Le Noël d’un grand-père

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne de LACROUSILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

C’était en 1841.

Ce soir-là tout le monde était content. La joie flottait en l’air, parmi les légers flocons blancs qui continuaient à tomber d’un ciel roux, ainsi que tombent, sous les premiers souffles des vents tièdes, au printemps, les pétales embaumés des fleurs de l’amandier.

Elle se glissait, la joie, entre la double rangée de baraques, poussées là comme par miracle, qui transformaient les boulevards en deux couloirs étroits.

Elle se reflétait sur les figures violettes de froid, penchées devant ces frêles cabanes du jour de l’an hâtivement construites dans l’espoir d’une nuit de gain.

On en retrouvait un écho dans la voix rauque du camelot, lançant à plein gosier son boniment trompeur, tout en offrant aux passants empressés sa marchandise pailletée d’or, chef-d’œuvre de l’ingéniosité parisienne.

Elle grimpait hardiment le long des maisons qui se détachaient en noir, sous leur blanche perruque de neige ; et, entrant sans façon dans les grandes pièces éclairées par une belle lumière gaie, elle mettait de bons sourires sur les vieilles faces ridées des grands-parents dont les mains débiles disposaient avec art des poupées, des chevaux de bois et des polichinelles, autour de minuscules souliers desquels débordaient déjà, pêle-mêle, mirlitons, drapeaux et tambours.

Enfin, elle se réfugiait dans les rideaux des mignonnes couchettes, où les enfants des riches et des pauvres dormaient, à cette heure, la tête sur leur bras, rêvant des bonbons et des joujoux qu’ils trouveraient à leur réveil.

Mais elle s’arrêtait, obstinément, à la porte du vieil Hans, refusant de franchir le seuil de ce misérable logis. Si misérable et si pauvre, que, par cette froide nuit d’hiver, il n’y avait ni feu dans le poêle, ni pain dans la huche.

Cependant, devant l’âtre glacé, une petite main d’enfant avait placé un mauvais soulier tout raccommodé. C’était la main de la petite Lise, qui, le cœur plein d’espérance, était allée se coucher, après avoir demandé au Sauveur de ne pas l’oublier et de déposer là, à son passage, une belle poupée neuve, pour remplacer sa Rosalie, si usée et si disloquée, à présent, que ce n’était plus qu’un fantôme de poupée. Elle avait prié avec tant de ferveur, la bonne Lise, qu’il lui semblait impossible de n’être pas exaucée.

Et Hans, le visage collé à la vitre que le grésil battait avec le bruissement léger d’un oiseau qui veut entrer, se demandait comment il s’y prendrait afin que cette naïve confiance ne fût pas trompée, et comment ils mangeraient tous, le lendemain, si Lisbeth, sa fille, la mère de la petite Lise, ne rapportait pas un peu d’argent.

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Pourquoi avait-il marié sa fille à un étranger, Hans ? Pourquoi l’avait-il suivie à Paris ? Pourquoi, après la mort de son gendre, n’était-il pas retourné dans sa chère Alsace, où il avait vécu, jadis, de si heureux jours, oui, pourquoi ?...

Hélas ! il avait agi pour le mieux, le vieil Hans ; mais la destinée lui avait été cruelle ; depuis son départ de Strasbourg, le malheur, la maladie et la misère, l’avaient lourdement accablé. Et jamais il n’avait eu la somme nécessaire pour revenir là-bas, dans son pays natal, où il était connu, aimé de tous, et où chacun se serait fait un plaisir de lui venir en aide.

 

 

 

II

 

 

Soudain, un pas pesant et lassé fit gémir les marches de l’escalier ; la porte s’ouvrit et Lisbeth entra.

– Eh bien ! demanda Hans vivement ?

Mais à l’air navré de la jeune femme, il comprit son insuccès, et il ajouta :

– Rien de bon, n’est-ce pas ?

– Rien de bon, répéta-t-elle machinalement.

– Gothlieb t’a refusé ?

– Il m’a refusé.

– Et tu ne lui as pas rappelé qu’il y a trois ans, à pareil jour, je lui ai, moi, prêté sans hésiter, le double de ce que tu lui demandais ?

– Je le lui ai rappelé, mais il m’a répondu sèchement : « Votre père savait bien, alors, qu’il ne courait aucun risque ; ma maison répondait de ma dette. Aujourd’hui, la situation est toute différente, je ne puis rien prêter à un homme qui n’a aucune garantie. » Et il a ajouté hypocritement : « Je le regrette, mais un père de famille n’a pas le droit d’écouter son cœur. »

– Ingratitude humaine, gémit Hans. Ah ! les amis, comptez donc sur eux, dans l’adversité ! Que faire, Seigneur, que faire ?

– Attendre, reprit doucement Lisbeth ; on m’a promis de l’ouvrage pour lundi, et le boulanger voudra bien me prêter une tourte de pain.

– Oui, mais le soulier de la petite restera vide, Lisbeth ; as-tu pensé à son chagrin lorsqu’elle s’éveillera ? Y as-tu pensé ?

– Hélas ! hélas ! murmura la pauvre femme en sanglotant, où trouver de l’argent ?

Hans courba la tête sans répondre ; mais bientôt, il se redressa illuminé d’une inspiration subite :

– Nous aurons de l’argent, Lisbeth, dit-il d’une voix vibrante, nous aurons de l’argent ce soir, beaucoup d’argent.

Et se coiffant à la hâte d’un feutre à larges bords, il saisit un violon pendu à la muraille et se disposa à sortir.

– Mon père, mon père, que faites-vous, où allez-vous, à cette heure, par ce mauvais temps ?

– Ne crains rien, ma fille, avant peu je serai de retour.

– Prenez au moins ce manteau, mon père, cria Lisbeth en lui jetant sur les épaules une vieille houppelande, prenez ce manteau, car la nuit est froide, et le terrible vent du nord se lamente à travers les branches mortes des arbres dépouillés.

 

 

 

III

 

 

Pauvre vieil Hans ! Il s’en va, maintenant, grelottant sous l’âpre morsure de la brise qui soulève sans pitié les pans de son misérable manteau, et éparpille follement ses longs cheveux blancs. Il s’en va, l’estomac vide et la tête en feu. Il s’en va, faisant litière de sa gloire passée, pour l’amour de sa petite-fille, chanter, comme un vulgaire bohémien, dans la cour des riches hôtels. Pauvre vieil Hans !

Tout à coup, sa vie d’autrefois lui revient à l’esprit, et un sourire plein d’amertume passe sur ses lèvres bleuies. Il se revoit, debout, son bâton de chef d’orchestre à la main, maître de quarante musiciens et roi des spectateurs qui, frémissants et émus, attendent dans un religieux silence le premier signal du concert.

Soudain les cuivres résonnent en un roulement de tonnerre, puis, tout de suite, ce grand tumulte s’apaise, se calme, devient doux comme un murmure pour accompagner, en sourdine, le chant pur et harmonieux des violons, redisant d’incomparables mélodies. Mais voilà que le rythme s’accélère ; de nouveau, l’harmonie fuse en notes éclatantes, et, dans un assourdissant fracas fait de la voix de tous les instruments, s’enlève le dernier accord. Alors, dans la salle en délire, le public tremblant d’émotion applaudit furieusement.

Pauvre vieil Hans, comme tout cela est loin !

Secouant ces tristes souvenirs, le vieillard traversa rapidement la rue Mazarine, le pont et la place du Carrousel, et gagna le Palais-Royal.

Arrivé là, il s’arrêta ébloui.

Sous la lueur intense des réverbères, la neige récemment tombée, étincelait comme une rivière de diamants. Tous les grands magasins étalaient, dans un chatoiement éblouissant, leurs marchandises les plus précieuses. Les devantures des restaurants étaient encombrées de mets savoureux ; de chaque sous-sol montaient de délicieux parfums de truffes, d’alléchantes odeurs de volailles bien rôties. Et Hans qui avait faim, Hans qui n’avait pas mangé le matin, sentit le vertige le gagner ; il s’éloigna en chancelant, et vint échouer rue des Fontaines, devant un hôtel brillamment éclairé.

Justement, il se donnait là une fête d’enfants. On avait oublié de fermer les volets, et, de sa place, Hans voyait un essaim de têtes blondes, curieusement pressées autour d’un magnifique sapin vert aux branches duquel on avait suspendu une multitude de petites choses dorées, enrubannées, gaies et voyantes.

– Voici le moment de faire apprécier mon talent, se dit Hans.

Redressant sa taille voûtée, il saisit son violon et essaya de jouer.

Hélas ! le froid paralysait ses doigts ankylosés déjà par la vieillesse, et l’instrument rebelle ne laissa échapper qu’une mélopée triste et discordante.

Quelques mauvais drôles qui s’étaient arrêtés devant le musicien s’enfuirent en se bouchant les oreilles, et le portier de l’hôtel lui cria :

– Allez plus loin, mon brave, Madame a du monde ce soir, vous troublez sa réunion.

Puis, cet important personnage, refermant vite la porte à cause du froid, ajouta :

– Vraiment l’audace de ces mendiants ne connaît point de borne.

Cette fois, complètement découragé, Hans s’assit sur la marche de l’allée et deux larmes amères roulèrent sur ses vieilles joues.

 

 

 

IV

 

 

Un gai refrain chanté par trois jeunes voix fit tressaillir le vieillard.

Cet air, il le reconnaissait, c’était la romance de Guillaume Tell, le premier opéra qu’il avait monté sur la scène de Strasbourg.

L’infortuné musicien regarda longuement ces joyeux promeneurs (des étudiants assurément).

– Ils sont jeunes, murmura-t-il, ils sont jeunes et ils ont l’air bon, peut-être auront-ils pitié de ma misère. Du reste, il le faut, c’est maintenant ma seule ressource. J’ai promis de l’argent à Lisbeth, elle en aura coûte que coûte.

Et, mettant de côté toute fierté, il s’avança la main tendue.

En voyant sortir de l’ombre et se dresser devant eux ce grand vieillard à la mine tout à la fois humble et fière, les jeunes gens s’arrêtèrent surpris.

– Mon ami, que désirez-vous ? demandèrent-ils ensemble.

– La charité, s’il vous plaît, répondit Hans d’une voix déchirante.

Désignant le violon mal dissimulé sous la longue houppelande, l’un des trois amis interrogea :

– Vous êtes musicien, pourquoi ne jouez-vous pas ?

– Je suis trop vieux, je ne peux plus. Ce soir encore, j’ai essayé, mais le portier de cet hôtel que vous voyez là-bas, m’a durement chassé et les gamins m’ont poursuivi de leurs huées. La charité, Messieurs, la charité, pour l’amour de Dieu !

Il y avait tant de douleur dans ce cri, que les jeunes gens en furent secoués de la tête aux pieds.

Vite, ils fouillèrent leurs poches. Hélas ! eux non plus n’étaient pas riches, si ce n’est d’espérances, ils ne possédaient que quelques sous, trop peu pour soulager, même un moment, tant d’infortune.

Un instant, ils restèrent déconcertés, ne sachant à quoi se résoudre. Mais soudain l’un d’eux s’écria :

– Amis, c’est un confrère, donnons en son honneur notre premier concert.

Et arrachant le violon des mains de Hans :

– Vous permettez, n’est-ce pas, Monsieur ?

Puis, sans attendre la réponse, il préluda brillamment.

Sous les doigts exercés de l’artiste, le violon du pauvre résonna joyeusement.

Agréablement surpris, les passants s’arrêtèrent et un attroupement se forma.

– En avant ! cria le violoniste improvisé. Gustave, ton grand morceau, pendant que Charles fera la quête. Allons de l’entrain et de l’ensemble. La première mesure pour rien. Un, deux, trois...

Remarquablement accompagné, Gustave, mis en verve par la sympathie de l’auditoire improvisé, se surpassa. D’une voix chaude et vibrante, il chanta la cavatine du Barlier.

Lorsqu’il eut fini, des applaudissements éclatèrent de toute part, on trépignait, on criait bis et dans le vieux chapeau de Hans, les pièces et les gros sous tombaient drus comme grêle.

Grisé par ce joyeux tintinnabulement, enthousiasmé par le succès de sa quête, Charles s’écria :

– Et maintenant, pour finir, le trio de Guillaume Tell.

Alors le vieillard qui, jusque-là, était resté immobile, se croyant le jouet d’un songe, bondit, ainsi qu’un cheval de bataille au son du clairon.

Secouant ses longs cheveux comme une crinière, il se dressa, l’œil en feu, le visage transfiguré, et, saisissant une canne, il se mit à battre la mesure, comme il la battait, jadis, à Strasbourg. Et il y avait dans son geste tant de vivacité, tant d’ardeur communicative que, sous son impulsion, les jeunes musiciens électrisèrent la foule, qui ne leur ménagea ni ses bravos ni son argent.

Le concert fini, les jeunes gens s’approchèrent de Hans et lui remirent son chapeau presque débordant de monnaie.

– Messieurs, s’écria le vieillard tremblant d’émotion, vous êtes de nobles cœurs et de vrais musiciens. Dieu a déposé en vous la flamme de génie qui fait les grands artistes. Votre charité vous portera bonheur ; un jour, vos noms seront célèbres, c’est moi qui le prédis.

– Ainsi soit-il, répondirent les jeunes gens.

Et, s’inclinant, ils s’éloignèrent.

 

 

 

V

 

 

Ah ! le gai réveil dans la mansarde du vieil Hans.

Le poêle, bourré de charbon, ronfle Joyeusement. Sur la plaque rougie chauffe une casserole remplie jusqu’au bord de choucroute, de jambon rose et d’odorantes saucisses.

En attendant le déjeuner, qui promet d’être succulent, la petite Lise, serrant dans ses bras une poupée plus grande qu’elle, écoute attentivement les merveilleux récits de son grand-père, parlant avec émotion du pays qu’il va enfin revoir.

Et Lisbeth, ravie, contemple ce riant tableau, priant tout bas le Seigneur de rendre, dès ce monde, aux trois généreux musiciens, le bien qu’elle-même en a reçu.

La prière de Lisbeth a été exaucée. La prédiction de Hans s’est accomplie.

Les trois noms de Gustave Roger, d’Adolphe Herman et de Charles Gounod resteront à jamais célèbres !

 

Jeanne de LACROUSILLE, Larmes et sourires, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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