgré de quotidiens exemples de l’infidélité des femmes et de la honte des filles, est très sensible à ces affronts. Ne pouvant se venger de son seigneur, il se vengera de sa femme ; et malheur même au seigneur, s’il le réduit à ces extrémités. Alors, désespéré, il mettra le feu à la grange et au château et s’enfuira. Mais le vieux Lewko n’était pas encore assez sûr de ses soupçons pour qu’il pût déjà ruminer sa vengeance : il n’avait que le cerveau obsédé de noires suppositions. Il se rendit au cabaret. En route, il rencontra le père d’Oxen, un vieillard chancelant qui marchait à l’aide d’un bâton, et vivait déjà du pain de son fils dans la chaumière : il l’emmena avec lui au cabaret.

Après y avoir installé le vieux dans un coin, auprès d’une table, près d’un setier, Lewko commença à le questionner :

– As-tu vu jamais le seigneur dans ta chaumière ?

– On dit qu’une fois il y est venu se rafraîchir. Eh bien, quoi ?

– Rien. Et Oulana va-t-elle souvent au château ?

– Comme toujours. Eh bien, quoi ?

– Rien. Et n’as-tu pas vu le seigneur rôder quelquefois auprès de votre chaumière ?

– Quelquefois.

Lewko s’accouda et se mit à réfléchir.

– Et Oulana n’a-t-elle pas couché la nuit au château ?

– Non, jamais. Te viendrait-il, sur ta fille, un vilain soupçon ?

– Non, mon vieux, mais j’ai peur : le seigneur est jeune ; elle est belle, et le diable ne dort jamais.

– Eh ! laisse donc le seigneur tranquille. Est-ce qu’il songe à ces choses-là ? Il s’occupe de son fusil, de ses chiens, et il lui suffit de flâner dans les bois, voilà tout !

– Oh ! non, mon ami ! non. Je vois quelque chose, je pense à quelque chose et je n’y pense pas sans raison. Seulement n’en touche mot à personne ; mais il me semble qu’ils s’entendent. Oh ! ils se connaissent !

– Pourtant Oulana a servi autrefois au château, et rien de semblable ne s’est jamais passé ; et maintenant, lorsqu’elle est maîtresse de maison et mère de famille... il faudrait alors qu’elle fût possédée du diable.

– Et te souviens-tu de Nastka, la femme de Prokop ? – dit Lewko.

– Oh ! oh ! eh bien ! je m’en souviens.

– Elle vécut cinq ans avec son mari ; puis le régisseur lui tourna la tête. Prokop donna au régisseur une raclée, dans la forêt, en l’y surprenant avec sa femme. Le régisseur lui rendit le double de ses coups le lendemain, pendant qu’il faisait sa corvée au château, et après...

– On a fait de Prokop un soldat.

– Et Nastka tint la maison du régisseur, et ses enfants sont devenus à toujours orphelins.

– Eh bien ! c’est vrai. Oulana n’est pas telle, oh non ! et le seigneur non plus.

– Avec un seigneur ! ah ! c’est pire qu’avec un régisseur. Que peut-on lui faire ? que peut-on lui dire ? Il faut souffrir, car même il serait impossible de s’enfuir ; maintenant on vous retrouverait même au fond de l’enfer, et après, on vous enrôle ; en tout cas c’est la misère : les enfants sont perdus !

– Mais puisque ce n’est pas le cas ici, et qu’Oulana n’a pas cela en tête ; tu rêves, mon vieux.

– Dieu le veuille ! À ta santé, compère.

– À ta santé.

– À la tienne.

– Bonne santé.

– Porte-toi bien !

Et puis les deux vieux, déjà à moitié ivres, commencèrent à exposer longuement leur misère et les tourments de leur condition ; si bien qu’ils s’endormirent à table. Mais, lorsque Lewko s’éveilla, après avoir fait un somme, tout cela lui revint à la pensée. Il secoua le bras du vieux père d’Oxen, parce qu’il était déjà nuit, et qu’il était temps de rentrer à la chaumière.

Le vieux, à demi réveillé, se traînait à petits pas dans la rue boueuse, en réfléchissant à ce dont Lewko lui avait parlé. Mais, branlant la tête, il n’y ajoutait pas foi ; et, indifférent, désenchanté, habitué à tout, il n’envisageait pas la honte de son fils et le déshonneur de sa belle-fille du même point de vue que Lewko ; au contraire, s’il devait même en être ainsi, il n’y voyait rien de si fâcheux. Moitié méditant, moitié sommeillant, il arriva jusqu’à sa porte. Au seuil, il rencontra Oulana, vêtue comme pour sortir : elle avait un casaquin, ses souliers du dimanche, ses bas, un mouchoir blanc sur la tête, et elle était ceinte d’une écharpe de couleur. Le vieux la remarqua, quoiqu’il fît sombre, et s’arrêta sur le seuil.

– Ce serait donc vrai ? – pensa-t-il. – Où vas-tu ainsi pendant la nuit, Oulana ? – lui demanda-t-il.

– Chez la femme du régisseur, – répondit-elle hardiment ; – elle a envoyé me chercher, parce que son enfant est malade : il faut le soigner.

– Tu as les tiens dans la chaumière.

– Pryska est auprès d’eux.

– Pryska n’est pas leur mère, – répliqua le vieillard en franchissant le pas de la porte. – Mais que Dieu te conduise, puisque tu le veux.

Il jeta encore un regard autour de lui et s’en alla en enfonçant son bonnet sur sa tête. Oulana haussa les épaules et courut au château.

Toutefois elle n’allait pas chez la femme du régisseur. Oh ! non ; ce n’était plus la première fois qu’à l’appel du châtelain, elle l’accompagnait à la forêt ou au jardin, et qu’enlacée dans cet amour seigneurial, dont elle avait tant entendu parler dans les chansons, elle oubliait déjà et ses enfants, et sa chaumière, et son mari, et la honte et tout, car elle aimait son maître. Comment cela était-il arrivé ? D’où cela provenait-il ? – Elle l’ignorait. Elle pleurait souvent sur elle-même ; cependant elle retournait chez lui et lui sacrifiait sa quiétude, ce qu’elle avait de plus précieux, pour un peu d’exaltation, à laquelle sans même en concevoir la meilleure partie, elle se plaisait à prêter l’oreille comme à une lointaine chanson dont le vent vous apporte un fragment, incompréhensible, mais harmonieux pourtant.

Avec lui elle passait des nuits entières soit au jardin soit dans l’épaisseur de la forêt ; et ils s’entretenaient sans se parler ou avec peu de paroles ; et c’était néanmoins une conversation si remplie ! Ils étaient heureux d’un bonheur très particulier, inconcevable, anormal, pour lequel l’un devait se hausser par trop haut, l’autre se courber par trop bas. Et malgré tout, c’était là de la félicité et non un moment de satiété, ni une folie passagère ; ils le sentaient tous deux ; et c’est en vain que sa raison railleuse montrait à Thadée qu’autre serait le lendemain. Ce lendemain était encore éloigné. C’était de la félicité, quoique au-dessus d’elle flottassent des tempêtes et qu’elle ne fût exempte ni de larmes, ni de troubles, ni d’humiliations. C’était une félicité brève, fragile, misérable, et, comme tout ce qui est terrestre, avec de l’amertume au fond, un réveil douloureux, une menace au front, mais en habits de fête et d’un enivrement voluptueux.

Oulana était-elle auprès de son maître, que son cœur brûlant semblait saisir tout ce que lui disait Thadée, qui parfois, dans l’emportement de sa passion, prodiguait à la villageoise des paroles et des pensées d’un tout autre monde, quoiqu’il ne tardât pas à reprendre son sang-froid et qu’il mît à sa portée ce qu’il pouvait y avoir d’incompréhensible pour elle, en accommodant la forme et l’expression de son amour à ce cœur auquel il adressait plutôt des baisers que des serments ou des mots.

Il y avait quelque chose d’étrange dans leurs causeries nocturnes, dans leurs rendez-vous, dans leur familiarité ; mais leur position s’expliquait par le charme du regard et du sourire d’Oulana, sa vive conception et son amour croissant de jour en jour.

C’est qu’un villageois, si ignare et si négligent qu’il soit, a plus de poésie dans l’âme que les autres classes inférieures de la société ; et la paysanne est encore plus poétique que le paysan. Ils y sont disposés par leur fréquentation de la nature et par leurs souffrances, qui les bercent de songes et de rêveries ; et leur fraîche intelligence s’abreuve avidement à la source de vie : chez eux la corruption elle-même revêt souvent les couleurs les plus séduisantes de je ne sais quelle beauté que le citadin ne désire ni ne comprend.

Thadée oubliait volontiers près d’Oulana toutes les anciennes aspirations poétiques de son âme, tous les agréments d’un milieu différent, tout ce qui n’appartenait pas à la sphère du présent ; il ne vivait que dans cette idylle singulière, dans un étourdissement continuel, dans une ivresse sans désenivrement. La raison se faisait entendre toujours plus rarement avec ses railleries : elle tomba vaincue et resta muette.

Ainsi passèrent les jours, les soirées, les nuits, les semaines, et déjà dans le village on en jasait de plus en plus. Le châtelain n’en savait rien, et Oulana ne s’en souciait plus. Elle l’aimait de toute sa passion et de toutes ses larmes jusqu’à la mort, jusqu’au dévouement sans limite, jusqu’à l’oubli de ses devoirs de mère !

 

 

 

 

 

VIII

 

 

 

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Oxen revint enfin de Berdyczew ; les enfants l’accueillirent avec des cris de joie, les vieillards avec un serrement de main, tous entourèrent son chariot en lui demandant des nouvelles, et lui les interrogea pareillement. Le cabaretier lui-même, curieux de connaître le prix des bœufs, sortit au devant de lui, les bras croisés derrière le dos.

Lewko et Ulas, les deux pères, restaient à l’écart et se regardaient pour savoir s’ils devaient lui dire quelque chose ou non ; et Oulana se tenait là également, mais pâle, la mémoire absente, et sans conscience de ce qu’elle faisait. Elle tenait sous son menton un tablier blanc et fixait son mari, mais comme si elle ne le voyait pas, comme si ses pensées et son âme étaient ailleurs ; elle frissonnait de crainte et sa vue se voilait de larmes.

L’arrivée d’Oxen éveilla en elle des remords, l’épouvanta, rompit la trame, douce déjà, des quelques jours, des quelques nuits passées avec Thadée. Cette femme, en pensant qu’il lui faudrait abandonner tout cela et retourner de nouveau à sa chaumière, à son mari, à ses enfants et ne plus voir son bien-aimé, être privée de ses caresses, ne plus rester avec lui, sans contrainte, de longues soirées, pleurait avec des larmes de sang dans l’âme, car elle ne pouvait pas pleurer avec les yeux. Tous la regardèrent ; elle souriait, se sentant mourir, tant une telle lutte comprimait son cœur.

Le vieux Honczar, après avoir vu ses enfants et leur avoir donné à chacun une pomme, s’être informé de l’état du bétail et avoir offert à sa femme le mouchoir qu’il lui rapportait de voyage en cadeau, ne s’inquiéta plus de rien et s’en alla avec les deux vieux, son père et son beau-père, au cabaret. Pauluk, le jeune frère d’Oxen, se joignit à eux, car il avait en quelque sorte traditionnellement le devoir de surveiller de plus près Oulana ; il savait tout mieux que personne, et voulait le plus tôt possible en informer Oxen.

Pendant qu’ils cheminaient tous vers le cabaret, Oulana, à leurs visages sombres, à leur silence significatif, se douta de ce que cela lui présageait ; elle sentait venir la tempête. En pleurant à la dérobée, elle essuyait les bancs et les tables, et, s’arrêtant à la fenêtre, elle les regardait s’éloigner en pensant à ce que ce serait à leur retour. Elle n’ignorait pas que Pauluk et Lewko diraient tout à son mari. Elle se flattait pourtant qu’elle saurait répondre à ses reproches, quoiqu’elle n’espérât pas néanmoins que cela pût finir tranquillement, sans injures, sans colère et sans coups. Et cette idée que quelqu’un la pût battre ou gronder lui paraissait maintenant si étrange ! Elle était déjà si enfant gâtée, si petite-maîtresse, si accoutumée aux baisers et aux tendres paroles, que, sans se résoudre à rien, elle ne concevait plus comment supporter ces avanies.

Nos gens se rendirent au cabaret, et s’assirent autour d’une table ; ils gardèrent le silence, tant que le cabaretier questionna Oxen sur les nouvelles de Berdyczew ; mais lorsqu’il s’éloigna et les laissa seuls, Lewko rompit le silence le premier.

– Eh bien, mon cher fils, nous avons ici eu l’œil sur ta petite femme, il faut qu’en revanche tu nous paies un setier d’eau-de-vie.

– Soit, j’y consens, – dit Oxen en riant, – mais me l’avez-vous bien surveillée ?

– Oh ! autant que nous l’avons pu, – dit Pauluk ; – mais, mon frère, il est plus facile de se pendre à une toile d’araignée que de garder une femme.

Oxen le regarda dans les yeux et sa prunelle grise s’enflamma de colère.

– Eh bien, quoi ? – demanda-t-il en serrant les dents.

– Oh ! un malheur chez nous, à la maison.

– Chez moi ?

– Or, sais-tu pourquoi tu as fait le voyage de Berdyczew ?

– Eh pourquoi ?

– Parce que le seigneur et ta femme se connaissent.

– Le seigneur ? Que dis-tu ? Notre maître ?

– Oui. Eh quoi ? Elle va chez lui sans cesse.

Oxen commença à sourire :

– As-tu l’esprit dérangé ? Es-tu devenu fou ? Quoi ? notre maître ?

– Oui, notre maître, – dit le vieux Lewko ; nous nous en sommes aperçus de suite après ton départ. Dans le commencement, cela allait couci-couça, mais maintenant Oulana est mal à l’aise dans la chaumière, elle s’y ennuie et court à tout moment chez lui ! Que faire ? À quoi bon déguiser la vérité ? Elle y va tous les jours.

– Elle dit qu’elle va chez la femme du régisseur – reprit le vieux Ulas.

Oxen gardait le silence.

– Eh ! je lui en donnerai – s’écria-t-il un instant après en se levant brusquement – si cela est vrai ; et tous le savent ?

– Personne ne le sait – répondit Lewko –, nous n’avons parlé à personne.

– Et pourquoi ne lui avez-vous rien dit à elle ? Il fallait l’empêcher, l’arrêter.

– Oh ! le seigneur est adroit ; il envoie l’un ici, l’autre là ; elle est difficile à garder.

– L’avez-vous vue avec le seigneur, avez-vous vu le seigneur dans la chaumière.

– Non.

– Eh ! s’il en est ainsi, ce n’est qu’une menterie et une méchanceté humaine. Oulana n’a jamais été et ne sera jamais telle.

– Eh bien, maintenant elle est telle, – répliqua vivement Pauluk – nous dirons ce que nous avons vu. Après votre départ, Oulana allait souvent dans la forêt chercher des champignons, et on la voyait s’y rendre ; et au bout d’un moment le seigneur l’y suivait. Moi-même je l’ai épiée, quand elle allait chez la femme du régisseur ; elle pénétra dans le jardin du seigneur et là elle disparut, et la route de la métairie ne passe pas par le château. Hier soir le vieux Ulas, se sentant malade, demanda de l’eau ; Pryska lui en a apporté : on chercha Oulana dans sa chambre, et elle n’y était pas. Le matin, elle dit de nouveau que la femme du régisseur l’avait envoyé chercher la nuit.

– Et peut-être était-ce vrai ? – dit Oxen.

– Oh ! non, non, – dit Pauluk – ce n’est pas cela : l’enfant de la femme du régisseur se porte bien. Ils ont une domestique, à quoi leur servirait Oulana ? Tous les domestiques ont observé combien leur maître est changé. Le domestique Jacques a déjà flairé quelque chose et rit dès qu’il aperçoit Oulana. Même dans la métairie, on en parle, et j’ai moi-même entendu la femme du régisseur dire au barbier que le châtelain est maintenant bien plus gai ; et que plût à Dieu seulement qu’une femme du village ne lui eût pas donné dans l’œil, parce qu’il sort pendant la nuit, ce qu’il ne faisait pas jadis.

Le vieux Oxen, qui avait écouté ce récit en pâlissant, déchirait sa casaque et roulait des yeux terribles ; il donna un coup de poing contre la table en criant :

– Que le diable soit d’elle et de toi aussi, Lewko ! Que ne l’as-tu gardée ou battue de façon qu’elle restât au moins une demi-année au lit ? Ne pouvais-tu venir à bout d’elle ? N’y a-t-il pas assez de bâtons dans la haie, ou de baguettes dans le bois ? N’es-tu pas son père, Lewko ? Ou toi Pauluk, n’es-tu pas son propre frère ? Eh bien, vous l’avez tous regardée sans lui rien dire et vous lui avez permis de faire des escapades ; belle sagesse maintenant que la vôtre de me mettre le tout sur la tête, comme si vous n’aviez pu rien faire sans moi. Et toi aussi, mon père ? Est-ce qu’il n’y a point de remède à cela ? Est-ce là première fois qu’on est dans le cas d’avoir à mater une mauvaise femme ?

– Ne crie pas, ne crie pas ! s’écria tristement le père d’Oxen. – Je suis vieux et grisonnant et je sais comment m’y prendre, mais il aurait fallu que je n’eusse pas de sens pour la battre et la blesser sans l’avoir vue ni surprise en faute. Une femme ment toujours avec facilité, et nous, nous sommes forcés de la croire, puisque c’est encore ce qu’il y a de mieux. Le châtelain, quand il est irrité, est terrible, pire qu’un loup, comme dit l’autre (proverbe des Lithuaniens et des Polésiens). Or toi aussi, ne sois pas fou, mon fils ; tu n’es pas un blanc bec, seulement j’ai vu plus que toi de pareilles aventures, je me souviens comment elles ont tourné. Et veux-tu savoir la vérité ? Si même cela était arrivé, il faudrait, mon cher fils, garder le silence et souffrir, car, autrement, il t’en cuirait. Baise la main de ta femme, fais-lui la révérence et tiens-toi tranquille ! Sinon, malheur à toi, je te le répète.

– Malheur à moi ? – s’écria Oxen toujours plus ivre. – Est-ce que j’ai peur ? Et que me fera-t-il ? Il me battra. – Qu’il me batte à mort ! La chair se guérit dans l’espace d’une semaine. Il ne me livrera pas aux recruteurs, qui ne m’accepteraient pas, et les gens de sa sorte, cela ne vous tue pas non plus. Que me ferait-il ?

– Oh ! oh ! que tu es hardi, – reprit son père, – aussi hardi qu’un juif auprès d’un chien à l’attache ! Et si ton tour venait de souffrir quelque temps, alors tu dirais aussi comme moi : il faut patienter et se taire.

Lewko et Pauluk, déjà complètement ivres, l’interrompirent :

– Oh ! tu commences à radoter, mon vieux ; veux-tu donc que nous élevions des nichées de coucous, d’enfants d’autrui ? Tolérerons-nous la honte dans la maison ? N’y a-t-il aucun remède ? Qu’importe que ce soit un seigneur, moi je suis aussi un homme, et j’ai des mains comme lui. Pensez-vous qu’il n’y ait pas d’herbe dans le bois et de feu dans le poêle ?

– C’est mal parler, – reprit le père. – Que Dieu nous préserve que quelqu’un vous entende... Vous nous perdrez. Quand même le seigneur nous écorcherait vifs, il n’en est pas moins le seigneur ; et toi, pour un seul de ces mots-là, tu iras où nous ne te verrons plus jamais. Eh ! taisez-vous ! taisez-vous !

Oxen se leva brusquement et saisit un bâton.

– Allons à la chaumière, – dit-il ; je ne puis plus y tenir et les mains me démangent ; je la rosserai si bien qu’elle gardera le lit une année. Je ne lui pardonnerai pas cela.

Et Pauluk ajouta :

– Demain, pour que le seigneur ne sache rien, nous dirons qu’elle est tombée d’une échelle en montant au grenier.

Et Lewko murmurait :

– Il serait mieux que je la fustige, moi qui suis son père ; à moi le seigneur ne me fera rien. Et toi, Oxen, ne la touche pas toi-même, si la peau du dos ne te démange pas, car une femme mettrait le diable en défaut ! Le seigneur saura tout et cela ira mal.

Mais Oxen n’écoutait plus rien ; il se dirigeait vers la porte et les autres le suivaient ; seulement le vieux père le retenait encore en le tirant par la manche.

– Arrête un peu, Oxen, arrête ! Causons encore un peu ; ne te hâte pas : le bâton ne s’enfuira pas et ta femme aura son affaire. Remets cela à demain.

– Je ne puis pas me contenir.

– Eh ! assieds-toi encore un peu ici, assieds-toi donc. Monsieur le cabaretier, servez encore une mesure d’eau-de-vie à mon compte.

Oxen, en entendant cet ordre, se retourna et les autres s’éloignèrent également de la porte. Cependant la juive sortit de l’alcôve, les manches retroussées jusqu’aux coudes, en s’essuyant le front avec son tablier et suivie d’un petit marmot juif, une calotte chamarrée de galons sur la tête.

– Que voulez-vous ?

– Encore une mesure, répondit le vieux.

– Mais, avez-vous l’argent ?

– Vous savez, – répondit le vieux, – que moi je paie bien, et si je ne payais pas, il y a une mesure de seigle chez Philippe : il me la doit pour le travail ; je la donnerai.

– C’est bon ! c’est bon !

Et la juive alla remplir une mesure. Le vieux, en attendant, disait à l’oreille d’Oxen :

– Ne t’emporte pas, mon fils, attends un moment ; il faut quelquefois écouter les vieux. Laisse le bâton de côté et garde le silence. Il vaut mieux prendre Oulana autrement en faute et la punir soi-disant pour autre chose.

Et Lewko ajouta :

– C’est pourtant ma propre fille, et moi je ne la plains pas, à quoi bon de la pitié pour elle ? Elle n’en est pas digne, puisqu’elle n’a pas de regrets !

– Ce n’est pas elle que je plains, – dit le vieux, mais mon propre fils. Chaque coup qu’il lui donnera, on le lui rendra au centuple. Si on veut bien se porter, comme dit l’autre, il ne faut pas agacer un chien hargneux ni taquiner un châtelain. Tu lui donneras un coup, il t’en donnera cent ; tu lui en donneras deux, il t’en donnera mille. Maintenant nous garderons bien Oulana ; du diable si elle nous trompe ; qu’en pensez-vous ? Voilà mon avis. – Le vieux s’interrompit et hocha la tête : – Mais je parle en vain, car vous ne suivrez pas mon conseil...

La cabaretière apporta de l’eau-de-vie, et ils commencèrent à trinquer.

On remplit un petit verre ; celui qui régalait le vida le premier en s’écriant :

– Je vous souhaite une bonne santé.

– À votre santé, mon père. À la vôtre !

– À la vôtre !

Et ils se saluaient, buvaient à petites gorgées et Lewko murmurait :

– Voulez-vous que je vous dise ce dont vous ne vous souvenez peut-être pas. Il en fut tout à fait de même avec la mienne tant qu’elle fut jeune. Tous les domestiques couraient après elle, et je n’avais pas de paix, jusqu’à ce qu’enfin une fois j’eus frotté les reins à un cocher et donné des coups à ma femme ; elle devint ensuite si honnête qu’elle avait peur de son ombre et ne regardait plus personne.

– Mais, – dit le vieux, – autre chose est un cocher et autre chose un seigneur. Autre chose est une corneille et autre chose un vautour. Écoutez-moi : j’ai beaucoup vu le monde ; et pas loin d’ici...

Pauluk l’interrompit.

– Toi, père, tu permettrais tout ; or si les maris ne châtiaient pas leurs femmes, elles nous arracheraient les cheveux de la tête. À quoi bon nourririons-nous les enfants des autres ? Et que pourra lui faire le seigneur, parce qu’il aura battu sa petite femme ?

– Eh bien, eh bien, écoutez-moi seulement : pas loin d’ici, à une lieue, près de Olyka, vous connaissez le cabaret qui est situé sur le grand chemin du village de Silno, où un pope se tua, et où on lui a érigé une croix près de la route.

– Oui, oui, sur la grande route, nous y avons passé en charriant du blé.

– Eh bien, dans ce village, au temps jadis, du vivant encore de mon père, habitait un châtelain ; c’était un village du prince Radziwill, mais il l’avait affermé à quelqu’un ; bref, il y avait là un châtelain, et il devint amoureux de la femme d’un paysan, et le paysan le savait ; mais que pouvait-il faire ? Il battit sa femme. Le lendemain, on lui mit des entraves aux mains et aux pieds et on le jeta dans un cachot, au pain et à l’eau ; et, après y être resté pendant quatre semaines, il devint aussi blême que s’il eût relevé de maladie.

On commença à implorer sa grâce auprès du seigneur qui le fit relâcher. Mais à peine le paysan eut-il rencontré sa femme qu’il fut de nouveau à ses trousses. Le seigneur le remit au pain et à l’eau, et le tint ainsi pendant six mois. Puis, je ne sais pas ce qui se passa, mais, enfin, on le laissa libre. Deux jours après, c’était à la tombée de la nuit, on voit le château en feu ; quelques instants après, le vent aidant, les granges, les hangars et l’étable furent embrasés. Le seigneur pleura et se tordit les mains ; le lendemain, on remit les entraves au paysan. Beaucoup de personnes arrivèrent, on l’emprisonna, on le questionna ; on le pressa, on l’adjura, on fit venir un pope, et on le tourmenta tant qu’il s’avoua coupable. On jeta le paysan dans les fers, et on installa sa femme au château. Eh bien, qu’en penses-tu, Oxen ? Ne valait-il pas mieux souffrir et garder le silence ? Et que faire, mon ami, puisque telle est notre destinée ? Tu n’es ni le premier, ni le dernier, ni le seul, comme dit l’autre.

– Mais il était stupide, ce paysan ; il fallait s’enfuir, après avoir mis le feu.

– Ah ! ah ! et où t’enfuiras-tu maintenant ? Demain on t’attrapera, – répondit le vieux. – Que t’imagines-tu donc, mon ami ? À présent ce n’est pas comme autrefois : tu t’enfuiras à cent lieues, on t’atteindra et on te livrera. C’est un malheur, mais que faire ? Il faut souffrir et garder le silence.

– Et toi, mon frère, qu’en penses-tu ? Et toi, Lewko, les conseils du vieux te semblent-ils bons ?

– Tu peux battre ta femme, on ne te dira rien ; mais il faut si bien la rosser qu’elle en devienne malade au moins pour quinze jours. Qu’est-ce que le seigneur peut te faire ? Allons-nous-en, allons-nous-en. – Et ils se préparaient à partir, lorsque la porte grinça sur ses gonds, s’ouvrit, et Oulana parut sur le seuil.

À sa vue, ils oublièrent leur langue dans leur bouche. Oxen se leva de son banc en tremblant de colère.

– Ne la battez pas dans le cabaret, – dit Lewko, – car on le rapportera de suite au château.

– Le souper est prêt, venez à la maison, – dit Oulana d’une voix altérée, feignant de ne se douter de rien, quoiqu’elle eût écouté une partie de l’entretien derrière la porte.

– Ah ! comme tu m’as attendu, – lui dit le mari, en courant après elle. – Et qui t’a aidée à m’attendre ? Ne languissais-tu pas après moi ?

– Et comment ne pas languir ?

Oxen ne se possédait pas de colère, jusqu’à ce qu’enfin, après s’être déjà bien éloigné du cabaret, voyant que ses compagnons étaient restés à une assez grande distance derrière lui, il se rua sur elle.

– El tu t’es bien amusée avec le seigneur, ha !

– Quoi ! que dis-tu ? pourquoi me bats-tu ? – s’écria Oulana de toutes ses forces. – Que me veux-tu ?

– Et pourquoi vas-tu chez le seigneur et pourquoi découches-tu ? Le pain du château et les cadeaux seigneuriaux sont de ton goût ? Moi, je t’apprendrai à vivre !

Et il battait la malheureuse femme, qui poussait de grands cris en se débattant et en appelant :

– Au secours ! au secours ! il veut me tuer ! – Lewko, Pauluk et le vieux Ulas accoururent, saisirent Oxen et l’entraînèrent.

– Est-ce que tu es fou de faire du bruit dans la rue et d’éveiller les gens, pour que tout le monde sache ta honte ! N’est-ce pas assez pour toi qu’on t’entende de ta chaumière ? Veux-tu que le seigneur soit averti encore plus vite ?

– Oui, je le veux, – reprit Oxen furieux, – et je veux la tuer et le tuer aussi.

– Silence ! – s’écria Ulas, – silence, au nom de Dieu, tu nous perdras tous. Veux-tu causer ton malheur et le nôtre ? On dira que c’est nous qui te l’avons dénoncée et qui t’avons conseillé tout cela.

Cependant Oulana, voyant ce qui se passait et ce qui l’attendait, se déroba à eux, et, pleurant, meurtrie, ensanglantée, elle se précipita en larmes dans la chaumière de sa sœur.

Dans la chaumière de Marie, c’était malheureusement la veillée du soir : plusieurs vieilles femmes étaient assises auprès du feu, plusieurs autres chantaient en filant du lin, et les enfants sautaient par la chambre. À peine Oulana eût-elle ouvert la porte qu’en les apercevant, elle se rejeta en arrière et se contenta d’appeler sa sœur :

– Marie, viens donc ici, – dit-elle, en restant elle-même dans le vestibule.

Marie, qui avait reconnu sa voix, laissa là son rouet ; et, mues par leur curiosité, toutes les femmes se précipitèrent sur ses pas, suivies des hommes ; mais ils n’entendaient pas ce qu’une sœur chuchotait à l’oreille de l’autre, et ils se posaient vainement l’un à l’autre cette interrogation :

– Que veut-elle ? pourquoi n’est-elle pas entrée dans la chambre ?

Soupçonnant qu’il y avait là-dessous quelque mystère, les hommes rentrèrent dans la pièce et se remirent à tresser des chaussons et à façonner des torches de bois résineux ; l’un d’eux s’écria :

– Mais pourquoi Oulana est-elle venue ici ?

– Sans doute pour demander quelque conseil à sa sœur.

– Oxen est de retour aujourd’hui de son voyage, – dit le second, il l’aura peut-être battue.

– Oh ! – ajouta le troisième, il y aurait de quoi ; – moi aussi, je sais quelque chose, je le sais.

– Penses-tu que nous ne le sachions pas également ? – dirent les autres. – L’amour seigneurial ne peut pas se tenir caché comme un chat dans un garde-manger.

– Il ne faut rien dire, si on n’a rien vu.

– Si nous n’avons rien vu !

– Eh bien, quoi ?

– Oh ! il vaut mieux se taire !

Pendant ce temps, Oulana, dans le vestibule, priait sa sœur en pleurant de la cacher de son mari. Elle espérait trouver chez elle de la compassion ; mais elle se trompait. Marie, la sœur d’Oulana, était belle, elle aussi, et jadis elle avait servi au château ; néanmoins leur ressemblance s’arrêtait là, quoiqu’elle ne fût pas moins belle que sa sœur. Elle non plus n’ignorait pas de quoi il retournait et elle portait envie à sa sœur, parce qu’elle avait une ganache de mari qui ne voyait rien dans la chaumière que les plats sur la table ; et elle aurait bien voulu que le seigneur s’occupât d’elle, car elle croyait qu’il l’aurait aidée dans son ménage. C’est pourquoi elle accueillit froidement les larmes et les lamentations d’Oulana.

– Mon mari m’a battue, – lui dit celle-ci, – et lorsqu’il me rattrapera, il me battra encore. Il s’est enivré dans le cabaret et il va me relancer ici.

– Eh bien quoi ! – répondit sa sœur, – n’as-tu pas des mains aussi pour lui rendre ses coups ?

– Puisqu’ils sont plusieurs !

– Et pourquoi ne te laissent-ils pas tranquille ? – demanda Marie, feignant de ne rien soupçonner.

– Ah ! est-ce que je sais !

– Comment, tu ne sais pas ?

– Ah ! – ajouta une des vieilles femmes en hochant la tête, – nous, nous ne l’ignorons pas.

– C’est assurément parce que tu es allée si souvent au château.

– Est-ce que j’y allais souvent ? Peut-on ne pas se rendre chez la femme du régisseur, quand elle vous envoie chercher !

– Tu vas toujours chez la femme du régisseur, – interrompit la vieille, – et cependant je ne te vois jamais dans la métairie : j’y ai passé plus d’une nuit.

Et les vieilles femmes commencèrent à parler entre elles, à chuchoter ; et Oulana pleurait debout en cachant son visage dans les plis de son tablier chiffonné. Bientôt les voix d’Oxen et de Pauluk retentirent à la porte de la cour. La pauvre Oulana s’élança sur une échelle conduisant au grenier, et les femmes se tournèrent vers la porte.

– Bonsoir, – dit Oxen qui franchissait le seuil de la porte, – Oulana n’a-t-elle pas été ici ?

– Elle y était, – balbutia vite une vieille, – mais elle s’en est allée.

– Quand ? Y a-t-il longtemps ?

– Voilà, elle est venue il y a un instant, elle a dit quelques mots à sa sœur, puis elle s’en est retournée.

– Est-il sûr qu’elle soit partie ?

– Mais oui ! Eh quoi ? elle est sortie par la cour qui donne sur la rue. Quel dommage qu’elle ne soit plus ici ! Pourquoi la cherchez-vous ? – ajouta la vieille en se tenant la main sous le menton, prête à bavarder.

– C’est notre affaire, – dit Oxen ; – attendez que j’aille à sa découverte. Toi, Pauluk, reste ici, et veille, s’il faut, même jusqu’au jour. Elle s’est peut-être cachée quelque part ici.

– N’aie pas peur, – répondit Pauluk, je ne m’éloignerai pas.

– Eh bien ! entrez au moins nous tenir compagnie dans la chaumière, s’écria Marie, la sœur d’Oulana.

– Non, non, je m’assoirai ici dehors sur un banc et je resterai aux aguets.

Les femmes rentrèrent en chuchotant doucement et reprirent les quenouilles abandonnées, mais elles ne chantaient pas ; les hommes tressaient en silence des chaussons d’écorce de bouleau. Un long intervalle s’écoula, jusqu’à ce qu’enfin une des femmes entonnât une chanson mélancolique, à laquelle toutes les autres voix se joignirent successivement, faibles d’abord, de plus en plus vibrantes, comme si elles s’échappaient violemment de poitrines oppressées :

 

          Pourquoi n’ai-je point su plus tôt

          Qu’il me faudrait quitter la cabane de mes parents ;

          Que j’aurais à dire adieu

          Au verger et aux plates-bandes fleuries.

          Où je ne tresserai plus de guirlande.

          Je n’ai tressé qu’une seule guirlande,

          Et ce n’est pas moi qui l’ai portée,

          Et cette unique guirlande, je l’ai telle quelle

          Offerte à Jeannot. Oh ! que n’ai-je

          Défait la clôture du verger,

          Pour que les noirs chevaux

          Y aient galopé en troupe et foulé

          Sous leurs sabots la fougère verdoyante 9.

 

Toute cette longue chanson, ainsi qu’une seconde et une troisième qui la suivirent, n’étaient qu’un écho de douloureuses pensées féminines, et, dans la chaumière, ces strophes avaient la résonnance de sanglots.

 

 

 

 

 

IX

 

 

 

Sur ces entrefaites, Thadée jeta un regard dans la cour et aperçut les chariots de Berdyczew, qu’il n’attendait pas si tôt. Il se mordit les lèvres et fronça les sourcils.

– Vous êtes déjà de retour ? – demanda-t-il au régisseur.

– Eh quoi ! on ne pouvait se presser davantage, – répondit M. Linowski en tordant ses moustaches pendantes.

– Bien, bien, allez maintenant déballer vos paquets, et ensuite vous viendrez chez moi. – Et il ferma la porte, car il n’avait pas assez de sang-froid pour pouvoir immédiatement causer d’affaires avec lui. Il s’affaissa sur le canapé, et involontairement il se demanda à haute voix :

– Qu’arrivera-t-il ?

Il lui semblait qu’un épouvantable malheur venait de fondre sur lui. Jamais il n’avait senti si fortement sa folle passion, jamais il n’avait autant pris à cœur aucune disgrâce. Il avait des éblouissements, il se levait, il marchait, il songeait. Au dehors, la nuit tombait déjà et la fraîcheur d’une soirée d’automne pénétrait par la fenêtre. L’air de la chambre l’étouffait, ses yeux se gonflaient, un frisson lui passait dans les épaules et courait de ses doigts glacés à son crâne.

Il s’élança précipitamment dans le jardin : il aperçut les lieux de ses rendez-vous du soir, et il retourna au bord du lac. Là-bas, sous le ciel du soir encore resplendissant des lueurs du couchant, montaient les fumées du village et de la chaumière d’Oulana !...

– Soyons donc raisonnable, se dit-il. Qu’est-il arrivé de si terrible et de si imprévu ? Il ne sait rien, tu seras avec elle comme tu étais autrefois, tu seras toujours avec elle.

Mais tandis qu’il se rassurait et se raisonnait ainsi, il sentait cependant que quelque chose avait dû arriver, puisqu’une horrible inquiétude le tourmentait ; il sentait que la seule présence du mari rendait sa position insoutenable, il sentait que partager ce qu’il appelait son bonheur, c’était une souffrance infernale, et qu’il vaut cent fois mieux ne rien posséder que d’avoir à partager, et encore avec qui !

Lui qui, en original qu’il était, avait déjà revêtu Oulana de tant de poésie, qui l’avait associée à ses rêveries, en réveillant en son âme les idées qui y sommeillaient, comme il souffrait maintenant que, entre eux deux, sur cette vie si courte, mais déjà pleine de liberté, pleine de mystère et de charme, était venue s’abattre la main grossière d’un paysan, d’un Caliban qui les séparait et les rejetait loin l’un de l’autre.

Obsédé par ces pensées et presque hors de lui, il se traînait au bord du lac et son regard errait, tantôt sur le ciel serein, qui commençait déjà à se consteller de pâles et mignonnes étoiles, tantôt sur le village, au milieu des cabanes noires, basses, fumeuses, duquel il croyait voir Oulana. Il longeait ainsi le lac, sans savoir ce qu’il faisait ; quelquefois seulement il s’agitait convulsivement, lorsqu’un bruit soudain interrompait ses méditations. C’étaient des canards sauvages qui volaient au-dessus de sa tête, un serpent qui glissait parmi les joncs, ou un petit oiseau qui, effrayé de sa présence, s’échappait de son gîte nocturne, ou encore une chaude bouffée de vent qui, après avoir agité les joncs desséchés et les osiers, expirait au loin dans la forêt.

Thadée ne voyait, ne reconnaissait rien : une seule idée l’occupait – sa propre situation. Oxen est revenu, on ne peut plus la voir tous les jours. Et les nuits voluptueuses pendant lesquelles, au clair de la lune, il noyait son regard dans des yeux si pleins d’expression, dont le silence même avait tant d’éloquence, ces nuits bien heureuses étaient déjà finies sans retour.

Thadée ne pouvait l’admettre et ne voulait pas y croire.

– Quand je devrais user de tous les moyens, je dois l’avoir, je ne peux pas vivre sans elle. Ce paysan, il faut que je m’en débarrasse. Elle en vaut la peine. Et il oserait la toucher maintenant après moi ! Il l’embrasserait aujourd’hui, moi demain ! Il faudrait que je partageasse avec lui ! Jamais, jamais ! moi, je le..., je me déferai de lui... aujourd’hui... demain...

Et, dans sa démence, en se parlant ainsi à lui-même, il suivait la rive du lac jusqu’aux abords du cabaret. Dans le cabaret, on entendait des voix. Involontairement, il prêta l’oreille, et appuyé contre la haie, enfoncé dans ses rêveries, il entendit plusieurs fois prononcer son nom par les paysans, approcha de la fenêtre et écouta.

C’était justement l’heure où les paysans discouraient sur le châtiment d’Oulana. Thadée entendit tout jusqu’à la fin ; mais aux premières paroles, le sang lui était monté à la tête, ses cheveux s’étaient dressés ; il se donna un coup de poing au front et faillit tomber.

– Il sait, ils savent tout ! – s’écria-t-il mentalement, – tout le village le sait ! La malheureuse ! que faire maintenant ?

À mesure qu’il entendait leurs propos et leurs menaces, sa colère augmentait prodigieusement. Déjà l’amour et la tristesse avaient, chez lui, fait place à ce désir irrésistible de vengeance qui gronde au fond du cœur de tout homme chaque fois que la passion l’étreint. S’il l’avait pu, il se serait jeté sur eux, mais il semblait qu’une force invisible le clouait à terre ; et incapable de bouger de place, son immobilité eût été complète, n’était l’agitation précipitée de son sein qui manquait d’air et que soulevait une respiration haletante, tandis que sa main, frissonnante et moite d’une sueur froide, serrait fortement un bâton.

Ce qui lui traversa et lui agita l’esprit, pendant qu’il était aux écoutes, est inénarrable. C’était une succession rapide de mille plans de vengeance, de mille combinaisons pour se débarrasser de ces gens, sans qu’une seconde il ait eu conscience de sa propre faute. Et quoique Thadée, jusqu’alors presque vertueux, n’eut pas pu encore être taxé d’égarement, le délire qui lui faisait affluer le sang au cerveau submergeait à moitié sa pensée, noire de hideux forfaits. Quel est donc celui qui n’est point parfois l’objet de suggestions semblables, quand Satan tente de l’induire à mal ?

Thadée luttait contre l’amour, la colère, le désir de la vengeance, le désespoir, les regrets ; il n’est donc pas étonnant qu’à la cime de ces vagues flottassent d’affreuses idées, et quoiqu’il regimbât devant elles, il ne pouvait pas s’en délivrer ; la passion s’innocente toujours elle-même et condamne autrui. S’il avait fallu sacrifier le monde entier à la satisfaction d’un moment de folie, la passion l’eut, sans hésiter, précipité dans l’abîme.

Ce fut une torture terrible que cette demi-heure passée dans la stupeur et dans la colère sous la fenêtre du cabaret. Aux premiers préparatifs de départ qu’on y commença, Thadée se faufila au milieu des broussailles des rives du lac, et, ne sachant ce qu’il faisait, aiguillonné par cette même inquiétude qui l’avait amené là, il se dirigea rapidement vers le château, égaré, hors de lui, ne parvenant même pas à former un plan de conduite et à prendre une ferme résolution, obsédé qu’il était de pensées ardentes, mais vides de résultat et d’action.

Il saisissait déjà le loquet de la porte, lorsqu’il entendit des voix dans l’antichambre. Il s’arrêta de nouveau, inquiet.

Jacques causait avec M. Linowski, le régisseur.

– Ah ! il a beaucoup changé, – disait Jacques, – et si vite, tout d’un coup.

– Oui, mais il n’est pas plus méchant maintenant ?

– Oh ! non, encore meilleur, – répondit Jacques. – On pourrait lui casser du bois sur le crâne. Il s’en va et il revient à tout moment, et il court comme s’il avait la tête un peu fêlée.

– À la chasse, comme autrefois ?

– À la chasse aux biches, – reprit Jacques en riant ; – et je sais même à quelle biche il en veut.

– Eh bien ?

– Est-ce que vous ne sauriez pas qu’elle est la plus belle du village ? Et vous aussi, vous aiguisiez vos dents, et n’était votre femme...

– Ah ! ah ! c’est d’Oulana que vous parlez. Eh ! eh ! tiens ! il a joliment choisi ! Mais, est-ce certain ?

– Puisque je vous le dis ! Veuillez prendre, Monsieur, une prise de tabac. Il est bon.

– Pas mauvais.

– De Pinsk.

– Et c’est sûrement d’Oulana qu’il s’agit ?

– Sans aucun doute, puisque je vous le dis ; mais que nous importe ? Il ne nous en arrivera rien de fâcheux.

– Tout le monde le sait donc déjà ? – se dit Thadée avec colère ; – et il entra soudainement dans l’antichambre.

Les deux bavards se troublèrent ; la tabatière disparut. Il jeta sur eux à peine un coup d’œil.

– Vous, Monsieur Linowski, vous me présenterez demain votre compte. – Jacques, de la lumière !

Et il sortit.

– Notre maître est furieux, je ne sais de quoi, – chuchota Jacques à voix basse, en cachant la tabatière dans sa poche.

– Ce n’est pas étonnant ; le mari est de retour, – dit le régisseur ; – mais je saurai y remédier : je le renverrai quelque part, au diable ! La bonne humeur reviendra à notre maître. Je sais déjà quel air jouer pour le soulager.

Toute la nuit, Thadée n’eut qu’une seule pensée, une seule : comment se débarrasser du mari ? comment posséder cette femme à jamais ? Des idées de plus en plus bizarres et impossibles à réaliser hantaient son cerveau exténué. Une fois, il voulait se venger horriblement sur les paysans, une autre fois il songeait à les gagner par la douceur, à leur fermer la bouche à force d’argent, puis de nouveau à enlever Oulana et à s’enfuir au loin avec elle ; mais c’étaient autant d’idées qui lui voltigeaient dans l’esprit et s’éclipsaient soudain comme l’hirondelle disparaît dans l’azur du ciel ; aucune d’elles ne s’était fixée au nid.

Elles lui tournoyaient néanmoins sans trêve dans la tête. Enfin, après minuit, un sommeil fébrile lui ferma les paupières, en prolongeant encore les souffrances qu’il éprouvait à l’état de veille. Ce sommeil ne fut que la continuation plus terrible des rêves qu’il faisait tout éveillé ; avec des soubresauts plus chaotiques et plus violents, parce qu’ils n’étaient contenus par rien ; dans un désordre étrange, il juxtaposait tout à coup les images dorées du passé et un avenir nébuleux ; les actions accomplies et les pensées non réalisées, et déjà presque périmées ; le ciel et l’enfer ; la paix et le désespoir ; hier et demain ; et tout ce qui, durant le cours de sa vie, avait imprimé à son cerveau les vibrations les plus puissantes.

Au matin, le gazouillement des oiseaux sous sa fenêtre le réveilla. À peine se fut-il senti rentré dans la vie réelle, et l’éclat du jour eut-il frappé son regard, qu’il se ressouvint tout à coup des moindres incidents de la veille et aperçut clairement sa situation. L’homme, même le plus passionné, est tout à fait autre le jour que la nuit. C’est une vérité incontestable : l’influence de la lumière du jour modifie et les passions et les idées, en y ajoutant la honte. Ce n’est pas pour rien que Satan habite les ténèbres, là où il n’y a ni pudeur ni contrition, mais le délire, la fièvre et la mort. L’homme, voulant se cacher à lui-même sa nudité, chercha une feuille de figuier ; cette feuille, ce sont les idées dont il voile, jusqu’à la nuit, la nudité d’autres idées. La lumière modère les sentiments et elle refrène les pensées par la pudeur originelle. On voit les choses autrement le jour et autrement la nuit, avec les yeux de l’âme ; le jour, on a moins de hardiesse et plus de raison : les passions faiblissent, l’homme tiédit. C’est peut-être ridicule et humiliant pour la pauvre humanité, qui est esclave même de la lumière du jour, mais c’est ainsi. Les crimes sont rares en plein jour et de jour ; une action follement audacieuse est plus rare à la lumière du soleil ; c’est pourquoi la nuit est la mère des entreprises étranges, des projets gigantesques et des rêves amoureux.

Au jour, Thadée, envisagea déjà sa situation autrement et avec plus de froideur. Il sentit qu’il était le seigneur et qu’Oulana n’était qu’une paysanne ; il eut conscience de sa force et de leur faiblesse. Il commença à raisonner. – De deux choses l’une – dit-il : il faut ou la reprendre à son mari ouvertement, au mépris de tout ; ou entourer cela d’un mystère tel qu’on ne puisse le pénétrer et que même ce que les gens savent déjà paraisse à chacun un mensonge. Cette seconde solution est cependant impossible, donc reste la première. – La première est à la fois difficile et dangereuse. Alors qu’entreprendre ?

Il réfléchissait. Et une voix intérieure lui chuchotait :

– Attendre, attendre. Il peut survenir un changement, une idée pratique peut surgir.

Et l’implacable raison ajouta pour la première fois :

– Elle te fatiguera peut-être, et tu l’abandonneras !

Thadée, en s’éveillant dans cette disposition d’esprit, donna l’ordre à Jacques d’apprêter tout pour la chasse, espérant dérouter ses gens et s’étourdir lui-même par ce retour à ses anciennes habitudes. Il s’engagea sous bois avec ses chiens sans la moindre velléité de chasser ; et peu à peu, malgré lui, à mesure que le jour baissait, cet orage de fièvre et de passion qui l’avait agité la soirée précédente, se déchaîna en lui de nouveau.

 

 

 

 

 

X

 

 

 

Le lendemain, dès l’aube du jour, Oulana s’en retourna de chez sa sœur à sa propre chaumière. Son mari, son père et son frère dormaient. Comme si son courage était prêt à tout et qu’elle ne craignît plus rien, elle se mit à travailler.

– Il ne me tuera pas, – se disait-elle ; – et quand même il me tuerait, tant mieux ! C’est ainsi que doit finir l’amour que mon faucon m’a enseigné. Oh ! l’on peut mourir après avoir goûté à une pareille vie, car, si le bonheur a été court, il a été grand.

Et elle pleura en apercevant, à la lueur d’une torche de bois résineux, son plus jeune enfant endormi au berceau. Elle fixa sur lui son regard, croisa les mains et devint pensive.

– Moi, j’aime maintenant déjà moins mes enfants eux-mêmes. Autrefois mes enfants, c’était mon trésor, et aujourd’hui ! Aujourd’hui je ne pense à eux que lorsque je les vois, comme s’ils étaient étrangers. Pauvres petits enfants ! vous n’avez plus de mère et de mon vivant vous êtes orphelins ! Qui vous élèvera ? qui vous caressera ? qui vous aimera ? Ce ne sera pas moi ! pas moi ! Je ne vous appartiens plus : on m’a ravie en une contrée étrangère où il est doux de vivre et même de mourir ! On m’a arrachée à vous ! Je suis votre mère et je ne suis plus à vous de cœur, je ne suis plus votre mère ! Je suis une étrangère ! une esclave du seigneur pour les siècles des siècles !

Et elle tressaillit en entendant à ce moment la respiration plus bruyante de son mari, que la lueur de la torche commençait à réveiller. Cela ne dura qu’un instant, car aussitôt le courage lui revint : le courage du désespoir.

– Je suis revenue dans ma chaumière, – se disait-elle mentalement, – je me défendrai contre lui. Marie ne bat-elle pas son homme ?

Mais elle ne tarda pas à laisser retomber ses bras avec abattement.

– Ah ! quelle vie ! – pensait-elle ; se battre et s’injurier. Pourquoi ne serait-ce pas toujours comme c’est avec lui, avec mon faucon ? Ce serait aussi doux que le paradis. Quand il parle, c’est comme si du miel coulait de ses lèvres ; quand il s’assied auprès de moi, il me semble que rien ne me manque plus ; je n’ai plus aucun désir : on n’a ni faim ni soif, et on ne sent pas le froid ; on ne voit pas l’orage, et la mort arriverait que je ne la sentirais pas. Lorsque je reviens dans ma chaumière, mon cœur se serre, quoique mes enfants m’embrassent, que ce soit mon foyer ; mais ma vie n’est plus ici. Cet amour seigneurial est beau ; pourquoi passe-t-il comme un éclair, et pourquoi après lui, est-il si pénible de vivre ?

En ce moment son mari s’éveilla, et Oulana s’approcha de la cheminée où les bûches noirâtres commençaient à s’éteindre.

– Eh ! Oulana ! – s’écria Oxen.

– Que veux-tu ? – répondit hardiment la femme.

– Tu es déjà ici ? – dit le vieux, – tu es revenue pourtant dans la chaumière. Et où as-tu donc été, pendant que nous t’avons cherchée jusqu’à minuit ?

– Je me suis sauvée, parce que tu me battais.

– Je saurai en faire autant aujourd’hui.

– Tu n’es donc pas encore dégrisé ?

– Je suis dégrisé, je te montrerai ce que je sais !

– Eh bien, tu verras que je n’en sais pas moins que toi.

– Que dis-tu là, sorcière ?

– Ce que tu me donneras, je te le rendrai.

Oxen sauta du coin de la chambre et saisit un bâton qui était à côté de lui ; Oulana se recula et trouva aussi une arme. Ce que voyant, le mari rentra en lui-même et s’écria :

– Eh ! comment, tu songes encore à te défendre ? Est-ce que tu ne sais pas...

– Puis-je savoir pourquoi tu es devenu fou en voyage ?

– Veux-tu que je te dise pourquoi tu vas au château ?

– Et si même j’y allais ?

– Tu me le dis ?

– Oui, car je n’ai pas peur de toi ; tu ne me toucheras pas même du doigt, à moins que tu ne veuilles périr misérablement.

Elle prononça ces paroles avec conviction, avec fierté, avec colère, ce qui troubla le mari ; il posa son bâton, s’étendit à terre à la place où il avait dormi, et pensa :

– Elle serait capable de me tuer ; il vaut mieux la laisser tranquille, comme disait le vieux, et se venger secrètement du seigneur : les toits sont de chaume !

Et il ajouta à haute voix :

– Or donc, nous reprendrons plus tard ce débat-là, et nous verrons de quel côté est la vérité avec la force.

Oulana, comme si elle n’entendait rien, alla au garde-manger et s’occupa du ménage avec sa tranquillité de tous les jours. Oxen, étonné de sa hardiesse, gardait le silence, ne sachant à quoi se résoudre. Il commençait à faire jour ; tous dans la chaumière étaient levés, et lui était encore couché dans un coin, lorsque le vieux père l’éveilla en s’écriant :

– Oxen, lève-toi, et à l’ouvrage. L’ancien de la commune a ordonné d’être prêt avec les chariots à aller à Luck.

– Ce n’est pas mon tour, puisque je suis revenu hier de voyage.

– C’est ton tour et celui de tous ceux qui ont des chevaux, dès qu’il s’agit de transport militaire et du service, non pas du château, mais du fisc, du service de l’empereur.

– Je ne partirai pas.

– Tu partiras, Oxen, tu partiras. J’ai déjà apprêté le chariot et j’ai donné l’avoine aux chevaux.

– Eh bien ! pars, toi, mon père, s’il le faut absolument, et que moi, qui reviens à peine de voyage, je me repose à la maison.

– Il m’a été enjoint de prendre ma hache et de faire le charpentier.

– En ce cas, j’irai à ta place.

– Oh ! non, le régisseur m’a expressément commandé de vaquer moi-même à cette besogne. Tu sais que j’y suis passé maître.

Oxen murmurait et jurait ; mais il ne restait qu’à obéir et il se mit à se préparer au départ.

– Et pour combien de jours ai-je à prendre du pain ? – demanda-t-il à son père.

– Je n’en sais rien, – dit le vieux en haussant les épaules ; – on dit que peut-être cela durera une semaine.

– Que les cent diables les... – s’écria Oxen en jetant le sac par terre. – Une semaine ! Je ne partirai pas. Et comment laisserais-je cette sorcière toute seule ?

– Eh quoi ! comme précédemment, – dit Ulas d’une voix lente ; – telle est déjà notre destinée : le démon saute quand le Maître l’ordonne 10. Puisqu’il a envie de ta petite femme, ôte-toi de son chemin et garde le silence, si tu veux avoir la paix : sinon on te poussera ainsi d’un travail à l’autre, de voyage en voyage, jusqu’à ce que tu crèves n’importe où. Le mieux, c’est de la laisser tranquille ; tu n’es pas le premier et tu ne seras pas le dernier. La tête ne te tombera pas du cou, et tu verras l’abondance qui régnera dans ta chaumière. Si tu étais raisonnable, tu boirais, tu mangerais, tu relâcherais ta ceinture et tu rirais dans ta barbe.

– Cela est facile à dire, – repartit Oxen, – et moi, rien que d’y penser, mon sang bout.

– C’est toujours ainsi, au commencement, comme dit l’autre, – répondit le vieux avec indifférence. – Si tu veux avoir la paix, oublie cela. Qu’elle fasse ce que bon lui semblera ; si tu la contraries, je te dis que cela ira mal.

En ce moment se fit entendre dans la rue la voix de l’ancien de la commune qui appelait les paysans à s’acquitter de la corvée.

– Oxen sortit précipitamment devant la chaumière.

– Bonjour, monsieur l’ancien !

– Bonjour ! pars pour Luck.

– Mais moi, je suis revenu d’hier.

– On l’a ainsi ordonné.

– Qu’au moins le vieux reste à la maison.

– Oh ! non ; le vieux Oxen ira tailler le bois, Pryska sarcler, Pauluk labourer avec les bœufs, et toi, avec les chevaux, transporter des soldats.

– Ils nous feront mourir à la peine, – dit Oxen d’une voix sombre ; et il rentra dans la chaumière.

– Ne te l’ai-je pas dit ? – murmurait le vieux. – N’aurait-il pas été mieux de te taire ; et quand tu leur porteras ombrage, ils viendront à bout de toi ; les doigts du seigneur sont plus longs que tes bras.

– Nous verrons, – dit Oxen.

– Tu verras, – murmura Ulas.

Le soleil s’élevait déjà au-dessus de la noire ceinture des forêts qui borne toujours la vue en Polésie, lorsque Oxen, approvisionné de pain, avec deux capotes l’une sur l’autre par précaution, prit sa besace et l’attacha au crochet de son chariot, alluma sa pipe au foyer en grognant, et sans dire adieu à sa femme, s’assit enfin sur le siège. Le chariot s’était arrêté devant le seuil même de sa porte.

– Que les cent diables les... Qu’en fin de compte, ils fassent ce qui leur plaira, – se dit-il à lui-même. Je m’en vengerai un jour de façon ou d’autre. Je ne suis pas le premier, comme dit le vieux, et je ne serai pas le dernier.

En ce moment il croisa dans la rue Lewko et Pauluk, qui, leur pipe à la bouche et leur hache sur l’épaule, chuchotaient quelque chose à voix basse.

– Bonjour. Où est Oulana ? – demanda Lewko.

– Eh ! dans la chaumière.

– Quoi ?

– Eh ! rien.

– Tu lui as pardonné ?

– C’est encore heureux qu’elle m’ait pardonné ; elle voulait se jeter sur moi ; elle est devenue tellement arrogante, du diable si on viendrait à bout d’elle maintenant. Qu’elle agisse à sa guise, mon tour viendra. Que les cent diables...

Lewko hocha la tête.

– Et toi, tu pars de nouveau ?

– Que faire, puisqu’on me pourchasse.

– Eh bien ! nous aurons l’œil sur elle, – dit Lewko.

– Je la surveillerai, – ajouta Pauluk.

– Par les cent diables ! – s’écria Oxen en crachant ; – qu’elle fasse maintenant ce qu’elle veut ; laissez-la tranquille.

– Quoi donc ! Ulas t’a convaincu ?

– Non pas, mais j’ai réfléchi moi-même. Je ne suis certainement pas le premier ni le dernier, et impossible de tenir tête au seigneur. Je viendrai à bout d’eux, lorsqu’ils ne s’y attendront pas, ils me le payeront. Maintenant qu’ils aillent au diable ! Ne l’épiez pas inutilement, votre surveillance ne servirait à rien, les choses sont trop avancées ; et pour le reste, fiez-vous à moi, je suis le maître de la maison, c’est mon malheur, ma perte et mon souci, c’est à moi d’y trouver un remède.

En devisant ainsi, il balançait la tête, et dans sa voix perçaient une sourde vengeance provisoirement comprimée, et le combat de l’impuissance avec la force.

– Ah ! si tu parles de la sorte, c’est autre chose – dit Lewko. – Puisque tu as pris, Oxen, une telle résolution, qu’avons-nous à y voir ? Et peut-être cela sera mieux pour toi : le seigneur t’aidera. Tu n’auras qu’à fermer les yeux, et, sans que tu t’en aperçoives, l’abondance entrera dans ton ménage. Et Ulas, aussi, répète la même chose. C’est ton bien, ta volonté, qu’il en soit fait à ta guise.

– Portez-vous bien, – dit Oxen, en donnant un coup de fouet aux chevaux, sans ajouter un mot de plus.

 

 

 

 

 

X

 

 

 

Lorsque Oxen fut loin de la maison, Oulana se sentit libre de nouveau. Il lui fut aisé de comprendre que ce n’était pas seulement grâce à un simple hasard que son mari, à peine de retour d’un premier voyage, en entreprenait un second. Dans son affolement, elle n’ignorait pas que son secret était connu de chacun ; mais, consciente d’être heureuse, elle oublia facilement la pudeur, les menaces de son mari, l’avenir.

C’est la première fois que cette femme, jusqu’à présent restée comme par miracle pure parmi les corrompus, enveloppée par le souffle d’une jouissance inconnue et circonvenue par des idées qui, bien que bizarres, parlaient toutefois à son cœur, se sentit, dans son égarement, pénétrée d’une passion assez forte pour pouvoir tout envisager avec indifférence et tout mépriser. Un courage, qui jusqu’alors lui avait été étranger et qui s’était révélé à elle ce matin-là pour la première fois, ne l’abandonnait plus.

Elle chantait gaiement en s’occupant de son ménage et de ses enfants, mais sa pensée était ailleurs. Ses enfants n’éveillaient même pas en elle, comme autrefois, un attachement maternel ; leurs pleurs parvenaient souvent à ses oreilles, sans plus trouver d’écho dans son cœur. Elle les regardait avec indifférence, froidement ; elle les baisait comme autrefois, tout en songeant à d’autres baisers, à un autre amour. Où une simple femme du peuple, dira l’un d’entre vous, aurait-elle puisé tant de sentiment ? Mais le sentiment est-il l’apanage exclusif des gens instruits ? Qu’un germe d’amour ignoré vienne à tomber et à s’enraciner au fond d’une âme primitive, telle que Dieu l’a créée, qui n’a rien perdu de son intégrité et de sa vigueur initiales et qui, vierge de tout excès et n’ayant pas mésusé de sa jeunesse, dort dans le corps ainsi qu’un enfant en son berceau ; alors, aussitôt que cet amour lui dévoile ses merveilles, lui découvre un monde inconnu, l’arrache à la vie animale pour l’entraîner vers une sphère plus haute, cette âme s’exalte d’une passion indomptable et sauvage que rien ne saura briser ni abattre. Aux sentiments dont elle est imprégnée, s’ajoute une curiosité enfantine que n’éprouvent point d’autres natures plus affinées et familiarisées avec tout. Tel était l’attachement d’Oulana pour son bonheur actuel. Et que de félicités n’espérait-elle point encore de l’avenir, combien même ne nourrissait-elle pas d’espérances à jamais irréalisables ? Oulana n’était pas une femme vulgaire, sans âme ni pensée, ce n’était point une jolie babiole pour le plaisir des yeux. À un plus haut degré de l’échelle sociale, elle eût peut-être excité l’admiration de ceux qui maintenant dédaignaient de la regarder. Si bas que le destin l’eût placée, elle avait des idées et des sentiments au-dessus de son état et une intelligence supérieure à sa condition. Thadée s’en était déjà maintes fois aperçu et cela l’attacha plus passionnément à Oulana. Poétique par sa simplicité même, comme tous les villageois, chaque jour elle concevait et comprenait mieux celui qui lui parlait le langage enflammé de la passion. Peu à peu, elle devenait à ses yeux quelque chose d’idéal, et il est facile de deviner quelles sensations un idéal tellement étrange pouvait provoquer dans le cœur chimérique d’un jeune homme, dont la lecture des livres du siècle passé avait farci la tête de récits d’une si parfaite invraisemblance, mais d’une invention si séduisante. Il se trouvait sous l’empire d’un charme inconcevable, qui lui voilait la réalité, et l’espoir de l’accomplissement de l’un de ses rêves les plus féeriques était seul capable de l’exalter. Irrité et incertain de ce qu’il devait faire de sa personne, il s’en alla à la chasse et en revint avec les mêmes idées, mais avec de la fatigue et du souci en plus. Il ordonna, de meilleure heure que de coutume, aux gardes de siffler les chiens, et de rebrousser chemin vers la maison, car, bien qu’il n’eût aucune chance de rencontrer Oulana, il se fiait aux circonstances, et avait un vague pressentiment qu’il la verrait, quoiqu’il ne sût ni où ni comment. Peut-être ne voulait-il que se rapprocher d’elle.

Dès que le crépuscule commença à tomber, il ouvrit les portes vitrées du jardin, qui, situé sur le versant d’une petite éminence, se prolongeait jusqu’au lac, et il descendit lentement.

Justement le disque rouge de la lune émergeait des nuages. On entendait le beuglement du bétail au village, le grincement des roues des chariots qui suivaient l’autre bord du lac, les cris de la cigogne perchée sur le grenier.

Thadée, attristé, à la vue du village, dont les bruits du soir et les rires arrivaient à ses oreilles, avança jusqu’au lac même ; là, il s’assit sur un banc, sous les peupliers qu’entouraient des lilas en fleurs.

Involontairement, ses yeux se tournèrent vers le panorama qui se déroulait devant lui.

Ce panorama n’était pas d’une grande dimension ni d’une extrême beauté, mais il avait le charme inconcevable dont le revêtait, partie l’heure du soir et partie sa situation. Il avait pour coupole un ciel paré de ces vêtements, si étrangement beaux, réservés à des soirées exceptionnelles. Au couchant, ce ciel brillait de la couleur du rubis ; plus haut, il était doré ; plus loin jaune pâle ; encore plus loin, d’un bleu foncé et déjà scintillant de pâles étoiles, qui semblaient seulement se montrer timidement et disparaître ; dans les airs, flottaient des nuages, sombres d’un côté, de pourpre de l’autre, perdant toujours de plus en plus leurs couleurs vers le sommet ; brillants, il n’y a qu’un instant, maintenant s’éteignant sous vos yeux. En face, déjà rouge, gigantesque comme une pensée naissante, la lune énorme s’élevait et traversait des nuages foncés, d’un bleu de saphir. Le ciel était séparé de la terre par un noir ruban de forêts, découpé en une dentelure multiforme. Au-dessus des prairies et des eaux planait déjà la brume légère et magnifique des soirées et des matinées. À gauche, sur une colline, se dressait la vieille chapelle en ruines, où tant de fois sa mère pria Dieu pour lui, où tant de fois lui-même récita avec elle ses prières du soir ! Noire, triste, morne, elle réfléchissait sur plusieurs vitraux brisés les éclats rouges du soleil couchant, comme le cœur réfléchit les souvenirs ; son toit étincelait çà et là, et au-dessus criait une chouette qui avait établi son nid dans une coupole lézardée.

Plus loin, la colline s’abaissait et, au delà d’un petit pont, commençait le village. Il décrivait un demi-cercle autour de cette partie du lac, abondamment fournie de joncs, d’herbes, de plantes aquatiques et d’osiers. C’est presque à cette jonchaie que venaient aboutir les haies des jardinets de paysans aux plates-bandes très élevées ; à l’extrémité opposée de ces jardinets, se distinguaient les chaumières aux longues cheminées fumantes, quelques poiriers, le sommet de la bascule des puits, les toits des granges, et plus loin encore un cabaret chétif et noir, dont les fenêtres étaient déjà éclairées. Entre le cabaret, l’église et le presbytère, entouré d’une haute palissade et d’un jardin fruitier, une route sinueuse, et longeant la rive du lac, était peuplée en ce moment de paysans qui s’en retournaient des champs. À droite s’étendaient des prés et des cultures, dont la vue lui était interceptée par une butte aux halliers épais, comprise dans le jardin seigneurial.

Le silence devenait plus solennel à mesure qu’expiraient les faibles rumeurs qui, de temps à autre, s’élevaient de la route ou du village. Les grenouilles même des marécages environnants ne coassaient pas. Dans le lac il n’y en avait pas ; aussi, le peuple racontait-il diverses légendes pour expliquer leur absence.

Le calme de cette soirée, agissant sur Thadée, l’enveloppa des souvenirs du passé, lui remit en mémoire les soirées de sa jeunesse écoulées ici, les caresses maternelles, les conseils de son père, ses propres rêveries d’adolescent, et il poussa un soupir ; – et un autre soupir se fit entendre tout près, à côté de lui : Oulana lui saisit la main qu’elle baisa en sanglotant.

– Ah ! c’est toi, Oulana ?

– Oui, c’est moi, mon maître et mon faucon ; c’est moi de nouveau, me voici avec vous !

– Et comment es-tu venue ici ?

– Comment ? Je suis accourue, mais es-ce que je sais comment ! Je n’y pouvais tenir plus longtemps : sans vous, comme sans pain, il m’est maintenant impossible de vivre.

Et déjà Thadée la serrait dans ses bras d’une étreinte brûlante, ils n’échangeaient plus une parole. Leur respiration haletante, leurs yeux enflammés, leurs mains enlacées témoignaient seuls de leurs sentiments.

– Ah ! – demanda Thadée après un instant, – où est ton mari, il est donc de retour ?

– Il est parti de nouveau, – répondit la femme avec une joie visible.

– Où ? Comment ?

– On l’a envoyé s’employer aux transports militaires.

– Il sait tout ?

– Il le sait, il le sait ! mais qu’est-ce que cela fait ? Il m’a même battue hier. J’en ai encore les marques.

– Il a osé te frapper ?

– Oh ! je ne sentais pas la douleur ; et aujourd’hui j’ai déjà tout oublié : il m’a battue à cause de vous ! et pour vous, oh ! s’il fallait même mourir...

Thadée sentit les larmes lui venir aux yeux et la colère gronder dans son cœur.

– Comment as-tu osé venir ici, lorsque tous te regardent ?

– Qu’ils regardent, qu’ils voient ! – répondit la femme en l’embrassant avec un transport farouche, et en fixant sur lui ses regards, qui savaient lui tenir un si merveilleux langage. Qu’ils me tuent même : cela m’est tout à fait indifférent. Est-ce que l’amour seigneurial ne finit pas toujours par la mort et par l’affliction ? Cela vaut bien les larmes que cela coûte, cela vaut bien qu’on en meure. Mon roitelet, mon faucon ! – continua-t-elle. – Je volais vers vous, comme autrefois je volais vers mes enfants ; tous le voyaient, me montraient au doigt, et moi j’allais, je courais, je ne faisais attention à rien. Oh ! moi, je vous aime tant !

Pendant qu’elle parlait ainsi, ses lèvres et ses yeux étaient de flamme, sa poitrine s’élevait et s’abaissait sous sa grosse casaque comme les vagues du lac ; ses mains, tantôt tremblaient de froid, tantôt retombaient brûlantes et sans force, et elle avait des espèces de soubresauts douloureux.

– Retirons-nous d’ici – dit-elle, un moment après, d’une voix étouffée, – ici nous pouvons être vus : allons à la cabane du jardinier.

Et ils se rendirent en silence à une vieille cabane abandonnée, qui se dressait auprès d’un vieux poirier. Lorsqu’ils furent assis l’un à côté de l’autre, Thadée lui dit :

– Hier, me trouvant par hasard auprès du cabaret, tandis que ton mari, ton père et ton beau-père se consultaient, j’ai entendu leurs menaces contre moi. Je ne les crains pas ; dis-moi qui t’a accusée le premier devant ton mari ?

– Les gens ont des yeux de chats, – répondit la femme, – ils sont comme le coucou, au fait de tout et, comme le coucou ils ébruitent tout et ne savent pas tenir leur langue. Le vieux père et le frère d’Oxen se sont hâtés se le mettre au courant des choses. À peine sorti du cabaret, il m’a battue dans la rue. J’ai dû me réfugier chez ma sœur Marie et je ne suis rentrée qu’au matin dans la chaumière. Mais il ne m’a plus touchée, parce qu’il m’a sentie décidée à me défendre.

– Dis-moi, interrompit Thadée, cela ne peut toujours durer ainsi : que ferons-nous ?

– Que sais-je ? Advienne que pourra. C’est à vous de vous arranger à votre guise, je suis vôtre : à vous de vouloir. Si on lâchait un peu la bride à mon mari ou si on le dispensait de travailler, peut-être se tairait-il. Mais qu’est-ce que j’en sais ?

– Non, reprit Thadée, il deviendrait encore plus audacieux.

– Faites ce qu’il vous plaira, – dit Oulana, – moi, je viendrai toujours chez vous, à moins que je ne sois attachée, enfermée, et même alors j’accourrai, je m’échapperai, je briserai les obstacles, je couperai les liens avec mes dents. Je ne puis pas vivre sans vous, pas plus qu’un poisson sans eau.

Elle le serrait de nouveau contre sa poitrine, lui baisait la main, pleurait de joie, l’étreignait, riait, lui jetait les bras autour du cou avec une inexprimable passion. Elle était quasi-folle et son délire se communiqua aussi à Thadée, de sorte qu’ils ne s’aperçurent même pas que cette courte nuit de printemps, inondée de rosée et vêtue de brume, avec une fraîcheur croissante, approchait de sa fin.

Le coq chantait pour la seconde fois et l’aurore brillait au ciel, lorsqu’Oulana se déroba à ses embrassements et prit sa course le long du lac ; et Thadée, transi de froid, triste, pensif, rentra par la porte restée ouverte dans son logis désert. Il faisait jour, qu’il ne dormait pas encore ; il se promenait, il songeait à lui, à elle, à cet amour, dont la passion dépassait tout ce qu’il avait rêvé.

– Oh ! – pensait-il, ce ne peut sans doute être qu’un songe merveilleux, qu’un mirage : un pareil amour chez une telle femme, une pareille âme sous cette souquenille, de pareils yeux chez une simple villageoise ! Pourquoi n’est-elle pas libre ? Le monde entier aurait eu beau jaser et déverser sur ma tête son mépris jusqu’à la lie, moi, j’aurais été heureux avec elle, ma tendresse l’aurait métamorphosée en ange, je l’aurais rendue l’étonnement du monde ! Mais alors, – pensait-il de nouveau, – ne se serait-elle point refroidie à mon égard et ne m’aurait-elle point trahi comme l’autre ; non, elle n’aurait plus su m’aimer autant. Il vaut mieux qu’elle reste telle qu’elle a sauvagement grandi sur les rives de ce lac, sous ces sombres forêts. Elle est franche, elle est elle-même : dans cet autre monde, il ne faut chercher ni dévouement ni franchise. Les femmes y sont à la poursuite d’un mari, de leur indépendance, d’applaudissements, elles n’ont d’autre sentiment que l’amour-propre : reines pour lesquelles il semble que l’univers entier ait été créé, au cœur vide et à la tête en feu ; qui demandent tous les sacrifices et ne sont susceptibles d’aucun. La femme aussi bien que le reste de notre société a besoin d’être régénérée ; il faut lui greffer le sentiment, dont l’a dépossédée l’éducation réfrigérante qu’elle reçoit depuis des siècles. Aujourd’hui, elle trafique de ses charmes, c’est une marchande, une spéculatrice, une courtisane, mais elle n’a plus de cœur, car, dès son jeune âge, on le lui a amputé comme un organe dangereux pour son avenir... Cœur et sentiment ne se rencontrent plus que parmi le peuple !

Telles étaient les réflexions de Thadée, car au souvenir d’Oulana se mêlaient les réminiscences de son premier amour, et son cœur se gonfla du bouillonnement d’un restant de bile qu’il n’avait pas encore digérée.

– Et il a fallu, – se dit-il, – que mon choix tombât si malheureusement sur une paysanne, sur ma propre serve ! Une malchance inconcevable me poursuit. Est-ce que j’ai cherché cette femme ? Mais pourquoi récriminer ? Remercions plutôt le hasard. Non ! que ce qui doit arriver s’accomplisse : ce sera bien ainsi. Qui sait si le sang et le feu n’apparaîtront pas au cinquième acte du drame ? Tant mieux. Que vaudrait une existence dénuée de vie, d’incidents, d’émotions et de sentiments ?

Ces dernières paroles peignaient le mieux l’état moral du pauvre enthousiaste. Altéré, il voulait boire, fût-ce du sang et des larmes !

 

 

 

 

 

XII

 

 

 

La semaine s’écoula inaperçue, elle s’envola avec la rapidité du faucon et s’éclipsa avec la soudaineté de l’éclair. Oh ! le temps réalise des miracles. Comme il s’étend parfois, et comme d’autres fois il se resserre et se rétrécit autour du malheureux !

La vie est un siècle, la vie est un moment. On dirait que, dans le bonheur, on happe le temps à grandes gorgées et que dans le malheur on le hume goutte à goutte. Le monde le sait depuis longtemps, et cela lui semble pourtant toujours étrange. Et ce n’est jamais sans surprise qu’il répète : « Comme le temps a passé ! » Mais la vie passe de même et tu finiras par t’apercevoir que tu n’as aucunement vécu...

Thadée s’enterra dans le présent et ne pensa pas au lendemain. Elle aussi, amante encore plus farouche, elle puisait à longs traits à la source enchantée avec l’avidité d’une bête fauve qui, au plus fort de la chaleur du jour, ne se laissera détourner de l’eau ni par une balle, ni par la mort.

Dans son assouvissement, chaque passion a un moment de frénésie, d’aveuglement, d’indifférence à tout ce qui n’est pas elle, à tout ce qui ne se rapporte pas directement à elle ! Et ce qui n’est qu’au second plan, lors même que cela se rattacherait à elle, elle le repousse et l’oublie de parti pris ; elle ne veut pas prématurément assombrir son ciel de ces nuages qui n’envahissent que trop tôt l’horizon. L’état de l’âme de cette femme passionnée, qui étanchait la première fois une soif jusqu’alors à elle inconnue, se conçoit aisément. Altérée de volupté, elle ne comprenait pas pourquoi elle ne s’en serait pas abreuvée ; elle ne réfléchissait ni aux traverses, ni aux empêchements, ni aux obstacles ; c’était une femme simple, passionnée : un ange par les yeux, une bête par le corps et la volonté. Et comme elle lui allait à ravir, cette passion enflammée indomptable, sincère, presque éhontée ! Où verrez-vous aujourd’hui pareil amour ? Peut-être est-ce à cause de l’étrangeté de cet attachement, si rayonnant qu’il empiétait sur le domaine du rêve et de la fiction, que Thadée persista dans un amour inouï, insensé, monstrueux, pour une femme incapable de le comprendre. La passion l’enveloppa d’une buée contagieuse, lui tua le cœur, lui incendia la tête, fit éclater ces considérations de convenance et de décorum qui, comme de derniers nœuds, le rattachaient à ce monde : il ferma les yeux et se précipita dans l’abîme.

Il n’avait jamais cru qu’il en viendrait là. Les beaux yeux d’Oulana l’avaient ensorcelé par leur éclat, par leur expression, grosse de l’obscure révélation de je ne sais quels mystères ; seulement il n’avait point prévu que chez lui et que chez elle, la passion acquerrait une telle violence. Maintenant ils glissaient déjà, lancés du sommet d’une montagne, et rien ne pouvait plus les arrêter.

Mais lui, pouvait-il longtemps se repaître d’un pareil amour ? Je l’ignore.

Une semaine après, sa passion entra dans une seconde phase. Il commençait, se sentant heureux, à édifier son lendemain, à penser à l’avenir. Elle, elle persistait toujours dans son premier oubli de tout, dans son aveuglement et dans sa clémence. Son délire à lui s’éclaircissait comme un brouillard, au travers duquel on distinguait déjà le monde ambiant, tandis qu’elle, elle ne voyait rien en dehors de lui. Pour lui, Oulana était toujours belle, c’était toujours une amante ardemment convoitée, quoique énigmatique ; mais sa raison lui montrait déjà que les paupières qui s’abaissaient sur ces yeux ravissants étaient bleuies de larmes, que cette main était durcie par l’excès du labeur et il se surprenait parfois à trouver ridicule le langage simple et passionné d’Oulana.

Cette phase n’attendait Oulana que dans un avenir lointain, à supposer qu’il fût dans sa destinée de la traverser, car sa passion était sa vie, le délire et la folie étaient devenus son état normal. Pour elle, sauvage campagnarde, il n’y aurait pas de désenchantement tant que l’amour durerait ; il n’y aurait pas de satiété, tant que bouillonnerait la passion ; et, dans ce cœur où elle avait éclaté si tardivement et si étrangement, la passion ne pouvait s’éteindre qu’avec la vie.

Il fallait être une simple villageoise pour aimer d’un pareil amour ; les autres femmes ne sauraient le concevoir, encore moins le ressentir. Comment elles, qui sont usées par leurs pensées, versées dans la théorie des passions, et qui jouent avec l’amour plutôt qu’elles ne l’éprouvent, pourraient-elles aimer ainsi ? Jamais. Elles se consument, dès leur jeunesse, à la flamme de leurs idées oisives et vicies ; en s’éprenant des créations de leur cerveau, elles leur sacrifient toute l’énergie de leur cœur. Quand sonnent ensuite les années de leur épanouissement, alors se développe une fleur chétive, d’une pâleur recherchée, que la froidure matinale fanera, que la chaleur du jour desséchera et que le vent du soir détachera de sa tige. Voilà l’amour de nos dames. Des villageoises, de simples femmes, aiment très rarement : leur amour, c’est un phénomène, c’est cette fleur d’aloès qui n’éclot qu’une fois dans un siècle ; mais lorsqu’elle s’épanouit, oh ! c’est la fleur des fleurs, pleine de force, de charme, de parfum ; elle se flétrira, mais sa tige séchera en même temps que sa fleur. Dans un cœur vierge, l’amour se greffe pour les siècles.

Une semaine, s’écoula et Thadée en était déjà à réfléchir, à regarder autour de lui, à peser le pour et le contre. Quant à elle, sa passion augmentait encore et de sa véhémence fomentait l’amour un peu défaillant de son maître et le maintenait son amant. Mais la raison parlait plus souvent et plus haut à cet amant ; elle le raillait et s’indemnisait de sa période de silence par d’incessantes récriminations.

Sur ces entrefaites, Oxen revint, mais cela ne modifia en rien leurs relations. Il semblait décidé à fermer les yeux sur tout, à ne faire attention à rien. Soucieux, sombre, il gardait un silence opiniâtre, il ne jetait même pas un regard sur sa femme et ne lui demandait jamais où elle allait. Il la traitait comme si elle lui eût été tout à fait étrangère et pourtant il voyait tout. Que s’était-il donc passé en lui ? C’est ce que fréquemment se demandait Oulana, qui cherchait la cause d’un changement si soudain, Ce silence méprisant la frappa, quoiqu’elle n’en fût d’ailleurs point fâchée. Or, l’indifférence d’Oxen n’était pas réelle ; c’était une feinte qui l’aidait à dissimuler une colère impuissante, refoulée pour un temps au fond de son cœur, d’autant plus forte qu’elle était comprimée et dont l’explosion devait être épouvantable. Thadée s’inquiétait aussi de le voir tellement silencieux et, en apparence, si indifférent ; il connaissait les hommes et savait que chez un simple paysan, le désir de la vengeance ne se laisse étouffer par rien : il pressentait l’imminence d’une catastrophe. Mais Oxen, chaque fois qu’il rencontrait son seigneur, ôtait humblement son bonnet, se courbait jusqu’à ses genoux et lui envoyait des salutations d’une astucieuse bassesse.

Pour désarmer le paysan, le seigneur employait maintenant tous les moyens de la douceur ; il croyait le vaincre de cette façon, le gagner.

Il se trompait fort. Oxen acceptait tout, ne témoignait aucune joie, reconnaissance, ni surprise ; seulement parfois il souriait avec perfidie. Tout se trouvait payé par son renoncement en quelque sorte total à sa femme.

Elle était à la maison, qu’il la regardait à peine ; elle n’y était pas, qu’il ne s’informait pas où elle pouvait être ; elle sortait de la chaumière, sans une syllabe de lui pour la retenir ; elle y rentrait, la nuit, sans une question de sa part. Il passait la majeure partie de son temps, attablé au cabaret, buvant seul ou régalant les autres, mais la boisson même ne lui déliait pas la langue ; il restait aussi muet qu’une pierre, sauf que, parfois, son juron habituel : que les cent diables les.... s’échappant de ses lèvres, témoignait qu’il sentait pourtant quelque chose.

Pauluk et Lewko, en voyant son parti pris d’indifférence, cessèrent de l’importuner et ne lui soufflèrent plus mot de sa femme. Ulas le trouvait devenu enfin sensé, mais il lui disait :

– Sois donc pleinement raisonnable, ne néglige pas ton ménage, ne jette pas le manche après la cognée, quand c’est le vrai moment de songer à toi. Et toi, tu restes seulement au cabaret, tu bois et tu oublies la chaumière. Demande tous les jours quelque chose, fais-en accroire, remplis tes poches ; au moins tu t’enrichiras et tes enfants auront un morceau de pain.

Oxen ne répondait rien ; il haussait les épaules, allumait sa pipe et, avec un peu de menue monnaie nouée dans le coin de son mouchoir, se rendait au cabaret. Le vieux Ulas était obligé de penser lui-même à tout. Sa belle-fille battait la campagne, son fils s’adonnait à la boisson et, sans lui, le bétail aurait péri et le champ fût demeuré en friche.

Un soir, Oxen revint de bonne heure à la chaumière et parut plus affairé que de coutume ; il remplit sa besace de pain, attela son chariot, donna de l’avoine aux chevaux, revêtit sa capote, et se choisit une hache.

– Et où vas-tu donc, mon fils ? – demanda Ulas.

– À la forêt, père. Il n’y a plus de bois. J’y passerai la nuit et je reviendrai demain avec un chariot plein.

– C’est heureux que la raison te soit enfin venue, – dit Ulas. C’est le moment pour nous de monter notre ménage et de nous enrichir.

Oxen hocha la fête et sourit méchamment, mais il ne répliqua plus rien. Il enfonça son bonnet sur ses oreilles, prit un bâton et se hissa sur le chariot, d’où il échangea encore des propos avec les passants, répétant à chacun, qu’il s’en allait à la forêt. En passant devant le cabaret, il s’arrêta de nouveau pour causer avec les gens qui se tenaient sur le seuil de la porte, vida un verre, alluma sa pipe, fouetta ses chevaux et, comme un fou, roula vers la forêt.

Le crépuscule tombait déjà ; les lumières brillaient aux fenêtres des chaumières, il y avait beaucoup de mouvement dans la rue du village ; les femmes jasaient debout, les bras croisés, devant les portes des cours, les hommes étaient assis sous l’auvent, les enfants gambadaient dans la rue, les jeunes filles s’en allaient puiser de l’eau avec leurs seaux, ou causaient auprès du puits, le menton dans une main, tandis que l’autre s’appuyait sur la bascule du puits.

De petits troupeaux de moutons noirs ou gris se pressaient aux portes ouvertes des étables.

Oulana n’était plus au logis : elle avait couru au château. Par la porte vitrée qui n’était point fermée, elle s’était glissée jusqu’à la chambre du maître, et, assise auprès de lui, elle regardait le feu flamber dans la cheminée. Thadée était triste et ne savait de quoi ; il avait appuyé sa tête sur l’épaule d’Oulana, et il méditait. Oulana avait essayé vainement plusieurs fois d’interrompre son long mutisme ; maintenant elle se contentait de tenir les yeux fixés sur les siens, sans parler. Rien ne troublait plus ce silence, sauf le pétillement du feu et le sourd bruissement des arbres du jardin, au-dessus desquels une troupe de corneilles annonçaient la pluie par leurs croassements.

Tandis que la nuit avançait, eux ils restaient encore assis comme auparavant. De temps en temps, Thadée poussait un soupir, tantôt lui jetant ses bras autour du cou, tantôt les laissant retomber et arrêtant alternativement son regard sur ses yeux ou sur le feu qui s’éteignait.

Déjà dans le village les lumières avaient disparu, les chants s’étaient tu, on n’entendait plus que le gloussement vigilant des poules et l’aboiement inquiet des chiens.

Près du perron, du côté des portes ouvertes sur le jardin, résonnèrent les pas d’un homme, qui avançait avec précaution. Thadée et Oulana en perçurent le bruit à la fois, elle tressauta, tendit l’oreille : on ne distinguait rien, mais on continuait à ouïr les craquements de l’herbe sous des pas lents, des pas de voleur. Une espèce d’ombre glissa rapidement devant les portes ouvertes. Thadée, se leva en sursaut, se précipita dehors mais ne vit personne. La femme effrayée se blottit en se signant dans un coin de la chambre, et jeta un regard inquiet sur Thadée qui rentrait.

Il s’assit de nouveau à la même place, en gardant le silence.

– Je crains quelque chose, – murmura Oulana.

– Le garde a dû passer auprès de la maison, – répondit Thadée.

– Oh non ! ce n’est pas le garde, – exclama la femme.

– Un chien peut-être.

– Un homme ! – répondit-elle, et elle se pressa contre lui.

Il y eut encore quelques moments de conversation à demi-mots. Superstitieuse comme une enfant, la craintive Oulana faisait des signes de croix, en chuchotant que c’était peut-être des esprits errants, parce que minuit allait sonner. Elle s’étonna en voyant, au sourire de Thadée, qu’il ne croyait pas aux esprits. Il lui semblait si incontestable que les pauvres âmes reviennent de l’autre monde, errent dans celui-ci, et contemplent les lieux dont elles ont été arrachées !

C’est en balbutiant encore qu’elle s’endormit auprès de lui. Thadée alla fermer les portes du jardin, s’assit à côté d’elle et s’assoupit. Un sommeil agité et souvent interrompu ferma leurs paupières un moment.

Ils se réveillèrent brusquement tous deux et frémirent. Une grande lueur pénétrait dans la chambre par la porte vitrée ; quoique le foyer se fût éteint et que le jour fût loin, il faisait aussi clair qu’en plein midi. Ce n’était pas la lumière du soleil qui illuminait l’appartement, mais la réverbération de reflets rougeâtres.

Thadée s’écria en bondissant :

– Au feu ! au feu !

Il repoussa Oulana, qui se suspendait à son cou, et il se précipita vers la porte, contre laquelle une poutre avait été arc-boutée du côté de la cour : d’une forte poussée, Thadée enfonça cette porte et s’élança dans le jardin.

Il jeta les yeux autour de lui : le toit entier de la maison était en feu ; de l’autre côté de la cour, une autre lueur provenait d’une grange en flammes. Tout le monde dormait. Un cri puissant retentit dans la cour, plusieurs têtes apparurent aux fenêtres de la ferme, et quelques personnes accoururent. Thadée appelait au secours.

En un moment, les habitants du château se rassemblèrent, on envoya quérir des gens du village, et la domesticité se mit à abattre le toit enflammé. Pendant ce temps, la grange brûlait, car les efforts de chacun se concentraient sur le château et personne n’arrivait du village. C’est en vain que l’intendant le parcourait, frappait aux portes des chaumières, battait et poussait les gens devant lui ; ils disparaissaient avant d’arriver au château, ils se dispersaient, se cachaient, si bien que les bras manquaient pour apporter de l’eau et démolir les bâtiments incendiés.

Seuls, les domestiques luttaient contre le feu, avec l’aide de quelques paysans : les autres paysans, juchés sur le toit des chaumières, sur les palissades, sur les arbres, contemplaient tranquillement et silencieusement l’incendie qui dévorait les hangars et les granges. Plusieurs meules de blé brûlaient à la fois d’une flamme immense ; les granges avaient déjà croulé ; le bétail enfermé dans les étables beuglait, les brebis bêlaient. Les chevaux, échappés à moitié brûlés de leurs écuries, couraient et se roulaient dans la cour. La lueur sanglante de l’incendie éclairait le ciel et se réfléchissait dans le lac. Quelques voix impuissantes s’élevaient par-ci par-là, quelques mains impuissantes s’attelaient seules au travail, le reste des paysans considéraient en silence ce qu’ils appelaient une punition de Dieu, n’osant et peut-être ne voulant pas porter secours.

Désespéré et se tordant les mains, Thadée se tenait tout près de son habitation et regardait muet le feu dévorer les bâtiments. Le château sans toit, avec ses longues cheminées noircies au sommet, déjà sauvé, mais fumant encore, était entouré d’une masse de tisons ardents et de poutres à moitié consumées.

Au loin, sur le monticule auprès de la chapelle, une femme vêtue de blanc se tordait les mains comme lui. Il reconnut Oulana, qui sanglotait tout haut, insouciante d’être vue. Elle avait deviné la cause de l’incendie, et s’était aperçue que la porte avait été barricadée du dehors : elle avait tout compris et maudissait Oxen en même temps qu’elle-même.

Peu à peu l’incendie commença à s’éteindre et une épaisse fumée se dégageait seulement de ces ruines. Au levant, un ciel serein s’illuminait et s’empourprait, annonçant l’approche du soleil.

C’était peut-être la première matinée où Thadée avait la tête à lui ; sa folie s’était envolée dans les flammes, il voyait sa position, il comprenait qu’il était le véritable incendiaire.

– Il n’est plus temps de reculer, – se dit-il en esprit. J’achèverai ce que j’ai commencé.

Il se tourna vers le régisseur :

– On a visiblement mis le feu. Rendez-vous à la chaumière d’Oxen, voyez s’il se trouve chez lui, saisissez-vous de lui et garrottez-le.

– Il n’y est pas, – répondit M. Linowski. – Tout le monde l’a vu hier soir s’en aller couper du bois à la forêt où il s’était disposé à passer la nuit. Il ne doit revenir que ce matin.

– Empoignez-le à son retour.

À ces mots, Thadée rentra dans son habitation sauvée et se jeta sur le canapé où, il y avait si peu de temps, il s’endormait dispos et tranquille, à côté d’Oulana. Harassé, il sentit un frisson lui courir par le corps ; il brûlait intérieurement, ses yeux étaient gonflés, sa poitrine manquait d’air, il avait la fièvre.

 

 

 

 

 

XIII

 

 

 

Le lendemain, Thadée gisait sans connaissance, dévoré d’une fièvre horrible, et, à la porte de la chambre, se tenait Oulana en pleurs. Elle avait déjà dépouillé toute honte, toute prudence, tout souci du qu’en dira-t-on : elle ne quittait pas ce seuil, et comme un chien fidèle, sans manger ni boire, le regard tendu, les yeux rougis, les cheveux en désordre, se tordant les mains, elle restait debout vis-à-vis du lit, y jetant les yeux dès qu’on ouvrait la porte. Elle n’osait entrer, elle ne pouvait s’éloigner. Les gens la bousculaient, la repoussaient, elle ne s’écartait que d’un pas et retournait de nouveau. Plusieurs fois les yeux égarés du malade rencontrèrent son regard noyé de pleurs, et, lorsqu’il reprit connaissance, ce fut elle qu’il vit la première. Il sourit et fondit en larmes. Sur sa figure à elle se lisaient une si affreuse douleur, l’oubli de tout, le délire du désespoir ! Pouvait-il la repousser ? Qui donc en eût été capable ? Le même jour, elle s’assit au chevet de son lit et ne s’en éloigna plus.

Et Oxen avait des ceps aux pieds et aux mains, la justice l’interrogeait. Il ne répondit pas d’abord. Prières, menaces, rien n’y faisait. À un angle de l’habitation seigneuriale, on trouva un briquet qu’on constata lui appartenir. On le lui montra ; ce fut alors seulement qu’avec un sourire sauvage, il dit :

– C’est mon briquet.

– Et c’est toi qui as mis le feu.

– Eh bien quoi ? Oui, c’est moi.

C’était son premier aveu et il était décisif. L’instruction une fois terminée, il resta sombre, silencieux, mais indifférent à tout. Deux fois, il demanda que ses enfants lui fussent amenés ; et aussitôt venus il les repoussa. Il ne répondait pas un mot aux lamentations du vieil Ulas et il n’opposait aux secrets conseils de s’enfuir qu’un geste de la main et qu’un sourire sardonique. Une semaine après, on le trouva sans vie un matin dans son lit. Il ne portait sur lui aucun signe de mort violente et il n’avait aucunement été malade. Le médecin appelé ne put qu’attribuer le décès à un effroi violent et au remords. Mais les paysans murmuraient que la veille il avait fait ses adieux aux siens et qu’il avait été beaucoup plus loquace que d’ordinaire ; que plusieurs jours auparavant la vieille Hrypyna lui avait apporté on ne sait quelles herbes. Le suicide cependant ne put être prouvé, quoiqu’on eût la conviction morale de sa réalité.

Oulana apprit la mort de son mari, sans en être remuée le moins du monde ; mais, après plusieurs jours de réflexion, les larmes lui vinrent aux yeux, et elle eut envie de voir ses enfants. On les lui amena, elle pleura un peu et s’en retourna dans la chambre du malade.

Elle ne comprenait pas son crime, tellement sa passion ardente, accrue encore par les sacrifices et la douleur, avait étouffé la voix de sa conscience. Cette nouvelle existence avait même presque anéanti chez elle l’amour maternel, laissé à la porte avec ce vieux hiver oublié. Un étrange délire, un délire coupable avait cloué ses pensées au lit du malade et détaché entièrement son cœur et son être de ce qui n’était pas lui. Il était temps que le remords, la conscience, le regret se fissent entendre et ils continuaient à se taire.

Un beau soir d’été, Thadée déjà convalescent, alla s’asseoir sur le perron, du côté du jardin. Pâle, exténué, triste, consumé de remords qui avaient trouvé l’accès de son âme dans un moment de lucidité, il était là, le regard absorbé par le spectacle des scintillements du lac, aux lueurs du soleil couchant. À ses pieds était étendu son chien fidèle et accroupie la pauvre Oulana. Tous deux avaient les yeux fixés sur les siens qui erraient ailleurs et n’étaient pas tournés de leur côté ; tous deux se tourmentaient en voyant que sa pensée était loin d’eux.

Thadée s’enfonçait dans cette contemplation muette. Cette seule soirée lui rappelait tant de soirées de sa vie, tant d’évènements, tant de sensations !

Tout se taisait à l’entour. Soudain, au sommet du clocher de l’église, la petite cloche se mit en branle ; seule d’abord, elle tinta lentement et tristement, puis une autre cloche se joignit à elle et la grosse voix de la troisième, leur aînée, éclata en une note funèbre. Ce n’était pas l’heure du service. Thadée dirigea sur Oulana un regard qu’elle attendait déjà.

– Est-ce demain fête ? – demanda-t-il.

– Oh ! non – répondit-elle.

– Et pourquoi sonne-t-on les cloches ?

– Pour un enterrement.

– De qui ?

– D’Oxen, – chuchota-t-elle tout bas.

Thadée ignorait qu’il fût mort. À ces mots, il se leva brusquement, il voulait dire quelque chose, les paroles lui manquèrent et il retomba sur sa chaise. Il considérait Oulana, et son cœur souffrait de n’apercevoir en elle aucun regret, aucun chagrin, aucun remords. Ses lèvres étaient presque souriantes, ses yeux, étincelants de tendresse, s’attachaient à lui, et elle avait prononcé d’une voix si calme le nom d’Oxen que, pour la première fois, elle l’épouvanta par sa passion, par son attachement ; pour la première fois, il fut presque mécontent de cet inconcevable amour. Et sa conscience lui cria d’une voix terrible :

– C’est toi qui l’as tué !

Il promena sur l’autre rive du lac ses regards troublés. Les cloches de l’église ne cessaient de gémir lentement ; elles semblaient pleurer le défunt ; elles semblaient dire aux vivants :

– Demain, nous sonnerons aussi pour vous.

Dans le village se firent entendre le chant des prêtres et les lamentations des femmes ; des lamentations sonores, retentissantes : c’étaient des paroles pleurées toujours sur la même note et qui ne parvenaient pas distinctement jusqu’à ses oreilles : il percevait seulement la triste résonnance de ce chant larmoyant, strident, lugubre, mêlé au chant du prêtre. Le convoi de Honczar suivait l’autre bord du lac.

Thadée aperçut une croix noire, plusieurs bannières et, traîné par une paire de bœufs noirs, un chariot auprès duquel cheminaient des femmes en larmes. Un prêtre, en chape noire, le précédait en chantant des prières, et une poignée de paysans le suivaient avec des cierges éteints.

Et la cloche de l’église accompagnait le sanglot des femmes, les chants des prêtres et le grincement des roues du char funèbre qui traînait un cercueil blanc au cimetière.

Et Oulana regardait, sans pleurer : seulement elle plongea son regard dans les yeux de Thadée comme pour lui dire ainsi :

– J’ai tout renié pour toi.

Les yeux de Thadée s’obscurcirent, il se leva de sa chaise, voulut courir à sa chambre et s’évanouit sur le seuil.

Ses domestiques le portèrent sans connaissance sur son lit, et de nouveau la fièvre le saisit, plus effrayante encore que précédemment, puisqu’elle était provoquée par l’abattement moral et par le remords. Les paroles qui s’échappaient de ses lèvres décelaient l’horrible agitation de son âme. Il repoussait l’infortunée Oulana qui fondait en larmes, agenouillée auprès de son lit. Il rejetait ses couvertures, voulait éteindre l’incendie ; il s’accusait de meurtre, lavait ses mains d’un sang qu’il voyait partout. D’autres fois, il luttait contre on ne sait quels fantômes, se couvrait les yeux, tremblait et pleurait, puis ensuite, les larmes aux yeux, il s’excusait humblement devant ses père et mère.

– Je ne suis pas coupable, – disait-il, – je ne suis pas coupable, elle n’est pas coupable, il s’est tué lui-même, il est mort, il s’est brûlé. Moi, je ne l’ai pas tué ; ce sang, ce n’est pas son sang, c’est le mien... Je me suis blessé, j’en souffre, mon cœur en souffre. Il faut que je m’enfuie, on va me poursuivre, m’emprisonner, me brûler. Il faut que je m’enfuie au loin. Et je la prendrai avec moi ! Non... je ne la prendrai pas... j’irai seul... Regardez ! Pourquoi est-il venu avec un tison allumé, le couteau à la main ! Il veut me tuer ! Mon père, ma mère, secourez-moi... Je ne suis pas coupable, je ne suis pas coupable !

Il souriait ensuite gaiement.

– Allons à la forêt, – disait-il, sur le tombeau des deux frères. Personne ne nous y verra. C’est là qu’a commencé et c’est là que finira notre amour – sur un tombeau, sur un tombeau !...

Oulana, agenouillée auprès de son lit, pleurait : maintenant seulement, au remords de Thadée, elle avait compris son crime. Plusieurs fois elle s’arracha de son chevet et, folle, courut au lac ; mais les cris du malade, qui arrivaient de loin à ses oreilles, lui saisissaient le cœur et la faisaient revenir sur ses pas. Elle n’avait pas le courage de mourir et désirait déjà la mort.

Elle passa auprès de lui plusieurs de ces horribles journées. Enfin la fièvre commença à se calmer et le malade, très affaibli, tomba d’une irritation excessive dans une inertie et une insensibilité complètes. Le médecin promettait cependant sa guérison. À plusieurs reprises, il voulut le séparer d’Oulana, mais chaque fois qu’il l’essaya, le malade, enfiévré de nouveau, la cherchait avec inquiétude et l’appelait par son nom, si bien qu’elle, qui pleurait derrière la porte, on dut finalement la réadmettre à son chevet.

À la longue, les forces revinrent à Thadée et il recouvra sa connaissance. On eût dit que tout s’était effacé de sa mémoire. Il ne faisait plus allusion à rien, et la présence d’Oulana lui paraissait naturelle et nécessaire. Elle le servait et ne le quittait pas d’une seconde. La malheureuse ne ressemblait plus à ce qu’elle était la première fois qu’il la rencontra insouciante et gaie, en train d’aller ramasser des champignons dans le bois. Elle avait le visage desséché, les yeux caves, les lèvres bleuies et blêmies ; une pâleur maladive remplaçait le vif incarnat de son teint.

Son regard triste, mais profond, plein d’expression, avait seul conservé la trace de son ancienne beauté ; elle avait pleuré sans réussir encore à perdre la vue ou à ternir l’éclat enchanteur de ses yeux.

Thadée ni à elle ni à personne ne souffla jamais mot du passé, mais le soin même qu’il mettait à éviter toute considération rétrospective trahissait qu’il en avait souvenance et que c’était là un sujet qu’il écartait de parti pris. Sa façon d’être avec Oulana n’avait pas changé, mais c’est, en en simulant les dehors qu’il cachait, que sa passion était devenue une habitude et un devoir. Elle ne s’en apercevait pas, et alors même qu’elle l’eût remarqué, elle n’aurait pu comprendre qu’un amour si ardent, si chèrement acheté, pût un jour finir, se congeler, se rompre. Pour elle, ce n’était encore qu’une entrée dans la vie ; elle avait à peine goûté à la volupté, et, ayant été abreuvée de fiel, elle la désirait de nouveau et la convoitait avidement.

Elle attribuait à la maladie, à l’affaiblissement, presque à l’égarement d’esprit les manières plus froides de Thadée. Elle était sûre qu’avec la santé reviendraient l’amour et un bonheur devant lequel ne se dressait plus aucun obstacle, sinon un sombre souvenir.

Dans son cœur, ce souvenir même s’oblitérait : elle aimait tant !

Il en était autrement de Thadée que, dans son mutisme, ce souvenir tourmentait et rongeait, et la vue d’Oulana était maintenant à perpétuité pour lui un remords vivant. Il l’aimait encore, mais il se reprochait cet amour comme un crime, et plus d’une fois la pensée de se libérer d’elle lui avait traversé le cerveau.

Il avait pitié de lui et d’elle et cela seul le retenait encore. Il sentait qu’elle en mourrait ; que, sans elle, il serait malheureux, quoique avec elle il ne pût point être heureux.

Oulana, sans quitter ses vêtements rustiques, restait au château, toujours auprès de lui. Ses enfants, sa chaumière ne l’intéressaient plus du tout, et, de jour en jour, elle y pensait moins. Thadée avait honte et il ne pouvait, ne savait la repousser, ni n’en avait le courage. Il toléra qu’elle devînt maîtresse de maison presque despotique, la compagne de toutes les heures de sa vie, souvent importune, et toujours un objet de railleries pour les gens. Peu lui importaient les moqueries ou le mépris de son entourage. Elle n’y prêtait aucune attention ou leur opposait de la fierté. Elle se sentait la maîtresse, tout en ne voulant tirer profit de sa domination que pour mieux satisfaire sa passion.

Le temps s’écoulait ainsi, et Thadée recouvrait sa santé, sans regagner sa gaieté ni sa quiétude d’autrefois. Une nuée noire était sans cesse suspendue au-dessus de sa tête et les caresses d’Oulana ne parvenaient plus à la chasser. Elle ne concevait pas le refroidissement, chez lui, d’un amour qui chez elle, était bouillant et inassouvi. – Il est malade, pensait-elle. Il se rétablira et redeviendra joyeux. Oh ! nous serons heureux !

 

 

 

 

 

XIV

 

 

 

Thadée avait des parents, des connaissances, des amis, avec lesquels il avait rompu en s’enterrant à la campagne. Personne ne venait le voir, il n’allait chez personne. La cour de son habitation avait été envahie par l’herbe et les broussailles. Le propriétaire avait oublié l’ancienne société au milieu de laquelle il avait vécu. Ce jeune homme élégant et gai était devenu un triste solitaire, il s’était empaysanné pour Oulana, il s’était rouillé.

À l’origine, il n’avait pas même le regret de l’existence qu’il avait abandonnée, après avoir été échaudé. En échange, il avait accepté un nouvel amour, une nouvelle vie, aussi lourde maintenant que des fers. La honte, le remords, la lui rendaient de jour en jour plus insupportable ; il n’avait néanmoins pas assez de volonté pour s’y soustraire. Il aimait encore, mais son amour rassasié, noir de soucis, ne durait que soutenu par la pitié, aiguillonné par l’habitude.

Déjà cependant l’avenir lui semblait parfois lourd et triste ; il fuyait souvent Oulana et errait sur les bords du lac, seul avec ses pensées.

Il lui arrivait souvent, la nuit, de rêver à son ancienne vie, à ses amis, même à son infidèle amante, et il s’élançait hors du lit le cœur palpitant, et il poussait des soupirs ; mais il se disait à lui-même : – Qu’y a-t-il de meilleur et de plus beau dans la société que j’ai abandonnée pour elle ? Seulement plus d’élégance et de mensonge. Parmi ces autres femmes, quelle est celle qui aurait pu m’aimer ainsi, elles qui n’aiment qu’elles-mêmes ! Méritent-elles d’être pleurées ? Ne m’ont-elles pas trahi, délaissé, oublié ? En existe-t-il d’autres qui vaillent davantage et qui puissent me donner un bonheur supérieur à celui dont je jouis ?

L’infortuné qualifiait encore de bonheur sa détresse et ses remords, il se mentait à lui-même et se faisait accroire à lui-même qu’il ne regrettait rien et qu’il ne pleurait sur rien.

Et cependant il songeait chaque jour plus souvent à son existence d’autrefois et s’entourait chaque jour plus profondément de ses vieux souvenirs. Il se sentait avili, abaissé à ses propres yeux et, qui pis est, cruellement fautif. Sa faute lui était tellement présente à l’esprit, elle était si récente, ses traces n’étaient pas encore effacées ! Cela seul lui faisait désirer de s’arracher de la campagne et d’auprès d’Oulana ; mais, comme beaucoup d’individus exaltés de sentiment, il manquait de résolution. Il se débattait dans un cercle qu’il ne réussissait pas à franchir et dépensait infiniment d’énergie dans de stériles et convulsifs tiraillements avec lui-même.

Un matin d’été, il se leva de meilleure heure que de coutume, exalté par des rêves qui, toute la nuit, lui avaient bercé le cœur avec d’anciennes réminiscences. Il se déroba à Oulana, qui le saluait d’un sourire et d’un regard et qui implorait une bonne parole, et, à défaut de cela, fût-ce seulement un sourire et un regard. Il commanda sa meute pour chasser, ce qu’il n’avait plus fait depuis longtemps, mais il avait besoin de fuir la maison, d’être seul et de se recueillir au milieu du murmure des bois.

Il sortit. Des gouttes de rosée perlaient encore sur les arêtes des herbes, des plantes et des arbrisseaux, dont les feuilles étincelaient, en réfléchissant les rayons du soleil naissant qui s’élevait à travers des nuages blanchâtres. De légères vapeurs, suspendues dans les airs, voilaient encore les prairies ; les oiseaux chantaient ; les paysans allaient aux champs ; les campagnes couvertes de seigle berçaient leurs épis d’or pâle inclinés sur leurs tiges, et le sarrasin fleuri embaumait l’air pur et léger d’une senteur douce à respirer.

Thadée s’avançait vers la forêt, où on devait lâcher les chiens après les lièvres. Il y avait longtemps qu’il n’avait chassé et il s’était mis en campagne sans son ardeur et sa fougue d’autrefois. La tête baissée, les bras croisés, ignorant où il allait, il se laissa conduire par ses gens et placer à l’affût sur la grande route. Il fit choix d’un tronc d’arbre contre lequel il appuya son fusil, s’assit et s’absorba dans ses pensées. Les chiens n’aboyaient pas encore, les cimes des arbres bruissaient au milieu du silence environnant ; on entendait seulement quelque part au loin un paysan tailler un pin à coups de hache.

Le tintement des grelots et le roulement d’une voiture résonnèrent soudain. Un voyageur passait sur la route. Thadée releva la tête et le suivit des yeux. Le bruit des grelots et le fracas des roues, on ne sait pourquoi, fit battre son cœur, à lui qui vivait depuis longtemps dans l’isolement. Il était assis au bord même de la route. Bientôt apparut une légère berline attelée de quatre chevaux et dans laquelle se trouvait un homme jeune encore. La voiture roulait lentement et non sans cahots sur une route où les arbres avaient poussé leurs racines. Le voyageur fixa son regard sur le chasseur, qui le dévisageait de son côté. En dépassant Thadée, il tourna la tête vers lui et cria à son cocher : « Halte-là ! »

Thadée, tout rouge, tout honteux et tout confus, se leva du tronc sur lequel il était assis.

– Thadée !

– C’est toi, Auguste.

– Comment vas-tu, solitaire ? Comment vas-tu ? C’est à peine si je t’ai reconnu, tellement tu es changé !

Thadée soupira et ne répondit rien : il serra seulement en silence la main d’Auguste, et celui-ci le regardait dans les yeux avec une curiosité pleine d’intérêt.

– Tu ne demeures pas loin d’ici ?

– Très près ! Viens chez moi.

– Mais comment ! très volontiers ! Monte avec moi ou bien, attends. Pourquoi interromprais-je ta chasse ? Que les chevaux aillent en avant, nous resterons ici à causer librement.

– Paul, – dit-il au cocher, vas au château tout près d’ici. – Comment ton village s’appelle-t-il ?

– Le Lac.

– Rends-toi au Lac, dételle les chevaux, donne-leur l’avoine et dis qu’on prépare à déjeuner.

Thadée remercia d’un geste, l’attelage partit, tandis qu’eux s’asseyaient et se mettaient à causer à leur aise.

Auguste était un camarade d’école de Thadée, son compagnon à l’Université, son ancien ami. Qui ne sait ce que sont ces amitiés d’enfance, ces liens indissolubles qu’aucune force ne saurait rompre entièrement, car les souvenirs enchanteurs de la jeunesse les maintiennent. Dans un âge plus avancé, les relations se nouent et se dénouent, on contracte des amitiés et on y renonce sans regrets. C’est aux anciens amis de la jeunesse que, fussent-ils indignes d’un sentiment généreux, le cœur vous ramène toujours.

Auguste était pour Thadée un vivant souvenir. C’était l’un de ses plus dignes camarades, de ses meilleurs amis. D’un noble caractère, plein de franchise, jovial, hardi, il s’impatronisait de force dans votre cœur et vous contraignait à l’aimer.

Dévoué à ses amis, il s’employait pour eux et pensait plus à eux qu’à lui. Il ne demandait jamais l’aide d’autrui et était toujours prêt à rendre service à chacun. Thadée, depuis son dernier séjour à la ville qu’avait terminé un évènement si tragique, n’avait pas revu Auguste qui, revenu à la campagne, habitait à une vingtaine de lieues de lui. L’excellent Auguste s’informait de Thadée, et les cent voix de la renommée, qui colportent si vite tout incident un peu étrange, lui avaient apporté la description des amourettes du solitaire et de toutes leurs conséquences. Si encore il n’avait appris que la vérité, mais quantité de faussetés, d’exagérations s’y étaient mêlées en route.

Auguste considérait son ami avec sollicitude et pitié. Il pouvait à peine le reconnaître, tant il était changé, avec le visage pâli, des paupières fatiguées qui lui tombaient sur les yeux, un front ridé, des lèvres serrées et le chagrin qui envahissait des traits prématurément vieillis et fanés.

– Écoute donc, – disait Auguste. Une fois que nous nous sommes rencontrés, parlons franchement. Est-ce vrai ce qu’on raconte de toi ?

– Et que dit-on ? – demanda Thadée avec un douloureux sourire.

– Que tu t’es amouraché, car je ne sais quel terme employer, d’une paysanne, dont le mari a mis le feu chez toi : qu’ensuite...

– Tout cela est vrai, – répartit-il vivement. Je suis tombé amoureux, et tu vois à quoi cela m’a conduit, comme cela m’a exténué, desséché. Oh ! c’est que j’ai beaucoup souffert ! Mais un amour tel que le sien méritait qu’on souffrît beaucoup.

Auguste éclata de rire.

– Bah ! bah ! laisse donc ! Je t’avouerai que je ne conçois pas un pareil amour. C’est je ne sais quelle aberration qui peut bien durer un moment, mais pas longtemps.

Thadée sourit et haussa les épaules.

– Tu ne la connais pas, tu ne peux concevoir la passion, l’attachement de cette femme. J’en ai eu cent fois la preuve pendant ma terrible maladie : elle a séché sur pieds, sans quitter mon chevet. Elle m’a sacrifié ses enfants, sa pudeur, tout ! Oh ! son cœur vaut celui d’une reine !

Auguste contemplait avec surprise et chagrin cette exaltation de Thadée.

– Que diable, – se disait-il en lui-même, – il est devenu totalement fou ! Par charité, il faut y remédier, ou c’est un homme perdu !

– Eh bien, quoi, – ajoutait-il à haute voix, – penses-tu donc roucouler avec elle les siècles des siècles ?

– Rien ne peut nous séparer, nous sommes liés par les larmes, les souffrances, la mort, le feu, le crime, de communs sacrifices !

– Mais c’est qu’aussi tu verses dans le pathétique, – répliqua Auguste, – et moi je voulais froidement causer avec toi, mon cher. Or donc, franchement, la main sur le cœur, au nom de notre vieille amitié, est-ce que tu n’es pas déjà las de cette existence ?

Thadée le regarda, baissa les yeux et détourna la tête avec trouble.

– Il n’est plus temps de reculer, – exclama-t-il d’une voix sombre.

– Pardon, il est toujours temps de cesser de faire des sottises.

– Auguste, tu t’es tellement réfrigéré.

– Toi, Thadée, tu es fou ! Penses-tu à vieillir, à te rouiller, à sécher avant le temps aux pieds de ton Omphale villageoise ? Mérite-t-elle que tu lui sacrifies le monde entier, tes espérances, ton avenir ?

– Elle m’a tout sacrifié.

– Mais en fin de compte, tu te tueras, tu t’abîmeras, tu n’y résisteras pas. Cette vie sans la moindre distraction, sans incidents, sans rien de vivifiant, t’empoisonnera par son uniformité. Tant que tu seras avec elle, tu devras t’isoler du monde entier, parce que notre société impitoyable ne t’acceptera jamais. Tu es un banni noté d’infamie.

Thadée soupira.

– Il faut venir à ton secours, – continua Auguste.

– Je suis perdu, – répondit Thadée ; laisse-moi tranquille. Cela ne regarde personne, puisque je suis heureux.

– Heureux ! – s’écria Auguste. Est-ce que tu t’abuses ? Tu ne l’es pas. Examine-toi, rentre en toi-même : tu te tortures horriblement dans les fers que tu t’es toi-même forgés.

En ce moment, les chiens commencèrent à donner de la voix et les chasseurs saisirent leurs fusils. Un instant après, plusieurs coups de feu retentirent de côté et Thadée impatienté jeta son arme sur l’épaule.

– Allons à la maison, dit-il.

– Allons.

En route, ils discouraient de nouveau et Thadée raconta en détail à son ami l’histoire de ses amours. Dans ses paroles perçait tant de tristesse, il était tellement évident que le présent lui pesait comme une pierre, qu’Auguste, pénétré de pitié, résolut en esprit de détacher Thadée d’Oulana, de l’arracher à cette pernicieuse solitude et à la folie que révélait la bizarrerie de sa situation. Il arrive très souvent que la venue d’un individu d’un autre monde, dans d’autres dispositions et avec une autre manière de voir, ouvre les yeux de l’homme aveuglé, dont elle a interrompu l’isolement.

L’homme s’accoutume peu à peu à la situation la plus singulière, se familiarise avec elle et en admet la nécessité ; l’œil qui n’est pas habitué à ce spectacle voit d’une manière frappante ce qu’il a de ridicule. Oui, en vivant dans l’étouffante atmosphère d’une prison, on se fait à cet air-là ; mais celui qui y pénètre du dehors en sent la pesanteur et la fétidité. Il est ensuite souvent plus difficile au captif de respirer dans sa prison, parce que ayant vu une autre poitrine oppressée dans cette atmosphère, il s’aperçoit qu’elle est asphyxiante pour lui aussi, il veut s’y dérober et passe la tête à travers les barreaux de fer.

Il en était précisément ainsi de Thadée. Il s’était accoutumé à sa position et il n’en sentait plus l’inconvenance, la lourdeur, l’opprobre. Auguste commençait seulement à lui ouvrir les yeux. Thadée éprouva une honte et une inquiétude, qui redoublèrent la mélancolie à laquelle il était déjà disposé. Mais revenons à eux. Les voilà sur le perron de l’habitation. Oulana inquiète regarde par la fenêtre. C’est le premier hôte qui de son temps soit venu au Lac, elle ne sait que faire d’elle-même. Accoutumée à courir au-devant de Thadée, à ne pas le quitter d’un pas, à le servir, elle est maintenant retenue par la honte, qui a parlé à son cœur, et le visage collé à la vitre, elle regarde soucieuse. Elle voudrait courir à lui, et elle n’ose ; quelque chose lui pèse sur l’âme et l’agite, elle maudit cet hôte : elle serait ravie de s’en débarrasser, elle le redoute, pressentant qu’un étranger ne peut lui apporter rien de bon.

Thadée l’aperçut, se détourna et rougit. Auguste devina aussi que cette femme aux yeux noirs et aux regards de flamme, c’était l’amante de son ami, c’était Oulana. Il s’arrêta sur le seuil, et la considéra avec surprise et curiosité, jusqu’à ce que cet examen eût obligé Oulana rougissante à baisser la tête et à s’éloigner de la fenêtre.

– Elle est vraiment belle, – dit Auguste, – mais il y en a tant de plus belles que cela de par le monde !

Thadée, qui franchissait le seuil en ce moment, n’entendit pas cette exclamation. Auguste resta toute la journée et Oulana ne put se montrer. Deux ou trois fois, elle s’approcha de la porte avec une curiosité enfantine et une crainte prophétique, et il lui fallut s’enfuir. Thadée vint pour un moment la trouver. Elle lui demanda avec une naïve impatience.

– Quand partira-t-il ?

– Je l’ignore, – répondit Thadée, avec froideur et embarras.

Et les yeux d’Oulana, son âme, sa passion, sa curiosité, ses craintes le suivirent, lorsqu’il sortit, et, affligée, elle s’assit et pleura. Son cœur éprouvait un chagrin vague et de l’oppression.

Le soir vint et Auguste ne partit pas. Elle se laissa tomber tout en pleurs sur son lit, dans sa petite chambre, et, auprès du feu qui flambait, dans la cheminée, elle passa, seule pour la première fois depuis bien longtemps, la soirée dans de solitaires méditations.

Et là-bas les deux amis causaient si gaiement ! Leurs voix parvenaient aux oreilles de la pauvre Oulana, leurs paroles mêmes arrivaient jusqu’à elle, elle ne pouvait saisir la signification ni de leurs voix ni de leurs paroles, mais elle en avait peur sans les comprendre. Et son pressentiment ne la trompait pas. Auguste engageait Thadée à quitter son château.

– Écoute – lui disait-il – si ton attachement résiste à la distraction, à la séparation, aux impressions nouvelles, je ne dirai pas un mot ; tu reviendras chez toi à ton ancienne vie ; ce sera la preuve qu’il n’y a plus d’autre avenir pour toi. Mais pourquoi ne pas tenter de remède, ne pas se laver de cette tache ? Je suis en route pour Varsovie, ne voudrais-tu point, après tant d’années, revoir cette ville ?

Thadée finit par ne pas répondre. Auguste le pressait ; mais, ce soir-là, il ne put encore rien obtenir. Sans y être invité, il demeura un jour de plus au Lac, et, avec l’opiniâtreté d’un ami convaincu de l’utilité de ses conseils, il insistait pour le départ, exhortait, pressait, encourageait et priait.

Thadée se renfermait de plus en plus dans un mutisme complet, il se disculpait de moins en moins, enfin il se mit à arguer de difficultés insignifiantes qu’Auguste écartait sans peine.

– Nous partons, – lui dit-il en l’embrassant, – tu dois partir.

– Mais que deviendra Oulana ?

– Qu’elle t’attende, laisse-la ici même, comme maîtresse absolue de maison.

– On l’y persécutera.

– Tu déraisonnes de nouveau. Il faut que tu partes, et je te dis que tu pars avec moi.

– Comment le lui annoncerai-je ?

– Si tu veux, je m’en charge.

– Ah ! laisse-moi la paix, cela ne se peut, je ne partirai pas.

– Tu m’as donné ta parole, tu pars pour deux semaines.

Thadée sortit et courut tout droit à la chambre d’Oulana. Elle était assise auprès de la fenêtre, et, la tête appuyée sur la main, elle contemplait le lac étincelant. C’était un regard qui ne voit rien : vitreux, immobile. Elle avait les yeux noyés de larmes qui, malgré elle, s’échappaient imperceptiblement de ses paupières et lui coulaient le long du visage.

Lorsqu’il entra, elle tressaillit, mais sourit.

– Eh bien, il est parti ? s’écria-t-elle.

– Non – répondit résolument Thadée – pas encore, mais il part et moi avec lui.

Elle eut un moment de stupeur.

– Et moi ? – demanda-t-elle, en se tordant les mains et en levant la tête.

– Toi tu resteras ici, je reviendrai bientôt, – balbutia Thadée en s’approchant d’elle. – Je te laisse maîtresse de la maison. J’ordonnerai que chacun t’obéisse et je reviendrai vite, vite, – ajouta-t-il en se préparant à montrer du courage.

Oulana se couvrit les yeux de la main, baissa la tête et murmura en sanglotant :

– Oh ! comme vous voudrez ! Moi, je puis retourner... retourner dans ma chaumière !

– Mais je ne le veux pas. Qu’as-tu donc ? – s’écria Thadée. Je serai vite de retour, dans une semaine.

– Dans une semaine ! Est-ce là bientôt ? – demanda-t-elle.

Thadée souffrait horriblement. Il avait le visage en feu et ne savait comment terminer l’entretien commencé. Heureusement que Jacques entra et les ordres pour le voyage, les dispositions pour la maison, interrompirent cette périlleuse explication. Oulana retourna à la fenêtre et n’en bougea plus.

Le lendemain matin, les chevaux attelés stationnaient devant le perron et Thadée ne pouvait pas encore s’arracher aux embrassements de cette femme presque folle, qui voulait qu’il l’emmenât avec lui.

– Ici je perdrai la raison, – gémissait-elle, – seule ! seule ! On m’y tuera. Je n’y résisterai pas.

Thadée la tranquillisait en vain, promettant un prompt retour. Dans la dernière étreinte, comme si elle pressentait un autre avenir, elle l’enserra et le pressa si fortement, qu’à l’appel d’Auguste, il dût s’arracher presque violemment de ses bras et se sauva en baisant ses yeux inondés de larmes.

Un bruyant sanglot le poursuivit. Oulana n’osait courir dehors, elle craignait l’étranger et les yeux du monde ; seulement elle gagna une fenêtre qui donnait sur la cour pour ne pas perdre Thadée du regard. Son cœur lui disait qu’il ne reviendrait pas tel qu’il était parti.

Et lui ? lui aussi, il la regardait. En ce moment, elle lui était plus chère que jamais. L’instant de la séparation double les attachements même expirants et en ravive la force, pour peu de temps, il est vrai, mais non sans danger. Souvent cette crue passagère de tendresse consterne l’homme et le menace d’une douleur plus vive qu’il n’en aura en réalité. Thadée, triste et nébuleux, prit place à côté d’Auguste ; il dit adieu du regard à la pauvre Oulana et son cœur lui promettait de revenir vite, très vite, demain. Il ignorait que le sentiment qu’il éprouvait à cette heure, il allait l’éparpiller en route, et que chaque minute écoulée, chaque sensation nouvelle, chaque nouveau spectacle en emporterait un lambeau.

Le soir n’était pas encore venu que déjà un demi-sourire, qui n’y avait pas été vu depuis longtemps, se jouait sur les lèvres de Thadée. Le bon Auguste le distrayait par de joyeux propos, le forçait à oublier sa maison et lui-même ; il choisissait les historiettes les plus gaies, les aventures les plus étonnantes, et quand il aperçut pour la première fois que le rire épanouissait les traits de son ami, il se sentit presque heureux.

Ô médecins ! Ô médecins ! Quel triomphe que de préserver de la mort un malheureux et de le condamner à souffrir encore, en l’arrachant de la folle étreinte sous laquelle il aurait voluptueusement expiré ! Et combien l’œuvre accomplie vous paraît grande !

 

 

 

 

 

XV

 

 

 

Oulana resta seule avec sa passion, sa tristesse, ses pensées ; seule, horriblement seule. Elle n’avait pas de moyens de s’arracher à leur obsession, elle était vouée aux larmes. Les gens d’une autre condition guérissent leur douleur, leur désespoir, en s’éloignant de la cause qui engendre leurs peines, en rejetant bien loin d’eux toute idée noire et en se créant une autre vie artificielle pour remplacer celle qu’ils ont perdue. Ce n’était pas au pouvoir d’Oulana. demeura dans la solitude où tout lui rappelait Thadée, sans s’occuper ni se distraire, absorbée en elle-même, en son chagrin. La semaine s’écoula ainsi : assise sous les peupliers au bord du lac, elle s’attendait à voir arriver Thadée, elle prêtait l’oreille à chaque roulement de voiture. Au moindre bruit dans la cour, son cœur battait ; souvent elle se levait pendant la nuit et courait regarder s’il n’était pas là. Il ne revenait pas. Seule, complètement seule, elle comptait les journées longues, vides, pâles, passées auprès de sa quenouille, au jardin, dans des rêveries tristes et monotones. Maintes fois déjà elle regrettait l’ancienne existence qu’elle avait abandonnée, avec laquelle elle avait rompu à jamais, car du village montaient à elle des voix bruyantes, libres, gaies, de gens plus heureux qu’elle. Et ces gens la considéraient comme perdue ; rien ne la rattachait plus à eux, elle leur était étrangère ; ils la saluaient d’un sourire sardonique, d’un coup d’œil sombre, aucun d’eux ne lui adressait le moindre mot ni ne lui tendait la main. Là-bas, de l’autre côté du lac, au milieu des blondes moissons, brillaient les blanches chemises des faucheurs, dont les chansons parvenaient jusqu’à l’oreille d’Oulana et lui rappelaient son indépendance d’autrefois. Et elle était affaissée, les bras pendants, nulle chanson sur ses lèvres, désœuvrée, sans but, chaque jour plus affligée, parce qu’elle attendait chaque jour vainement son retour. Il n’était pas là.

Le soir, elle voyait les paysans s’assembler près de l’auberge et sauter au son du violon et du tambourin ; elle écoutait la danse joyeuse et essuyait ses larmes du coin de son blanc tablier. Bannie d’un monde et sur le seuil d’un autre, l’exilée tendait en vain les mains vers le premier et vers le second : aucun des deux ne l’accueillait. Aujourd’hui elle a perdu le bonheur, son cœur bat pour son ancienne et natale vie rustique, les accents du village éveillent un écho dans son âme, et l’attachement mélancolique pour sa famille se trouve au fond de chacune des larmes qu’elle verse ; mais elle n’a plus à retourner chez les siens, ni peut-être à les revoir : partout l’enfer de la solitude, le calme du désert et la mort.

La seconde semaine s’écoula ; il ne revint pas, il ne donna pas même de ses nouvelles. Oulana, de jour en jour plus inquiète, restait seule, toujours seule. Personne ne la console, personne ne lui parle ; tous lui obéissent, mais personne ne se soucie d’elle. Parfois elle se hasarde à saluer un passant en sollicitant une bonne parole, et elle ne reçoit qu’un coup d’œil méprisant et sombre.

Le dimanche suivant, elle se souvint de ses enfants et fondit en larmes. – Ils sont orphelins, pensa-t-elle, prématurément orphelins ! Oh ! il faudrait aller les voir, les embrasser, les caresser un peu.

Et elle songeait à se rendre auprès d’eux, mais elle craignait que Thadée ne revînt à cet instant. Or elle voulait être la première à le rencontrer, à le saluer. Elle demanda qu’on lui amenât ses enfants. Le soir, Pryska les conduisit au château et les laissa à Oulana. Les enfants ne la reconnurent presque pas, et elle ? Son cœur était tellement plein d’un autre amour, d’autres sentiments que la vue de ses enfants ne le remua même pas. Elle se tordit les mains, en les regardant :

– Ce sont des orphelins, – se dit-elle mentalement, – que leur suis-je, serais-je une mère pour eux ? Oh non ! Je les regarde comme s’ils m’étaient étrangers, je pense à eux comme à des étrangers. Je ne peux plus être leur mère ! Je ne saurais plus l’être.

Et de ce qu’elle ne pouvait plus les aimer elle pleurait de nouveau sur eux et sur elle-même.

On emmena les enfants, sans que son regard ni son cœur les accompagnassent d’un regret. Dans ses oreilles bourdonnait sans cesse le roulement de la voiture qu’elle espérait, et la pensée du retour de Thadée faisait seule battre son cœur.

Et lui ? Il ne revenait pas.

Toute douleur après celui ou après celle qu’on aime est lourde pour l’homme ; mais lorsqu’il faut la supporter seul, sans l’appui d’autrui et du monde, et qu’elle s’allonge sans fin comme l’ombre du soir, oh ! alors il est mal aisé de vivre avec elle. Et cependant une telle douleur vous tue rarement ; seulement elle accable, tourmente, irrite, mais elle n’ôte pas la vie. Chaque jour pèse davantage à Oulana, chaque jour son chagrin est plus écrasant, mais l’espoir luit encore et elle répète : il reviendra.

Quand elle est assise dans sa chambrette, elle fixe des journées entières ses regards sur la fenêtre du côté de la route, et souvent si le fil de sa quenouille est rompu, elle attend, pendant des heures, l’œil et l’oreille tendus, le roulement désiré de la voiture. Le soir, elle se promène sur les bords du lac ; elle s’assied à l’endroit où elle a été assise avec lui, elle pense à lui et elle regarde le chemin ; et elle ne s’enfonce jamais trop dans les fourrés, de peur de perdre de vue la chaussée par laquelle il reviendra. La route est couverte de la poussière soulevée par les chariots des paysans, par les troupeaux du village, par les carrioles des petits propriétaires des environs et c’est tout. Les cloches de l’église sonnent le dimanche et appellent le peuple à la prière et la population s’y rend à la hâte, par la route, dans des casaques neuves et avec des mouchoirs et des fichus blancs, pour invoquer Dieu et se prosterner devant la sainte Vierge. Elle ne peut pas aller à l’église, elle a honte des gens et peur qu’il ne survienne, pendant qu’elle sera à la messe. Elle s’assied donc, le visage tourné vers l’église, et ses yeux ne quittent point la route, et elle ne sait demander à Dieu que de ramener son maître et de faire que le faucon regagne de nouveau son nid.

La route est déserte une semaine, puis deux, et quatre, et six, et huit, et dix. Autant de jours, autant de déceptions. Combien de fois ne semble-t-il pas qu’il approche, elle reconnaît déjà les chevaux, elle se précipite à sa rencontre. La voiture s’éloigne le long de la chaussée et disparaît dans les bois. Ce n’est pas lui ! Chaque fois, elle baisse tristement la tête, les larmes s’échappent de ses yeux noirs, et de nouveau elle attend et de nouveau en vain.

L’automne arriva, joyeuse saison pour le villageois, qui lui était plus triste, à elle, que l’été. Il lui est indifférent qu’il y ait abondance, car elle ne manque de rien. C’est tout un pour elle qu’on moissonne plus ou moins et que Dieu ait donné une bonne ou une mauvaise récolte. Une seule chose l’occupe, c’est qu’il est absent, et toujours absent.

Déjà toutes les feuilles sont tombées des arbres et, jaunies, jonchent le sol. Dans le jardin, il ne se dresse plus que des tiges desséchées et des troncs noircis, le vent du Nord pousse les nuages, et il fait froid de rester assis au bord du lac. Elle y est toujours, parce que de là elle aperçoit la route. La route est déserte.

Un matin, M. Linowski entra dans sa chambrette.

– Bonjour – lui dit-il familièrement.

Oulana se leva en sursaut, son cœur battait.

– J’ai des nouvelles du seigneur.

– Reviendra-t-il bientôt ? s’écria-t-elle en bondissant vers lui, – reviendra-t-il bientôt ?

Linowski sourit.

– Voici ce qu’il en est ; il écrit qu’il reviendra bientôt, mais avec des hôtes.

– Avec des hôtes ! – s’écria-t-elle en fronçant le sourcil – et elle ajouta : Ah ! pourvu qu’il revienne enfin !

– Avec des parents, – ajouta de nouveau M. Linowski. – Et ils seront à l’étroit au château ; le seigneur m’écrit que vous déménagiez dans la maisonnette au bord du lac.

Oulana mesura de ses grands yeux celui qui lui parlait et se tint immobile et silencieuse.

– C’est bien – répondit-elle. – J’y vais à l’instant. – Et elle se mit à rassembler ses effets en pleurant, si bien que Linowski fut touché de ce spectacle.

– Ne vous dépêchez pas – dit-il doucement.

– Pourvu que mon maître revienne au plus vite, – murmura-t-elle tout bas ; et tout en s’en allant, elle pensait en elle-même :

– Je n’avais pas tort d’être inquiète. Il m’a déjà chassée du logis ! Les gens ont médit ! Les gens veulent nous séparer ! Mais il reviendra et tout avec lui !

Et en se consolant, elle était pourtant anxieuse et pleurait. Elle arriva à la maisonnette abandonnée et courut aussitôt à la fenêtre pour voir si de là on distinguait la route. Ah ! on n’apercevait même pas la route ! Elle s’assit sur un banc poussiéreux, appuya sa tête sur sa main et demeura ainsi une et deux heures, jusqu’au soir. Cette maisonnette était si horriblement vide ! Personne n’y habitait plus depuis longtemps, excepté des rats et des souris ; une cheminée démolie, un poêle fêlé, une table boiteuse, un banc le long du mur, composaient tout le mobilier. Personne avec elle, ni même personne à proximité !

Le soir approchait, le froid devenait plus pénétrant. Les domestiques eurent toutefois pitié d’elle et vinrent allumer un feu chétif et froid comme la compassion d’indifférents. Elle ne bougea pas, se répétant mentalement :

– Il m’a chassée !

Elle passa toute la nuit sur le banc. Le feu s’éteignit, elle n’ajouta pas de bois ; le jour parut, elle ne se leva pas : elle perdit ce qui lui restait de sentiment, de présence d’esprit et d’espoir.

Et, comme les vagues qui tantôt avancent vers le rivage et tantôt s’en éloignent, l’espérance tantôt affluait à son cœur et tantôt s’en éloignait après s’être brisée contre lui.

Une semaine s’est écoulée dans cette maisonnette abandonnée et il n’est pas encore là, il ne revient pas ; deux fois déjà la blanche neige est tombée et s’est fondue sur le sol légèrement congelé ; deux fois les rives du lac se sont hérissées de morceaux de glace cristalline : il est toujours absent.

Oulana s’asseyait encore tous les jours sous les peupliers ; elle regardait, regardait, regardait, sanglotait, chaque jour espérant moins et craignant davantage.

Son retour déjà lui paraissait souvent effrayant. – Et s’il revenait changé, s’il revenait et ne me jetait pas un coup d’œil ; s’il me repoussait ? Ne m’a-t-il pas chassée du logis ?

– Qu’il ne revienne plutôt jamais, – se disait-elle. Je préfère l’attendre ainsi jusqu’à la mort que de finir par voir ce à quoi je ne survivrais pas !

 

 

 

 

 

XVI

 

 

 

Par une nuageuse matinée d’automne une voilure lourdement chargée, longeant le bord du lac, s’apercevait de loin sur la route ; les chevaux avançaient lentement sur un sol dont la gelée avait durci les aspérités. Oulana assise observait l’horizon, elle reconnut les chevaux, étendit les bras, un cri allait s’échapper de sa poitrine : la voix lui manqua.

En ce moment, les rideaux du carrosse s’écartèrent et une tête d’homme se montra. De loin elle le reconnut, de loin elle le pressentit. C’était lui !

Et, derrière lui, appuyée sur son épaule, se pencha la tête d’une autre personne, d’une jeune et belle femme. Oulana laissa retomber ses bras, ses yeux restèrent immobiles de stupeur, son cœur palpita plus violemment encore, elle ne regarda plus sur la route, mais elle courut vers sa maisonnette, ouvrit la porte, se couvrit les yeux et s’affaissa sur le sol.

Que se passait-il dans son âme ? Ce qui se passera dans notre monde au jour du jugement dernier et ce que des paroles ne sauraient exprimer.

Pendant ce temps, la voiture s’arrêta devant le château. Les serviteurs sortirent au-devant de leur maîtresse, lui offrir le pain et le sel, et Thadée descendit de sa calèche, aidant sa femme à en faire autant, mais maussade, sombre, inquiet. Son regard errait à l’entour, craignant de rencontrer le regard d’Oulana. Il se fixa sur la fenêtre de sa chambrette, elle était close, silencieuse, sombre. Il soupira. Ils entrèrent.

La première voiture fut suivie d’une seconde et d’une troisième. Le château était plein d’hôtes, il y eut de l’animation, de la gaieté, du mouvement partout. La fumée s’élevait au-dessus des cheminées et, dans la cour et dans les appartements, ce ne fut que bruit et agitation.

Thadée, le premier moment d’effroi passé, retrouva sa bonne humeur, chassa tout souci, s’occupa de ses devoirs de maître de maison, et se ranima en installant sa femme.

Mais aussi combien la femme de Thadée est jeune et jolie ! Elle a, comme Oulana, des yeux noirs, mais ils ne sont pas cernés à force de larmes ; ils sont, au contraire, limpides et brillants, surmontés de noirs sourcils bien arqués, dominant un petit nez retroussé qui rit, de mignonnes lèvres vermeilles qui rient et auprès desquelles se creusent deux petites fossettes, deux nids à sourires.

Et elle est gaie, gaie, car elle ne cesse de se trémousser, de courir, de babiller, de fureter : tantôt elle bat des mains, tantôt elle secoue la tête et tantôt elle lutine son mari. Elle a mis le nez à chaque fenêtre, franchi une porte après l’autre, tourné dans chaque chambre, visité chaque coin et regardé longtemps, longtemps le lac et la route au delà du lac, et ensuite elle a soupiré.

Après qui, pourquoi ? Peut-être après sa mère, son pays natal, peut-être... Personne ne soit pourquoi elle a soupiré. Ce soupir à peine évanoui, le sourire a couru sur ses lèvres, sautillé dans ses yeux et s’est joué dans ses paroles. Et elle s’est éloignée de la fenêtre.

Thadée s’approcha d’elle, lui passa un bras autour de la taille et la conduisit partout dans le château, le lui montrant, lui remettant les clefs et la caressant avec de tendres paroles. Elle riait gaiement, et parfois soupirait à la dérobée, mais cela ni il ne l’entendait ni il ne le voyait.

Ainsi s’écoula toute la première journée, jusqu’à ce qu’un soir d’automne, accompagné d’un vent lugubre, d’une pluie froide et de nuées noires, eût envahi l’horizon.

Le château était resplendissant, joyeux, bruyant, la maisonnette d’Oulana était déserte, sombre, silencieuse et triste.

Oulana était accroupie auprès de son foyer éteint de la veille et elle regardait sans voir ; elle réfléchissait, c’était chez elle une succession de pensées sans ordre, noires ou brillantes, confuses ou sanglantes. Elle n’avait pas de larmes aux yeux : tarie était déjà la source d’où elles coulaient, qui avait gelé avec le lac.

Elle se parlait à haute voix à elle-même :

– Il est revenu, il s’est marié, il m’a chassée. Pourquoi vivrais-je ? Je n’ai pas d’enfants ni de cœur pour les enfants, je n’ai personne. Tous les miens m’ont abandonnée, lui m’a délaissée. Je suis inutile à lui et aux autres, et je ne saurais supporter la vie. Oh non ! que je meure et que tout finisse. Du moins, il me plaindra après ma mort, il versera quelques larmes et dira que je l’ai fortement aimé, jusqu’à mon dernier souffle. Chez eux, la mémoire est faible et l’amour passager. Lourde croix pour moi ! Pardonne moi, mon Dieu !

Et en marmottant des paroles déjà incompréhensibles, elle déroulait la ceinture rouge qui ceignait sa casaque, en trottinant par la chambre sans plus savoir ce qu’elle faisait.

– Ah ! s’il était possible de le revoir encore, de causer encore une fois et d’être assise à ses côtés comme jadis ! Non, non ! Il y aurait plus de peine à mourir, il serait plus triste de le quitter.

Les cheveux en désordre, le regard égaré, Oulana s’échappa de sa maisonnette, courant sur les mottes de terre durcie jusque sous les fenêtres du château. Des lumières brillaient aux fenêtres, on entendait de joyeux éclats de voix. Au dehors sifflait une bise glacée, et d’épaisses ténèbres obscurcissaient tristement le ciel. Elle se faufila tout près de la fenêtre, colla son œil au carreau et regarda.

Le feu flambait dans la cheminée ; tout autour, il y avait des inconnus, les uns étaient debout, d’autres assis, d’autres circulaient, plusieurs jouaient à une table ; et toutes les figures étaient tellement animées, gaies, vermeilles, que c’était à en être jaloux. Thadée se tenait au milieu avec sa femme ; il lui avait passé le bras autour de la taille, elle avait penché la tête sur son épaule et le dévisageait de ses yeux malins. Ils se souriaient l’un à l’autre en chuchotant à voix basse.

Oulana se sentit mal, elle éprouva au cœur un saisissement douloureux, mortel ; et elle ne cessa pourtant de regarder, longtemps, longtemps, ne pouvant détacher ses yeux de lui.

Elle lui faisait ses adieux pour toujours.

Enfin elle s’arracha avec effort de la fenêtre, s’éloigna du château et s’élança vers le lac, en serrant entre les doigts sa ceinture rouge. Elle foulait un sentier tapissé de feuilles mortes qui conduisait à l’endroit de la rive où, sous les peupliers, il y avait ce banc bien connu d’elle. Elle jeta un dernier coup d’œil sur le château aux fenêtres étincelantes qui brillait sur la colline, elle lui fit ses adieux du regard. Ensuite elle saisit le tronc d’un peuplier, et l’entourant de ses bras elle se prit à pleurer. La ceinture rouge tremblait dans ses mains. Elle se tint un moment encore ainsi, les yeux fixés sur la fenêtre par laquelle elle l’avait aperçu pour la dernière fois. Puis elle sauta vivement sur le banc et passa sa ceinture à une branche de peuplier, essayant si cette branche la supporterait, se préparant lentement, attentivement à la mort, pour que celle-ci ne pût la tromper comme les hommes.

Elle monta sur le banc et regarda encore et pleura encore en se passant la ceinture autour du cou.

Au dernier instant de sa vie, elle s’inonda de larmes.

– Ah ! je l’ai tant aimé, j’ai tout quitté pour lui, je lui ai tout sacrifié, et lui ! et lui !

Elle hocha tristement la tête.

– Un pareil amour devait finir ainsi.

La pauvre Oulana se signa en se tournant vers l’église, elle traça un signe de croix dans les airs en se tournant du côté de ses enfants et considéra encore le château.

Un instant après, le vent bruissait dans le feuillage des peupliers, et à une branche se balançait le corps refroidi d’Oulana. Deux larmes s’étaient gelées à ses paupières.

Au château, on buvait à la santé du jeune couple.

 

 

 

J.-I. KRASZEWSKI, Oulana, 1883.

 

Traduit du polonais par Ladislas Mickiewicz.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 La Polésie est une région de la Pologne qui s’étend sur les deux rives du Prypec et se divise en Polésie wolhynienne et en Polésie lithuanienne, d’après les deux provinces de Wolhynie et de Lithuanie, avec lesquelles elle confine. (Note du traducteur.)

2 Enclos entouré d’un fossé où les anciens Slaves s’assemblaient, dans chaque commune, pour faire des sacrifices, délibérer et banqueter. (Note du traducteur.)

3 Gros de Pologne, la quarante-huitième partie d’un franc. (Note du traducteur.)

4 Ville célèbre par un sanctuaire renommé et par les deux sièges remarquables qu’y soutinrent les Polonais, en 1655 contre les Suédois et en 1772 contre les Russes. (Note de traducteur.)

5 Habit à brandebourgs. (Note du traducteur.)

6 Les paysannes, en Pologne, lorsqu’elles se marient, relèvent leurs tresses et souvent cachent leur chevelure. (Note du traducteur.)

7 À l’époque où se passe l’action de ce roman, c’était aux propriétaires que le gouvernement russe imposait la tâche de désigner nominativement les hommes que le recrutement enlevait à leurs familles. (Note du traducteur.)

8 En Polésie, il y avait beaucoup d’uniates ou Grecs-Unis, que la Russie ne cesse de convertir à son orthodoxie à elle au moyen de persécutions épouvantables. Les popes ou prêtres du rite grec-uni, qui sont catholiques, sont mariés, du consentement du Saint-Siège, comme les popes orthodoxes du rite gréco-russe. (Note du traducteur.)

9 Fragment tiré du recueil des chansons du peuple des environs de Pinsk publié par R. Zienkiewicz. (Note de l’auteur.)

10 Proverbe polésien. (Note du traducteur.)

 

 

 

 

 

 

 

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