Jean des Baumes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry de LA MADELÈNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À LA MÉMOIRE DE MON MALHEUREUX AMI

 

L. GOSSE

 

 

 

Quand j’étais petit garçon, volontaire et têtu à lasser toute patience humaine, le vieux Pascal, fermier de notre domaine, disait parfois à mon père : – Monsieur, laissez-moi aller chercher Jean des Baumes, et vous verrez si monsieur Ritou ne se tient pas tranquille ! – Cette menace produisait toujours sur moi un grand effet, et, tant que l’impression durait, il était rare que monsieur Ritou commit quelque nouvelle sottise.

Qu’était-ce que ce terrible Jean des Baumes, qui remplissait si à propos le rôle des croquemitaines et des loups-garous pour la plus grande terreur des marmots ? J’aurais été fort empêché de répondre, et j’ai vécu bien longtemps avant de savoir au juste s’il appartenait au monde réel ou au monde des légendes.

Comme tous les enfants élevés en plein air, à la campagne, dans le libre épanouissement naturel, monsieur Ritou trouvait la société des fermiers infiniment préférable à celle des gens du château. Que de fois j’ai passé des journées entières à suivre les pâtres sur la montagne, voire à garder les cochons dans la vallée ou les dindons dans la plaine ! Tout me semblait bon à la ferme ; le pain y était meilleur et la soupe sans rivale. J’avais beau sortir à peine de table, je retrouvais tout de suite de l’appétit pour m’attabler avec les amis, et l’on me surprenait devant d’énormes assiettées de choux, mangeant gravement et lentement comme mes hôtes.

Il y a entre le paysan et l’enfant des affinités naturelles et une attraction incontestable. Tous deux vivent dans un horizon borné et ne dépassent pas une certaine moyenne de raisonnement. Quand le langage des gens de la ville, invités du château, était si souvent pour moi plein d’obscurités, jamais le langage du père Pascal ne me mettait l’esprit à la torture : nous parlions ensemble de choses simples, et nous nous comprenions à merveille ; en outre, il ne paraissait tenir aucun compte de la différence d’âges, et il causait avec moi aussi volontiers qu’avec une grande personne.

Rien au monde, en cet âge heureux, ne me paraissait au-dessus d’une veillée au coin de l’âtre, sous le manteau de la cheminée, pendant que cuisait à petit feu l’énorme marmite, ration quotidienne des porcs à l’engrais. Que de beaux récits de chasse ! Quels bons tours avait faits Robin de Florans ou Christol des Santous ! Et Siffrein, le vieux chasseur d’abeilles, et Pain-Bénit l’ermite, et tant d’autres dont je savais l’histoire par le menu, et dont j’écoutais toujours les aventures avec le même plaisir que la première fois ! Mais dans ces récits, celui qui l’emportait incontestablement sur tous les autres, c’était Jean des Baumes, la terreur des gendarmes, l’effroi des douaniers et des gardes-chasse. Quel homme ! quelles aventures ! quelle audace dans l’entreprise et quel courage dans l’exécution ! Qu’on juge si ma curiosité était excitée à son endroit, et si je n’eusse pas donné tout au monde pour voir de mes yeux le mystérieux héros de tant de pelles histoires de braconnage et de contrebande.

Un soir d’automne, pendant qu’une pluie d’orage fouettait les vitres, que le vent poussait dans les cheminées de grands gémissements lamentables, j’étais à la ferme, écoutant pour la vingtième fois peut-être la légende de Jean Bricou, lorsque les chiens de garde se mirent à aboyer avec violence dans la basse-cour. – Qui vient là par un temps pareil ? dit le père Pascal en décrochant la lampe de fer et en se levant pour éclairer le visiteur.

La porte s’ouvrit brusquement, et un homme grand, sec, basané, déjà grisonnant, apparut ruisselant de pluie. – C’est toi, Jean ? dit le vieux fermier en se rasseyant lentement : approche-toi du feu, mon garçon, tu dois en avoir besoin.

– Bonsoir la compagnie, dit le nouveau venu en s’installant sans façon à la meilleure place ; sapristi ! quel temps, les amis ! on n’y voit goutte sur la route, pas plus que dans un four. Ah ! Jésus !

Il se débarrassa d’un énorme carnier de chasse qui paraissait fort lourd, et se mit à essuyer avec le plus grand soin les canons de son fusil à deux coups.

– Femme, dit le père Pascal, sers à Jean le reste de la soupe, et toi, Zine, tire-lui un bon pichet de piquette nouvelle.

– Voilà qui est parlé, père Pascal,... la faim me brûle et la soif aussi ; c’est qu’il y a tout de même dix heures que je marche sans m’arrêter, et tout le temps par les crêtes.

– D’où viens-tu ?

– De trois lieues plus loin que le diable, de Ferrassières, au bout du monde !

– Il y a loin en effet de Ferrassières ici, dit tranquillement le père Pascal ; ta jambe est bonne, Jean !

– Grâce à Dieu, ce n’est pas ça qui manque !... Voilà, sans vous flatter, une fière piquette, Zine ! À l’amitié !

– À l’amitié ! répétèrent la ronde tous les assistants, mettant l’occasion à profit pour boire encore un bon coup.

Je voulus tout naturellement, pour faire l’homme, trinquer comme les autres, et je tendis bravement mon verre.

– Tiens, tiens, fit le visiteur, voilà un petit qui aura un fameux coup de gosier... Quelle lampée ! À l’amitié, petit !

L’attention d’un pareil juge m’avait rendu tout fier, et je vidai mon verre d’un seul trait, une seconde fois, comme un brave.

La soupe mangée et la dernière rasade bue, maître Jean vint se rasseoir sous la cheminée, et bourra lentement une pipe noire et courte dont la fumée âcre remplit bientôt toute la salle. Je le regardais avec admiration ; à cette époque, nos paysans étaient loin de fumer comme aujourd’hui, et sauf quelques farauds de village, singes des élégants de la ville, il était fort rare de rencontrer dans les champs quelqu’un la pipe à la bouche.

– Je n’ai pas oublié vos commissions, père Pascal, dit Jean en ouvrant son carnier : voici votre livre de poudre, vous m’en direz des nouvelles.

– Est-ce toi qui l’as faite, Jean, comme la dernière ?

– C’est moi !... et je la crois fameuse, père Pascal.

– Alors je m’en rapporte à toi, mon garçon.

– Non pas ! éprouvez-la, s’il vous plaît. J’ai trempé une rude chemise à la piler dans Combe-Obscure !

Le père Pascal ouvrit le paquet, prit une pincée de poudre, en examina le grain en connaisseur, la roulant entre le pouce et l’index, comme il eût fait d’une prise de tabac, puis il l’étendit sur la paume de sa main gauche et en approcha une brindille de genêt enflammé. La poudre éclata aussitôt avec une légère détonation, et une spirale de blanche fumée s’éleva jusqu’au plafond, dégageant une assez forte odeur de soufre.

– Tu avais raison, Jean, dit le père Pascal en regardant très attentivement le creux de sa main ; c’est de la fameuse, et qui n’encrassera pas les canons. Combien te dois-je ?

– Je n’ai pas deux prix avec vous ; ce sera comme pour la dernière. – Il s’était remis à fouiller dans son carnier et en tirait successivement plusieurs paquets en tout semblables au précédent.

– Ceci, dit-il, est pour Dominique des Grégories, ceci pour le Champenois et ceci pour Jepté de la Fontaine-aux-Loups ;... les premiers qui iront de ces côtés voudront bien les porter, n’est-ce pas ?

– Sois tranquille,... et n’as-tu rien pour notre curé ?

– Que si ! que deviendrait le pauvre cher homme sans son tabac d’Espagne ?... Ah ! j’ai eu du mal à en trouver cette fois, par exemple ; les bleus nous ont donné une chasse !

– Conte-nous cela, Jean, s’écria-t-on en chœur ; quel nouveau tour as-tu joué aux bleus ? Conte-nous cela ! – Les chaises se rapprochèrent, et le cercle se resserra, afin de ne rien perdre du récit qui allait commencer. On pense si j’étais tout oreilles et de quels yeux je regardais le conteur ! Hélas ! au moment même où Jean prenait la parole, la porte s’ouvrit de nouveau, et le valet de chambre de mon père parut :

– Allons ! monsieur Ritou, dit-il, il est dix heures, il faut rentrer !

La foudre fût tombée à mes pieds, qu’elle m’eût moins bouleversé que ces simples mots... Rentrer ! s’en aller se coucher à un si beau moment ! à la veille d’entendre de si belles choses ! Était-il au monde rien de plus dur ? Je me levai pourtant, voulant faire contenance malgré mon chagrin ; mais ce fut plus fort que moi, deux grosses larmes s’échappèrent de mes yeux et roulèrent le long de mes joues. Jean vit mon désespoir et y compatit.

– Ce brave petit, dit-il, aimerait bien mieux rester avec nous, n’est-il pas vrai ? mais il faut qu’il obéisse... Attends, attends, petit, je crois bien qu’il y a quelque chose pour toi dans le carnier... Il venait en effet d’en tirer deux ou trois merles à collerettes et trois ou quatre pluviers dorés, et il les entassait dans le repli de ma blouse.

– Tu donneras le bonsoir à M. le baron de la part de Jean des Baumes, dit-il en m’appliquant sur la joue une petite tape d’amitié : nous sommes de vieilles connaissances, ton père et moi...

Je sortis, le cœur gros, maudissant l’ordre social qui me condamnait à coucher dans un lit douillet pendant que les amis allaient si bien dormir sur la bonne paille après avoir écouté de belles histoires ! Toute la nuit, je rêvai de Jean des Baumes, de ce Jean qui fumait la pipe, fabriquait de la poudre, vendait du tabac et livrait bataille aux douaniers. Jamais héros de roman ne m’a fait, à aucune époque, une impression aussi vive, et ce n’est pas sans une certaine émotion que mon souvenir, à près de quarante ans de distance, se reporte de son côté.

 

 

 

I

 

 

Jean des Baumes méritait bien son surnom 1 ; depuis qu’il avait âge de raison, on ne lui connaissait ni gîte ni demeure fixe. Toujours par voies et chemins sur la montagne, il couchait ici et là, sans souci de la dure, et le plus souvent à la belle étoile. Toutes les baumes, grottes, crevasses ou cavernes du mont Ventoux lui appartenaient de droit naturel, et sa souveraineté s’étendait au besoin sur quarante lieues à vol d’oiseau, du Barroux à la lisière de Savoie.

Il s’appelait de son vrai nom Jean Gravier ; mais quel est le paysan comtadin qui soit connu sous son nom patronymique ! Excepté le curé et le notaire peut-être, nul au village ne savait qui était Jean Gravier ; mais Jean des Baumes, à la bonne heure ! Les plus petits enfants connaissaient ce nom, et lui-même ne répondait guère qu’à celui-là.

Orphelin dés l’enfance, abandonné en quelque sorte à lui-même, Jean était dans toute la force du terme un enfant de la nature ; très jaloux de sa liberté et même un peu farouche, il ne put rester longtemps en condition chez les autres, et s’affranchit bien vite de toute tutelle. Adroit comme un singe, dur à la fatigue, patient et sobre, il devint rapidement un braconnier émérite, capable de rendre des points aux plus habiles. Bientôt il eut tout naturellement maille à partir avec les brigades de gendarmerie chargées de la bonne garde du pays, et il s’était fait une telle renommée de batailleur dans les vogues, que c’était toujours à lui qu’on attribuait les beaux horions des mêlées. Les choses en étaient là, et son bagage judiciaire n’allait pas, somme toute, au delà de quelques procès-verbaux insignifiants, contraventions de chasse ou querelles de cabaret, lorsqu’un évènement décisif vint le mettre en état de rébellion ouverte contre la société française tout entière.

Le jour de la conscription, Jean ne parut pas pour tirer au sort avec les camarades ; le maire tira à sa place, et amena un des plus mauvais numéros. Voilà donc Jean soldat pour sept ans, à la merci et discrétion de l’autorité militaire. Soldat, lui ! Habiter les villes, porter l’uniforme, obéir sans réplique, se plier à la discipline, coucher au quartier, et tous les jours, pendant sept ans, recommencer comme la veille cette triste et monotone besogne ! Pauvre Jean, était-ce possible ? Si encore il s’était agi d’aller se battre, comme naguère ; mais moisir lentement dans une caserne du roi et n’être qu’un soldat de procession ! le pauvre garçon en avait des nausées rien que d’y penser.

Il reçut un matin son ordre de rejoindre et n’en tint aucun compte. Le maire, qui était un brave homme et qui l’aimait au fond, le prit à part le dimanche suivant au sortir de la messe. –Prends garde, Jean, lui dit-il, les affaires se gâtent ; il est encore temps et si tu veux rejoindre, je justifierai tes retards par un bon certificat. Je ne peux faire plus, mon garçon : la loi est la loi !

– Grand merci de votre bonne volonté, monsieur le maire, mais c’est trop fort pour moi ;... si j’avais le malheur de partir, je déserterais avant un mois, je le sens ; j’aime autant rester ici réfractaire et non déserteur.

– Mais, malheureux ! tu vas être traqué comme un lièvre ! Tu n’échapperas pas longtemps aux poursuites des bleus.

– Faudra voir, monsieur le maire, faudra voir !

– Comment feras-tu ?

Jean montra en souriant la semelle de ses souliers, armée de clous formidables.

– Tenez, dit-il, j’avais déjà là mon permis de classe en tout temps ; gageons que j’y ai aussi ma feuille de route !

– Au diable ! dit le maire, te voilà averti ; si tu te laisses prendre maintenant, je m’en lave les mains !

Jean fit ainsi qu’il l’avait dit ; pendant près de quinze ans ; il se déroba merveilleusement à toute poursuite et déconcerta toutes les combinaisons ennemies avec un bonheur que rien ne démentit. Il faut reconnaître que le mont Ventoux semblait fait tout exprès pour servir de cadre à une existence de ce genre. Qu’on se figure, en effet, un immense cône écrasé, dernier soulèvement des grandes Alpes, montant lentement jusqu’à près de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer. À perte de vue, de la base au sommet, sur une étendue de quarante ou cinquante mille hectares, une nudité désolée, la roche à vif, le désert morne et stérile. De larges ravines déchirent profondément les flancs gigantesques de la montagne et forment, en descendant jusqu’à la plaine, d’étroites combes nourricières, où les troupeaux trouvent en tout temps une herbe courte et savoureuse. Pas une habitation, pas une cabane, seulement çà et là quelques jas en pierres sèches, abris grossiers élevés par des pâtres.

Qui le croirait ? Cette immense solitude était, il y a un peu moins d’un siècle, peuplée d’arbres magnifiques, pins, mélèzes, fayards, chênes blancs, chênes verts. Le grand gibier abondait alors dans ces forêts inabordables, dont quelques restes épars du côté du Revez et de Sault attestent encore la beauté ; mais le bouquetin, le cerf et le sanglier ont depuis longtemps fui sans retour devant la dévastation aveugle qui sembla presque partout l’accompagnement obligé de la révolution française : seuls le loup, le renard et la martre sont restés fidèles à la montagne. Le menu gibier, presque anéanti dans la plaine, trouve sur le mont Ventoux un dernier refuge, la perdrix rouge, le pluvier s’y rencontrent par compagnies, et la caille de passage s’y attarde volontiers. Le lapin abonde, un petit lapin, courtaud, râblé, exclusivement nourri de serpolet et de thym. Quant au lièvre, il est vraiment sans pareil au monde, et justifie hautement la préférence marquée que les fins gourmets lui accordent.

Braconnier, réfractaire, condamné à vivre sans cesse en alertes, l’œil au guet et l’oreille au vent, Jean des Baumes ne pouvait souhaiter pour ses exploits un théâtre plus favorable. Très aimé de la population de trente villages à la ronde, estimé pour sa probité, Jean trouvait toujours quelqu’un de bonne volonté pour aller vendre son gibier à la ville le jour du marché. Si par hasard un tricorne de gendarme se montrait à l’improviste dans un village ou près d’une ferme, à l’instant même un cri particulier s’élevait, tout aussitôt répété de ferme en ferme, et Jean était averti ainsi de proche en proche de la présence de l’ennemi. Il avait de certaines façons de frapper aux portes, la nuit, pour se faire ouvrir en tout temps, et dans nombre de granges il savait la cachette des clefs et entrait à toute heure comme chez lui. Le dimanche, d’ordinaire, il venait entendre la grand’messe au village, et des enfants postés à tous les carrefours assuraient au brave Jean la liberté de ses dévotions. Quand, par impossible ou par prudence, il était retenu sur la montagne, on eût pu le voir s’agenouiller au son des cloches de sa paroisse, et s’associer d’intention aux fidèles réunis dans l’église ; il appelait ce genre de messe la messe des crêtes.

Dans les premiers temps, les poursuites avaient été si vives que par deux fois Jean avait été poussé jusqu’en Maurienne. C’était là qu’il avait appris la fabrication de la poudre de chasse, et que la première idée de contrebande lui était venue. Plus tard, quand il fut à peu près reconnu d’un aveu tacite que Jean ne pouvait être pris que par hasard, il y retournait d’ordinaire deux fois par an, à des époques fixes, et alimentait presque seul la consommation excentrique de quarante lieues de pays.

À la suite de la révolution de juillet, une amnistie générale fut proclamée, et Jean aurait pu rentrer librement au village et reprendre ses droits civiques. Il n’en fit rien, et resta sur la montagne, comme devant ; le pli était pris, il était fait désormais à cette vie de privations, de fatigues, de luttes et d’aubaines, et ne pouvait plus en goûter d’autre ; on le laissa tranquille, vivre à sa guise.

Il pouvait avoir alors de trente-trois à trente-cinq ans, et c’était certes, sans exagération aucune, le plus beau garçon du pays, malgré le hâle. Plus d’une fille le regardait d’un œil doux le dimanche à la messe, et se disait intérieurement : – Quel dommage qu’un si fier homme soit un vagabond ! – Jean n’avait aucune vanité, mais quel homme se trompe sur ce chapitre ? Il ne laissait pas que d’être flatté à part soi de l’attention féminine qu’il excitait.

Il y avait en ce temps-là, à la grange de Tinet, un beau brin de fille qui tournait toutes les têtes des jeunes gens et qui était l’objet de bien des convoitises. Félise, la belle l’élise, passait pour riche, bien que le père Martin (Martinet ou Tinet) vécût de la façon la plus sordide, dans la plus crasseuse avarice. Félise était orpheline, et possédait du chef de sa mère quelques hectares de prairies du côté des Saintes-Marguerites. Elle était grande, bien faite, dégourdie, avec des yeux à la perdition de son âme et un pied mignon, joli à croquer. Elle se savait un parti, portait des rubans à ses coiffes, et coquetait volontiers avec les beaux garçons qui lui contaient fleurette.

Jean la connaissait dès l’enfance, et l’avait bien des fois, toute petite, fait chevaucher sur ses genoux, mais jamais son œil ne s’était arrêté sur elle d’une façon plus particulière depuis qu’elle était grande fille et bonne à marier. Jean venait fréquemment à cette grange de Tinet, que sa situation avancée dans la montagne, à près d’une heure de marche du village, mettait à l’abri des surprises, et bien souvent il y avait trouvé le repas réparateur et la sécurité nécessaire.

La première fois qu’il s’avisa de trouver Félise jolie, le pauvre Jean fut pris d’un grand trouble. C’était un 1er de mai, un dimanche après vêpres ; il traversait sans songer à mal la petite place où les platanes du presbytère donnent une ombre si fraîche, quand il fut tout à coup entouré de filles rieuses quêtant pour la maïa.

– Donne-nous quelque chose, Jean !

– Jean, cela te portera bonheur !

– La sainte Vierge te le rendra au centuple !

– Regarde, Jean, si notre maïa en vaut la peine.

Jean regarda pour son malheur.

Assise sur une estrade élevée, sous un arceau de verdure et de fleurs, vêtue de blanc, couronnée de fleurs blanches, des fleurs blanches à la main, la maïa trônait d’un air de reine, et provoquait par ses plus jolis sourires la générosité des passants. Jean, ébloui d’admiration et de surprise, s’arrêta court. – Félise ! murmura-t-il d’une voix altérée par l’émotion.

C’était bien Félise en effet, choisie cette année-là par ses compagnes, comme la plus belle, pour figurer l’incarnation du printemps.

L’origine de la maïa se perd dans la nuit des âges ; il est plus que probable que c’est un reste du culte de Cybèle, debout encore malgré bientôt vingt siècles de christianisme. Autrefois la maïa se célébrait le 1er mai dans tout le Comtat Venaissin, villes et villages, et je me souviens parfaitement de la jolie boulangère qui fut la dernière maïa de Carpentras, voici bientôt quarante ans. Aujourd’hui cet usage va partout se perdant, et il faut remonter haut dans la montagne pour le retrouver dans sa simplicité primitive.

Jean vida ses poches jusqu’au dernier sou dans les sébiles qui tournoyaient gaiement autour de lui, et, tout étourdi, alla s’accouder à l’autre bout de la place, près de la fontaine. Ses yeux charmés ne pouvaient se détacher de la blanche vision ; l’essaim des filles rieuses passa et repassa plusieurs fois devant lui sans qu’il y prît garde ; il sentait sa poitrine se soulever sous les battements de son cœur et une chaleur singulière parcourir tout son être. – Félise ! répétait-il, sans même se rendre compte qu’il prononçait tout haut ce doux nom, Félise ! – Le brave Jean des Baumes était féru d’amour.

La belle Félise, pour sa part, rentra toute songeuse à la grange de Tinet. Elle aussi n’avait pu sans un certain trouble voir ce hardi garçon la regarder si obstinément de ses grands yeux ardents comme des braises. Involontairement elle comparait Jean aux autres jeunes paysans qui faisaient la cour à ses écus, et la comparaison ne tournait guère à leur profit. Elle les trouvait tous lourdauds et grossiers, dépourvus de grâce et d’élégance, même les jours de fête, dans leurs plus beaux habits. Il fallait les voir à côté de Jean ! Avec quelle tournure il entrait à l’église, la veste négligemment jetée sur l’épaule gauche, et comme il se tenait debout pendant le prône ! Jean n’avait jamais courbé son corps aux durs travaux des champs, et il s’était merveilleusement conservé, comme un adolescent souple et alerte. Au lieu de la patte noueuse, pleine de durillons et de callosités, des arracheurs de garance, Jean avait la main fine et nerveuse du chasseur, et c’était plaisir de se sentir serrer à la faille par cette étreinte délicate. Pourtant une honnête fille pouvait-elle songer à Jean en tout bien tout honneur ? Que penserait-on de Félise, si par hasard on venait à découvrir ses préférences secrètes ? Jean le vagabond, sans sou ni maille, sans feu ni lieu, Jean le braconnier, gibier de gendarmes, habitant des baumes, voilà bien l’amoureux préférable entre tous pour la belle Félise ! Ah ! comme on en rirait aux prochaines veillées, et quel charivari à de si belles noces ! – Et quand même on devrait en rire et en chuchoter malicieusement, après ? Jean ne valait-il donc pas le prix de la lutte ? Il était pauvre sans doute ; mais qui l’égalait en probité et en droiture ? Tout le monde l’estimait à la ronde malgré sa vie errante, et les plus huppés du village lui donnaient la main de grand cœur. D’ailleurs qui pouvait affirmer qu’il fût incapable de reprendre goût à la vie régulière des gens établis ? Un amoureux ne fait-il pas tout pour plaire à sa belle, et Jean serait-il le premier que l’amour eût changé du tout au tout ?

Mais à quoi pensait-elle là vraiment ? N’était-ce pas à l’excitation fiévreuse de l’insomnie qu’elle devait des idées pareilles ? Jean amoureux ? Qu’en savait-elle, qui l’autorisait à le croire ? Il l’avait regardée, il est vrai, et d’une de ces façons auxquelles les femmes ne se trompent guère ; était-ce assez pour échafauder tant de suppositions et superposer tant d’espérances ? – La pauvre Félise était bien tiraillée, bien tourmentée, et par-dessus le marché un peu honteuse d’elle-même. Bientôt elle perdit toute sa gaieté, et la fraîcheur de son teint s’altéra sensiblement. Un feu sombre brillait dans ses yeux agrandis par l’amaigrissement de ses joues, et il lui venait à propos de rien des langueurs et des lassitudes inexplicables.

Jean ne se déclarait pas ; cependant il était visible pour tout le monde que lui aussi était sous le coup d’une préoccupation unique et en grande lutte contre lui-même. Il ne quittait presque plus les environs, et ses visites à la grange de Tinel s’étaient multipliées outre mesure. Le vieux Martin ne fut pas sans en prendre un certain ombrage. – Qui te ramène encore ? lui dit-il un jour en le regardant dans le blanc des veux ; voici, sans reproche, ta troisième visite de la semaine.

Jean, ainsi pressé à l’improviste, prit sur-le-champ son parti. – Voici ce qui me ramène, dit-il hardiment, je viens pour parler avec Félise, si elle y consent.

– Félise est libre, dit le vieux Martin sans paraître autrement surpris de la demande ; mais je crains que tu ne perdes ton temps, mon garçon !

– C’est affaire à moi, dit Jean ; dites à Félise que je reviendrai ce soir.

Dans toute la montagne et jusques assez avant dans la plaine, c’est sous cette forme que les galants en quête de femme s’introduisent dans les familles. On se parle pendant plus ou moins longtemps avant de pousser les choses ; quelquefois on se parle pendant des années entières sans résultat, ou bien même on y renonce tout à fait, sans que pour cela la réputation des filles reçoive la moindre atteinte. Tout se passe en public de la façon la plus simple du monde : l’amoureux arrive le soir, après le souper, et vient passer la veillée ; la jeune fille lui fait une place à côté d’elle et continue à filer au rouet ou à tricoter comme si de rien n’était. De temps en temps, ils échangent quelques rares paroles à voix basse ; le plus souvent ils restent silencieux, s’observant mutuellement, épiant les occasions où l’humeur naturelle se trahit, préoccupés exclusivement de se bien connaître et tous les deux en garde pour ne pas montrer trop leurs côtés faibles. Quand vient l’heure de la retraite, l’amoureux salue la compagnie et regagne son gîte en chantant des chansons qui expriment la joie de son âme, et ainsi du lendemain et des jours suivants, jusqu’à ce qu’il se décide à franchir le pas. On voit que rien n’est plus simple que ces amours-là.

L’entrée de Jean, comme amoureux autorisé à parler, se fit sans bruit et sans fanfare. Il alla s’asseoir aux côtés de Félise, sur l’invitation muette de la jeune fille, et se tint coi toute la soirée, ne trouvant rien à dire, bien heureux néanmoins, comme on peut croire. Félise filait à la quenouille et faisait tourner son fuseau avec une rapidité extraordinaire ; le vieux Martin avait l’air de sommeiller, mais du coin d’une paupière entr’ouverte surveillait les moindres mouvements de nos jeunes gens. Tout se passa selon l’usage antique et comme le voulait la coutume.

On venait d’atteindre les derniers jours de juillet, et, malgré l’ardeur d’un soleil torride, depuis l’aube du jour jusqu’à la tombée de la nuit, on dépiquait le blé sur les aires. Jean, plein d’un beau zèle, voulut prendre part à ces travaux et montrer son savoir-faire : il étonna tout le monde par sa solidité et son adresse à mener les mules ; Félise rougissait de plaisir et se disait à part soi : – Cela fera un fier mari tout de même, quoi qu’on en dise !

Le vieux Martin ne voyait pas précisément les choses du même œil que sa fille. – Voilà une belle ardeur sans doute, disait-il, mais quel feu plus clair que feu de paille ? Attendons la chasse, et nous verrons si le vieil homme est vraiment mort. Quand j’aurai vu Jean renoncer à la poursuite d’un lièvre pour creuser un sillon de garance, je croirai. – Il n’avait pas tout à fait tort dans ses réserves ; aux premiers chants des couvées nouvelles de perdrix rouges, aux premières marques du passage nocturne des lièvres, Jean se sentit pris d’un violent désir de regagner la montagne et de renouer le fil de ses exploits passés. Il lutta longtemps contre la tentation et se roidit contre lui-même ; mais les soirs de claire lune, après une journée de travaux écrasants, comment entendre sans tressaillir les détonations nocturnes des braconniers à l’affût ? Au seul cri des cailles de passage, il se sentait de terribles démangeaisons dans les jambes, et il se tenait à quatre, comme on dit, pour rester derrière sa charrue, fidèle au sillon commencé.

Quelque chose de plus puissant encore donnait à Jean comme des remords : la protestation muette de Maripan, son vieux compagnon d’aventures, conscience vivante du chasseur renégat, lui faisant honte de son parjure et le poursuivant de son regard incessant, tour à tour suppliant et indigné. Maripan, grand chien maigre tenant du griffon et du chien de berger, brave, hardi, presque sauvage, avait les pattes sèches et nerveuses, le poitrail fortement busqué, le ventre évidé, les reins vigoureux et souples, la queue droite, l’oreille inquiète, l’œil curieux, mobile et ardent sous son abat-jour de poils drus et grisâtres, les crocs saillants et pointus, d’une blancheur éclatante, le nez frais comme une mousse, luisant comme fine mûre, noir comme une châtaigne brûlée. Aussi connu que son maître, c’était à qui le fêterait au village, et les bons morceaux ne lui faisaient pas faute depuis qu’on s’était aperçu qu’au retour même de ses courses les plus folles il préférait s’allonger sur ses pattes et dormir plutôt que de toucher aux pâtées vulgaires dont le pain n’était pas irréprochable ; les airs princiers de chien grand seigneur dont ce vagabond dédaignait alors sa pitance lui avaient valu ce surnom de Mari-pan (mauvais pain), sous lequel il partageait la célébrité de Jean des Baumes et défrayait avec lui les récits de la veillée.

Profondément troublé dans ses habitudes d’activité fiévreuse, Maripan ne pouvait se résigner à cette vie fainéante ; au moindre fumet que lui apportait la brise, au moindre bruissement sous les herbes, il partait comme l’éclair, bondissant, frétillant de la queue, donnant joyeusement de la voix, mais en vain. Ses appels restaient sans réponse ; et chaque fois il revenait déçu, triste, découragé, reprendre sa place aux talons de son maître, qu’il suivait piteusement, comme le chien du Convoi du pauvre, la queue basse et balayant la glèbe de ses oreilles inertes. Parfois cependant la révolte l’emportait ; il dépassait alors la charrue d’un bond vigoureux, s’allait camper résolument en travers, fortement arc-bouté sur ses deux pattes de devant, dans l’attitude énergique de quelqu’un qui veut une explication, et là, gravement assis sur son derrière, comme un juge à son tribunal, le cou fièrement ramené, la tête inclinée en point d’interrogation, l’oreille dressée, les yeux écarquillés, il fixait sur son maître un regard plein de reproches qui semblait dire : – Ah çà ! te moques-tu de moi ? et s’il te plaît de renoncer lâchement à notre belle vie errante, penses-tu donc que je sois fait pour tourner la broche et servir de jouet aux marmots du village ? – Il y avait cela dans le regard de Maripan et bien d’autres choses encore, qui venaient ébranler chez le pauvre Jean les derniers vestiges de ses résolutions et ruiner les efforts affaiblis de sa volonté chancelante. Ajoutez à cela les récits des bons coups faits par les autres, le chagrin de voir la belle besogne gâtée par des mazettes, la passion si exclusive et si irrésistible qu’un vrai chasseur seul peut comprendre, et vous vous expliquerez comment le pauvre Jean devait fatalement succomber.

Ce fut un grand chagrin pour Félise. À vrai dire, elle n’en aima pas moins Jean, et de toute son âme ; mais d’un instinct sûr elle comprenait que ce retour à la vie errante compromettait tout l’édifice de son bonheur, déjà si fragile. Elle sentait bien qu’il serait impossible de faire accepter par son père un tel gendre, et si avant le mariage, dans la ferveur des premiers désirs, elle n’avait obtenu qu’une victoire passagère, que n’était-on pas en droit de redouter de l’avenir, après la pleine possession et la satiété conjugale !

De son côté, le vieux Martin, qui n’avait jamais été flatté plus que de raison des préférences de Jean, fut enchanté du prétexte qu’il venait si à propos de fournir contre lui-même, et ne chercha plus qu’une occasion honnête pour lui signifier son congé. – Je ne t’ai pas contrarié dans tes inclinations, disait-il à sa fille : si Jean fût véritablement redevenu un homme comme les autres, je n’aurais certes pas refusé mon consentement ; mais je t’en fais juge toi-même, où te mènera-t-il par le chemin qu’il prend ? Laisse-le chasser tout à son aise, et oublie-le. Quand on est belle fille comme tu l’es, et qu’on a de quoi, paulienne ! on ne court pas le risque de manquer d’amoureux !

Félise sentait toute la force de ces raisons et ne trouvait rien à répondre. Elle passait une partie de ses nuits à pleurer, priant et suppliant tous les saints de sa connaissance de la tirer de peine ; mais elle ne pouvait se résoudre à rompre sans retour et à renoncer ainsi à toute espérance.

– Allons ! allons ! se dit un soir le père Martin, puisque Lise est si lente à se décider, il faut que je m’en mêle ; il n’y a que trop longtemps que ce commerce dure !

 

 

 

II

 

 

La première fois que Jean revint à la grange de Tinet, Félise ne se trouva pas assise, comme de coutume, sous le manteau de la cheminée ; seul le vieux Martin faisait bouillir pour le porc. – Où est Lise ? demanda Jean, non sans un vague pressentiment de malheur, et avec un léger tremblement dans la voix.

– Elle est un peu malade, répondit le père ; mais, fût-elle bien portante, ce serait la même chose, Jean... elle ne serait pas là.

– Que voulez-vous dire ?

– Que Lise ne veut plus parler avec toi, mon garçon, et que tu perds ton temps en venant ici.

À ces cruelles paroles, dites d’un ton des plus indifférents, Jean se sentit au cœur une douleur si forte qu’il fut sur le point pousser un cri. Il se contint pourtant, et reprit en se mordant les lèvres jusqu’au sang : – Et c’est Lise qui vous a chargé de me parler ainsi ?

– Hélas ! oui, mon garçon, et pas plus tard que tantôt, ici même, elle m’a dit comme ça : « Si Jean vient, dites-lui qu’il s’en retourne ; je ne veux plus qu’il me parle. » Sur ma part de paradis, elle me l’a dit comme je te le dis là, mon pauvre garçon.

– Ah ! répéta Jean, dont les yeux flamboyaient, « dites-lui qu’il s’en retourne !... » Et vous croyez que cela suffit pour tout arranger, père Martin ?

– Ah ! pour dur, c’est dur, j’en conviens ;... mais Lise est bien libre, n’est-ce pas ?... Veux-tu boire un coup pour te remettre ?

– Merci ! je me remettrai bien tout seul. Je pars, mais je ne vous dis pas adieu, père Martin, et je crois qu’avant peu vous aurez de mes nouvelles.

Il sortit d’un air menaçant, tout pâle et tout tremblant de colère, sans que le vieux fermier parût se préoccuper le moins du monde de ce changement de ton et d’allures. – Voilà un bon bout de besogne de fait, murmurait le vieux en se frottant les mains, et non le plus facile. Ce diable de Jean en tenait ferme et en tiendra longtemps, j’en ai peur. Ce n’est pas tout qu’il cesse de venir ici, il faut absolument que j’en débarrasse le pays ; je vais y songer.

Les songeries du père Martin ne tardèrent pas à se traduire en faits. Sous prétexte de vendre une vieille chèvre, il partait le lendemain pour Mormoiron, accompagné de son petit pâtre, jeune garçon de quatorze à quinze ans, enfant de l’hospice de Carpentras, mais nourrisson de sa défunte femme et gardé à la grange pour son pain. Ce petit garçon s’appelait Simon ; il avait été si longtemps grêle et malingre qu’on l’avait surnommé Quinze-Onces, et le surnom lui était resté, bien qu’il fût devenu robuste et bien établi à la longue. Quinze-Onces n’était pas un grand clerc, mais c’était déjà un bon pâtre. Il connaissait à merveille la montagne et menait toujours ses moutons paître aux meilleurs endroits. Le pauvre enfant n’était jamais sorti du village, et l’idée d’aller à Mormoiron avec le maître le remplissait à la fois de joie et d’inquiétude. – Si nous vendons bien la chèvre, il y aura une bonne étrenne pour toi, avait dit le père Martin. – Et Quinze-Onces, qui de sa vie n’avait eu à lui un sou vaillant, songeait à cette merveilleuse étrenne tout le long de la route, et se livrait à des écarts d’imagination incroyables. – De quoi aurais-tu le plus envie, Quinze-Onces ?

– Ah ! maître, je n’ose pas dire...

– Dis toujours, il y a tout ce qu’on peut désirer chez les marchands de Mormoiron. Voudrais-tu un beau couteau, par exemple ?

– Oh ! oui, maître, un beau couteau !... à manche de corne !... avec un trou dans le manche pour pouvoir y passer une courroie et le porter attaché aux braies, de peur de perte...

– Peste ! comme tu y vas, Quinze-Onces ! mais un tel couteau va coûter les yeux de la tête !

– Vraiment ! fit le pauvre petit, tremblant déjà de voir s’évanouir son rêve, si cher que cela ?

– Tu n’en as pas idée. Il faut être raisonnable, mon garçon. Moi aussi, j’aimais les beaux couteaux à ton âge, et j’étais fils de maître. Eh bien ! jamais mon père ne m’eût payé un couteau pareil avant d’avoir tiré au sort ;... et encore, si je n’avais pas eu la main chanceuse...

– Alors, fit piteusement Quinze-Onces découragé, n’y pensons plus.

– Eh ! reprit le père Martin, qui voulait surexciter les convoitises de l’enfant, tu sais ce que je t’ai dit : vendons bien la chèvre d’abord ; tout ce qui dépassera dix écus sera pour toi, là !... Es-tu content, cette fois ?

Quinze-Onces ne se rendait pas très exactement compte de la somme que dix écus représentaient, mais elle ne pouvait manquer d’être énorme, et le moindre excédant devait suffire à combler tous ses vœux. Il regardait la chèvre, la flattait de l’œil et de la main et soupesait son pis plein de lait, car on n’avait eu garde de la traire, comme on pense. – C’est une fière chèvre tout de même ! murmurait-il, et qui vaut le prix. Ah ! grand saint Simon, faites que nous la vendions un peu plus de dix écus ! – C’est dans ces dispositions fébriles, plein de concupiscence et d’idées de lucre, que Simon Quinze-Onces alla s’installer sur la place du marché, où les chalands arrivaient déjà de toutes parts.

Qui dira jamais ce qu’il souffrit pendant deux ou trois mortelles heures, en voyant le dédain et le mépris dont sa triste marchandise était l’objet ? C’était comme un fait exprès ; il semblait qu’on ne s’arrêtât devant sa chèvre que pour en dire pis que pendre ; les plus bienveillants passaient outre sans même la regarder. Quinze-Onces souffrait mort et passion et contenait à grand’peine les tempêtes de son âme. Le marché tirait à sa fin, les acheteurs se faisaient de plus en plus rares ; Quinze-Onces songeait en frémissant au lamentable retour qu’il faudrait faire avec cette vieille carcasse affamée, car la chèvre était décidément une vieille carcasse, il n’y avait plus d’illusion qui tînt. Et le beau couteau à manche de corne ! Ah oui ! il s’agissait bien de couteau à cette heure ! Quel retour ! quel mécompte !

Au dernier moment, et sans doute par l’intervention miraculeuse du grand saint Simon, un acheteur se présenta. – Combien la chèvre, petit ?

– Quinze écus, répondit Quinze-Onces avec l’effronterie du désespoir.

– Serviteur ! c’est trop cher pour moi...

– Eh ! dit Quinze-Onces enhardi, qu’est-ce qu’elle vaut donc pour vous, cette bête ?

L’acheteur était un petit bourgeois des environs qui n’avait jamais acheté de chèvre de sa vie. Il faisait l’entendu sur le marché et hochait la tête en connaisseur, mais le père Martin n’était pas dupe de ces grimaces : d’un coup d’œil sûr il venait de juger son homme. – Vous avez une rude chance, dit-il ; j’avais à faire en ville et j’ai laissé le petit seul, sans cela il y a beau temps qu’elle serait vendue. Qu’est-ce que vous cherchez ? Une bonne chèvre, n’est-ce pas ? et pour une malade peut-être ?

– Oui, balbutia le bourgeois, pour ma pauvre femme.

– Prenez-moi ça de confiance, mon bon monsieur, c’est doux, c’est apprivoisé, ça vous suit comme un chien, ça vous mange dans la main, quoi ! Et quel lait ! Le médecin a dû vous le dire, il ne faut pas donner aux malades du lait de chèvres trop jeunes ; rien n’est plus dangereux !

Le bourgeois, ahuri de tous ces discours, tâtait ses écus dans sa poche sans se décider à dépasser l’offre de vingt-cinq francs.

–Tenez, dit le père Martin, finissons-en ; si je n’avais pas promis à ma femme de lui rapporter de l’argent, jamais je ne vous aurais cédé. Prenez-la pour trente francs, et donnez quelque chose au petit ; mais, sur mon salut éternel, c’est bien mon dernier mot !

Le marché fut enfin conclu, et Quinze-Onces reçut dix sous pour ses étrennes. – On n’a pas grand’chose chez le coutelier pour dix sous, dit le père Martin ; mais nous avons bien vendu la chèvre, et j’ajouterai ce qu’il faudra.

Quinze-Onces ne pouvait en croire ses oreilles, la générosité du maître le touchait jusqu’au fond de l’âme.

Comme on arrivait chez le marchand, le père Martin et le brigadier de gendarmerie se croisèrent et se saluèrent au passage. – Il y a du nouveau, dit le père Martin en clignant de l’œil ; si vous voulez m’aider à vider bouteille chez le grenadier, nous pourrions causer un brin.

– À vos ordres, répondit le brigadier ; je vous rejoins dans un quart d’heure.

Il se trouva que le moindre couteau à manche de corne, troué par le bas, ne coûtait pas moins d’une trentaine de sous. Le père Martin eut l’air de se faire effroyablement tirer l’oreille, et pour donner plus de prix à son sacrifice, jura par tous les saints et sur sa part de paradis qu’il ne dépasserait pas vingt-cinq sous. Le malheureux Quinze-Onces suivait, haletant, les diverses phases de cette lutte, et passait alternativement de l’espérance folle au désespoir. Sa langue, desséchée dans son gosier, eût en vain voulu articuler une parole ; ses yeux brillaient comme des escarboucles et dévoraient le couteau, dont le marchand se plaisait à faire reluire la lame polie. – Comme tout devient cher ! répétait le père Martin, qui faisait évidemment traîner la chose en longueur ; de mon temps on n’eût pas osé demander plus de vingt sous,... oh ! non, certes ! Voyons, votre dernier mot ? Ce n’est pas pour moi, c’est pour le petit. – Le marchand tint ferme ; il fallut en finir. – Allons ! dit le vieux avec un gros soupir, voilà vos trente sous !... mais tu vois, petit, ce qu’il en coûte.

Quinze-Onces faillit se trouver mal, et saisit sa proie avec une avidité de sauvage. Enfin le couteau était à lui, et quel couteau ! Ah ! comme il allait s’en donner sur la montagne, et les beaux manches de fouet qu’il se taillerait dans les jeunes pousses ! Le père Martin suivait de l’œil, avec une satisfaction visible, les gambades joyeuses de l’enfant. En quelques minutes on arriva chez le grenadier, et l’on s’attabla gaiement devant une bouteille avec le brigadier de gendarmerie, qui se promenait de long en large en les attendant.

Après avoir échangé quelques propos insignifiants sur le temps, les apparences de la récolte, le prix des denrées et autres banalités courantes, il fallut bien en venir au fait et au prendre. – J’ai besoin de vos services, brigadier, dit le vieux en baissant la voix.

– Je m’en doute. Que peut-on faire pour vous ?

– Il faut me débarrasser une fois pour toutes de Jean des Baumes.

– Ah ! pour ça, je ne demande pas mieux ; mais par quel moyen ? Vous savez comme moi que le drôle est insaisissable.

– Eh ! eh ! brigadier,... si on vous le mettait là, sous la main, en plein flagrant délit, à trois contre un, vous en auriez bien raison, que diantre !

– Oui certes, et, comme il se rebellerait à coup sûr, son cas deviendrait grave, vu les précédents ; mais comment le surprendre quand toute une population semble veiller pour lui ?

– Je sais bien, je sais bien ;... voyons pourtant, ne pourriez-vous pas vous déguiser, vous et vos hommes, avec de vieilles blouses et de vieux chapeaux, et pousser devant vous sur la route quelque vieille bourrique, comme gens qui vont faire leur trousse de serpolet ? Je me chargerai du reste, moi !

– Vous ?

– Quand je dis moi, je me trompe, c’est le petit que j’aurais di dire.

– Moi ? fit Quinze-Onces en ouvrant des yeux démesurés.

– Toi-même, mon garçon ; fais donc voir au brigadier le beau couteau que nous avons acheté tantôt.

Comme si un instinct sûr l’eût averti, l’enfant éprouvait une répugnance extrême à se dessaisir de son trésor ; mais, quand le vieux avait parlé, il n’y avait rien à répliquer, et le mieux était de s’exécuter de bonne grâce.

– C’est un beau couteau effectivement, dit le gendarme.

– Eh bien ! voilà ce pauvre petit qui n’en est encore propriétaire que pour un tiers et qui ne demanderait pas mieux que de le posséder en entier, n’est-ce pas, petit ?

Quinze-Onces sentit la petite mort lui courir dans le dos et frissonna des pieds à la tête. Eh quoi ! le couteau n’était plus à lui ! Il ne l’avait touché de ses mains, porté dans sa poche, possédé pendant un quart d’heure, que pour le reperdre l’instant d’après ! Était-ce possible ? À tout prix, il fallait le reconquérir ; il était prêt à tout pour cela,... à tout, jusqu’à courir pieds nus sur des braises, s’il le fallait ! Le vieux semblait lire dans les yeux de l’enfant comme dans une glace fidèle ; il reprit avec bonhomie : – J’avais d’abord pensé à garder le couteau et à ne le donner au petit qu’après qu’il l’aurait loyalement gagné pour le surplus ; mais ça lui ferait trop de peine de s’en dessaisir, et j’ai confiance ; n’est-ce pas, petit, que je peux compter sur toi ?

– À la vie, à la mort, maître !

– Bien parlé ! Écoute maintenant : demain tu iras garder sur la Lauzière, dans l’après-midi ?

– Oui, maître.

– Tu rencontreras à la croisière M. le brigadier que voici, déguisé en paysan et monté sur une mule ; tu le reconnaîtras ?

– Oui, maître.

– Tu le conduiras jusqu’au champ de blé noir où les perdrix doivent commencer à picorer, et tu lui feras voir l’espéro de Jean.

– Oui, oui.

– Ce n’est pas tout ; tu verras Jean, et tu lui diras que tu as reconnu que les perdrix mangent au blé noir ; – le reste est affaire à nous ; est-ce compris ?

– Oui, je ferai tout cela, maître.

– Tu es un brave enfant, Simonet ; tiens, voilà le couteau.

Celle fois il était bien à lui, mais à quel prix, grand Dieu ! Il fallait trahir Jean des Baumes, le livrer sans défiance aux mains de ses ennemis ! Quinze-Onces, si peu dégrossi qu’on le suppose, sentait qu’il se rendait complice d’une mauvaise action ; cependant comment résister à cette lame brillante du couteau neuf ? Quinze-Onces, ébloui, devait succomber.

Les choses s’arrangèrent au mieux, et telles que le père Martin pouvait les souhaiter. Jean, qui depuis quelque temps n’avait pas paru à la grange de Tinet, vint précisément à deux ou trois jours de là se jeter, comme on dit, de lui-même dans la gueule du loup. Le vieux Martin l’accueillit comme à l’habitude et sans paraître lui garder la moindre rancune des violences de la dernière entrevue. – Comment va Lise ? demanda Jean en s’asseyant à sa place accoutumée.

– Lise va bien, tout à fait bien ; merci pour elle, Jean.

– Puis-je lui parler aujourd’hui ?

– Sans doute, si elle est là et si elle y consent ; mais est-elle là ? Je rentre à peine, et n’ai encore vu personne.

– Ne-vous dérangez pas, je verrai bien moi-même. – Jean se leva, ouvrit la porte de l’escalier qui conduisait au premier étage, et d’une voix forte et doucement impérieuse : – Lise, cria-t-il, c’est moi ! descendez un peu, qu’on vous parle !

À cet appel, à l’accent reconnu d’une voix si chère, toutes les belles résolutions de Félise s’évanouirent comme par enchantement. Elle accourut, ainsi que l’alouette au miroir, entraînée par un invincible attrait, et parut aussitôt.

– Que voulez-vous, Jean ? demanda-t-elle rougissante et charmée.

– Voici ce que je venais vous dire, Lise. Il y a longtemps que nous nous parlons, et je suis certain maintenant que j’ai pour vous une tendresse que rien ne pourra vaincre ni lasser ; voulez-vous être ma femme, et me permettez-vous de vous demander en mariage ?

Félise devint toute pâle et resta un moment interdite, regardant tour à tour son père et son amant, hésitante, troublée jusqu’au fond de l’âme. Le vieux Martin, sans paraître le moins du monde surpris de la hardiesse inattendue de la demande, se versa tranquillement un verre de vin, et but rasade. – Voici ma main, Jean, dit enfin Félise, d’une voix distincte à peine ; faites selon votre volonté.

Jean prit la petite main, qui tremblait extraordinairement dans les siennes, la serra doucement et gravement deux ou trois fois, et s’arrêtant devant le vieillard, à qui toute cette scène n’avait pas fait perdre un coup de dents : – Père, dit-il, je vous demande Lise pour femme et vous promets d’être pour elle un bon et fidèle mari.

– Lise est libre, répondit le vieux, et je ne doute pas que tu ne fasses un mari fidèle ; mais songes-tu vraiment à l’emmener avec toi dans la montagne et à lui faire habiter les baumes ?

– Non certes ! dit Jean ; j’ai bien compris qu’il fallait renoncer à Lise ou à la vie que j’ai menée jusqu’ici ; aucun sacrifice ne me coûtera. Je suis près à toutes les épreuves, car je comprends aussi que ma parole ne peut suffire, et que j’ai besoin de donner des gages. Écoutez donc ce que je propose : si pendant un an je suis resté assidu au travail de la ferme, sans tirer un coup de fusil, même le dimanche, me croirez-vous un mari digne d’elle ?

– Tope là ! mon garçon, et que Dieu te maintienne dans ce bon vouloir ! Oui, sur ma part de paradis, si tu fais ce que tu dis, Jean, Lise est à toi !

Jean mit sa main dans celle du vieillard et la serra cordialement ; Félise, radieuse, leur présenta un verre plein de vin, et tous trois trinquèrent à l’heureuse issue de ces accordailles.

– Ah ! fit le vieux Martin en reposant son verre vide, ce qui est dit est dit ; mais tu renonces tout de même à un fier coup de fusil, mon pauvre Jean.

– Comment cela ?

– Il paraît qu’une magnifique compagnie de perdrix trêve sur la Lauzière et picore le sarrasin de Jean de Christol. Le méchant Quinze-Onces l’a fait lever tous ces jours derniers ; il en a compté jusqu’à quatorze.

– Vraiment ?

– À ce qu’il dit ; pourtant on peut assez s’en rapporter à lui pour cela. Les petits sont si gros, dit-il encore, qu’il n’a pas pu les distinguer des père et mère. Ce fera joliment l’affaire de Dominique, puisque tu as renoncé à Satan.

– Minique est fichu de tirer ce coup-là comme moi de dire la messe, et vous n’aurez que de la besogne gâchée avec lui, soyez-en sûr.

– Dame ! je sais bien qu’il ne te vaut pas, mon garçon ; Minique en tuera deux ou trois, et en blessera autant qui iront crever çà et là sans profit pour personne ; il n’a qu’un vieux fusil à pierre et pas de chien, tandis que toi...

– Ce n’est pas pour me vanter, dit Jean, mais ce ne serait pas la première compagnie que j’aurais détruite en deux coups de fusil... Bah ! n’y pensons plus ! parole donnée, parole tenue.

– C’est parler en homme, Jean, et je te reconnais bien là ; cependant si on te rendait ta parole pour une fois seulement ? Au dernier marché de la ville, les perdreaux étaient hors de prix ; il me semble que c’est grand dommage de perdre un beau louis d’or quand on n’a guère qu’à se baisser pour le ramasser.

– Oui certes, fit Jean, qui n’était au fond du cœur que trop de cet avis ; mais pourquoi me tenter ? Est-ce une épreuve ? est-ce raillerie ?

– Sur ma part de paradis, je te jure que je dis la chose comme je la pense ; je ne verrais aucun mal à ce que ta conversion ne date que de demain, par exemple.

– Et vous, Lise ? reprit Jean qui hésitait encore, quoique très ébranlé, comme on pense.

– Moi, dit Lise, je veux ce que vous voulez, Jean, vous le savez bien. Et puisque mon père n’y trouve pas à redire...

– Bon ! c’est décidé, je vais tirer ce dernier coup de fusil. Dieu veuille que nous n’en ayons regret ni les uns ni les autres !

Amen ! dit le père Martin pour brusquer le dénouement. Allons ! allons ! bois vite un bon coup et file !

Jean partit. Malgré lui, une inquiétude vague lui serrait le cœur ; il allait à cette dernière expédition sans goût, sans ardeur, comme à regret. On eût dit qu’un pressentiment tenace retardait sa marche silencieuse. En passant durant la grange de Christol, il s’arrêta pour renfermer Maripan, qui ne pouvait être qu’une gêne dans l’espero. Comme si le brave animal eût flairé le danger de son maître, Jean eut toutes les peines du monde à s’en faire obéir, et il est certain que jamais Maripan n’avait tant fait de façons que ce jour-là pour se laisser mettre à l’attache. Jean, tout à ses pensées, n’entendit ni les grognements significatifs, ni les abois tristes comme des plaintes, il ne fit point attention à ces regards, qui voulaient dire tant de choses, et gagna la Lauzière à grandes enjambées.

La solitude du large plateau était complète ; à perte de vue, aucune créature humaine ne se montrait ; seul le troupeau de Quinze-Onces, paissant çà et là au pied des Roches-Noires, troublait le silence du clairin aigre de ses clochettes. Jean, satisfait de cette première inspection, s’approcha d’un grand clapier situé à une sorte de carrefour informe où des sentiers à peine tracés se croisaient ; il souleva une large pierre, et regarda attentivement la disposition de trois petits cailloux arrangés évidemment d’une façon convenue. – Voilà qui est bien ! dit-il en replaçant la pierre ; ce Quinze-Onces est un brave enfant, il faudra que je lui donne une belle étrenne à la Saint-Antonin prochaine. Tout à fait rassuré du côté des bleus par ce qu’il venait de voir, Jean gagna rapidement le champ de sarrasin, et se mit à examiner le sol avec une minutieuse attention. Partout de petites crottes sèches et lustrées attestaient l’incontestable présence des perdreaux ; des crottes plus fraîches indiquaient que le jour même la compagnie était venue prélever sa dîme matinale. À la forme de ces repaires, Jean reconnut que Quinze-Onces avait dit vrai, et que les petits devaient être grands comme père et mère. – Allons ! dit-il, tâchons de finir par un coup d’éclat. – Il arracha quelques poignées de blé noir, et en disposa les tiges sur une seule ligne, un peu en avant du champ cultivé. Si, selon toute apparence, les perdrix descendaient des hauteurs, elles s’arrêteraient nécessairement à ces premières javelles et se trouveraient ainsi presque toutes sous le coup de feu.

Ces dispositions prises et un dernier coup d’œil jeté rapidement autour de lui, Jean arma son fusil et entra dans l’espero. C’était un monument d’une simplicité primitive, formé de larges pierres disposées en rond, pouvant tout juste abriter une personne et ouvrant sur le champ par une sorte de meurtrière grossière habilement dissimulée. À première vue, il était difficile de distinguer l’espero de Jean des autres clapiers de la Lauzière. Le soleil déclinait de plus en plus, le moment propice approchait ; au loin, on n’entendait que Quinze-Onces chantant à tue-tête un vieux noël du pays.

Il y avait près d’une heure que Jean attendait, l’œil au guet, retenant son souffle, immobile et silencieux, avec la patience caractéristique du chasseur à l’affût, et rien n’indiquait encore qu’il n’en serait pas ce jour-là pour une vaine attente. Il faut si peu de chose en effet pour détourner ce gibier méfiant dont la vie s’écoule dans une continuelle alerte ! Un renard qui glapit, un chien qui pille, un pâtre qui s’exerce à la fronde, en voilà souvent assez pour que la compagnie détale effarouchée et abandonne son quartier pour un certain temps. Le soleil se couchait dans une pourpre enflammée, et déjà l’ombre commençait à descendre que Jean attendait encore, mais de moment en moment avec moins d’espérance. Tout d’un coup un grand bruit d’ailes se fit entendre par derrière, venant des hauteurs, et tout aussitôt le mâle et la femelle, perchés sur des roches plus élevées, se mirent à battre le rappel de la couvée. – Cot-cot-cot, – cot-cot ! – Cot-cot‑cot, – cot-cot ! – En un clin d’œil, toute la bande dispersée se réunit et courut d’un pas allègre à la picorée. Comme Jean l’avait pensé, les premières javelles furent aussitôt attaquées avec avidité, et les malheureuses bêtes se trouvèrent bien vite alignées à souhait pour la mort. Le coup partit : dix victimes foudroyées jonchèrent le sol ; trois ou quatre à peine échappaient au désastre et fuyaient à tire-d’aile. Jean lâcha son second coup sur un blessé qui faisait mine de fuir, et se leva pour courir ramasser sa proie. Un cri de rage s’échappa de ses lèvres, et la stupeur le cloua en place : le brigadier de Mormoiron et ses hommes entouraient l’espero et gardaient la seule issue de sortie ; Jean était pris dans son propre piège.

– Rends-toi, Jean, dit le brigadier, et ne gâte pas tes affaires par une résistance inutile. Je t’avais bien dit que je finirais par te pincer au demi-tour... Allons, bas les armes ! et de bonne grâce !

Mais Jean voyait rouge ; la fureur, la honte, l’impuissance, faisaient bouillonner sa pauvre cervelle ; lui pris ! lui désarmé ! lui malmené comme un conscrit ! Était-ce possible ? et qui osait le croire ? – Place ! cria-t-il d’une voix tonnante en faisant le moulinet avec son fusil, place ! ou malheur au premier qui me touche !

– Hardi ! cria le brigadier en s’élançant courageusement en avant, hardi, camarades ! au nom de la loi !... Il ne put achever, Jean venait de l’atteindre à la tête d’un coup de crosse, et il retombait à moitié assommé du coup.

– À vous autres maintenant, bandits ! hurlait Jean au paroxysme de la fureur et en faisant tourbillonner sa terrible crosse comme une massue.

Les gendarmes, un peu intimidés par la chute de leur chef, revenaient à la rescousse avec ce sentiment aveugle du devoir qui a tant d’empire sur ces braves gens ; la lutte continua, acharnée, bien que l’issue ne pût être douteuse. Si Jean avait été libre, en pleins champs, il eût certes eu raison du nombre, n’eût-il gagné que de vitesse ; mais là, traqué comme un loup dans sa fosse, que pouvait-il faire ? Donner la mort ou la recevoir. Il était bien perdu cette fois, et il se battait en désespéré. Un moment vint où l’un des gendarmes opposa si à propos sa carabine à la crosse tourbillonnante, que celle-ci se cassa net, et Jean se trouva tout à fait désarmé. Ivre de fureur, il s’élança comme un tigre, saisit à la gorge son heureux adversaire et roula avec lui sur le sol ensanglanté. Ce fut la fin ; cinq minutes après, Jean, fortement garrotté, gisait écumant à côté du brave brigadier qui commençait à reprendre ses esprits. – Positivement, disait celui-ci en essuyant son front tuméfié, j’ai reçu un rude coup tout de même, et je dois un beau cierge à Notre-Dame de Santé ; allons, en route, camarades ! ne perdons pas notre temps à geindre ici comme des femelles ! Il se leva péniblement, rajusta son ceinturon, but une légère gorgée d’eau-de-vie, et, d’une voix ferme : – Pas accéléré ! marche ! cria-t-il.

À ce commandement, la petite troupe s’ébranla ; Jean, les mains liées derrière le dos, fortement maintenu à droite et à gauche par des poignets solides, dut céder à la force, et emboîta le pas en silence. Il paraissait calmé, comprenant enfin qu’il n’avait aucun secours à attendre de la violence et que son seul espoir était désormais dans la ruse. Arrivés à la croisière, la brigade rencontra Quinze-Onces, qui rentrait avec son troupeau. À la vue du petit pâtre, Jean sentit son cœur se soulever de colère, et darda ses yeux ardents sur le traître. Celui-ci paraissait très ému de voir le pauvre Jean en si triste état, et n’osait lever les yeux sur lui. – Ah ! tonnerre ! fit soudain le brigadier en se frappant le front, et le gibier qui est resté sur le carreau. Petit, petit ! cours vite au champ de sarrasin, ramasse les perdreaux et porte-les de ma part au père Martin.

Ces derniers mots jetèrent une vive lumière dans l’esprit de Jean ; tout ce qu’il cherchait en vain à s’expliquer jusqu’ici devenait clair désormais. Quinze-Onces, le père Martin et le brigadier étaient des complices, et chacun avait joué son rôle dans la conjuration contre lui. – C’est bon ! murmura-t-il les dents serrées ; je vous retrouverai, mes amis..., avec l’aide de Dieu ! – Et comme si cette certitude acquise eût débarrassé sa poitrine d’un grand poids, il se remit en marche d’un pas ferme, au grand soulagement de ses gardiens.

Il était nuit noire lorsqu’on arriva à Mormoiron ; la brigade et le brigadier étaient sur les dents, et l’on remit d’un commun accord le transport du prisonnier dans la prison de la ville au lendemain matin. Jean fut enfermé à double tour dans une salle de la mairie, et chacun alla bien vite manger sa soupe et se reposer un peu d’une si rude journée.

Le brave brigadier n’était pas un méchant homme ; son front le faisait horriblement souffrir ; mais, quand il fut bien repu, il se mit à songer à Jean sans rancune. – Ce pauvre garçon, j’en suis sûr, crève de faim, dit-il ; voyons, femme, une bonne écuellée de soupe et un pichet de vin ! Le devoir ne doit pas empêcher l’humanité, que diantre ! – Il alluma une lanterne et sortit, suivi de sa femme, qui, il faut le dire, portait de très grand cœur la soupe du prisonnier. Jean dormait profondément, étendu de tout son long sur le carreau ; l’odeur de la soupe le réveilla presque autant que la lueur de la lanterne. Il fit un mouvement instinctif, mais ses bras liés le rappelèrent aussitôt à la triste réalité. – Je sais que tu as de l’honneur à ta manière, Jean, dit le brigadier, donne-moi ta parole de ne rien tenter pour t’enfuir, et je te délie les mains tout de suite.

– Je ne peux vous donner parole pour cela, dit Jean ; mais laissez-moi librement manger la soupe, et vous pourrez me reficeler après tant qu’il vous plaira.

– Soit, dit le brigadier.

Jean mangea et but de grand appétit, et, le souper fini, tendit loyalement ses mains aux entraves.

– Je voudrais t’épargner cela, mon pauvre garçon ; mais tu sais, je suis responsable de ta prise...

– Faites votre devoir, brigadier ; pourtant si vous vouliez ne pas me lier les bras par derrière, ça me gêne joliment pour dormir sur le dos.

Le brigadier allait refuser cette faveur quand son œil rencontra l’œil suppliant de sa femme. Ce diable de Jean avait toujours les femmes pour lui, et bien lui en prenait cette fois encore. –Effectivement, dit sentencieusement le brigadier, cela doit être fort gênant pour dormir..., j’y consens ; seulement, pour plus de sûreté, Bérard passera la nuit ici. Va chercher Bérard, femme !

Le brave Bérard aurait préféré, comme on pense, coucher dans son bon lit de gendarme ; mais le devoir avant tout ! Il s’assit sans répliquer sur une chaise à côté du prisonnier, et le brigadier, les enfermant tous deux sous la même clef, se retira rassuré.

Deux bonnes heures se passèrent sans qu’aucun bruit vînt troubler le morne silence de la nuit. Jean s’était remis à dormir de plus belle et le brave Bérard luttait de son mieux contre la fatigue écrasante du jour et les sollicitations de plus eu plus impérieuses du sommeil ; la lampe fumeuse ne répandait plus qu’une lueur rougeâtre, et ses yeux troublés cessaient par moments de percevoir distinctement les objets. Deux ou trois fois déjà il s’était surpris s’abandonnant tout à fait, et il était positif qu’il s’était réveillé en sursaut à plusieurs reprises. Tout d’un coup, au moment même où il rêvait que le brigadier venait lui annoncer la fin de sa consigne, le pauvre Bérard se sentit saisir, renverser, bâillonner et garrotter en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. C’était Jean qui, de ses dents aiguës, avait rongé lentement ses entraves et en utilisait les débris contre son gardien. Une fois libre de ses mouvements, Jean courut à la porte avec la lumière, et d’une pesée énorme la fit sortir des gonds comme autrefois Samson les portes de Gaza. Il ouvrit alors la première fenêtre venue, sauta lestement dans la rue, et, la main haute, la lèvre frémissante, d’un fier sourire, lançant un muet défi au destin, disparut aussitôt dans l’ombre.

 

 

 

III

 

 

Qu’on juge de l’effet produit à la grange de Tinet par Quinze-Onces chargé de gibier et racontant la terrible bataille dont il avait été témoin. Malgré ses habitudes de dissimulation et son empire sur soi-même, le père Martin eut grand’peine à cacher son contentement intérieur, et but coup sur coup deux ou trois rasades pour se donner contenance. – Malheureux Jean ! fit-il enfin, tu dis qu’il en a assommé deux ! C’est épouvantable alors, et le moins qu’il risque, c’est les galères !

Félise à ces mots éclata en sanglots et se tordit les mains de désespoir. Jean prisonnier, Jean condamné, Jean aux galères de Toulon accouplé à un bandit, était-ce possible ? était-ce croyable ? Eh quoi ! dire qu’il était tout à l’heure assis sur cette chaise, l’air radieux, lui contant tout bas de douces paroles, lui parlant d’avenir, d’amour, de mariage prochain, et qu’il y serait encore sans cette maudite compagnie de perdreaux, et que c’était elle-même qui l’avait poussé en riant à aller tirer ce dernier coup de fusil ! Ô misère ! ô tortures ! Ses pauvres yeux auraient-ils jamais assez de larmes pour une douleur comme la sienne ?

Le père Martin ne faisait rien pour la consoler et préférait, comme il disait, laisser couler l’eau. Quand il la crut plus calme pourtant, il se mit à la raisonner à sa façon. – Tu fais grandement bien de pleurer, ma pauvre fille ; pleurer soulage ; mais que faire contre le sort ? Tôt ou tard, Jean devait mal finir, vivant comme il vivait ; mieux vaut tôt que tard, vois-tu, et tu dois un bel ave à ta patronne pour te tirer à temps du guêpier ! Où en serais-tu à cette Heure, si par malechance tu étais la femme de ce malheureux ? Et quand je disais les galères, qui sait ? c’est peut-être bien l’échafaud qui l’attend !

– Ah ! dit Félise avec emportement, vous aurez beau dire ; vous ne me ferez pas renier mon pauvre Jean. Il me voulait pour femme, et je resterai sienne, quoi qu’il arrive !

– La ! la ! sans doute, et c’était un brave garçon ; qui dit le contraire ? Après ça, nous ne savons rien de l’affaire que ce que Quinze-Onces en raconte ; peut-être n’est-ce pas aussi grave qu’il dit. Voyons, petit, répète un peu pour voir... est-ce bien deux gendarmes que Jean a tués, dis ?

Malgré l’empire que le vieillard exerçait sur lui, Quinze-Onces recula épouvanté devant ce qu’on voulait lui faire dire, et recommença son récit en rétablissant les faits sans trop d’exagération.

– Eh ! que disais-je tantôt ? Tu vois bien, ma fille, on se presse toujours de pleurer ! Si Jean n’a tué personne, il n’a plus d’échafaud à redouter. Essuie tes yeux. Je sais bien qu’il reste les galères ; mais enfin, nous n’y sommes pas encore. Il sera toujours temps de nous désoler après les assises ! n’est-ce pas, Lisette ?

Ce vieux Martin avait une manière de consoler les gens faite tout exprès pour rendre leur chagrin plus cuisant et leur douleur plus vive. Sans avoir l’air d’y prendre garde, il excellait à retourner le couteau dans la plaie, et énumérait avec une complaisance atroce tout ce qui pouvait l’envenimer ou l’aigrir. Félise ne put supporter plus longtemps ces discours qui l’affolaient, et se réfugia dans sa chambre pour pleurer tout à l’aise et sans contrainte.

Quelle nuit ! elle s’était jetée sur son lit tout habillée et ses larmes ruisselaient silencieusement sur l’oreiller. Elle songeait à sa jeunesse perdue, à ce grand amour dont elle n’avait jamais mieux senti la plénitude, à tous ces projets d’avenir, de famille, si chèrement caressés, maintenant brisés sans retour. Et Jean ! n’était-il pas cent fois encore plus malheureux qu’elle ? Comment, avec sa nature indomptable, supporterait-il jamais cette vie de honte, de travail, de discipline et de privations ? Il y succomberait, c’était sûr ; mais, Jean mort, le monde n’était-il pas vide pour Félise ? Ah ! que son père était bienvenu à lui dire : Sèche tes larmes, il est toujours temps de se désoler ! – Mon Dieu, priait-elle en sanglotant, faites-moi mourir ! mon Dieu, prenez-moi ! emportez-moi ou rendez-moi mon bien-aimé !

Ô miracle ! d’où vient ce bruit ? peut-elle en croire ses oreilles ? n’est-elle pas le jouet d’une hallucination décevante ?... Non, non ! c’est bien lui cette fois, c’est bien son coup de sifflet, c’est son signal, c’est Jean ! Jean qui revient, Jean qui l’appelle !

Félise éperdue court à la fenêtre et l’ouvre toute grande ; Jean est là en effet, seul, libre, les bras tendus vers elle, plus beau et plus fier d’allure que jamais. – Oh ! Jean, dit Félise avec un accent d’indicible tendresse, et moi qui vous pleurais comme mort ! ô mon Jean !

– Félise, dit Jean d’une voix grave, me tenez-vous toujours comme par le passé pour un homme droit et sincère ?

– Oh ! certes !

– Voulez-vous toujours être ma femme ?

– Oh ! oui, plus que jamais, Jean.

– Je vais quitter le pays pour longtemps peut-être, Lise ; la femme suit son mari, voulez-vous me suivre ?

– Je suis vôtre, Jean, disposez de moi à votre volonté.

– Eh bien ! faites vite votre paquet et descendez ; nous n’avons pas de temps à perdre.

Félise, sans hésiter, ouvrit son coffre, prit un peu de linge, une robe et des chaussures de rechange, et descendit bravement par l’échelle que Jean venait de dresser contre sa fenêtre. L’aube naissait ; les deux amoureux gagnèrent la montagne d’un pas rapide et disparurent du côté des Grégories. Comme ils atteignaient les premières maisons du hameau, ils rencontrèrent Jean Cendrous en train de coupler ses bœufs pour les derniers labours de la saison. – Eh ! eh ! fit gaillardement celui-ci, je croyais être le premier levé de toute la combe, mais il paraît que tu es encore plus matinal que moi, mon compère !

– Jean Cendrous, dit résolument Félise en s’avançant vers le fermier, je vous prends à témoin que j’enlève Jean des Baumes que voici, et je vous prie d’en faire la dénonce à mon père aujourd’hui même.

– Oui-da ! ma belle, c’est bien du dérangement que tu me donnes là ; mais on ne refuse pas de dénoncer un robbage. Que Dieu vous conduise, mes enfants !

Le robbage est une vieille coutume comtadine qui survit à l’invasion des mœurs françaises. C’est la fille qui enlève (robbe) son amant et qui le met ainsi, par sa déclaration, à l’abri de toute poursuite ; le robbage est la suprême ressource des amoureux à bout de patience. Quand on refuse obstinément de vous unir, on se robbe, et tout est dit ; le mariage ne tarde guère, et l’autorité paternelle en reçoit peut-être moins d’offenses que des sommations respectueuses, inventées par le législateur du code civil.

Le père Martin écouta sans sourciller la dénonce de Jean Cendrous. – C’est bon ! dit-il, qui a fille doit s’attendre à tout ; mais je crains qu’il ne passe bien de l’eau sous le pont avant que nous allions à la noce !

Jean et Félise passèrent la journée dans les baumes de Maraval, l’oreille et l’œil au guet, comme on imagine. La nuit venue, ils gagnèrent le village, et bras dessus bras dessous, vinrent frapper à la porte du presbytère.

– Que viens tu faire ici, malheureux ? dit le curé ; ne sais-tu pas que toutes les brigades du département sont à tes trousses, et qu’on veut en finir avec toi ? Sauve-toi vite, et Dieu veuille qu’il soit encore temps !

– Bah ! bah ! soyez donc tranquille, monsieur le curé ; j’ai vraiment à cette heure d’autres soucis en tête, et je m’occuperai des bleus un peu plus tard. Allons, s’il vous plaît, au plus pressé.

– Et que peut-il y avoir de plus pressé pour toi que de fuir ?

– Voici Félise, reprit Jean avec gravité ; nous nous sommes robbés ce matin, et je ne veux pas l’emmener avec moi sur la montagne sans l’avoir prise pour femme légitime. Dites-nous notre messe de mariage sitôt minuit sonné, et priez le bon Dieu pour les pauvres novi !

Dans la simplicité de son âme, Jean trouvait sa proposition la plus naturelle du monde, et l’honnête curé eut bien du mal à lui faire comprendre que le Concordat autant que le Code s’opposaient formellement à ce genre d’unions, et qu’il commettrait un délit punissable en cédant à son désir.

– Comment faire alors, monsieur le curé ? dit Jean en jetant sur Félise un regard découragé, comment faire ?

– Jean, dit le prêtre, ému de l’éloquence muette de ce regard, je te connais de longue main, et je te sais homme d’honneur et craignant Dieu. Vous voilà, Félise et toi, comme mari et femme, sans le sacrement, et par tous les moyens il faut rendre à Félise sa bonne renommée. Vous êtes jeunes, et la fatigue ne vous fait pas peur : gagnez la Savoie par le plus court ; en ce pays, les prêtres marient les gens sans que le parquet s’en mêle. À genoux, mes enfants, et recevez ma bénédiction pour votre voyage ! – Jean et Félise s’agenouillèrent et prièrent un moment sous la main étendue du pasteur. – Jean, ajouta le curé en les relevant, je te confie Félise et la mets sous ta garde ; tu la respecteras comme ta propre sœur, de jour et de nuit, jusqu’au bout de la route, le promets-tu ?

– Devant Dieu, je le jure, monsieur le curé !

– Je prends ta parole ; adieu, mes enfants ; que Dieu vous conduise et vous ramène !

Au moment où Jean allait franchir la porte, le curé le tira un peu à part et lui dit tout bas : – Voici deux louis d’or, ménage-les, et si par fortune tu trouves là-bas un peu de tabac d’Espagne, pense à moi !

Pendant que Jean et Félise allaient, par des chemins à effrayer des chèvres, chercher la bénédiction nuptiale, le brigadier de Mormoiron, jaloux de venger son échec, fouillait le mont Ventoux en tout sens et exténuait son monde dans une vaine poursuite. Partout, il est vrai, il retrouvait la trace de Jean, ici un gîte, là un affût, plus loin de larges dalles noires encore de charbon pilé, mais de Jean point. Ce diable incarné était insaisissable autant qu’invisible. Un soir qu’il redescendait par Combe-Obscure, après avoir poussé aussi loin que possible dans la Baume-Noire, et tout aussi inutilement que devant, il s’arrêta un moment à la grange de Christol pour s’y rafraîchir. Le chien de Jean était resté à la grange depuis la soirée de la grande lutte, et attendait philosophiquement que son maître vînt le reprendre. À la vue du brigadier, peut-être aussi à l’odeur caractéristique de la gendarmerie, le vaillant animal s’élança avec des aboiements furieux et fit mine de jouer des crocs. – Quel chien avez-vous donc là, Christol ? dit le brigadier en se garant ; il n’est pas commode, non !

– C’est Maripan, le chien de Jean des Baumes, répondit Christol ; c’est vrai qu’il n’aime pas les tricornes, à part ça... Ici ! Maripan ! ici ! veux-tu te taire, à la fin ! – À l’appui de son objurgation, le paysan allongea à la bête un terrible coup de pied et l’envoya rouler sous la table. Le pauvre Maripan connaissait sans doute de longue date ce genre d’arguments, car malgré la douleur et la honte il se le tint pour dit et resta coi dans son coin ; ses yeux seuls étincelaient de colère et regardaient menaçants.

– Ah ! c’est le chien de Jean ? fit le brigadier ; j’ai bonne envie de le faire prisonnier de guerre ; qu’en penses-tu, Bérard ?

– Que diantre voulez-vous faire de cette méchante bête, mon brigadier ? répondit le gendarme, qui se souciait médiocrement de pousser les choses à l’extrême avec un chien dont les yeux ardaient comme braise... Il ne peut donner que de l’embarras.

– J’ai mon idée, fit majestueusement le brigadier en portant le doigt à son front ; emparons-nous de lui instantanément.

Ce ne fut pas chose facile ; Maripan se défendit longtemps avant de battre la chamade ; mais enfin, grâce à l’adresse de Bérard et malgré quelques écorchures, force resta à la loi, et le vaincu, dûment muselé, suivit les vainqueurs, l’oreille basse et la queue entre les jambes.

L’idée du brigadier en valait une autre ; grâce à Maripan et à la finesse exquise de son nez, il serait peut-être possible de dépister Jean des Baumes et de le prendre à l’improviste. Pour cela, il fallait avant tout vaincre la répulsion invétérée de l’animal et modifier son humeur par de bons procédés. Maripan fut en conséquence recommandé aux soins particuliers de la femme du brigadier et connut bientôt toute la douceur des pâtées corruptrices. C’est triste à dire, mais pourquoi ne pas l’avouer ? après quelque temps de ce régime, Maripan n’était guère reconnaissable ; son horreur pour la gendarmerie française s’était affaiblie à tel point qu’il supportait parfaitement que Bérard lui passât la main sur le dos. C’était un chien perdu pour la vie libre, et la chaîne qui le maintenait attaché dans la cour de la caserne était vraiment inutile.

À son retour de Savoie, Jean apprit bien vite par les amis la recherche acharnée dont il avait été l’objet, mais il ne parut pas s’en préoccuper autrement. Il avait installé Félise dans une vaste grotte, presque inaccessible, connue seulement de quelques rares chasseurs, et il s’était remis à son ancienne vie de braconnage et de contrebande. Rien ne paraissait changé dans ses allures, sinon qu’il ne couchait plus comme autrefois çà et là, à l’aventure, et qu’il était devenu infiniment moins confiant et beaucoup plus soupçonneux. La perte de son chien lui avait été particulièrement sensible, et il s’était brouillé tout à fait avec Christol, gardien défaillant, sinon même infidèle. Il descendait rarement au village et entendait la messe des crêtes de préférence à toute autre.

De son côté, le brigadier semblait avoir pris son parti de son échec et paraissait décidément éloigné de toute idée de revanche. Les premières neiges venaient de tomber ; le mont Ventoux était tout blanc jusque bien au-dessous des bois de fayards. Jean descendit à Maraval, craignant que Félise, dont la grossesse commençait à s’accuser, n’eût trop à souffrir de la rigueur du froid et de la violence des vents. À Maraval, l’abri était doux, et il en serait quitte pour un peu plus de vigilance.

La nuit de Noël arriva sans que rien de notable se fût produit. Jean et Félise étaient restés à veiller au coin de l’âtre primitif qui leur servait de foyer, attendant le signal des cloches du village pour s’unir d’intention aux fidèles et célébrer de leur mieux la naissance du Sauveur. Entre-temps, ils devisaient et parlaient un peu de tout. – J’ai grand’peine à croire que Quinze-Onces soit traître, disait Félise. Pourquoi t’aurait-il vendu, d’ailleurs. ? Qu’est-ce que cela pouvait lui rapporter ?

– Je l’ignore, répondit Jean, mais je finirai bien par le savoir tôt ou fard, et il n’aura rien perdu pour attendre. Ah ! le petit gueux ! Sans lui, tu serais à cette heure à mon bras, la tête haute, sur le chemin de l’église, et tu préparerais tes couches avec honneur dans la maison de ton père !

– C’est vrai, dit Félise avec tristesse. Mon pauvre père ! que devient-il tout seul là-bas, sans moi !

– Il se porte à merveille ; le curé, que j’ai vu ce soir même, l’a rencontré revenant de la ville, gaillard et dispos comme à son ordinaire. En voilà encore un du reste dont je tirerai la conduite au clair quelque beau jour, s’il plaît à Dieu !

– Tu vois des traîtres partout, Jean.

– C’est qu’il y a partout des traîtres, Félise... Ce Christol, quel besoin avait-il de dire aux gendarmes que Maripan était à moi ! J’appelle ça trahir, moi !

– Pauvre Maripan ! dit Félise, c’était un bon chien, et je le regrette.

– Oh ! Oui ! c’était un bon chien, et tel qu’on aurait eu peine à trouver son pareil. Je ne peux m’imaginer qu’il soit vraiment perdu, et je m’attends toujours à le voir revenir ici, les restes de sa chaîne au cou. Qu’est-ce que ce damné brigadier aura pu en faire ? – Et involontairement pour ainsi dire, par la seule force de l’habitude, Jean se mit à pousser le coup de sifflet strident qui ramenait jadis Maripan dans ses plus grands écarts de vagabondage. Comme s’il n’eût attendu que ce signal, dans le calme silence de la nuit claire, le jappement lointain d’un chien monta de la plaine en réponse au coup de sifflet.

Jean frémit de la tête aux pieds et se leva tout droit, haletant. – As-tu entendu, Félise ? dit-il.

– Oui, mais il ne manque pas de chiens dans la plaine, mon pauvre Jean, – cette nuit surtout, où tout le monde veille.

– C’est lui ! te dis-je, je l’ai reconnu. Au reste, écoute plutôt. – Il pinça fortement sa lèvre inférieure, et de l’entrée de la grotte, dans le grand silence nocturne, lança, à des intervalles égaux, trois vigoureux coups de sifflet. Quelques secondes après, la voix lointaine du chien répondit par trois abois bien séparés ; plus de doute cette fois, c’était Maripan qui revenait. – Ah ! brave chien ! meilleur que les hommes ! Quelle fête pour ton retour ! Il ne sera pas long maintenant, je t’en réponds, et il va courir droit devant lui sans souci des chemins et des sentes ! Ah ! voilà la plus belle Noël que je pusse souhaiter !

Jean multipliait ses appels ; à son grand étonnement, la voix du chien restait toujours lointaine, et le ton en semblait être de plus en plus triste et plaintif. – Ah ! tonnerre ! s’écria Jean en devenant tout à coup sombre, c’est bien Maripan ; mais il n’est pas libre !

– Que veux-tu dire, Jean ?

– Je dis qu’il devrait être déjà ici. Oui, oui, c’est lui, il tient une piste, mais il est tenu en laisse... Alerte ! Félise, c’est à nous qu’on en veut, et Maripan, lui aussi, est un traître !

Jean n’avait que trop raison, le chien tenait la piste et servait de guide à ses ennemis. Il n’y avait pas de temps à perdre ; coûte que coûte, il fallait fuir. Félise fit rapidement un paquet de ses meilleures hardes, et Jean, déplaçant une pierre énorme, cacha ses outils à fabriquer la poudre ; puis, après avoir mis deux pains dans son carnier et s’être assuré du bon état de ses amorces, il prit Félise par la main et gagna les crêtes en marchant droit devant lui.

Il faisait un froid vif, et la lune à son dernier quartier étincelait sur la neige durcie ; la voix du chien arrivait de plus en plus distincte, à mesure qu’il s’engageait plus avant dans la montagne. À un certain moment, les aboiements répétés prirent un accent si particulier que Jean s’arrêta pour écouter. – Ils sont à Maraval, dit-il, et le chien jappe sur la place chaude ; mais nous tenons une bonne avance, Félise, et ce serait bien du diable s’ils nous rejoignent.

À n’en juger que par les cris du chien, la poursuite continuait sans relâche avec un acharnement marqué. Le jour était levé depuis longtemps que Jean et Félise marchaient toujours en silence ; la fatigue commençait visiblement à gagner la jeune femme. À plusieurs reprises déjà, Félise avait été obligée de s’arrêter pour reprendre haleine ; malgré son courage, la pauvre enfant se sentait à bout de forces et retardait la marche de Jean, au bras duquel elle pesait de plus en plus. Enfin elle s’arrêta tout à fait. – Jean, dit-elle, je n’en peux plus ; laisse-moi ici et sauve-toi. On ne peut rien me faire, à moi, et tu sauras bien me retrouver.

– Moi, t’abandonner ? jamais, jamais ! Voyons, ma fille, encore un effort !

– C’est inutile, Jean, j’ai fait plus que je ne pouvais. Sauve-toi, sauve-toi, je t’en conjure !

– Non, mille fois non ! Nous sommes à cent pas à peine du jas de la Sainte-Croix, viens t’y reposer, et laisse-moi faire.

Félise se traîna péniblement jusqu’au jas, dont l’entrée était à demi obstruée de neige, et retomba écrasée sur l’épaisse couche de lavande et de serpolet que la prévoyance des pâtres entretenait dans cette sauvage demeure.

– Reste là et attends-moi sans impatience ; avec l’aide de Dieu, je n’en ai pas pour longtemps.

Jean venait de prendre une grande résolution ; il tourna sur ses pas, redescendit vivement du côté de Maraval, et courut se poster derrière un rocher qui barrait l’étroit sentier et le forçait à faire un coude. Il n’attendit pas longtemps ; Maripan, tenu en laisse par un gendarme, venait de déboucher et fouillait la piste à plein nez, donnant de la voix, la langue pendante comme en temps de canicule ; le brigadier et ses hommes suivaient, ruisselants de sueur. Jean abaissa son fusil, visa lentement, et le malheureux chien tomba foudroyé d’une balle en plein front.

– Hardi ! camarades, cria le brigadier en s’élançant en avant ; à toi, Bérard ! à toi, Bassy !... hardi, les amis ! – Mais Jean, plus leste qu’un izard, était déjà loin et gagnait du côté de Curnier, laissant derrière lui, avec intention, le jas de la Sainte-Croix. Le brigadier comprit que c’était partie perdue, et donna le signal de la retraite à ses hommes. Le cadavre de Maripan, déjà roidi par le froid, restait seul, les pattes en l’air, pour le plus grand régal du premier loup de passage.

 

 

 

IV

 

 

Ce ne fut que le soir, à la tombée de la nuit, que Jean put rejoindre Félise au jas de la Sainte-Croix. Il la trouva demi-morte de froid et de terreur, grelottant la fièvre et répétant des mots décousus, vides de sens, comme en disent les gens en délire. Il alluma vite un grand feu et frictionna énergiquement les membres glacés de la pauvre femme en l’appelant des noms les plus tendres. Félise se laissait faire insensible ; son œil fixe semblait regarder sans voir, et elle paraissait ne répondre qu’à des interlocuteurs invisibles. Pour comble de malheur, le vent venait de se lever, le vent du Ventoux, un vent glacial qui brisait la neige en poussière et l’emportait en tourbillons violents. Impossible de songer à redescendre par un temps pareil, force était de rester là jusqu’au jour.

Jean, désolé, le cœur gros d’inquiétudes, disposa dans le coin le mieux abrité quelques brassées de lavandes sèches et y étendit la pauvre Félise ; puis il la couvrit avec ses propres habits et entretint toute la nuit un grand feu à l’entrée de la misérable masure. Par moment, la rafale, redoublant de fureur, ébranlait les murs et semblait leur arracher des gémissements lamentables ; la fumée, violemment repoussée à l’intérieur, venait ajouter à toutes ces misères des menaces d’asphyxie. Félise, dévorée d’une soif ardente, demandait à chaque instant à boire, et le pauvre Jean ne pouvait lui donner que des morceaux de neige durcie qu’il brisait menus à coups de couteau.

Quand cette épouvantable nuit fut enfin passée, le malheureux homme sortit un moment pour s’orienter un peu. Le vent était tombé avec le lever du soleil, mais la situation n’en était pas moins affreuse. Seul, au sommet du Ventoux, par douze ou quinze degrés de froid, avec une femme malade, délirante, incapable de mettre un pied devant l’autre, et lui, rompu, brisé, épuisé par les fatigues de la veille et les angoisses d’une telle nuit ; il n’avait de secours à attendre de personne, et nul ne pouvait le sauver que lui-même. Pour la première fois de sa vie, Jean sentit le cœur lui manquer, et de grosses larmes vinrent silencieusement sillonner ses joues creuses. Il leva les yeux au ciel avec une expression désespérée et rentra s’asseoir désolé près de Félise, qui pour la centième fois demandait à boire.

Cette grande défaillance fut courte ; rendu bientôt à lui-même, Jean regarda sa cruelle position bien en face. Avant tout, il fallait sortir du jas, conte que coûte, et, pour ce faire, il fallait absolument reprendre des forces. Jean mangea la moitié d’un pain et but deux ou trois gorgées de neige fondue. Ce repas frugal achevé, il fit une courte prière, prit Félise à bras-le-corps et la chargea sur ses épaules ; puis, se servant de son fusil comme d’un bâton, descendit la pente roide à petits pas.

Si robuste qu’il fût, si sûr que fût son pied, Jean était de temps en temps obligé de s’arrêter pour reprendre haleine. Il déposait alors son précieux fardeau sur quelque roche à sa portée, et le rechargeait vaillamment après un court repos. Il parvint ainsi, en cinq mortelles heures d’une marche écrasante, à la baume de Maraval, et il constata avec bonheur que le rapide passage de l’ennemi n’avait pas causé de trop grands dégâts dans sa demeure de prédilection. Il était temps ; Jean, exténué, était littéralement à bout de forces. La première fatigue une fois passée, il s’occupa exclusivement de Félise, dont l’état lui inspirait des inquiétudes de plus en plus vives. Aux violences de la fièvre et du délire, une torpeur profonde avait succédé. Félise semblait comme engourdie dans une somnolence léthargique, et son corps inerte gisait sans mouvement. Jean fit de grands efforts pour ranimer la pauvre femme, et épuisa toutes les ressources d’un cœur aimant rendu ingénieux par la nécessité. Rien n’y fit ; son désespoir égala bientôt son épouvante. Le jour baissait ; allait-il donc passer une seconde nuit d’angoisses et de terreur, seul, abandonné de tous, impuissant à donner à sa chère malade le moindre soulagement, témoin inutile de tant de souffrances ? Jean sortit vivement et promena un regard avide tout autour de lui et jusqu’à perte de vue. Hélas ! pas une âme, pas un pâtre, pas un troupeau, pas un chien ! Rien, rien que le silence et la solitude.

Tout là-bas, dans la vallée, l’église du village tintait lentement l’angélus du soir, et pour la première fois de sa vie, à cet appel religieux, Jean sentit monter à ses lèvres un sourire amer. Dans son âme pleine de tempêtes, ce chant des cloches du soir lui parut une ironie de plus, le défi tranquille de la vie paisible, la protestation inflexible de l’ordre établi triomphant dans sa régularité égoïste. – Va donc, vagabond ! disait clairement la petite cloche, crève comme un chien sur ta montagne ! Nos soins, nos services, nos secours, nos médecins, nos prêtres ne sont pas pour toi ! Nous ne devons assistance qu’à ceux qui vivent de notre vie, partagent nos charges, se courbent sous les mêmes obligations que nous, et ne s’arrogent pas, comme toi, le droit de vivre à leur guise, en dehors de toutes lois et de tous devoirs !

Au moment où Jean allait rentrer, la mort dans l’âme, deux coups de feu retentirent à peu de distance, et un malheureux lièvre, blessé à mort, vint expirer à quelques centaines de pas de la baume. Jean courut le ramasser et s’élança au-devant du chasseur, qui venait de quitter son affût. Ô bonheur ! c’était Siffrein, un camarade, un frère en braconnage, un ami ! En quelques mots, Siffrein fut mis au courant, et s’empressa de se mettre à la dévotion de Jean. Aussitôt rentré au village, Siffrein devait voir le médecin et le curé et leur raconter en quel état il avait laissé Félise. Jean, soulagé par la certitude d’un secours prochain, rentra dans la baume, et brisé de fatigue et d’émotion, ne tarda pas à s’assoupir lourdement au coin du feu.

Des cris déchirants le réveillèrent. Félise se tordait sur sa misérable couche ; le délire l’avait quittée, mais avec la raison l’épouvante était rentrée dans son esprit. – Je vais mourir ! criait-elle. Jean ! ne me laisse pas mourir !... Jean, j’ai peur ! Jean, je meurs ! À moi ! à moi ! Ne me laisse pas mourir, Jean, je t’en conjure !

– Félise ! Félise ! répondait Jean éperdu, calme-toi, je suis là, je ne te quitte pas ! De quoi peux-tu avoir peur ? Je suis là !... Mon Dieu ! mon Dieu ! tu souffres donc bien, pauvre Lise !

Elle se cramponnait à lui avec une énergie extraordinaire et le serrait à l’étouffer dans ses bras crispés. Un sanglot convulsif montait du fond de sa poitrine et sortait, à travers ses dents serrées, par hoquets violents, comme un râle, tandis qu’une légère écume frangeait les commissures des lèvres d’une mousse blanche. – Ah ! Jean ! cria Félise avec un accent désespéré, adieu, Jean ! adieu ! c’est fini !

Ses bras se détendirent aussitôt, et elle retomba inanimée sur son grabat.

Quand Siffrein, le curé et le médecin arrivèrent enfin, un peu avant minuit, ils trouvèrent Jean sanglotant à genoux sur les mains glacées de Félise. Le docteur chercha en vain un signe de vie dans le pouls muet, et hocha tristement la tête. Toutefois une petite glace approchée des lèvres livides se ternit aussitôt d’une buée blanche. – Elle a encore le souffle, dit le praticien, mais ce n’est vraiment pas la peine d’en parler ; nous arrivons trop tard ; monsieur le curé !

– Hélas ! je le crains. Pensez-vous qu’elle puisse encore entendre ?

– C’est plus que douteux.

– Je vais le tenter tout de même.

 Le vieux prêtre s’agenouilla à côté de la mourante, et, prenant une de ses mains dans les siennes : – Ma fille, dit-il, c’est moi, votre curé, qui viens prier avec vous ; si vous m’entendez, faites-le connaître en me serrant la main. Voulez-vous recevoir l’absolution de vos fautes ? Dites, ma fille, le voulez-vous ? – La main de Félise resta inerte. Le curé lui parla quelque temps ainsi, essayant par tous les moyens d’obtenir un signe quelconque. Quand il eut reconnu l’inutilité de ses efforts, il se releva d’un air fort triste, dénoua un surplis, passa une étole, tira d’un petit étui en cuir les saintes huiles de l’extrême-onction, et commença les prières de l’agonie chrétienne. Ceux qui assistaient à cette scène lugubre priaient agenouillés sur la pierre, à la lueur vacillante d’un feu de genêt ; Jean sanglotait à fendre l’âme. Au moment où le prêtre disait ces paroles : Ouvrez-vous, portes éternelles, Félise parut se ranimer, son sein se souleva légèrement et ses paupières s’ouvrirent toutes grandes. – Jean ! murmura-t-elle d’une voix à peine distincte, et, inclinant la tête du côté du bien-aimé, elle expira doucement, sans souffrances nouvelles.

Après la mort de Félise, le brave curé voulait à toute force emmener Jean avec lui et l’arracher au spectacle de cette désolation. – Viens, disait-il, allons tout préparer ensemble pour faire honneur à la pauvre morte ; nul ne savait mieux que moi combien Félise était une brave fille, et j’entends qu’elle soit considérée ainsi par chacun, malgré les apparences. Viens, mon pauvre Jean, viens.

– Monsieur le curé, vous êtes la bonté même ; mais, s’il vous plaît, laissez-moi ici pleurer tout à mon aise, à côté d’elle. Nous nous étions promis, Félise et moi, de ne jamais nous quitter et de nous aimer uniquement : si belles funérailles que vous puissiez lui faire, il faudra toujours l’emporter d’ici ; laissez-la-moi jusque-là ! Ah ! monsieur le curé, si vous vouliez...

– Quoi donc, pauvre Jean ?

– Est-ce possible ? Je l’ignore ; mais, si cela se pouvait, je serais vraiment bien heureux dans ma misère. Ma pauvre Lise doit reposer en terre bénite, comme bonne chrétienne, mais n’y a-t-il de terre sainte qu’au cimetière ? Si vous bénissiez ce coin-là, au pied de ce grand genévrier, ne serait-elle pas tout aussi bien ? De cette façon, je resterais avec elle sans la quitter, comme je le lui avais promis à nos accordailles !

Le curé, ému jusqu’aux entrailles de cette demande, qui témoignait si simplement d’un si profond et si parfait amour, serra Jean dans ses bras et lui répondit sans hésiter :

– Qu’il en soit selon ton désir, Jean ; creuse toi-même la fosse de ta femme, et j’en ferai demain la terre bénie de son repos jusqu’au jour du jugement.

Ainsi fut-il fait. Dès l’aube, Jean travaillait à sa besogne funèbre ; et avec une ardeur extraordinaire. En vain Siffrein, Simon et quelques autres, accourus à la première nouvelle de la mort de Lise, voulurent-ils l’aider, Jean refusa doucement tout secours. Il creusa ainsi avec des difficultés infinies un trou profond, dont un bon tiers dans la roche vive. Son œuvre était à peine achevée. quand le funèbre cortège arriva, chantant les psaumes des morts.

Jamais la baume de Maraval n’avait vu telle affluence de monde ; non seulement tout le village avait suivi le curé pour honorer la pauvre défunte, mais des hameaux d’alentour, des Baux, de Sainte-Colombe et jusque de la Grange-Neuve, et des Bernardes, hommes et femmes, filles et garçons étaient accourus à l’envi. Le vieux Martin s’était jeté dans les bras de Jean à l’arrivée, et montrait une douleur que peu de gens l’eussent cru capable d’éprouver. Pendant toute la cérémonie il resta à genoux, sanglotant auprès de la bière découverte où la pauvre Félise semblait dormir dans la sérénité. En quelques paroles émues, le curé raconta la lamentable histoire de cette pauvre enfant, que tous avaient connue naguère encore si fraîche, si vivante, et dont plus d’une avait été jalouse. Aussitôt de tous côtés les larmes et les sanglots éclatèrent ; ce ne fut plus que lamentations et cris de femmes mêlés aux répons des dernières prières.

Au moment où l’humble bière, enfin clouée, descendait à grands renforts de bras dans la fosse, un mouvement se fit dans la foule, qui s’écarta pour faire place à un dernier venu. C’était Simon Quinze-Onces, pâle, tête-nue, les yeux aveuglés de larmes. Sans paraître tenir compte de l’aversion évidente qu’il inspirait, Quinze-Onces alla s’agenouiller au bord de la fosse et baisa la terre à plusieurs reprises avec humilité ; puis, s’adressant à haute voix à Jean, qui le regardait faire avec stupeur :

– Jean, dit-il, c’est moi, misérable, qui suis cause, pour une bonne part, de la mort de Félise, et je viens t’en demander pardon devant tous. Quand je t’ai trahi, j’étais loin de penser que les choses en viendraient là et feraient de moi un maudit ! Depuis ce jour, je n’ai plus connu le sommeil, et je vis dévoré de chagrin, de remords ; nul de ceux qui me méprisent ne me méprise autant que je le fais moi-même. Jean, au nom de la morte que tu as tant aimée, veux-tu m’accorder mon pardon ?

À cette demande, faite en un tel moment et en un tel lieu, Jean sentit toute colère s’éteindre dans son âme généreuse, et, tendant la main au coupable :

– Tu m’as fait bien du mal, Simon, dit-il mais ce ne sera pas en vain que tu auras invoqué le nom de Félise au bord de sa tombe ; du fond du cœur je te pardonne : si tu veux que Dieu te pardonne aussi, donne-lui des marques certaines de repentir.

Quinze-Onces tira de sa poche le couteau maudit, cause première de son crime, et le jeta résolument dans la fosse, à demi comblée déjà, grâce à la pieuse ardeur des assistants.

– Ah ! fit-il avec un grand soulagement de cœur quand il vit la terre et les cailloux le recouvrir tout à fait, c’était bien sûr le couteau de Salan ! il ne tentera plus personne.

 

 

 

V

 

 

La mort de Félise décida définitivement de la vie de Jean des Baumes. Jusque-là, le réfractaire, l’insoumis pouvait encore, les circonstances aidant, redevenir un homme comme les autres et rentrer dans l’ordre ; marié, père de famille, Jean eût été le premier à sentir la nécessité de se réconcilier avec la société, et eût certainement mis à profit l’amnistie générale qui suivit la révolution de 1850 ; mais veuf, seul, n’ayant plus de raison pour lutter contre l’entraînement naturel, Jean devait fatalement retomber dans ce vagabondage qui était devenu pour lui comme une seconde nature. Sur sa montagne inaccessible, où les bleus avaient fini par le laisser décidément tranquille, s’il vivait d’une vie dure, il ne relevait de personne, il était vraiment son maître dans toute la force du mot.

Grâce à quelques pans de mur en pierres sèches, élevés du côté du vent, il avait fait de la baume de Maraval un logis presque habitable pour une créature humaine. C’était là son quartier général, son grenier à provisions et son atelier ; il y revenait chaque soir pour la couchée, souvent de fort loin et par tous les temps. Le matin, avant de repartir en courses, il s’agenouillait près du tombeau de Félise, disait dévotement ses heures, puis jetait pieusement une pierre sur le tumulus grossier, qui bientôt, augmenté de la pierre de tous les passants, s’appela et s’appelle encore le clapier de la morte.

Il vécut ainsi de longues années dans cette solitude farouche, seul avec le souvenir de celle qui n’était plus, et ne descendant guère au village que les dimanches et les jours de fêtes chômées, pour entendre la messe. Il parlait peu et fréquentait les gens le moins possible ; mais, par une sorte de convention tacite, il semblait s’être constitué le gardien naturel des vieilles coutumes du pays. Le samedi saint, par exemple, on était toujours sûr de le trouver posté à l’angle de la place, le doigt sur la détente, attendant le carillon des cloches revenant de Rome, pour fusiller le carême, figuré par des coquilles d’œufs, des arêtes de poissons et des légumes secs suspendus à quelque vieux cercle de barrique, à la hauteur des toits. C’était lui qui donnait les aubades des confrères de Saint-Marc, et il n’avait pas son pareil pour les roulements sur la grande caisse de la confrérie. Quand venait la Saint-Jean, c’était lui encore qui allumait sur la montagne le premier feu de joie en l’honneur de son saint patron. Il était aussi bombardier, et pour la Saint-Antonin, patron du village, ou la Sainte-Barbe, patronne des artilleurs, c’était Jean qui tirait les boîtes de la commune, et ne les chargeait guère avec la poudre de l’État, comme on pense. Il savait la chanson qui fait revenir les essaims d’abeilles, et la prière qui fait retrouver les objets perdus. Il était aussi quelque peu rebouteux, pansait au secret, découvrait les sources à la baguette, et avait une drogue souveraine contre la morsure des chiens enragés.

Chacun l’aimait à dix lieues à la ronde, et on le consultait volontiers dans les circonstances graves, car on le savait aussi prudent qu’entendu. Les jeunes gens étaient unanimes pour proclamer la supériorité de la poudre de Jean sur la poudre de bureau, et les filles lui donnaient toujours la préférence, s’il s’agissait de dénonce pour un robbage. Aussi, quand après chaque grande récolte Jean s’en allait de ferme en ferme, le sac au dos, comme un ermite quêteur, était-il sûr de toucher partout sa bonne causse de grain, sa poignée d’olives ou sa fiole de vin nouveau. Quand on tuait le porc, il y avait toujours pour Jean une bonne portion de fricassée, et il ne se faisait guère de grand repas de noces ou de baptême sans que Jean y fût invité comme de plein droit. Ainsi cet homme, qui n’avait rien au soleil, ni terres, ni maisons, qui, semblable au philosophe antique, portait tout son avoir sur lui-même, ce déclassé vagabond, moitié contrebandier, moitié braconnier, sans profession connue, sans industrie avouable, vivait, somme toute, dans une abondance relative, et jouissait sans conteste de la cordiale estime de tous ses voisins.

La dernière fois que je vis Jean des Baumes remonte à quelques années déjà. On s’était décidé à faire jouer la mine, pour enlever un grand rocher de grès rose, à fleur de sol, qui faisait le déshonneur d’une belle pièce de terre à garances. Dominique, fils de Pascal et successeur de son père, alla quérir le bombardier, qui vint dès le lendemain avec sa bonne poudre et ses outils. C’était, à ce moment, un homme de soixante-cinq à soixante-dix ans, mais qui en paraissait cinquante à peine ; sec, nerveux, basané, il me frappa par les formidables enjambées de son jarret agile. Il travailla tout le jour à creuser ses trous de mine, et, bien qu’il fût exposé en plein soleil et que la besogne fût très pénible, c’est à peine si de temps en temps une goutte de sueur vint perler sur son front ridé. Ses cheveux étaient tout blancs, coupés très court, mais drus et serrés comme à vingt ans ; son aspect donnait positivement la sensation de l’indestructible, et l’on comprenait d’emblée qu’un tel homme n’avait jamais dû être malade et pouvait indéfiniment défier la mort.

Hélas ! le pauvre Jean devait avoir une fin aussi tragique que prochaine. L’hiver de l’année dernière a été singulièrement rigoureux, comme chacun peut s’en souvenir ; dès les premiers jours de novembre, la neige couvrit le Ventoux d’un immense linceul, et, contre toute habitude, resta jusqu’au printemps sans se fondre. Jean avait disparu à peu près vers cette même époque, et tout l’hiver se passa sans qu’il eût donné signe de vie. Les premiers pâtres qui se hasardèrent sur la montagne trouvèrent au fond de la déchirure de Curnier un amas informe, composé de quelques os humains et de quelques restes de vêtements ; tout auprès un fusil de chasse à deux coups encore chargé, enfin, un peu plus loin, un carnier éventré, plein de poudre. Le fusil fut reconnu pour celui de Jean des Baumes, et l’on pensa généralement que le pauvre homme, surpris par les neiges, était misérablement devenu la pâture des loups. Le curé fit ramasser avec soin tous ces tristes débris et les inhuma chrétiennement dans le clapier de la morte, à côté des restes de Félise.

Simon Quinze-Onces a racheté de celui qui en fit la trouvaille le bon fusil de Jean des Baumes, et c’est lui maintenant qui détruit les dernières compagnies de perdrix rouges du Ventoux avec une poudre de sa fabrique dont on commence à dire grand bien dans les veillées.

 

 

Henry de LA MADELÈNE, Contes comtadins, 1874.

 

 

 

 



1 Baume ou balme, mot qui signifie grotte dans le midi.

 

 

 

 

 

 

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