Le destin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Édouard LABOULAYE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y avait une fois deux frères qui vivaient ensemble au même ménage ; l’un faisait tout, tandis que l’autre était un indolent, qui ne s’occupait que de boire et de manger. Les récoltes étaient toujours magnifiques, ils avaient en abondance bœufs, chevaux, moutons, porcs, abeilles et le reste.

L’aîné, qui faisait tout, se dit un jour : Pourquoi travailler pour cet indolent ? Mieux vaut nous séparer ; je travaillerai pour moi seul, et il fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc à son frère.

– Mon frère, il est injuste que je m’occupe de tout, tandis que tu ne veux m’aider en rien et ne penses qu’à boire et à manger ; il faut nous séparer.

L’autre essaya de le détourner de ce projet en lui disant :

– Frère, ne fais pas cela ; nous sommes si bien. Tu as tout entre les mains, aussi bien ce qui est à toi que ce qui est à moi, et tu sais que je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes.

Mais l’aîné persista dans sa résolution, si bien que le cadet dut céder, et lui dit :

– Puisqu’il en est ainsi, je ne t’en voudrai pas pour cela ; fais le partage comme il te plaira.

Le partage fait, chacun choisit son lot. L’indolent prit un bouvier pour ses bœufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un chevrier pour ses chèvres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour ses abeilles, et leur dit à tous :

– Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille !

Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu’auparavant.

L’aîné, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu’il avait fait pour le bien commun : il garda lui-même ses troupeaux, ayant l’œil à tout ; malgré cela, il ne trouva partout que mauvais succès et dommage. De jour en jour tout lui tournait à mal, jusqu’à ce qu’enfin il devint si pauvre, qu’il n’avait même plus une paire d’opanques 1, et qu’il allait nu-pieds. Alors il se dit :

– J’irai chez mon frère voir comment les choses vont chez lui.

Son chemin le menait dans une prairie où paissait un troupeau de brebis, et, quand il s’en approcha, il vit que les brebis n’avaient point de berger. Près d’elles seulement était assise une belle jeune fille qui filait un fil d’or.

Après avoir salué la fille d’un « Dieu te protège ! » il lui demanda à qui était ce troupeau ; elle lui répondit :

– À qui j’appartiens appartiennent aussi ces brebis.

– Et qui es-tu ? continua-t-il.

– Je suis la fortune de ton frère, répondit-elle.

Alors il fut pris de colère et d’envie, et s’écria :

– Et ma fortune, à moi, où est-elle ?

La fille lui répondit :

– Ah ! elle est bien loin de toi.

– Puis-je la trouver ? demanda-t-il.

Elle lui répondit :

– Tu le peux, seulement cherche-la.

Quand il eut entendu ces mots et qu’il vit que les brebis de son frère étaient si belles qu’on n’en pouvait imaginer de plus belles, il ne voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla droit à son frère. Dès que celui-ci l’aperçut, il en eut pitié et lui dit en fondant en larmes :

– Où donc as-tu été depuis si longtemps ?

Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d’opanques et quelque argent.

Après être resté trois jours chez son frère, le pauvre partit pour retourner chez lui ; mais, une fois à la maison, il jeta un sac sur ses épaules, y mit un morceau de pain, prit un bâton à la main, et s’en alla ainsi par le monde pour y chercher sa fortune.

Ayant marché quelque temps, il se trouva dans une grande forêt, et rencontra une abominable vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit à fouiller la terre avec son bâton, et, pour éveiller la vieille, il lui donna un coup dans le dos. Cependant elle ne se remua qu’avec peine, et, n’ouvrant qu’à demi ses yeux chassieux, elle lui dit :

– Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j’avais été éveillée, tu n’aurais pas ces opanques.

Alors il lui dit :

– Qui donc es-tu, toi qui m’aurais empêché d’avoir ces opanques ?

La vieille lui dit :

– Je suis ta fortune.

En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant :

– Comment ! c’est toi qui es ma fortune ? Puisse Dieu t’exterminer ! Qui donc t’a donnée à moi ?

Et la vieille lui dit :

– C’est le Destin.

– Où est le Destin ? demanda-t-il.

– Va et cherche-le, lui répondit-elle en se rendormant.

Alors il partit et s’en alla chercher le Destin.

Après un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans ce bois il trouva un ermite à qui il demanda s’il ne pourrait pas avoir des nouvelles du Destin ; l’ermite lui dit :

– Va sur la montagne, tu arriveras droit à son château ; mais, quand tu seras près du Destin, ne t’avise pas de lui parler ; fais seulement tout ce que tu lui verras faire jusqu’à ce qu’il t’interroge.

Le voyageur remercia l’ermite et prit le chemin de la montagne. Et, quand il fut arrivé dans le château du Destin, c’est là qu’il vit de belles choses ! C’était un luxe royal, il y avait une foule de valets et de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour le Destin, il était assis à une table servie et il soupait. Quand l’étranger vit cela, il se mit aussi à table et mangea avec le maître du logis. Après le souper, le Destin se coucha, l’autre en fit autant. Vers minuit, voici que dans le château il se fait un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait :

– Destin, Destin, il y a aujourd’hui tant et tant d’âmes qui sont venues au monde : donne-leur quelque chose à ton bon plaisir !

Et voilà le Destin qui se lève ; il ouvre un coffre doré et sème dans la chambre des ducats tout brillants en disant :

– Tel je suis aujourd’hui, tels vous serez toute votre vie !

Au point du jour, le beau château s’évanouit, et à sa place il y eut une maison ordinaire, mais où rien ne manquait. Quand vint le soir, le Destin se remit à souper, son hôte en fit autant ; personne ne dit mot.

Après souper, tous deux allèrent se coucher. Vers minuit, voici que dans le château recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait :

– Destin, Destin, il y a aujourd’hui tant et tant d’âmes qui ont vu la lumière, donne-leur quelque chose à ton bon plaisir !

Et voilà le Destin qui se lève, il ouvre un coffre d’argent ; mais cette fois il n’y avait pas de ducats, ce n’était que des monnaies d’argent mêlées par-ci par-là de quelques pièces d’or. Le destin sema cet argent sur la terre en disant :

– Tel je suis aujourd’hui, tels vous serez toute votre vie !

Au point du jour, la maison avait disparu, et à sa place il y en avait une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit ; chaque matin la maison diminuait, jusqu’à ce qu’enfin il n’y eut plus qu’une misérable cabane ; le Destin prit une bêche et se mit à fouiller la terre ; son hôte en fit autant, et ils bêchèrent tout le jour. Quand vint le soir, le Destin prit une croûte de pain dur, en cassa la moitié et la donna à son compagnon. Ce fut tout leur souper : quand ils l’eurent mangé, ils se couchèrent.

Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on distinguait une voix qui disait :

– Destin, Destin, tant et tant d’âmes sont venues au monde cette nuit : donne-leur quelque chose à ton bon plaisir.

Et voilà le Destin qui se lève ; il ouvre un coffre et se met à semer des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce faisant, il disait :

– Tel je suis aujourd’hui, tels vous serez toute votre vie.

Quand le matin reparut, la cabane s’était changée en un grand palais comme au premier jour. Alors pour la première fois le Destin parla à son hôte et lui dit :

– Pourquoi es-tu venu ?

Celui-ci conta en détail sa misère ; et comment il était venu pour demander au Destin lui-même pourquoi il lui avait donné une si mauvaise fortune. Le Destin lui répondit :

– Tu as vu comment la première nuit j’ai semé des ducats, et ce qui a suivi. Tel je suis la nuit où naît un homme, tel cet homme sera toute sa vie. Tu es né dans une nuit de pauvreté, tu resteras pauvre toute ta vie. Ton frère, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit. Il restera heureux jusqu’à la fin. Mais, puisque tu as pris tant de peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t’aider. Ton frère a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunée que son père. Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu acquerras, aie soin de dire que cela est à ta femme.

L’hôte remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de retour au pays, il alla droit chez son frère, et lui dit :

– Frère, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde !

Et le frère répondit :

– Cela me plaît ; Miliza est à toi.

Le nouveau marié emmena dans sa maison la fille de son frère, et il devint très riche, mais il disait toujours :

– Tout ce que j’ai est à Miliza.

Un jour, il alla aux champs pour voir ses blés, qui étaient si beaux qu’on ne pouvait trouver rien de plus beau. Voilà qu’un voyageur vint à passer sur le chemin et lui demanda :

– À qui ces blés ?

Et lui, sans y penser, répondit :

– Ils sont à moi.

Mais à peine avait-il parlé que voilà les blés qui s’enflamment et le champ qui est tout en feu. Vite il court après le voyageur, et lui crie :

– Arrête, mon frère ; ces blés ne m’appartiennent pas, ils sont à Miliza, la fille de mon frère.

Le feu cessa aussitôt, et dès lors notre homme fut heureux, grâce à Miliza.

 

 

Édouard LABOULAYE, Nouveaux contes bleus, 1867.

 

 

 

 

 

1. Chaussure portée traditionnellement dans plusieurs pays d’Europe de l’Est: Serbie, Hongrie et autres.

 

 

 

 

 

 

 

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