La prophétie de Cazotte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-François de LA HARPE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL me semble que c’était hier, et c’était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l’Académie, grand seigneur et homme d’esprit ; la compagnie était nombreuse et de tout état, gens de robe, gens de cour, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère, comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de la bonne compagnie cette sorte de liberté qui n’en gardait pas toujours le ton : on en était venu alors dans le monde au point où tout est permis pour faire rire.

Chamfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l’éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion : et d’applaudir. Un convive se lève, et tenant son verre plein :

« Oui, messieurs, s’écrie-t-il, je suis aussi sûr qu’il n’y a pas de Dieu que je suis sûr qu’Homère est un sot. »

En effet, il était sûr de l’un comme de l’autre ; et l’on avait parlé d’Homère et de Dieu, et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l’un et de l’autre.

La conversation devient plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la révolution qu’avait faite Voltaire, et l’on convient que c’est là le premier titre de sa gloire :

« Il a donné le ton à son siècle, et s’est fait lire dans l’antichambre comme dans le salon. »

Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant :

« Voyez-vous, Monsieur, quoique je ne sois qu’un misérable carabin, je n’ai pas plus de religion qu’un autre. »

On en conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer ; qu’il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l’on en est à calculer la probabilité de l’époque, et quels sont ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignent de ne pouvoir s’en flatter, les jeunes se réjouissent d’en avoir une espérance très vraisemblable, et l’on félicitait surtout l’Académie d’avoir préparé le grand œuvre et d’avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.

Un seul des convives n’avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme : c’était Cazotte, homme aimable et original, malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Son héroïsme l’a depuis rendu à jamais illustre.

Il prend la parole, et du ton le plus sérieux :

« Messieurs, dit-il, soyez satisfaits ; vous verrez tous cette grande révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète, je vous répète : vous la verrez. »

On lui répond par le refrain connu :

« Faut pas être grand sorcier pour ça.

– Soit, mais peut-être faut-il l’être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour tous tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l’effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue ?

– Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air sournois et niais ; un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète.

– Vous, Monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d’un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour échapper au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous. »

Grand étonnement d’abord ; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l’on rit de plus belle.

« Monsieur Cazotte, le conte que vous faites ici n’est pas si plaisant que votre Diable amoureux ; mais quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux ? Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison ?

– C’est précisément ce que je vous dis : c’est au nom de la philosophie, de l’humanité, de la liberté, c’est sous le règne de la raison qu’il vous arrivera de finir ainsi, et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n’y aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la Raison.

– Par ma foi, dit Chamfort avec le rire du sarcasme, vous ne serez pas un des prêtres de ces temples-là.

– Je l’espère ; mais vous, Monsieur de Chamfort, qui en serez un, et très digne de l’être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois après. »

On se regarde et on rit encore.

« Vous, Monsieur Vicq-d’Azir, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même ; mais, après vous les avoir fait ouvrir six fois dans un jour, après un accès de goutte pour être plus sûr de votre fait, vous mourrez dans la nuit. Vous, Monsieur de Nicolaï, vous mourrez sur l’échafaud ; vous, Monsieur de Bailly, sur l’échafaud...

– Ah ! Dieu soit béni ! dit Roucher, il paraît que monsieur n’en veut qu’à l’Académie ; il vient d’en faire une terrible exécution ; et moi, grâce au Ciel...

– Vous ! vous mourrez aussi sur l’échafaud.

– Oh ! c’est une gageure, s’écrie-t-on de toute part, il a juré de tout exterminer.

– Non, ce n’est pas moi qui l’ai juré.

– Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares ? et encore !...

– Point du tout, je vous l’ai dit : vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront tout comme vous les vers de Diderot et de La Pucelle1... »

On se disait à l’oreille :

« Vous voyez bien qu’il est fou (car il gardait le plus grand sérieux). Est-ce que vous ne voyez pas qu’il plaisante ? et vous savez qu’il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.

– Oui, reprit Chamfort ; mais son merveilleux n’est pas gai ; il est trop patibulaire. Et quand tout cela se passera-t-il ?

– Six ans ne se passeront que tout ce que je vous dis ne soit accompli...

– Voilà bien des miracles (et cette fois c’était moi-même qui parlais) ; et vous ne m’y mettez pour rien ?

– Vous y serez pour un miracle au moins aussi extraordinaire : vous serez alors chrétien. »

Grandes exclamations.

« Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.

– Pour ça, dit alors Mme la duchesse de Gramont, nous sommes bien heureuses, nous femmes, de n’être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous, et notre sexe...

– Votre sexe, Mesdames, ne vous en défendra pas cette fois, et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.

– Mais qu’est-ce que vous nous dites donc là, Monsieur Cazotte ? C’est la fin du monde que vous nous prêchez.

– Je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que vous, Madame la duchesse, vous serez conduite à l’échafaud, vous et beaucoup d’autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains liées derrière le dos.

– Ah ! j’espère que, dans ce cas-là, j’aurai du moins un carrosse drapé de noir !

– Non, Madame, de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette, et les mains liées comme vous.

– De plus grandes dames ! quoi ! les princesses du sang ?

– De plus grandes dames encore... »

Ici un mouvement très sensible dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la plaisanterie était forte.

Mme de Gramont, pour dissiper le nuage, n’insista pas sur cette dernière réponse, et se contenta de dire du ton le plus léger :

« Vous verrez qu’il ne me laissera pas seulement un confesseur !

– Non, Madame, vous n’en aurez pas, ni personne. Le dernier supplicié qui en aura un par grâce sera... »

Il s’arrêta un moment.

« Eh bien, quel est donc l’heureux mortel qui aura cette prérogative ?

– C’est la seule qui lui restera : et ce sera le roi de France. »

Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte, et lui dit avec un ton pénétré :

« Mon cher Monsieur Cazotte, c’est assez faire durer cette facétie lugubre ; vous la poussez trop loin, et jusqu’à compromettre la société où vous êtes et vous-même. »

Cazotte ne répondit rien, et se disposait à se retirer, quand Mme de Gramont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s’avança vers lui.

« Monsieur le Prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne dites rien de la vôtre. »

Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés.

« Madame, avez-vous lu le siège de Jérusalem dans Josèphe ?

– Oh ! sans doute ; qui est-ce qui n’a pas lu ça ? Mais faites comme si je ne l’avais pas lu.

– Eh bien, Madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d’une voix sinistre et tonnante : Malheur à Jérusalem ! malheur à moi-même ! Et dans le moment une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l’atteignit et le mit en pièces. »

Et, après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.

 

 

Jean-François de LA HARPE, 1805 2.

 

 

1. Long poème sarcastique de Voltaire. (Note du webmestre.)

2. Dans Histoires magiques de l’Histoire de France, Louis Pauwels et Guy Breton précisent que bien avant 1792 Madame de Genlis affirme, dans une lettre à Deleuze, avoir entendu cent fois, AVANT la Révolution, La Harpe raconter la prophétie de Cazotte avec de nombreux détails. Ils ajoutent que l’écrivain anglais William Burt, dans son livre Observations on the Curiosities of Nature (1836), affirme avoir lui-même assisté au discours de Cazotte lors de cette soirée mémorable de 1788. Enfin, Louis Pauwels et Guy Breton citent les Mémoires de la baronne Louise d'Oberkirch, qui se terminent en 1789 et où on peut lire ce qui suit : « J’avais justement lu, la veille, la fameuse prophétie de M. Cazotte, envoyée en Russie par M. de La Harpe, et que la grande-duchesse [Marie Féodorovna] m’avait fait passer. » Conclusion : Le récit de La Harpe, bien qu’édité seulement en 1805, est bel et bien ANTÉRIEUR aux évènements prophétisés. Pauwels et Breton terminent en faisant observer que tous les évènements prédits par Cazotte se sont effectivement produits : « Condorcet s’empoisonna dans son cachot, Chamfort se coupa les veines à coups de rasoir, M. Vicq d’Azyr se les fit ouvrir, Mme Gramont fut guillotinée et La Harpe se convertit... » (Louis Pauwels et Guy Breton, Histoires magiques de l’Histoire de France, Albin Michel, 1977.) (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

 

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