Satan dans la cité

 

Conversations entre un Sociologue et un Théologien

sur le Diabolisme Politique et Social

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FIN DE LA SEPTIÈME SOIRÉE

 

 

Après quelques allées et venues, de long en large, dans son bureau, pour calmer son énervement, M. Multi reprend son fauteuil et recommence à compulser ses notes.

– « Je vous disais tout à l’heure que la cohorte satanique sur terre comporte deux éléments. Le premier contingent, le plus visible, est composé de ceux qui revendiquent ouvertement leur origine et que j’ai nommés les fils légitimes de Satan et de la Révolution française. Leur position est nette. Entre la doctrine de 1789 et celle de l’Église, ils ont délibérément opté, sans faux-fuyants et sans réticences. Ils sent engagés dans la croisade individualiste et laïque. Ils sont du parti de la Contre-Église et même ils contribuent à en déterminer les plans et la tactique et ils en constituent les cadres. Sans doute y trouvent-ils en général une large satisfaction de leurs appétits et de leur ambition, et cette considération n’est pour eux nullement négligeable ; mais, pour certains du moins, elle peut ne pas être uniquement déterminante. Il n’est pas exclu que, parmi eux, se rencontrent des convaincus, parfaitement loyaux et sincèrement fanatisés. Ils ont tant de fois entendu répéter que le Christianisme est périmé, chimérique et absurde, exploité par les prêtres, tandis que la dogmatique révolutionnaire est l’expression même de la science et la condition de tout progrès de l’esprit, de toute amélioration sociale positive qu’ils peuvent le croire de bonne foi. D’ailleurs, une fois les principes adoptés, ils sont pris dans un système dont la logique formelle est attrayante pour les esprits de type déductif. Aussi, pour eux, selon la formule de Gambetta, le cléricalisme devient l’ennemi. Et le cléricalisme, à leur sens, ce n’est point la prétention excessive du clergé à dominer là où il n’a que faire : c’est tout simplement la doctrine et la discipline de l’Église. Ils s’affirment donc défenseurs irréductibles de la Démocratie et de la République. Et dans ces termes non plus ils ne mettent aucune équivoque, ni aucune amphibologie. La Démocratie, c’est bien la Souveraineté du Nombre, en tant que tel, comme le veut la Déclaration de 1789-1791, de la Quantité qui, par sa volonté arbitraire, crée le Droit, la Loi et la Légitimité. La République, c’est bien le gouvernement fondé uniquement sur l’élection égalitaire, le gouvernement qui n’admet, comme consécration valable, que celle du suffrage universel inorganique et individualiste, qui pratique rigoureusement le culte de l’urne. Dès lors, le désaccord éclate, foncier, radical, irréductible, entre le programme révolutionnaire orthodoxe et le programme chrétien. Malgré ses sentiments sincèrement religieux, le pauvre et grand Lamartine le sentait et l’avouait, lorsque, recevant la délégation du Suprême Conseil du rit écossais, le 10 mars 1848, quelques jours après la Révolution, il lui disait : “Je suis convaincu que c’est du fond de vos Loges que sont émanés, d’abord dans l’ombre, puis dans le demi-jour et enfin en pleine lumière les sentiments qui ont fini par faire la sublime explosion dont nous avons été témoins en 1789.” Mais pour qui ne veut pas s’égarer dans l’utopie, l’incompatibilité est évidente. Renan le comprenait quand il écrivait : “La Révolution est en définitive irréligieuse et athée.” Ferdinand Buisson le reconnaissait de son côté, en affirmant, avec l’autorité qui lui appartenait : “La laïcité est le corollaire de la Souveraineté populaire.” À l’extrême opposé du domaine politique, Mgr Freppel exprimait la même conviction dans sa courageuse déclaration de 1890 : “La République, en France... est une doctrine antichrétienne dont l’idée mère est la laïcisation ou la sécularisation de toutes les institutions, sous la forme de l’athéisme social. C’est ce qu’elle a été dès son origine en 1789... c’est ce qu’elle est à l’heure actuelle.” Presque aussitôt, Jules Ferry lui faisait écho au Congrès maçonnique de 1891 : “Le Catholicisme et la République française sont philosophiquement irréductibles l’un à l’autre.” En 1892, les cardinaux et l’Épiscopat français se plaignaient, dans une Lettre publique, que le gouvernement républicain se fût fait “la personnification d’une doctrine... en opposition absolue avec la foi catholique”. Un peu plus tard, le 15 janvier 1901, à la tribune de la Chambre des Députés, un ministre républicain qui devait, comme J. Ferry, devenir président du Conseil, Viviani, mettait l’accent sur cet antagonisme : « Nous ne sommes pas face à face avec les congrégations ; nous sommes face à face avec l’Église. » Approuvé par Pelletan qui, le 11 mars suivant, déclarait le conflit engagé « entre les Droits de l’Homme et les Droits de Dieu », le même Viviani devait, le 8 novembre 1906, s’applaudir avec plus d’emphase et de lyrisme de la besogne anticléricale accomplie et insistait sur le travail de propagande laïque qu’il estimait encore nécessaire ; “Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le Ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus.”

« L’exigence logique est si impérieuse et la tradition si bien fondée que les plus droits et les plus honnêtes n’y échappent pas. Lorsque Charles Benoist lui adressait un appel à la conciliation et à l’union, Raymond Poincaré répondait par cette sèche fin de non-recevoir : “Entre vous et moi, il y a toute la largeur de la question religieuse”, il n’était que le porte-parole de tous les doctrinaires aux yeux desquels les lois laïques de la IIIe République sont le fondement sacré du régime démocratique, le Saint des Saints auquel on ne doit pas toucher.

« Le péril qu’entraînent de telles conceptions n’est pas niable : elles constituent une source constante de divisions, de persécutions et de tyrannie. On sait que les gouvernements démocratiques successifs ne se sont point fait faute d’appliquer implacablement leur programme. La première République, sous l’impulsion de son Inspirateur, a fusillé, guillotiné, massacré, démoralisé de son mieux prêtres et fidèles ; elle a brisé avec le Saint-Siège, tenté d’instituer un schisme en France, puis d’en extirper radicalement la foi. Ce faisant, elle s’estimait tout à fait conséquente avec le mot d’ordre : « Écrasons l’infâme ! » donné par Voltaire et avec ses propres principes. Elle n’a aucune hésitation quant à l’étendue de son pouvoir : “Nous avons assurément le droit de changer la religion”, affirmait le représentant Camus, approuvé par ses collègues à l’Assemblée Constituante de 1789. Si la IIe République a été trop éphémère pour que l’on puisse sérieusement en tenir compte, Lamartine, dans l’entrevue dont je parlais tout à l’heure, a reconnu que, comme sa devancière, elle trouve à son berceau le patronage maçonnique. Quant à la troisième, malgré ses origines directes, elle s’est empressée de revenir franchement aux exemples de son aïeule : elle a séparé l’Église de l’État, proscrit, dispersé et volé les Congrégations, cambriolé les fonds des fabriques, institué une neutralité menteuse de l’enseignement et poursuivi de ses incessantes tracasseries, de sa haine, de sa volonté de spoliation les écoles libres. La quatrième n’a rien renié de cette tradition et continue de la déclarer “intangible”. Tout cela est assurément très grave et déplorable : c’est la discorde civile installée en permanence dans le pays. Du moins ne peut-on pas se plaindre qu’une telle action soit irrationnelle et inattendue ; elle est brutalement, impérativement postulée par l’esprit et la foi démocratiques ; on peut en souffrir, mais on n’en est pas surpris ; comme le fruit de la fleur, elle sort naturellement des dogmes dont je vous ai prouvé le caractère infernal ; c’est toutes enseignes au vent que les fils de Lucifer s’avancent contre les fils de l’Église. Pas d’ambiguïté. La victoire dépend uniquement de la force morale et matérielle de chacun. Et si l’un des belligérants paraît, à certains égards, supérieur parce qu’il dispose largement des ressources du « royaume de ce monde », le second a pour lui la puissance inappréciable de la vérité.

« Mais Satan n’aime point combattre ainsi à visage découvert. Il préfère de beaucoup la dissimulation, la feintise et le double ou triple jeu. Sa préoccupation essentielle est toujours de se ménager par fraude des intelligences chez l’adversaire ; il aime mieux préparer la chute de la place par des tractations corruptrices, provoquer des dissidences et des défections que de lui donner prématurément l’assaut. Aussi s’efforce-t-il constamment de glisser parmi les soldats de la bonne cause des agents chargés de ruiner leur moral et de les orienter peu à peu vers la capitulation. Tel est le travail essentiel de ceux que j’ai appelés les bâtards de Satan. Il en est plusieurs variétés.

« La plus facile à discerner, et par là même la moins dangereuse peut-être, est constituée par les esprits atteints d’une infirmité congénitale de la pensée et de la conscience qui les rend incapables de choisir entre les deux orthodoxies opposées ; sous l’effet de l’aveuglement ou sous l’aiguillon de l’orgueil, on les voit affirmer l’identité des contradictoires, se vanter de trouver la vérité dans chacune d’elles et se flatter de réconcilier Satan avec Dieu.

« D’une telle aberration, dans laquelle il est difficile de distinguer entre le déséquilibre mental et l’hypocrisie, on rencontre à un degré plus ou moins accentué, parfois presque incroyable, quelques étranges et tristes exemples. L’un des plus éclatants est celui de Weishaupt qui proclamait l’identité de la doctrine maçonnico-démocratique et de la doctrine chrétienne et dont le Rituel glorifie l’œuvre de “Notre Grand Maître Jésus de Nazareth”. Sans doute avait-il convaincu Camille Desmoulins qui osait appeler le Christ : “le premier sans-culotte”, et Marat qui, dit-on, faisait l’apologie des Livres Saints, déclarant : “La Révolution est tout entière dans l’Évangile.” Ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer l’amour du prochain avec une ardeur demeurée célèbre... On retrouve un écho atténué et inattendu du grand massacreur en Buchez qui, dans son Histoire parlementaire de la Révolution, réédite l’opinion que “la Révolution sortit de l’Évangile”. Et puis, voici ce malheureux Lamennais, sous la plume duquel nous lisons également : “La Révolution donna au Catholicisme une seconde naissance” et qui se faisait fort de rétablir l’harmonie entre la Démocratie et la doctrine chrétienne. La même chimère biscornue hanta les cerveaux de deux Académiciens libéraux, le duc Albert de Broglie et Saint-Marc Girardin, qui envisageaient de “purifier les principes de 1789 par les dogmes de la religion catholique et de les faire marcher de concert”. Cette psychose n’a pas épargné la hiérarchie ecclésiastique : n’est-ce pas un prélat, ancien vicaire général de Mgr Dupanloup, qui osait écrire dans son ouvrage : Le Christianisme et les Temps présents : “On parle de conquêtes de 89. J’accepte le mot. Seulement, ce sont les conquêtes de l’Évangile et de l’Église sur l’orgueil de l’humanité... Tout ceci est l’œuvre du Christianisme, sort des entrailles (sic !) de l’Évangile et en est enfin, après des siècles, l’épanouissement total.” De semblables affirmations, et si péremptoires, sont bien capables de faire délirer des cerveaux fragiles ou mal équilibrés : c’est le cas de ce professeur d’Université catholique auquel un désir frénétique de rapprocher la Révolution de l’Église inspire ces lignes, renouvelées d’assertions analogues de Marc Sangnier, et dont l’absurdité confine au sacrilège : “Si, plus chrétienne, la Démocratie moderne avait conscience de la grandeur du Christianisme et de sa démocratie transcendante, le Christ, c’est-à-dire Dieu fait homme et homme du peuple, l’ouvrier-Dieu, serait, comme il le mérite (sic), le personnage (resic) le plus populaire ; les églises où il met sa divinité à la portée de tous seraient considérées comme les véritables palais de la démocratie ; et les deux plus grands jours de la vie nationale, ce serait le jour des élections, où le peuple, par son bulletin de vote, fait acte de citoyen et participe royalement à la Souveraineté, et ce serait le jour des Pâques, où le peuple, par l’hostie consacrée, fait acte de chrétien et participe surnaturellement à la divinité. Le bulletin de vote et l’hostie consacrée, voilà les deux moyens par lesquels le peuple monte sur le trône comme un roi et à l’autel comme un Dieu. Le suffrage universel et la communion générale des Pâques, voilà les deux institutions éminemment démocratiques ; l’une rend accessible au peuple la souveraineté, l’autre lui rend accessible même la divinité.”

« Je ne connais pas de type plus caractéristique de ces rapprochements blasphématoires que Pie X reprochait plus tard au Sillon.

« Il me serait, hélas ! bien facile de retrouver des propositions aussi erronées et aussi condamnables chez nombre de théoriciens ou de politiciens de nos jours et même sous des plumes qui devraient être plus averties. La profonde ignorance qu’en matière de sociologie le clergé tolère ou entretient chez les fidèles, ou, trop souvent même, partage avec eux, permet peut-être d’accorder quelques circonstances atténuantes aux extravagances de cerveaux impulsifs ou désaxés. Elles n’en présentent pas moins un réel danger. Mais beaucoup plus coupables et redoutables apparaissent les confusions que, sciemment, s’efforcent de créer et d’établir des hommes qui arborent l’étiquette catholique et qui, à grand renfort de sophismes et d’assertions téméraires, s’évertuent à donner le change sur la signification réelle et la portée des dogmes de 89 et de les présenter sous un aspect acceptable ou même attrayant. Ceux-là ne méritent point d’excuses, car ils doivent savoir à quelle criminelle besogne les pousse leur intérêt personnel et dans quelle atmosphère d’hypocrisie constante ils se condamnent à évoluer.

« Cette duplicité fut avouée au grand jour dans une circonstance demeurée célèbre. Lorsque, avec hésitation, à regret et en entourant sa concession de restrictions et de conditions rigoureuses, Léon XIII toléra qu’on utilisât, dans la stricte acception d’une “bienfaisante action chrétienne parmi le peuple”, et en interdisant qu’on le fît dévier dans un sens politique, le terme de Démocratie chrétienne, un sursaut de joie si vive secoua nos sycophantes qu’ils en oublièrent pour un moment leur habituelle dissimulation. Ils s’écrièrent dans le paroxysme d’un insolent triomphe : “Nous lui avons fait avaler le mot, nous lui ferons bien avaler la chose !” Et sans se soucier le moins du monde des prescriptions pontificales, il s’ingénièrent, comme on l’a dit spirituellement, à faire de la formule cet accouplement contre nature de mots où le substantif dévore incessamment son adjectif. Inutile de redire pourquoi leur injurieux espoir ne pouvait se réaliser, mais la seule expression permet de discerner le triste fond des âmes.

« Une seconde expérience, non moins concluante, résulte de l’accueil fait au Message de Noël 1944 du Pape Pie XII. Le Souverain Pontife avait poussé la condescendance et l’esprit de conciliation jusqu’à concéder, comme l’avaient fait avant lui certains théologiens, l’emploi du mot de Démocratie même dans le sens politique, – mais toujours, bien entendu, sous des obligations expresses, ne permettant point de confondre ce qu’il appelait la “vraie” démocratie, c’est-à-dire un régime populaire respectueux de la vraie religion, de la morale, de l’autorité, de la hiérarchie et des inégalités nécessaires, avec la “fausse” démocratie, c’est-à-dire l’hérésie révolutionnaire de la Souveraineté absolue du Peuple et le péché de Libéralisme. Par cette extrême tolérance, le Pape espérait peut-être amadouer le Crocodile. Il a dû perdre bien vite cette illusion. Comme la première fois, mais avec plus d’insolence encore, l’animal répondit au pas qui était fait au-devant de lui par un menaçant claquement de mâchoires. Quelques mois plus tard, la nouvelle Constitution française, non contente de “réaffirmer solennellement”, sans y rien modifier, la Déclaration des Droits de 1791, jugea bon de préciser plus fortement encore son incompatibilité avec le dogme catholique par son article 1er, qui stipule que la France est “une République laïque et démocratique”, et son article 3, plus sommaire et brutal encore que les formules révolutionnaires, et aux termes duquel “la Souveraineté appartient à la Nation”. De son côté, l’ONU proclamait, dans sa propre Déclaration des Droits de l’Homme, votée à la session du palais de Chaillot, en septembre 1948, que “la volonté du Peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics”. Dès lors, plus d’échappatoire ni de conciliation possibles. C’est bien, de toute évidence, de la Souveraineté immédiate, de la Souveraineté propriété du Peuple, de la Souveraineté condamnée qu’il s’agit. Le blasphème devient dans sa grossièreté patent et irrécusable et l’opposition s’affirme, irréductible, avec la doctrine tant de fois exposée dans les récentes Encycliques : toute théorie selon laquelle l’autorité est dite appartenir à un homme, à un groupe, ou, a fortiori, au Peuple tout entier et se fonder uniquement sur le bon plaisir du Nombre est incontestablement d’inspiration diabolique, puisqu’elle fait fi de la Révélation et pervertit la notion même de Pouvoir.

« Telle fut la réponse des lieutenants du Diable au vicaire de Dieu. Je n’ai point entendu dire que les démocrates chrétiens aient refusé de s’y associer et boycotté une Constitution et des Déclarations qui, de ce seul fait, devaient, au point de vue religieux, leur apparaître radicalement inacceptables. Bien au contraire, ils n’ont pas cessé de prendre part à l’exercice d’un pouvoir ainsi originellement et essentiellement vicié.

« De la part des révolutionnaires authentiques, on ne pouvait espérer d’autre attitude. Sur l’adhésion aux dogmes de 89, l’Ennemi est intransigeant et irréductible. C’est pour lui la pierre de touche. Jamais il n’accueillera parmi les siens ceux qui n’auraient pas expressément souscrit à cette profession de foi et fourni des gages décisifs de leur obédience. Permettez-moi ici une comparaison quelque peu scatologique, dont je m’excuse, mais que j’emploierai parce qu’elle est tout à fait évocatrice et amenée naturellement par le sujet lui-même. Les démonologues nous racontent, vous le savez, que, dans certaines cérémonies du culte luciférien de jadis – et peut-être encore de nos jours – une épreuve répugnante était imposée au néophyte : pour démontrer la sincérité de son adhésion et obtenir son initiation, il devait baiser... l’envers du Diable, c’est-à-dire, en fait, d’un bouc qui était censé incarner Satan. Eh bien ! ce rite obscène n’a pas disparu, il s’est seulement transformé. Aujourd’hui, pour se concilier la puissance infernale et bénéficier de sa protection et des avantages matériels dont elle est en apparence la généreuse dispensatrice, il faut, par un geste analogue, embrasser la Déclaration des Droits de l’Homme et souscrire au concept révolutionnaire, non pas de façon vague et pour la forme, mais très expressément dans ce qu’ils ont l’un et l’autre d’hérétique et d’inadmissible ; en un mot, il faut opter sans réticence pour ce que Pie XII appelait la “fausse” démocratie et qui est précisément ce que les révolutionnaires nomment la “vraie”, et répudier celle que le Pape qualifie de “vraie” et qui est pour eux la “fausse”. D’où inextricable imbroglio dans le langage. Mais le fond demeure net et certain : force est de rompre avec la doctrine catholique sur des points capitaux, si l’on veut être sacré parfait démocrate par les docteurs de la Contre-Église. « Aucun catholique, à moins d’être un mauvais catholique, ne peut reconnaître et admettre les Droits de l’Homme », écrivait fermement M. Albert Bayet. Conclusion : pour être bon démocrate, il faut être mauvais catholique.

« Par un illogisme qui peut avoir certaines conséquences personnelles heureuses au point de vue spirituel, mais qui reste absolument incompréhensible au point de vue psychologique, certains de ces hommes que leur ambition ou l’égarement de leur intelligence amène ainsi à se fourvoyer dans un engrenage hérétique, prétendent cependant ne pas rompre avec la foi chrétienne. Ils persistent à s’accrocher tout ensemble aux deux doctrines rivales et, tout en accordant les gages de fidélité qu’il réclame au Diable, ils se flattent de ne pas se brouiller avec Dieu. La charité nous interdit de suspecter leurs intentions et de sonder le mystère de ces attitudes contradictoires et de les accuser sans preuves indubitables de trahison délibérée. Mais l’évidence nous donne le droit de dire que tout se passe comme s’ils ne s’obstinaient à rester dans l’Église que pour favoriser les infiltrations de l’Ennemi et lui livrer peu à peu les positions qu’ils sont censés défendre. Ils sont, à tout le moins, des déserteurs virtuels et des renégats en puissance. Quelques-uns ont poussé leur évolution jusqu’au bout et reconnu implicitement, ou même avec cynisme, qu’elle les conduisait hors de l’Église. Je ne veux pas citer les noms qui se lèvent, trop nombreux, dans ma mémoire, mais vous pensez certainement, vous aussi, à ces prêtres dévoyés, à ces anciens présidents ou militants de Jeunesse Catholique qui ont rejoint les rangs des démocrates orthodoxes pour faire parmi eux une très “laïque” et fructueuse carrière. Je ne ferai état, en raison de l’éclatante leçon qui s’en dégage, que de la cynique déclaration du citoyen Florimond Bonte, l’un des chefs communistes les plus notoires, à une réunion du Parti Démocrate Populaire à Lille, le 10 avril 1927 : “Quant à vous, démocrates chrétiens, nous ne vous combattons pas, vous nous êtes trop utiles. Si vous voulez savoir quelle besogne vous accomplissez, regardez-moi. Je sors de chez vous. Avant la guerre, j’étais l’un des vôtres. Depuis, je suis allé jusqu’à la conclusion logique des principes que vous m’avez enseignés. Grâce à vous, le communisme pénètre où vous ne laisseriez pas entrer ses hommes, dans vos écoles, vos patronages, vos cercles d’études et vos syndicats. Donnez-vous beaucoup de peine. Tout ce que vous ferez pour vous, Démocrates chrétiens, c’est pour la Révolution communiste que vous le ferez.”

« J’aime à espérer que ces cinglantes félicitations et ces ironiques encouragements ont arrêté quelques démocrates chrétiens sur la pente glissante où ils se sont engagés. Mieux vaut cent fois la brutale franchise d’un Florimond Bonte qui ne laisse pas de place à l’ambiguïté que l’équivoque soigneusement entretenue par ceux qui ne se décident pas à opter et qui entendent garder un pied dans chaque camp. Ils sont, hélas ! de plus en plus nombreux, les hommes que fustigeait Léon XIII dans les Encycliques Sapientiae christianiae, Etsi nos et Immortale Dei avec une vigueur d’expression assez rare dans les documents pontificaux et qu’il accusait de vivre “comme des lâches” en pratiquant vis-à-vis de l’adversaire une politique “d’indulgence excessive”, ou de “pernicieuse dissimulation”. Une fois de plus, ces reproches et ces exhortations sont restés inefficaces. C’est devenu spectacle normal de voir des chefs qui n’osent plus parler avec énergie et netteté, qui s’abritent derrière des amphibologies, s’efforcent, pour ne pas se compromettre, de donner des mots d’ordre vagues et ambigus et s’épuisent, en invoquant des considérations d’opportunité et de prudence – cette prudence qui nous tue, disait le Cardinal Pie –, en reculs stratégiques et en manœuvres compliquées pour éviter le combat.

« Rien de plus démoralisant que ces louches évolutions et de plus désastreuse conséquence sur la masse peu éclairée. Les rares éléments un peu réfléchis que l’on y rencontre ne comprennent plus qu’on leur prêche successivement, et toujours au nom d’un devoir supérieur, des mots d’ordre inconciliables. Le bon sens et la logique sont mis en déroute. Comment voulez-vous qu’ils accordent les prescriptions pontificales – quand ils les connaissent ! – avec les compromissions électorales ? Comment voulez-vous qu’ils accommodent, par exemple, la condamnation expresse formulée par le Syllabus contre l’affirmation que l’autorité est la simple somme des volontés du Nombre avec les protestations rituelles de vénération, de confiance, de soumission que multiplient les “bons candidats” eux-mêmes à l’égard du Suffrage universel ? avec le langage de ce leader contemporain qui, tout en s’affirmant catholique et sans susciter les censures ou du moins la désapprobation de la hiérarchie ecclésiastique, peut déclarer : “C’est à la source légitime, c’est-à-dire dans le vote du Peuple, qu’il faut puiser d’urgence l’autorité nécessaire aux pouvoirs de la République”, car “le suffrage universel est notre maître à tous” ? Ahuris et désaxés par les timidités, les compromissions et les contradictions des uns, par les assertions hétérodoxes, mais non officiellement réprouvées, des autres, certains, contaminés par les mauvais exemples et l’ambition, finissent par tomber dans le scepticisme et ne plus écouter que les suggestions de l’intérêt personnel. D’autres, plus nombreux, laissent coexister pêle-mêle et sans essayer de les accorder, dans la pénombre de leur intelligence, des notions bonnes et mauvaises, exactes ou fallacieuses, mais dont les premières, du fait de ce voisinage, perdent bien vite de leur netteté et de leur ascendant ; chez eux aussi, la rectitude naturelle de la conscience s’émousse et l’empire de la vérité s’évanouit. De sorte que, conformément aux prévisions de Léon XIII, l’armée chrétienne perd sa cohésion, sa confiance en elle-même et sa force. Encombrée d’éléments qui pratiquent couramment les tractations occultes avec l’ennemi, et même de renégats experts en trahison, ses troupes en sont venues à douter de la justice de leur cause et à se laisser séduire par les principes qu’elles sont réunies pour combattre. Elles paraissent encore nombreuses, mais leur noyautage est bien avancé et, en partie, elles sont mûres pour la désertion. »

M. Multi paraît écrasé de fatigue. Il s’arrête quelques instants. Puis il reprend avec effort :

– « Je vous ai ainsi exposé les points qui me paraissaient essentiels dans le sujet. Et j’espère vous avoir fait partager ma conviction profonde. En vérité, en vérité, je le redis, il me semble impossible que la seule malice naturelle des hommes puisse être la source de tous ces phénomènes effrayants. Elle n’est pas capable de les déclencher et surtout d’en assurer la direction unique, la coordination et la synthèse. Il faut qu’elle soit attisée, systématisée, décuplée dans son efficience par l’action lucide de ce Maître du Mal auquel – il le disait au Christ lors de la tentation dans le désert – toute puissance a été donnée sur le monde. Jamais cette domination n’a été à la fois plus réelle et plus méconnue.

« Ah ! si nous savions percer l’écorce des choses ! Si nous avions la clairvoyance surnaturelle de la Sœur Catherine Emmerich qui, dans ses visions de la Passion, discernait, sous des formes palpables, des esprits infernaux sortant du corps des acteurs et des témoins du sombre drame et excitant les bourreaux dans leur féroce besogne ! Quelle épouvante serait la nôtre en voyant des essaims de démons sortir des textes des Déclarations et des Constitutions hérétiques ou athées qui nous régissent et que nous croyons sottement capables de sauvegarder nos droits, des articles des lois infâmes, des propos menteurs des politiciens, des affiches et des urnes électorales, hanter en masse les assemblées parlementaires, les Conférences internationales, grouiller parmi nos propres partisans, nos soi-disant défenseurs et leurs chefs, pervertir, avilir, abêtir de mille manières les esprits et les âmes de nos contemporains et les pousser, en stimulant leur misérable vanité, sur ces routes de perdition qui n’aboutissent qu’aux déchirements civils, aux dissensions, aux guerres et aux massacres ! Quel effroi justifié nous transirait en entendant la légion satanique répéter sur tous les points du globe et presque à chacun de nous le Si cadens adoraveris me... et obtenir en effet l’hommage lige d’une multitude toujours plus nombreuse ! Quelle angoisse de voir préparer l’avènement de cette ère de châtiment et de fureur dont la voyante de Dulmen plaçait les débuts “cinquante ou soixante ans avant l’an deux mille”, date à laquelle le sceau de l’abîme doit être brisé et Satan lui-même déchaîné sur l’univers ! Hora et potestas tenebrarum. Qui pourrait se défendre d’un frisson d’anxiété en rapprochant de cette menace explicite les événements qui, précisément depuis quelques années, plongent les esprits dans la nuit d’une expectative pleine de terreur et déferlent sur le monde avec la violence et l’ampleur d’une catastrophe apocalyptique ? »

De nouveau, M. Multi s’arrête un moment. Et, d’un ton plus sourd :

– « Mais les yeux sont clos, même ceux des meilleurs, comme ceux des Apôtres à Gethsémani ; ils sont appesantis de sommeil. Quels éclats de foudre, quel cataclysme faudra-t-il pour les réveiller, puisque deux avertissements effroyables et rapprochés n’ont pas suffi pour dessiller les paupières et rendre les dormeurs à la conscience du mal et à l’imminence du péril ?

« C’est cette torpeur en face du danger et ces nonchalants essais de transaction avec l’ennemi qui m’inquiètent et me glacent de terreur, je serais presque tenté de dire : qui me désespèrent. Car la menace se fait toute proche et le cyclone risque de nous emporter tous, innocents et criminels, enveloppés dans le même tourbillon. Si la foi nous révèle en effet la communion des saints et la réversibilité des mérites, l’inverse est également vrai et nous pouvons constater tous les jours la communion des coupables sous l’égide de Satan et la réversibilité des fautes. De même que l’eau aspirée dans les Océans et dans les fleuves par le Soleil retombe sur la terre en pluie et en neige, de même retombent non seulement sur ceux qui les commettent, mais aussi sur ceux qui les tolèrent, et cela même sous la forme matérielle d’explosifs et de ruines, les erreurs, les méprises et les forfaits. Il y en a eu tant depuis l’avènement et la diffusion des principes sacrilèges de la Souveraineté populaire et de la Démocratie que, fatalement, les répercussions se font de plus en plus étendues, foisonnantes, impitoyables. Si nous persévérons dans la même voie, la cadence du châtiment ne peut manquer de se précipiter et de s’amplifier encore.

« Et ce sont des perspectives d’atroce épouvante qui s’ouvrent devant nous, un avenir de fléaux inouïs pour le monde, pour la France, pour chacun de nous. Car il est aussi vrai dans l’ordre moral que dans l’ordre physique de dire que rien ne se crée, que rien ne se perd. Notre instinct infaillible de justice nous oblige à croire que les fautes et les perversions doivent être châtiées. Et c’est pourquoi s’impose à nous la nécessité d’une autre vie pour les individus. Mais d’autre vie, il n’en saurait être pour les communautés et les nations. C’est donc dans le temps et dans l’existence terrestre qu’elles devront payer leurs dettes et la punition tombera inéluctablement de tout son poids sur les hommes qui vivront aux jours de la grande colère, lesquels ne sauraient être fort éloignés : nous, peut-être, ou nos proches descendants, même s’ils ne sont pas personnellement fautifs, comme tant de malheureux qui, sans avoir rien à se reprocher, agonisèrent dans les camps de concentration nazis. Mais, au fond, qui donc, à notre affreuse époque, n’est pas coupable ? Quel est celui qui ne peut s’accuser, au moins par complicité ou par inertie, de ne pas hâter, de ne pas aggraver la grande calamité qui doit venir ?

« Aussi, quelle alarme devrait être la nôtre quand nous voyons le pays s’enfoncer de plus en plus dans le mal et grossir le passif d’iniquité qu’il faudra bien solder tôt ou tard ! Déjà, la France a payé, par la Révolution, les faiblesses et les prévarications de la Monarchie finissante. Mais, comme elle n’a pas compris, elle paie à présent, depuis un siècle et demi, par une progressive déchéance et des carnages réitérés, les crimes et les saturnales révolutionnaires. Et, comme elle continue à ne pas comprendre, à ne pas se repentir, à retomber de plus en plus profondément dans ses erreurs et dans ses vices, il faut penser que la main de fer et de feu s’appesantira davantage sur nous. Les malheurs de 1914-1918 n’ont suscité qu’une amélioration très limitée et éphémère. Ceux de 1939-1945 n’ont été que l’occasion de nouvelles chutes et de nouvelles iniquités, des infamies monstrueuses de l’“Épuration”, du retour à des institutions absurdes et impies. Quiconque a des yeux pour voir voit que l’emprise diabolique ne cesse de s’étendre et de se consolider sur le monde et que tout se trouve à présent bouleversé non seulement par les faits, mais jusque dans la raison des hommes. Telle est la perturbation que c’est le désordre fondamental qui prend figure d’ordre, que la règle paraît anomalie et que la fausseté la plus évidente est seule considérée comme digne de foi. Si bien que ceux qui s’efforcent de restaurer la société sur ses bases véritables sont forcés de s’élever contre la discipline formelle, de troubler l’harmonie consacrée de l’organisation officielle et de déchaîner la guerre pour rétablir les solides conditions de la paix. Dès lors, ils sont flagellés de l’épithète d’anarchistes par les anarchistes réels, installés au gouvernement, dénoncés comme séditieux par les séditieux qui tiennent les pouvoirs publics, poursuivis de toutes les sanctions légales comme perturbateurs de l’ordre par les fauteurs de désordre hypocritement déguisés en défenseurs du Bien commun. Et ils voient se dresser contre eux dans un concert d’anathèmes l’aveugle routine et le conformisme paresseux de ceux-là même à la défense desquels ils se sont sacrifiés.

« Car le Maître d’erreur enlève de plus en plus aux hommes le discernement et la sagesse. Saint Jean nous montre le Maudit ouvrant le puits du Chaos, du Contre-Être “et il en sort une fumée comme celle d’une grande fournaise” qui plonge les humains dans l’incohérence et les livre à leurs impulsions les plus insanes. Tantôt il excite leur intelligence et les dirige sur certaines routes brillantes vers des découvertes spectaculaires et des succès enivrants. Tantôt, et beaucoup plus généralement, il l’engourdit et les plonge dans cet abrutissement prétentieux qui caractérise les foules contemporaines, faisant pulluler cette affreuse espèce des “idiots glorieux” que nous décrit Blanc de Saint-Bonnet. Mais toujours il éteint en eux la vraie lumière de l’âme, avec la notion des rapports réels des choses, de la justice et du véritable but. De sorte que je les vois agités, orgueilleux et hagards, courir vers un mal qu’ils estiment leur bien, empirer les souffrances qu’ils prétendent guérir, transformer les progrès qu’ils réalisent en nouveaux facteurs de misère, en nouveaux moyens de destruction et provoquer le désastre fatal qu’ils n’osent même plus se flatter d’éviter.

« Seigneur, comment prévenir les traits de votre juste colère et vous désarmer avant qu’il ne soit trop tard ? Quelle voie de délivrance repérer entre les méchants qui sont actifs, adroits, avides et inspirés par un esprit aussi perspicace que malfaisant, la masse des torpides, des fous, des imbéciles fiers d’un aveuglement qu’ils appellent lucidité et d’une pusillanimité qu’ils baptisent prudence, et le petit nombre de bons qui, trop souvent, sont bêtes, qui ne comprennent pas que la lutte inexpiable est engagée, qui se laissent duper par les prestiges démoniaques, qui rêvent diplomatie, arrangements et désarmement quand il faudrait un puissant arsenal de guerre, une virile résolution et une vaillance indéfectible pour réparer les échecs subis, reprendre l’offensive et briser les attaques du dehors et du dedans ?

« Seigneur, voici que l’ombre s’appesantit, tandis que je vois diminuer le nombre et fléchir le courage des combattants.

« Et voici, par surcroît d’infortune, que, dans ce combat suprême et décisif, l’âge et les circonstances ont fait tomber les meilleures armes de mes mains et que je ne puis guère, comme Moïse, que prier, les bras étendus sur la montagne, pour le succès bien compromis de nos soldats. Et voici que mes membres se paralysent sans que nul se présente pour m’assister et me remplacer. Et voici que, par millions, faute d’avertissements assez énergiques, assez répétés, les âmes tombent dans une léthargie mortelle et, peu à peu, glissent à l’abîme, sans que mes faibles clameurs puissent les mettre en garde, sans que j’arrive à persuader leurs pasteurs eux-mêmes de secouer leur trompeuse quiétude et de rassembler le troupeau qui se dissémine à l’abandon ou se rue vers le précipice... »

D’instant en instant, la voix du prêtre se faisait plus sourde. Elle finit par s’éteindre tout à fait, tandis que le crépuscule, comme une préfiguration des ténèbres dont il annonçait l’approche, noyait lentement la pièce dans une obscurité grandissante. Je me suis levé sans bruit, étreint d’émotion par cette plainte, et discrètement, je me suis dirigé vers la porte, parce que j’ai vu qu’accoudé sur son bureau, plongé dans une méditation douloureuse et le visage couvert de ses mains tremblantes, l’abbé Multi pleurait...

Mais, au bruit du pêne, il se relève, s’élance vers moi et, me saisissant par le bras :

– « Non, ne m’écoutez pas. Et pardon de vous avoir donné le spectacle de ma faiblesse. Je m’effondre lâchement devant la perspective de l’épreuve imminente. Elle nous est cependant depuis bien longtemps annoncée. Rappelez-vous que saint Paul écrit : “... il viendra un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais ils amasseront autour d’eux des docteurs selon leurs désirs pour calmer le prurit de leurs oreilles et ils détourneront leur ouïe de la vérité et la tourneront vers les fables.” Avertissement que complète saint Grégoire le Grand en nous prévenant que, dans les derniers temps, “les chrétiens, obéissant à une fausse politique, se tairont devant les violations des lois divines et humaines, prêcheront la sagesse et la politique mondaines et pervertiront par leurs sophismes et leur faconde l’esprit des simples fidèles”. Mais ni l’un ni l’autre ne nous autorisent pour cela à céder à l’abattement. L’Apôtre, alors même qu’il prédit la calamité, ne nous prescrit pas moins de sonner l’alarme à temps et à contretemps : “Praedica verbum, insta opportune, importune : argue, obsecra, increpa in omni patientia et doctrina.” Mot d’ordre que saint Thomas répète et confirme en écrivant : “Veritas semper dicenda est, maxime ubi periculum imminet.” Nul d’entre nous n’a le droit de se retirer sous sa tente et, fallût-il tomber sur la brèche, doit se dire qu’il est peut-être l’unité qui complétera le nombre des justes nécessaires pour sauver la Cité criminelle et la Communauté corrompue.

« Ce sont ces voix très hautes qu’il faut écouter et non celles d’une défaillance passagère. Oubliez-la, mon cher ami, et, pour m’en humilier comme je le mérite, méditez plutôt la devise de ce prince protestant qui peut toujours nous donner, à nous catholiques trop craintifs et trop veules, une leçon de cette endurance et de cette énergie qui font les victoires : “Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.”

« Et rappelez-vous enfin, pour entretenir en vous l’espérance et le courage nécessaires aux luttes décisives qui se préparent, que si “la Bête doit remonter de l’Abîme”, comme nous le voyons de nos jours, elle doit aussi, quand notre valeur aura obtenu la fin de l’épreuve, “s’en aller à la perdition”.

 

 

 

 

Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE,

Satan dans la cité, Éditions du Cèdre, 1951.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net