Les époux de Nevers

 

BALLADE

 

 

                                Manibus date lilia plenis.

                                                            VIRG.

 

 

SEMEZ des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Le doux Loïc aimait la belle Yvonne,

Tous deux à l’âge où le cœur s’attendrit ;

Tous deux enfants de la terre Bretonne,

Terre sacrée où vit le vieil esprit.

De leur amour, pure était la promesse ;

Ils s’évitaient loin de se rapprocher ;

Et des yeux même ils n’osaient se chercher,

Que le dimanche, au sortir de la messe.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Yvonne est pauvre, et Loïc, son doux rêve,

A pour parents de très riches fermiers ;

Ils ont des champs, des filets sur la grève

Et des prés verts bien plantés de pommiers.

Point de baron ni de dame à Guérande

Qui dans son coffre ait de plus beaux bijoux.

Yvonne n’a qu’une vache au poil roux

Qu’elle conduit paître au bord de la lande.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Mais de Loïc le père est homme sage.

« Jeanne, dit-il à sa femme, un matin,

« Mon cher Loïc rit bien peu pour son âge ;

« J’en sais la cause et j’en prends du chagrin.

« Pauvre est la bru que son cœur t’a choisie ;

« Est-ce un grand mal ? Le renom, la beauté,

« Compensent bien un peu de pauvreté ;

« À notre gars passons sa fantaisie. »

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Qui vous peindra, bonheur, intime ivresse

De ces enfants par les Anges bénis,

Quand le fermier, souriant de tendresse,

Leur annonça qu’ils allaient être unis ?

Loïc courut dans les bras de son père ;

La belle Yvonne, à qui depuis longtemps

Le clos des morts avait pris ses parents,

Joignit les mains et fit une prière.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

L’autel est prêt ; la grasse cloche sonne ;

Chacun se presse autour des deux époux ;

Tous les regards sont fixés sur Yvonne,

Et de Loïc tous les cœurs sont jaloux.

Le recteur dit : Mon fils, et vous, fille,

L’exemple est beau qui sort de votre hymen :

Aux indigents, riches, donnez la main ;

Dieu vous a faits de la même famille.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Voyez là-bas sur cette mer tranquille

Qui réfléchit l’azur brillant des cieux,

Un point obscur. C’est une petite île

Où vit en paix un ermite pieux.

L’usage veut que le jour de ses noces

On aille en pompe à son toit de granit,

Pour lui donner sa part de pain bénit,

Du miel doré, du lait, des fruits précoces.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

La noce part au bruit des cris de fête,

Dans l’île sainte on arrive en chantant ;

Mais au retour, quelle horrible tempête !

Un voile noir sur les vagues s’étend.

Comme un lion secouant sa crinière,

La mer bondit : « Secourez-nous, mon Dieu !

« Murmure Yvonne, et nous faisons le vœu

« D’aller pieds nus au tombeau de saint Pierre ! »

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Ils sont sauvés ! Un mois passe. Ô tristesse !...

Jours de bonheur, pourquoi durer si peu ?

Époux charmants, un vœu sacré vous presse ;

Il faut partir ; adieu, Bretagne, adieu !

Le premier jour de leur pèlerinage

Fut douloureux ; mais ce ne fut qu’un jour ;

N’avaient-ils pas la jeunesse et l’amour

Pour égayer ce pénible voyage ?

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Pleins de respect pour leur sainte entreprise,

Ils cheminaient calmes et confiants,

S’agenouillant au seuil de chaque église,

Faisant l’aumône à tous des mendiants.

Quand du soleil l’ardeur était trop forte,

Ils s’abritaient sous quelque arbre prochain,

Mangeaient ensemble un fruit, un peu de pain,

Et rendaient grâce au Dieu qui réconforte.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

On les voyait passer, couple modeste,

Les eux baissés, le rosaire à la main ;

Mais l’amour vrai se trahit dans un geste,

Ils répandaient leur secret en chemin.

Leur doux maintien charmait toutes les âmes ;

On demandait : « Qui sont ces deux enfants ? »

– « Des pèlerins », disaient les vieilles gens ;

– « Des amoureux », disaient les jeunes femmes.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Leur pas agile avait suivi la Loire ;

Tours est passé ; Nevers s’ouvre. Ô revers !

La peste est là : l’horrible peste noire

Vient d’éclater dans les murs de Nevers.

La mort joyeuse, agitant une épée,

Sur tous les fronts la suspend à plaisir :

« Fuyons, Yvonne ! » Il n’est plus temps de fuir ;

Elle pâlit, elle est déjà frappée.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Anéanti par un coup si rapide,

Son pauvre ami la serrait dans ses bras,

La contemplait d’un œil sec et stupide,

Et lui criait : Ne meurs pas, ne meurs pas !

Elle, soumise à Dieu, mais toujours tendre,

Montrant le ciel qu’elle allait habiter,

Dit à Loïc, avant de le quitter :

« Je ne meurs pas, ami ; je vais t’attendre ! »

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Dans un cercueil façonné par lui-même,

Le malheureux étendit ce beau corps,

En lui chantant tout bas l’adieu suprême,

Que les Bretons adressent à leurs morts.

Il le porta dans la funèbre enceinte,

Creusa la fosse à l’ombre d’un cyprès,

Puis il partit ; mais peu de temps après,

Il revenait à cette tombe sainte.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

« Moi, cher amour ! c’est moi : me voilà libre

« Du vœu fatal qui me tenait lié ;

« Je suis allé jusqu’aux rives du Tibre,

« Et sur les os des Martyrs j’ai prié.

« Rien ici-bas n’arrête plus mon âme ;

« Elle s’élance, elle monte vers toi.

« Gardiens des morts, au nom de notre foi,

« Rouvrez pour moi le cercueil de ma femme ! »

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

Il dit et meurt. On cède à sa prière ;

Ô doux miracle ! ô mystère charmant !

Quand du cercueil où dormait l’étrangère

On approcha le corps de son amant,

Son pâle front tout de neige et de glace

Parut couvert d’un coloris vermeil ;

Elle sourit à travers son sommeil,

Et se rangea pour lui faire une place.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

On se récrie, on admire, on s’incline ;

Puis on leur dresse un tombeau fastueux,

Où, revêtus de leur grâce divine,

Marbre célèbre, ils revivent tous deux.

J’y suis allé. C’est un pèlerinage

D’où l’on prétend qu’on rapporte toujours

Un cœur enclin aux constantes amours,

Et le secret d’être heureux en ménage.

 

Semez des fleurs, semez des rameaux verts

Sur le tombeau des époux de Nevers.

 

 

 

Charles LAFFONT.

 

Paru dans le Recueil de l’Académie

des jeux floraux en 1852.

 

 

 

 

 

 

 

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