Le coffret
par
Stéphen de LA MADELAINE
M. d’Aiguimont était, il y a quinze ans, un des agents de change les mieux accrédités de Paris ; sa prudence et sa loyauté lui avaient acquis la confiance de plusieurs grandes familles dont il gérait les intérêts avec la circonspection qu’il mettait dans ses propres affaires. Sa fortune était considérable ; il en jouissait sans prodigalité, sans étalage ; le discernement qui réglait toutes ses dépenses marquait sa manière de vivre d’un cachet d’ordre et d’économie qui étaient de bon augure pour ses opérations commerciales.
M. d’Aiguimont était le modèle des maris et le meilleur des pères. Sa femme, jeune encore, vivait retirée et se consacrait tout entière à l’éducation de sa fille unique, dont les grâces et l’intelligence précoces faisaient à la fois le charme et le tourment de sa mère.
Car la petite Marie était l’idole de son père, ses moindres désirs étaient toujours remplis, souvent prévenus, quelquefois même devinés. Ses fantaisies étaient des lois qu’il fallait respecter sous peine du mécontentement de M. d’Aiguimont, qui s’était fait l’esclave de sa fille.
Il est vrai que Marie, qui était un enfant gâté dans toute la force du mot, n’avait aucun de ces défauts qui sont le résultat d’une mauvaise nature. Son caractère n’avait pas besoin, pour prendre une heureuse direction, de la sévérité nécessaire aux vices que certains enfants tiennent de leur constitution et de leur tempérament, tels que la paresse, la gourmandise et la désobéissance. Mais la petite Marie était volontaire, et son obstination ne connaissait pas de bornes. D’ailleurs ses caprices n’étaient pas toujours de nature à pouvoir être satisfaits, et quand leur extravagance rendait vaine l’imprudente complaisance de son père, il arrivait parfois que l’impatience de l’enfant allait jusqu’à la colère. Comme Marie était naturellement affectueuse et sensible, les larmes que versait sa mère la rendaient bien vite à la raison ; mais les accès de son dépit ne se reproduisaient pas moins à la première occasion.
Et puis Marie avait une activité d’esprit et une curiosité qui, bien dirigées, pouvaient aisément tourner au profit de son instruction ; mais la faiblesse de son père avait fait de ses heureuses dispositions le germe de mille défauts.
Madame d’Aiguimont, qui avait pour son mari la déférence la plus absolue, ne se sentait pas le courage de modifier la tendresse imprévoyante qu’il vouait à sa fille ; elle se contentait de gémir en secret sur la direction que prenait l’éducation de son enfant, et elle espérait que le temps viendrait éclairer M. d’Aiguimont sur les devoirs que la paternité lui imposait.
Mais, pour ces sortes d’abus, le temps est un médecin dont les ordonnances parfois semblent plus terribles que le mal qu’il s’agit de guérir.
M. d’Aiguimont fit des spéculations malheureuses ; sa ruine en fut le résultat. Heureusement que sa loyauté ne lui permit pas de persévérer dans ses tentatives désastreuses, comme bien des commerçants le font dans le périlleux espoir d’épuiser les chances mauvaises et de réparer leurs pertes. M. d’Aiguimont n’avait entraîné dans sa chute aucun de ses clients ; il sut s’arrêter à temps pour sauver l’honneur de sa signature. Il vendit sa charge pour satisfaire à ses engagements, et mourut peu de temps après, d’une maladie inflammatoire, emportant dans la tombe le regret d’ignorer les ressources que ses créances en portefeuille constitueraient, par le fait de leur remboursement, à ses héritiers naturels.
Madame d’Aiguimont ne se laissa pas abattre par l’infortune ; elle courba la tête sous la main de la Providence qui lui envoyait ces épreuves terribles. Un instant son cœur navré défaillit à la vue du cercueil qui renfermait les restes inanimés de son seul ami sur la terre, de l’homme qui avait possédé toutes ses affections, et le désespoir s’empara de son âme. Mais quand la première violence de ses douleurs se fut exhalée, elle pensa qu’elle avait une fille que sa mort laisserait sans appui dans le monde, et elle se sentit la force de vivre pour se dévouer à l’existence de Marie.
Du produit de son mobilier somptueux elle acheta, dans le village de Balancourt, à dix lieues de Paris, une petite maison bien simple, bien rustique, entourée d’un jardin et d’un verger d’assez bon rapport ; et c’est dans cette solitude qu’elle alla s’enfermer avec sa fille pour attendre les échéances des billets, dont les valeurs équivoques représentaient les débris de sa fortune.
Quel fut le résultat de cette liquidation ? C’est ce qu’on ignora toujours à la bourse, car M. d’Aiguimont ayant fait honneur à ses affaires, personne n’avait le droit de contrôler l’effectif de l’héritage qu’il laissait à sa veuve et à sa fille.
Mais on supposa que cet héritage devait être peu de chose quand on vit Madame d’Aiguimont s’enfermer dans son petit ermitage, restreindre ses dépenses aux nécessités de son modeste ménage et borner tous ses soins à l’éducation de sa fille chérie.
Madame d’Aiguimont avait des connaissances positives sur tous les objets qui concernent l’instruction d’une femme ; elle avait de plus quelques-uns de ces talents qui en forment le complément ordinaire, et elle pouvait, sans le secours de qui que ce fût, faire de sa fille une jeune personne accomplie. Quant à ces qualités intimes et à ces douces vertus d’intérieur qui donnent aux femmes le caractère presque divin du bon génie veillant sur le bonheur domestique, qui pouvait mieux que l’excellente mère joindre l’exemple au précepte ?
Il y avait tout à faire et beaucoup à réparer dans l’éducation de la jeune Marie ; la patience et la douceur de Madame d’Aiguimont suffirent à cette œuvre importante. Du reste, les revers qui avaient détruit sa fortune avaient fait une empreinte salutaire et profonde sur le cœur de l’enfant. La plupart des défauts qu’elle devait à l’excessive indulgence de son père et sa position de riche héritière, avaient déjà disparu. Marie, quoique bien jeune encore (elle n’avait pas plus de dix ans), avait compris tout ce qu’elle devait d’amour et de consolations à sa mère, et elle évitait avec un soin religieux de tomber dans les fautes qu’on ne punissait pas, mais qu’on déplorait avec une douloureuse amertume. Aussi le petit nombre des amis dont l’attachement avait survécu aux désastres de M. d’Aiguimont ne pouvaient assez admirer la résignation de sa veuve. Ils ignoraient que la respectable dame trouvait, dans les progrès et dans l’heureux changement du caractère de sa fille, une compensation plus que suffisante aux biens qu’elle avait perdus.
– La fortune, disait Madame d’Aiguimont, amollit l’âme ; elle étouffe dans le cœur des enfants le germe des meilleures dispositions. L’indigence, au contraire, fortifie le naturel, et le prépare de bonne heure aux combats que livrent plus tard les nécessités de la vie contre les difficultés d’une carrière laborieuse.
Sous une pareille institutrice, la jeune Marie faisait vers le bien des progrès rapides. Ce n’était plus la petite fille volontaire, capricieuse et fantasque dont les écarts affligeaient à chaque instant le cœur de sa mère. C’était une gentille enfant, laborieuse, attentive à ses devoirs, et d’une douceur toujours égale. Aussi devons-nous dire que si la conduite irréprochable de Marie faisait le bonheur de sa digne mère, la joie qu’elle éprouvait elle-même à voir les résultats de ses constants efforts était pour son bon petit cœur la plus douce des récompenses.
Les voies de la Providence sont impénétrables. Au moment où Madame d’Aiguimont s’applaudissait en contemplant son ouvrage et commençait à rêver un meilleur avenir, elle portait en elle le germe d’une maladie mortelle, et elle devait rapidement y succomber.
Quand elle se vit près de quitter la vie, sa douleur fut amère. Ce n’était point sur elle que pleurait la malheureuse dame, ni sur son existence troublée dans sa jeunesse et moissonnée dans la plénitude de ses jours ; mais elle regrettait de laisser inachevée l’éducation de sa fille, et de l’abandonner ainsi seule sur un chemin qu’elle ne pouvait parcourir encore sans guide et sans appui.
À ce moment où elle achevait d’accomplir les derniers devoirs du chrétien qui s’apprête à monter au séjour éternel sur les ailes de l’espérance, Madame d’Aiguimont posa ses deux mains sur la tête de sa fille en pleurs et elle appela les bénédictions du ciel sur la jeune Marie ; puis elle remit entre ses mains un coffret.
– Cette cassette contient, lui dit-elle, un important secret ; promets-moi, mon enfant, de ne chercher à le connaître qu’au moment où tu auras atteint ta dix-huitième année. Jusque-là j’ai pourvu à ton existence. Notre petite maison est vendue ; le prix que j’en ai reçu suffira pour payer ta pension dans l’institution que j’ai choisie pour toi. Souviens-toi, ma fille, que tes seules ressources reposent dans les talents que tu sauras acquérir ; c’est à toi d’employer sagement et utilement, pour ton avenir, les précieuses leçons qui te seront prodiguées et qu’il ne m’a pas été donné de te continuer.
Marie fit à sa mère le serment solennel qu’elle exigeait ; Madame d’Aiguimont parut satisfaite et rassurée. Puis elle s’endormit du sommeil du juste, et Marie fut conduite dès le lendemain dans l’institution de Madame Levray, l’un des meilleurs établissements d’instruction pour les demoiselles.
La jeune demoiselle suivit l’impulsion que son excellente mère avait su imprimer à ses travaux ; elle devint pour le pensionnat un modèle de persévérance et d’application ; ses progrès dans chaque partie de son instruction frappèrent d’étonnement ses condisciples et ses professeurs. Il en résulta que son éducation se trouva entièrement achevée longtemps avant le terme fixé par sa mère.
La famille d’une de ses compagnes, frappée du mérite remarquable de Marie, lui proposa l’éducation de Mademoiselle Constance Langecy, dont son père, veuf depuis quelques mois, ne voulait point se séparer. M. Langecy était un riche industriel qui pouvait faire un sort avantageux à l’institutrice de sa fille ; Marie ne pouvait pas espérer une position plus convenable sous tous les rapports que celle qui lui était offerte ; elle accepta.
La jeune Constance était un enfant gâté comme elle l’avait été elle-même, mais elle avait un bon naturel. La patience et la douceur de Marie lui concilièrent bientôt les bonnes grâces de son élève et la confiance de M. Langecy, elle sut habilement faire tourner ces dispositions bienveillantes au succès de sa mission. Le père, cédant aux sages conseils de la jeune institutrice, mit des bornes à l’indulgence dont sa fille abusait parfois, et Constance, trouvant dans sa gouvernante une amie dévouée dont les remontrances affectueuses lui rendaient facile et désirable l’accomplissement de ses devoirs, s’affranchit peu-à-peu des défauts qu’elle devait à sa première éducation.
Dix-huit mois s’écoulèrent au milieu de ces soins. – La position de Marie était devenue celle d’une maîtresse de maison. M. Langecy, toujours absorbé par ses opérations industrielles, avait exigé que Mademoiselle d’Aiguimont prît les rênes de son ménage ; l’intelligente économie que Marie apportait dans ses fonctions délicates plaçait aux yeux de son élève l’exemple près de la théorie. Aussi la jeune Constance était devenue, sous la direction de Marie, un modèle de grâces, de talents et de modestie.
Mais un redoutable écueil se présenta bientôt, et la prudente Marie eut à triompher d’une épreuve bien dangereuse.
M. Langecy, touché des précieuses qualités de Marie, plus encore que de sa beauté remarquable, lui accorda peu-à-peu des attentions et des soins qui éveillèrent dans le cœur de la jeune fille les plus vives appréhensions. Ce n’était point que Marie redoutât quelque aveu d’un sentiment coupable ; l’honorable caractère de Monsieur Langecy ne permettait pas un semblable soupçon ; mais elle craignait qu’il n’en vînt bientôt à lui offrir sa main, au préjudice des intérêts de sa fille, qui devaient nécessairement se trouver compromis par une pareille alliance.
La condition de Marie devenait de jour en jour plus pénible ; elle était réduite à s’imposer, relativement à Monsieur Langecy, une sécheresse de procédés que démentait en secret la sincère affection qu’elle éprouvait pour son généreux bienfaiteur. Elle le voyait souffrir de cette froideur et elle s’apercevait bien qu’il l’attribuait à la différence des âges, qui cependant n’était pas si considérable qu’elle dût établir entre eux une barrière de convenances, car M. Langecy n’avait pas plus de quarante ans ; son extérieur était loin d’être désagréable, et quoique ses manières fussent dénuées des grâces du jeune âge, sa franchise affectueuse et la vivacité de son esprit semblaient à Marie préférables au babil insignifiant des fashionables à la mode.
Mais, quelle que fût l’amertume des chagrins dont paraissait souffrir M. Langecy et dont elle était elle-même pénétrée, Marie était déterminée à persister dans ses refus muets, plutôt que de devenir un motif de discorde entre un père et sa fille. Un incident inattendu rendit sa tâche plus facile.
L’une des entreprises de M. Langecy vint à péricliter ; la totalité de ses fonds se trouvait absorbée par d’autres opérations, et la somme qui lui devenait indispensablement nécessaire dépassait quatre-vingts mille francs ! Il eut recours à ses amis, mais ses démarches n’aboutirent qu’à divulguer ses embarras, et son crédit se trouva tout d’un coup ébranlé dans le moment où il en avait le plus puissant besoin.
Cette circonstance délivra Marie de l’inquiétude qui l’obsédait, car M. Langecy, absorbé comme il l’était par les périls de sa position commerciale, avait oublié ses peines imaginaires pour se jeter à corps perdu dans les tentatives que nécessitaient ses embarras pécuniaires. Mais Marie n’avait fait qu’échanger le sujet de ses appréhensions contre un autre, et la douleur de son respectable ami la plongeait dans un découragement d’autant plus poignant qu’il fallait le dissimuler de peur de le rendre contagieux.
Ce fut sous ces pénibles auspices que Marie atteignit ses dix-huit ans, et que, pour obéir aux dernières volontés de sa mère, elle songea qu’il était temps d’ouvrir le mystérieux coffret.
Est-il besoin de dire qu’il contenait les débris d’une ancienne et brillante opulence. La jeune fille y trouva le titre d’une rente sur l’état, dont les intérêts accumulés faisaient monter le fonds à plus de cent trente mille francs.
Le système qu’avait adopté Madame d’Aiguimont pour l’éducation de sa fille avait obtenu le triomphe le plus complet. Marie, élevée à l’école du malheur, était devenue une jeune personne accomplie, et elle devait à ses seuls avantages personnels l’affection d’un honnête homme.
Peu de jours après, l’entreprise de M. Langecy marchait débarrassée de toute entrave vers un succès qui décuplait la mise de fonds, et Marie d’Aiguimont devenait la belle-mère de sa chère Constance, dont les intérêts avaient été dûment stipulés avant le mariage.
Aujourd’hui Constance est l’épouse d’un riche capitaliste, et Madame Langecy, mère de trois beaux enfants, bénit tous les jours, au sein du bonheur et de l’opulence, les sages dispositions de sa vertueuse mère.
Stéphen de LA MADELAINE.
Recueilli dans Recueil de contes et de nouvelles pour la jeunesse,
extraits des ouvrages des auteurs contemporains les plus distingués,
par J. J. Steck, Lissa et Leipsic, 1840.