Ma cousine Marie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Édouard LABOULAYE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

PAR une froide et humide matinée de novembre, une pauvre femme, misérablement vêtue, était assise auprès du lit de son enfant malade. On était en 1818 ; l’année avait été rude, la guerre civile avait ensanglanté les rues de Paris : Georges, le mari de Madeleine (c’était le nom de la pauvre femme), avait été tué derrière une barricade, où il défendait l’émeute en croyant défendre ses droits. Depuis cette mort fatale, la misère et l’abandon étaient entrés dans une famille que soutenait jusque-là le travail de son chef ; c’était à grand-peine que Madeleine avait pu louer une chambre au sixième étage dans une maison de la rue du Helder. Elle était blanchisseuse en dentelles ; pour garder ses pratiques, il lui fallait habiter un quartier où tout était cher ; elle s’était donc résignée à quitter le faubourg où on l’avait mariée, où elle avait perdu son cher Georges. En temps de révolution, par malheur, on ne fait guère de toilette ; l’ouvrage était rare, déjà Madeleine était en arrière avec tous ses fournisseurs. Le boulanger avait annoncé qu’il arrêtait son crédit. Madeleine touchait au moment fatal qui perd les malheureux et fait d’une ouvrière honnête une mendiante, que dégraderont bientôt la faim et le désespoir.

Elle était là, les yeux rougis par les veilles et les larmes, regardant sa fille rongée par la fièvre, cherchant en vain dans sa pensée comment elle trouverait pour le lendemain du travail et du pain, quand une main hardie tourna la clef de la porte et fit tressaillir la mère et l’enfant.

La personne qui entrait était une femme de chambre mise de la façon la plus élégante. Une taille pincée, un petit bonnet jeté en arrière de la tête, un tablier coquettement festonné, tout annonçait une camériste de grande maison. Elle approcha d’un air dégagé et ouvrant sa main, dans laquelle il y avait une pièce d’or :

« Tenez, bonne femme, dit-elle à Madeleine, voilà ce que Madame m’a chargé de vous remettre.

– Qu’est-ce que cet argent ? Qui me l’envoie ? demanda la veuve de l’ouvrier en ouvrant des yeux étonnés.

– C’est Madame, c’est la propriétaire, répondit la femme de chambre, en tendant du bout des doigts la pièce d’or, que Madeleine ne regarda même pas.

– Votre maîtresse ne me doit rien, que je sache ; je n’ai pas travaillé pour elle.

– Sans doute, reprit la femme de chambre en haussant les épaules, sans doute ; Madame a ses ouvrières ; mais Mme Remy, la concierge, a dit à Madame que vous n’aviez pas payé votre terme et que vous aviez un enfant malade ; et comme Madame est très charitable, quoiqu’elle ait beaucoup de pauvres, Madame m’a dit : « Rose, montez auprès de cette bonne femme, qui loge au grenier, et portez-lui cette aumône. » Tenez, voilà l’argent, il faut que je descende.

Et Mlle Rose jeta la pièce d’or sur une chaise, le seul meuble à peu près qu’il y eût dans cette chambre désolée.

« Arrêtez, Mademoiselle, dit Madeleine, je ne suis pas une mendiante, je ne demande l’aumône à personne. Mon terme, je le paierai ; il ne me faut pour cela qu’une semaine de travail. Remportez cet argent, ajouta-t-elle avec une certaine impatience, encore une fois, je n’en veux pas ; je ne tends pas la main.

– Madame m’a dit de vous porter ces vingt francs, reprit Rose d’un air dédaigneux, je n’ai d’ordres à recevoir que de ma maîtresse ; le reste ne me regarde pas. Il n’y a que ceux qui paient qui ont le droit de commander. »

Madeleine était à la porte avant la femme de chambre.

« Reprenez cet or, cria-t-elle d’un ton impérieux ; reprenez cet or et sortez d’ici. Croyez-vous que je recevrai un secours de ces bourgeois qui m’ont tué mon mari ? Croyez-vous que je veuille rien de vos maîtres ni de vous ? Allez-vous-en, ajouta-t-elle d’une voix que faisait trembler la colère, et ne rentrez jamais ici, ou ce n’est pas par la porte que vous sortirez.

– C’est bien, je vais tout dire à Madame ; on vous donnera votre congé, impertinente, qui refusez les bienfaits.... »

On n’entendit pas le reste de la phrase, car Madeleine avait jeté la pièce d’or dans le corridor et poussé la porte avec une telle violence que peu s’en fallut qu’elle n’écrasât les doigts de Mlle Rose.

Madeleine se promenait à grands pas dans la chambre, les yeux hagards, tantôt regardant sa fille, tantôt cherchant le ciel au travers des nuages et du brouillard. « Ô honte ! disait-elle, ô misère ! Est-ce là que j’en devais venir ? » Elle prit son enfant dans ses bras, l’embrassa convulsivement, et enfin se mit à pleurer.

« Qu’as-tu, maman ? disait la petite fille. Pourquoi refuses-tu l’argent que t’envoie cette bonne dame ? Tu te plaignais hier de n’avoir pas un peu de bouillon pour moi, tu m’en aurais acheté !

– Tais-toi, tais-toi, Julie, reprit Madeleine ; du bouillon, tu en auras ; je suis plus riche que tu ne crois. »

Elle ouvrit une malle jetée dans un coin de la chambre, remua quelques restes de vieux linge, et chercha comme si elle pouvait trouver quelque chose. Mais depuis longtemps tout était vendu, jusqu’à l’anneau de mariage ; il n’y avait plus rien que des chiffons sans valeur.

Madeleine soupira, ferma le vieux coffre, et, regardant autour d’elle, dans ces murs abandonnés, elle prit l’unique matelas de son lit, c’était sa dernière ressource ; elle le chargea sur sa tête et descendit rapidement l’escalier pour courir au mont-de-piété.

« Ne pleure pas, disait-elle à l’enfant, qui s’effrayait de rester seule, ne pleure pas ! Dans un instant je reviens avec un beau morceau de bœuf, tu m’aideras à mettre le pot-au-feu ; nous éplucherons ensemble les oignons et les carottes ; attends-moi, dans un instant nous nous amuserons, et demain j’aurai du travail. Quand la besogne n’allait pas, ton père, le pauvre homme ! disait : Patience, patience ! Dieu n’abandonne pas les honnêtes gens. »

 

 

 

II

 

 

On pense que Mlle Rose, si indignement traitée, n’avait pas gardé pour elle les paroles de Madeleine ; mais Mme de la Guerche était sortie ; il n’y avait à la maison que sa fille, Marie ; c’est à elle que Rose, tout émue, et agitant les bras, contait les injures que lui avaient dites cette méchante femme et les dangers qui l’avaient menacée.

« Oui, Mademoiselle, disait-elle, les larmes aux yeux, on m’a outragée ; peu s’en faut qu’on ne m’ait battue. Cela ne me fait rien, je suis au-dessus de ces misérables, mais c’est manquer à Madame et à vous aussi, Mademoiselle. Du reste, Mme Remy le dit souvent : « Ces dames sont trop bonnes, aussi on leur manque de respect. Avec les pauvres, il faut être raide quand on leur donne, pour leur faire sentir qu’on les oblige : c’est comme ça que font toutes les dames comme il faut. »

– C’est bien, que Mme Remy garde ses réflexions pour elle, et faites comme Mme Remy. Donnez-moi le paquet de flanelle et de linge que j’ai cousu cet hiver.

– Vous sortez de l’appartement, Mademoiselle ?

– Oui, je monte chez cette pauvre femme ; c’est au sixième, la seconde porte à gauche, n’est-ce pas ?

– N’y allez pas, Mademoiselle ! Il vous arriverait quelque malheur. Vous ne connaissez pas cette femme ; elle a des yeux comme un tigre en furie. Au moins, Mademoiselle, prenez quelqu’un avec vous ; je vais appeler Baptiste.

– N’appelez personne, et restez ; je n’ai pas besoin de vous. »

Et, au grand effroi de Rose, Marie monta au grenier, sans même se retourner pour regarder les gestes éplorés de sa femme de chambre.

Pendant que la jeune fille est en chemin, laissez-moi vous faire son portrait ; car vous avez deviné que Mlle de la Guerche, c’est ma cousine Marie.

Elle n’est pas jolie, non, et cependant j’aime à la voir. Sa taille est lourde, sa démarche peu gracieuse, sa figure large et carrée ; mais elle a de si beaux yeux, un regard si doux et si limpide, et quand elle rit de sa grande bouche et montre ses belles dents blanches, il y a tant de franchise et de bonté dans son sourire qu’en vérité je ne connais pas de femme que je préfère à ma cousine. Elle est pieuse, et même dévote ; il ne se passe guère de jour qu’on ne la voie à l’église ; un sermon est pour elle une fête, mais sa religion ne gêne personne ; jamais Marie ne se fait valoir ; jamais elle ne condamne les autres ; elle est toujours prête à défendre les absents, à protéger ceux qu’on attaque, à excuser ceux qui sont tombés ; je ne sais ce qu’elle entend par religion dans le fond de l’âme, mais au dehors sa religion n’est que douceur et bonté. Marie pense toujours aux autres et jamais à elle-même ; elle met son plaisir dans le bonheur d’autrui. Une chrétienne comme ma cousine convertirait, par son exemple, le monde tout entier. Voilà pourquoi, malgré son peu de beauté, je n’ai jamais vu de femme plus belle que ma cousine Marie.

 

 

 

III

 

 

En portant son unique matelas au mont-de-piété, Madeleine n’avait oublié qu’une chose, c’est que, pour sortir de la maison sa dernière richesse, il lui fallait le consentement de Mme Remy. La majestueuse portière avait arrêté Madeleine au passage ; gardienne jalouse des droits du propriétaire, elle avait signifié à la pauvre femme qu’elle eût à remonter son matelas. En vain Madeleine lui expliquait qu’il lui fallait de l’argent pour que sa fille eût à manger.

« Tout cela ce sont des paroles, répétait l’austère concierge ; vos meubles sont la garantie de votre loyer, je ne connais que ça. »

Sur quoi elle avait pris lentement une prise de tabac et fermé brusquement la porte cochère, sans s’inquiéter des prières de Madeleine.

La situation était grave, car l’ouvrière était peu patiente ; cependant elle sentait que Mme Remy avait quelque raison, et peut-être allait-elle se retirer quand arriva Mlle Rose. N’ayant rien à faire, elle venait conter à sa bonne amie, Mme Remy, la singulière idée qu’avait eue Mademoiselle ; elle entendait bien faire approuver sa profonde sagesse par la prudente concierge et s’apitoyer avec elle sur la folie des maîtres. À la vue de Madeleine et de son matelas, et de Mme Remy appuyée contre la porte cochère, les bras croisés, Rose demeura toute surprise.

« Que faites-vous donc là ? » demanda-t-elle à la portière.

Sur quoi Mme Remy, charmée de se voir soutenue et admirée dans l’exercice de ses fonctions, raconta tout au long et à haute voix à la chère Rose les singulières prétentions de Madeleine.

« Il y a des gens, dit aigrement la femme de chambre, qui ont des idées particulières. On refuse un secours et on déménage sans payer : c’est une fierté étrangement placée !

– Qu’est-ce que vous dites ? demanda brusquement Madeleine, qui avait mal entendu, mais qui sentait que c’était d’elle qu’on s’occupait.

– Je ne vous parle pas, Madame, reprit dédaigneusement Mme Rose ; je ne vous connais pas ; je parle à Mme Remy.

– Vous ferez bien de peser vos mots, dit Madeleine, dont la douceur n’était pas la vertu favorite ; quand j’habitais au faubourg avec mon mari, j’ai corrigé plus d’une péronnelle qui avait la langue trop longue ; ne me faites pas sortir de mon caractère.

– Madame Remy, vous l’entendez, cria la camériste ; je vous prends à témoin : cette femme me menace et m’insulte. Et dire qu’on n’a d’égards que pour ces personnes ! En ce moment Mademoiselle est là-haut, pour secourir des gens si peu dignes de pitié !

– Chez moi, votre demoiselle ? Qu’y vient-elle faire ? Ne vous ai-je pas dit que je ne demande rien et que je ne veux pas qu’on entre chez moi ?

– Mademoiselle est la fille du propriétaire, dit gravement Mme Remy ; elle a le droit de surveiller ses locataires.

– Mademoiselle a voulu juger par elle-même de votre politesse, reprit Rose en ricanant ; nous verrons si vous la mettrez à la porte quand elle vous porte l’aumône que vous ne méritez pas.

– C’est tout vu, cria Madeleine en laissant tomber son matelas, qu’elle soutenait contre le mur ; c’est tout vu ; personne n’a le droit de s’introduire chez moi, et si votre demoiselle vient m’espionner ou m’outrager, riche ou non, propriétaire ou non, je lui ferai danser une danse comme elle n’en a jamais vu. »

Sur quoi Madeleine se précipita dans l’escalier.

« Au secours ! cria Rose ; au secours ! arrêtez-la !

– Qu’est-ce donc ? dit M. de la Guerche, qui entrait en ce moment.

– Courez, Monsieur, cria de plus belle la femme de chambre, qui essayait de se trouver mal ; courez, on assassine Mademoiselle. C’est là-haut, au sixième étage, chez la veuve de l’insurgé. »

Rose allait s’évanouir, quand elle s’aperçut qu’on l’avait laissée seule pour voler au secours de Marie ; Mme Remy elle-même s’était courageusement enfoncée dans l’escalier, un balai à la main. Rose réfléchit qu’un évanouissement solitaire n’aurait point d’intérêt, et, la curiosité l’emportant sur le danger, elle se mit à courir comme les autres.

 

 

 

IV

 

 

Quoique Madeleine fût encore jeune et que la colère la poussât, néanmoins on ne monte pas cent vingt marches tout d’une haleine et sans réfléchir. Au second étage, Madeleine songea qu’elle avait été un peu vive ; au quatrième, elle se dit que Mlle Rose n’était qu’une sotte ; enfin, en arrivant en haut de la maison, elle sentit qu’il fallait repousser froidement une aumône qu’on lui faisait par pitié, et que c’était le moment d’avoir de la dignité. Elle rajusta le mouchoir qu’elle avait sur la tête, tira les deux pointes de sa camisole, et, marchant à petits pas, sans pouvoir calmer l’agitation de son cœur, elle ouvrit la porte en tremblant, mais sans faire de bruit : ses lèvres étaient serrées ; sa figure était pâle ; l’orage grondait dans son âme. Tout à coup elle s’arrêta, comme si une main invisible l’eût clouée sur le carreau.

Que voyait-elle ? Quel spectacle inconnu l’avait ainsi pétrifiée ? En face d’elle, mais lui tournant le dos, était ma cousine Marie ; sur ses genoux elle tenait la petite fille, qu’elle avait tirée de ses haillons pour la vêtir d’une chemise blanche et d’un long gilet de flanelle qui enveloppait la malade jusqu’aux genoux. En ce moment elle lui ajustait sur la tête un béguin d’indienne, et, avec son mouchoir brodé, elle essuyait la sueur de la fièvre qui coulait sur le front de l’enfant. La pauvre petite fille, toute émue et toute tremblante, passait ses bras autour du cou de ma cousine ; Marie embrassait l’enfant avec toute la tendresse d’une mère.

« Maintenant, ma bonne Julie, lui dit-elle, il faut te coucher. Attends-moi, je vais te chercher de beaux draps blancs et une bassinoire ; je chaufferai ton lit, et cette vilaine fièvre, nous la chasserons.

– Mademoiselle, ne me quittez pas, murmurait l’enfant en se serrant contre sa bienfaitrice. Je suis si bien près de vous !

– Appelle-moi ta petite maman, disait Marie, et obéis-moi comme à ta mère ; dans un instant je reviens. »

Elle se retourna, et, en se retournant, elle poussa un cri. Devant elle était Madeleine, toujours immobile ; de grosses larmes lui tombaient des yeux ; elle voulait parler, ses lèvres s’agitaient sans prononcer un mot. Sa colère, soudain arrêtée et chassée par une émotion contraire, c’était une secousse trop forte pour l’ouvrière ; elle ne revint à elle qu’en sanglotant.

« Mademoiselle, s’écria-t-elle, laissez-moi vous embrasser ; et croyez que ce n’est pas une ingrate que vous obligez !

– Embrassez-moi, ma bonne Madeleine, dit ma cousine avec son aimable sourire, votre baiser me portera bonheur ; mais faites vite, nous ne pouvons laisser cette enfant dans des draps qui sentent la fièvre. Je reviens dans un instant. »

Madeleine, trop émue pour marcher, la suivit d’un long regard et se mit à fondre en larmes :

« Voilà, s’écria-t-elle, un cœur d’or ! Celle-ci nous aime et nous comprend ; elle ne nous humilie pas par sa pitié. »

 

 

 

V

 

 

Tandis que le calme rentrait au sixième étage, tout était agité dans la loge. M. de la Guerche, en homme de sens, avait compris que Marie ne courait aucun danger ; il avait assez rudement remercié Mme Remy et Rose de leurs craintes et de leur empressement. Les deux femmes, entourées des domestiques de la maison et des voisines du quartier, ne savaient trop comment expliquer tout le bruit qu’elles avaient fait. Mme Remy, la prudence même, congédiait tous les curieux pour ne pas déplaire à Monsieur. Mlle Rose poussait de gros soupirs et murmurait, assez haut pour qu’on l’entendît, que les maîtres n’étaient que des ingrats.

Quand les deux femmes se trouvèrent enfin seules, Rose enfonça ses mains dans les deux poches de son tablier :

« Eh bien, madame Remy, s’écria-t-elle, vous l’avais-je dit qu’il n’y a de bonheur et de faveur que pour les gueux ? Avez-vous entendu comme Monsieur m’a traitée quand je voulais secourir Mademoiselle ?

– Oui, il vous a dit : « Vous n’êtes qu’une folle, allez-vous-en ! »

– C’est bon, c’est bon, madame Remy, les mots ne sont rien, mais le regard, mais le dédain ! Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? Je ne puis plus rester dans la maison. On me méprise.

– Patience, ma belle enfant, dit Mme Remy ; dans la vie il y a des bons et des mauvais jours ; il faut jouir des uns et oublier les autres. Que voulez-vous ? Les riches sont comme tous les hommes, ils ont leurs fantaisies ; il faut être indulgent avec eux. On n’est pas domestique pour ne rien passer à son maître. Il faut lui pardonner quelque chose. Qui est-ce qui est parfait ?

– Vous avez raison, madame Remy ; mais cependant Monsieur devrait avoir plus de respect pour moi devant le monde, et Mademoiselle, en montant là-haut, aurait bien dû sentir qu’après ce qui s’est passé elle me compromettait.

– Sans doute, mademoiselle Rose, sans doute ; mais, voyez-vous, la richesse gâte les hommes. Moi qui vous parle, et qui n’étais pas née pour être concierge, mon père était un gros fermier, vous savez ? Eh bien ! je sens que si j’étais riche, j’aurais aussi mes fantaisies. Il me faudrait tous les jours une oie rôtie et la soupe aux choux ; c’est une faiblesse, je le sais, mais je la contenterais.

– Ah ! si j’étais riche, s’écria Rose, ce n’est pas moi qui ferais comme Mademoiselle : au lieu de m’habiller comme une sœur du pot, j’aurais des dentelles à mon bonnet, à mon mouchoir, à mon tablier ; parce que moi, j’ai l’âme grande, et je ne sais pas m’encanailler !

– Chacun son idée, reprit la portière, c’est ce que je vous disais. Calmez-vous ! Mademoiselle vous fera quelque cadeau, suivant son habitude ; il faut l’excuser aujourd’hui ; et, comme dit le proverbe : « Traite-toi comme tu voudrais que te traitât ton prochain. »

Sur quoi Mme Remy, heureuse d’avoir montré sa science, ouvrit majestueusement sa tabatière, et Rose remonta dans l’appartement, en disant que personne dans la maison n’était en état de la comprendre : elle avait des goûts trop distingués pour tous ces gens-là.

 

 

 

VI

 

 

Un mois après cette scène mémorable, Marie était devenue l’amie, presque la sœur de Madeleine. Non seulement elle lui avait procuré de l’ouvrage en la recommandant à toutes ses connaissances, mais chaque jour elle allait travailler auprès de la petite Julie. Souvent elle apportait avec elle un gros livre, tout rempli d’images, et faisait une lecture que la mère et la fille écoutaient avec un égal intérêt. Ce livre, c’est celui qui parle à tous les âges, à toutes les conditions, et qui, depuis deux mille ans, n’a rien perdu de son intérêt : c’est la Bible.

« Ah ! Mademoiselle, disait souvent Madeleine, tout en mouillant et en repassant ses dentelles, que Jésus-Christ était bon, et qu’on voit bien qu’il était pauvre comme ceux qu’il consolait ! Comme ces paroles me vont au cœur ! Comment se fait-il que je sois venue à mon âge sans qu’on m’ait donné à lire ce livre divin ?

– On le lit à l’église tous les dimanches, Madeleine ; pourquoi n’y allez-vous pas ? Vous êtes chrétienne, cependant. Cette image qui est là, clouée au mur, qui représente un prêtre à l’autel et une femme à genoux, cette image au bas de laquelle il est écrit : « Précieux souvenir si vous êtes fidèle », n’est-ce pas à votre première communion qu’on vous l’a donnée ?

– Vous avez raison, Mademoiselle, je suis une païenne ; pardonnez-moi : on m’a si mal élevée, et j’ai tant souffert ! Pour nous autres, pauvres gens, l’église, c’est l’endroit où l’on baptise nos enfants et où l’on nous enterre ; nous n’en savons pas plus long. On y dit de belles paroles, je le sais, j’y suis entrée quelquefois ; mais ces belles paroles, on les pratique si peu que nous ne croyons guère à ceux qui les prêchent. C’est vous, Mademoiselle, qui me faites comprendre Notre-Seigneur ; vous êtes bonne comme lui.

– Taisez-vous, Madeleine, ne dites rien de semblable ; je ne suis qu’une pécheresse, comme toutes les filles d’Ève.

– Ma petite maman, disait l’enfant, qui ne pouvait plus se séparer de Marie, lis-moi donc les belles histoires qui sont au commencement du livre ; ce sont celles-là que j’aime le mieux.

– Volontiers », dit Marie.

Et, ouvrant la Bible au hasard, elle lut ce qui suit :

 

Sara, ayant vu le fils d’Agar l’Égyptienne, qui jouait avec son fils Isaac, dit à Abraham :

« Chassez cette esclave et son enfant, car le fils de l’esclave ne sera pas héritier avec mon fils. »

Au matin, Abraham se leva, et prenant un pain et une outre d’eau, il les mit sur l’épaule de l’esclave, lui donna l’enfant et la renvoya. Et Agar, étant partie, errait dans la solitude de Bethsabée.

L’eau de l’outre était épuisée. Agar jeta l’enfant sous un des arbres qui étaient là.

Et elle s’en alla, à la distance d’une portée d’arc, et dit : « Je ne verrai pas mourir l’enfant. » Elle s’assit, et élevant la voix, elle pleura.

Et Dieu entendit la voix de l’enfant, et l’ange de Dieu appela Agar du haut du ciel, et lui dit : « Que fais-tu, Agar ? Ne crains rien. Dieu a entendu la voix de l’enfant, du lieu où il est. »

« Lève-toi, prends l’enfant, et tiens-lui la main ; j’en ferai le chef d’une grande nation. »

Et Dieu ouvrit les yeux à Agar ; elle vit un puits ; elle y alla ; elle emplit l’outre et donna à boire à l’enfant.

Et elle resta avec lui, et il grandit et resta dans le désert et devint un chasseur.

 

« Montre-moi l’image », dit l’enfant à Marie.

Et elle regarda, avec une admiration naïve, Agar avec sa grande coiffe blanche, le petit Ismaël avec sa tunique et sa ceinture, et l’ange avec ses grands cheveux bouclés.

« Maman ! maman ! cria-t-elle tout à coup à Madeleine, Agar, c’est toi ; je suis le petit Ismaël, et l’ange, c’est ma bonne Marie.

– Oui, oui, dit Madeleine : tu dis plus vrai que tu ne crois ; l’ange qui m’a sauvée du désespoir et qui t’a rendu la vie, c’est Mademoiselle.

– Si tu es Ismaël, dit Marie en riant à la petite Julie, tu feras donc comme lui quand tu seras grande, tu seras une chasseresse, et, comme le fils d’Agar, tu auras un arc et des flèches sur l’épaule ?

– Non, quand je serai grande, je sais bien ce que je ferai.

– Et que feras-tu ? dit la mère.

– C’est mon secret, répondit l’enfant en mettant un doigt sur ses lèvres, je ne le dirai qu’à Marie.

– Je t’écoute, mon enfant.

– Eh bien, j’irai chercher une petite fille malade, je la mettrai sur mes genoux, je l’habillerai, je l’embrasserai, je la guérirai, et je lui dirai : « Appelle-moi ta petite maman. » »

Et elle se jeta dans les bras de Marie.

 

Voilà mon histoire ; elle n’est ni longue, ni curieuse, je la donne telle qu’on me l’a contée il y a douze ans. Depuis lors tout a changé dans la maison de la rue du Helder. Mme Remy s’est retirée dans son pays, trop vieille pour veiller plus longtemps dans sa loge, et n’ayant pas réalisé son rêve d’une oie grasse tous les jours, encore bien que ma cousine lui fasse une pension qui la mette au-dessus du besoin. Mlle Rose n’a pu rester dans une maison où l’on frayait avec les petites gens ; elle a épousé un cocher anglais, qui, dit-on, la bat quelquefois, mais qui l’a fait entrer au service d’une duchesse ; elle porte des dentelles à son bonnet, ce qui, avec son nez pointu et sa figure sèche, lui donne plus que jamais la figure d’un oiseau. La mansarde du sixième est vide ; mais il y a, à l’entresol, une jeune blanchisseuse en dentelles qui répond au nom de Julie. Elle occupe deux ouvrières, et on commence à parler, dans le quartier, du mariage possible de la jolie blanchisseuse avec un dessinateur en broderies qui a un bon établissement dans les environs.

Quant à ma cousine Marie, qui a trente ans maintenant, elle n’a pas voulu se marier, au grand regret de ses parents ; ils ne peuvent se consoler d’avoir auprès d’eux une fille attentive et charmante qui leur fait oublier les ennuis de la vieillesse. Tout entière à ses œuvres de charité, Marie a reculé devant le mariage, se trouvant trop laide, dit-elle gaiement, pour faire la joie d’un galant homme, et ayant trop d’enfants à soigner chez les autres pour avoir le temps de s’occuper de ceux que le Ciel lui donnerait. Pour l’aider dans son ministère, car c’est un vrai ministère qu’elle exerce, elle a auprès d’elle un gardien fidèle, une espèce de Cerbère qui porte au loin la terreur, c’est Madeleine, que le temps n’a pas calmée. Un pauvre vient-il demander Mlle de la Guerche, Madeleine se fait aussi douce que le lui permet sa nature emportée ; il n’est pas de jour qu’elle ne monte seule, ou avec Mademoiselle, dans tous les greniers du quartier, et toujours avec joie. Mais vienne une visite mondaine, vienne un curieux, vienne surtout quelque femme de chambre du voisinage, Madeleine montre les dents. Elle est jalouse de sa maîtresse, et ne la cède qu’aux pauvres et aux malheureux. Pour moi, cependant, elle fait une exception. Quand j’arrive, et qu’il y a là d’autres personnes, Madeleine me sourit du regard, tout en faisant sa grosse voix pour chasser les importuns. Quelquefois, je me laisse prendre à sa rudesse et je veux sortir ; mais sa main me prend le bras, comme dans un étau, et elle me dit d’une voix brusque et comme un chien qui aboie : « Entrez, je sais que vous l’aimez. » Rien ne peut distraire Madeleine de sa passion pour sa maîtresse ; quelquefois elle en rudoie sa fille ; Marie est obligée de lui reprocher sa dureté ; mais on ne changera pas Madeleine ; son plaisir sera de gronder jusqu’à son dernier jour. Personne ne comprend l’attachement de ma cousine pour une femme aussi désagréable. Cependant, quand je vois de quels yeux Madeleine contemple sa maîtresse, comme elle la couve du regard, comme elle devine tout ce que désire Mademoiselle, je lui pardonne jusqu’à ses fureurs. On voit que toute sa vie appartient à celle qui est venue s’asseoir au foyer désolé de la veuve et de la mère pour y apporter ce que l’or ne donne pas, et ce qui est plus nécessaire au pauvre que le pain même : un peu de respect et d’amitié.

 

 

Édouard LABOULAYE, Contes et nouvelles, 1899.

 

 

 

 

 

 

 

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