L’oignon de lis
par
Stéphen de LA MADELAINE
Sous le règne du czar Paul premier, la forteresse de Notebourg, alors destinée aux prisonniers d’État, avait pour gouverneur le baron de Moldoff. Cet officier, qui devait à son courage et à son dévouement sans borne le grade de colonel, avait vu sa carrière subitement arrêtée par les intrigues de quelques courtisans envieux de son mérite. Jeune encore et dans toute la vigueur de son énergie, on l’avait relégué dans ce poste obscur où il végétait dévoré de regrets, mais sans se plaindre du sort. Moldoff, en homme consciencieux qui trouve partout d’utiles devoirs à remplir, s’acquittait des siens avec une bienveillance qui lui avait gagné le cœur de tous ses malheureux prisonniers ; et comme il savait unir à la mansuétude de son caractère une inébranlable fermeté dans l’accomplissement de sa mission, les ministres de Paul Ier, malgré leur haine pour le baron de Moldoff, ne pouvaient trouver dans sa conduite les moyens de lui nuire près de l’empereur.
Parmi les prisonniers qui étaient enfermés dans la forteresse, M. de Moldoff avait distingué le jeune prince de Valkinski, courtisan disgracié de Paul. Une parole inconsidérée contre la politique de l’empereur avait motivé son arrestation, et depuis deux ans il attendait dans sa prison que la clémence du maître le rendît à la liberté et aux honneurs de son rang. Comme la famille de Valkinski était riche et puissante, le prince avait d’abord supporté la détention non seulement avec patience, mais avec gaîté, parce qu’il supposait qu’une captivité de quelques mois suffirait pour expier sa légère faute, mais l’obstination dont le czar donna depuis tant de funestes témoignages n’était point alors assez connue de Valkinski et de sa famille. Leurs instances et leurs importunités s’abattirent contre sa volonté de fer ; plus on l’obséda de prières, et plus sa volonté s’affermit ; il en vint à défendre qu’on prononçât devant lui le nom de celui qui était naguère le joyeux compagnon de ses plaisirs. Alors la confiance de Valkinski fit place au découragement, et le désespoir lui succéda bientôt. La douleur du malheureux jeune homme avait éveillé les sympathies du baron de Moldoff, qui accordait à sa position tous les adoucissements dont elle était susceptible ; pendant les heures de recréation, il le recevait dans l’intimité de sa famille, et les plaintes du favori disgracié trouvaient un écho dans le cœur du soldat qu’on avait exilé de l’armée dont il était l’honneur.
Mais la compassion du loyal militaire n’avait éveillé dans l’âme de l’ex-courtisan qu’un sentiment de satisfaction égoïste, qui se déguisait sous le voile de la reconnaissance. Valkinski ne songeait qu’à faire tourner les bontés du gouverneur au profit de son élargissement, et il épiait avec soin les moyens d’évasion qu’une confiance imprudente laissait à sa disposition. Il la mit en usage avec une adresse et une persévérance qu’aiguisait le désir de la liberté, et il réussit à sortir de la forteresse.
Les résultats de cette évasion furent déplorables, car le jeune prince, dont on découvrit la retraite, succomba dans une escarmouche contre les soldats que le czar avait envoyés à sa poursuite, et le baron de Moldoff fut exilé en Sibérie.
Moldoff avait une fille qui sortait à peine de l’enfance et qu’il chérissait tendrement. La mort lui avait successivement enlevé trois enfants, l’espoir et l’orgueil de sa famille ; leur mère n’avait point tardé à les suivre, et Moldoff concentrait sur sa chère Héléna toute l’affection d’une âme ardente et sensible.
Une alternative cruelle s’offrait alors à lui. Fallait-il abandonner Héléna aux soins toujours froids et incomplets de parents éloignés, qui s’en chargeraient avec répugnance, et seulement pour accomplir un devoir rigoureux, ou bien devait-il condamner ce faible et précieux rejeton d’une famille éteinte aux horreurs de la Sibérie ? C’était à l’amour filial de résoudre cette question ; Héléna ne la laissa pas longtemps douteuse. Aussitôt qu’elle eut soupçonné l’atroce perplexité qui désolait son père, elle courut se jeter à ses pieds et lui demanda avec des larmes, avec des cris de désespoir, la faveur de l’accompagner.
L’aimable enfant comprenait la mission que le ciel lui avait envoyée ; elle voulait être la consolation de son malheureux père. Toutes les douleurs d’un exil affreux, elle les subissait d’avance avec joie, dans l’espérance de les adoucir pour celui qu’elle aimait avec tout l’abandon d’un cœur vertueux. Moldoff dut céder à tant de dévouement ; la résignation au malheur qui le frappait en fut la première récompense.
On avait permis au banni d’emporter quelques effets de première nécessité, la même faveur fut accordée à sa fille. Un antre enfant en eût profité pour conserver quelque parure de prédilection ; mais les idées et les désirs d’Héléna avaient pris un vol plus élevé.
Depuis longtemps elle avait remarqué le goût de son père pour les fleurs, et elle avait eu l’attention délicate d’entretenir, au milieu des saisons rigoureuses, les plantes qui plaisaient le plus au baron de Moldoff. Héléna les soignait avec la tendre sollicitude d’une mère pour ses filles. Jamais une fleur mourante ou fanée n’attristait les regards de son père ; les appartements de la forteresse étaient ornés en tout temps d’une décoration fraîche et diaprée, qui eût fait honneur aux jardins les mieux entretenus de notre beau pays de France.
Lorsque les exilés furent arrivés au terme de leur pénible voyage et qu’ils eurent été installés dans la chaumière que leur avait assignée le gouverneur de Tobolsk dans le cercle d’Ischim, Héléna déploya son léger bagage, et montra aux yeux attendris de son père non pas les vêtements ou les bagatelles qu’il s’attendait à y voir, mais un oignon de lis, parfaitement enveloppé et conservé dans un vase rempli de terre végétale dont la fraîcheur avait toujours été convenablement tempérée pendant le voyage.
L’infortuné banni serra son excellente fille contre son cœur en versant des larmes de reconnaissance et de joie, et il comprit que Dieu ne l’avait pas abandonné, puisqu’au milieu des déserts, au terme du monde civilisé, la Providence lui accordait les plus pures jouissances qui pussent remplir le cœur d’un père. Moldoff et sa fille, dans l’épanchement de leur mutuelle tendresse, oublièrent leur infortune, et les consolations qu’ils y puisèrent leur donnèrent le courage d’envisager le triste avenir qui s’ouvrait devant eux.
Moldoff mesura son énergie aux besoins de son enfant. Il consacra les premiers moments de son exil aux réparations qu’exigeait le mauvais état de la cabane qui les abritait ; et après quelques journées d’un rude travail, il parvint à fermer son humble habitation assez hermétiquement pour qu’elle fût inaccessible aux intempéries de l’atmosphère. Puis, Moldoff, dont la vigueur égalait heureusement le courage, parvint à entasser et à enclore près de la hutte une bonne provision de bois qu’il lui avait fallu couper à plusieurs verstes de distance de son habitation, et transporter péniblement sur ses épaules, à travers des chemins que les rochers et la neige durcie rendaient presque impraticables.
La ville de Tobolsk, près de laquelle était située la chaumière de Moldoff, est la capitale de la Sibérie, si l’on peut donner le nom de capitale à la misérable réunion de quelques centaines d’habitations grossièrement construites, et dont la commodité, considérée sous le seul rapport de la chaleur, contrebalance à peine les défectuosités extérieures.
Tobolsk est accroupie sur les rives de l’Irtish ; elle s’adosse au nord sur d’immenses forêts de sapins et de cèdres qui hérissent leur verdure noire jusque sur les bords de la mer glaciale. Sur cette plage désolée se dressent des montagnes nues, des rocs arides, couverts de neiges éternelles. Là s’étendent aussi des plaines dépouillées de toute verdure, où, dans les jours les plus chauds de l’année, la terre ne dégèle pas à un pied de sa surface. De larges fleuves, qui n’ont jamais contemplé sur leurs bords une fleur épanouie, roulent tristement leurs eaux glacées sur un lit de rochers. En s’avançant plus près du pôle, les cèdres et les grands arbres deviennent de plus en plus rares et disparaissent entièrement. Quelques bouleaux nains, épars sur ces landes misérables, surgissent au milieu des broussailles de mélèzes rampants. Enfin des marais couverts d’une mousse blanchâtre se montrent çà et là dans le désert comme pour constater les efforts suprêmes d’une végétation expirante. Et cependant c’est là, parmi les horreurs d’un hiver éternel, que la nature étale les pompes d’une magnificence inconnue aux peuples du midi. Là, de majestueuses aurores boréales, ces phénomènes des régions hyperborées, apparaissent fréquemment dans les airs, traçant sur l’horizon un arc immense d’où ruissellent en tous sens des torrents de lumière fantastique, et d’où s’élancent des gerbes flamboyantes, des colonnes de feu dans lesquelles toutes les nuances prismatiques réunissent et condensent leurs brillantes variétés.
Au sud de Tobolsk, le cercle d’Ischim, au bord duquel était située l’habitation de Moldoff, étend ses landes parsemées de tombeaux anciens et entrecoupées de lacs amers jusqu’au territoire du peuple nomade et idolâtre des Kirguis. Le Tobol, qui prend sa source dans cette contrée sauvage, interrompt à droite le cercle d’Ischim. Les nombreux détours de l’Irtish le bornent à gauche.
L’espace que décrit cette circonvallation est appelé le Jardin de la Sibérie. Le soleil y fait luire pendant l’été quelques jours de délices, et l’hiver, qui dans ces contrées est si long, n’y dure que huit mois, mais il y sévit avec une rigueur qui forme avec ces courtes apparitions du printemps une opposition plus pénible à supporter que les frimas éternels des rives du Tobol. Les vents impétueux, dont le souffle est imprégné des glaces des déserts arctiques, se déchaînent alors sans relâche. Dès le mois de septembre, les fleuves se couvrent de glaces ; une épaisse couche de neige s’étend sur la terre et s’y rendurcit jusqu’au mois de mai.
Pendant ces longs et rigoureux hivers, ceux des exilés auxquels le gouvernement n’accorde aucun moyen d’existence (et Moldoff était dans ce cas) n’ont d’autres ressources que les produits de leur chasse : ressources dangereuses et insuffisantes pour la plupart, car elles nécessitent une force et un courage que bien peu d’entre eux peuvent y déployer. L’intrépide et vigoureux Moldoff eut bien tôt acquis l’expérience nécessaire à ces sortes de travaux, et peu de chasseurs abattaient autant de gibier que lui. Aussi sa chaumière était-elle constamment pourvue de tout ce qui est indispensable à l’existence.
De son côté, la jeune Héléna se consacrait aux soins du modeste ménage, elle préparait les simples aliments qui servaient à leurs repas ; elle taillait et cousait ensemble les fourrures qui formaient ses vêtements et ceux de son père. Puis, quand Moldoff, de retour dans sa chaumière, se délassait de ses courses à travers les rochers et les glaçons, la douce gaîté de sa fille, son entretien toujours vif et enjoué, rappelaient un sourire sur les traits du banni et répandaient dans son âme le baume salutaire d’une sainte consolation qui calmait l’âpreté de ses chagrins incessants.
Un hiver s’était écoulé depuis l’arrivée des deux exilés dans cette patrie de la souffrance et du désespoir, le soleil commençait à fondre la neige qui couvrait les steppes du cercle d’Ischim ; la promptitude avec laquelle les arbres se couvraient de feuilles et les champs de verdure frappa Héléna d’admiration ; elle épiait le travail de la végétation dont il lui semblait entendre le bruit et voir les progrès ; de moment en moment la nature présentait à ses yeux charmés mille plantes épanouies : les chatons embaumés des bouleaux brisaient leurs légères écailles, d’où s’échappaient, en forme d’aigrettes, des fleurs délicates et parfumées comme la rose buissonnière ; le cytise envahissait le bord des fleuves ; les cigognes, les oies du Nord, les canards tigrés, folâtraient par troupes nombreuses sur la surface des lacs ; la grue blanche nattait industrieusement, au milieu des joncs, son nid solitaire ; sous l’ombrage des bois, l’écureuil volant sautait d’arbre en arbre, et mille bruissements joyeux répandaient sur ce paysage naguère si muet, si morne, une animation impossible à décrire.
Le lis d’Héléna, soigneusement préservé des intempéries de la saison rigoureuse, surgissait presque à vue d’œil, et présentait aux regards attendris de Moldoff un souvenir vivant de son ingrate et toujours chère patrie.
Moldoff avait obtenu du gouverneur la permission de se rendre à Tobolsk, pour y échanger les fourrures des animaux qu’il avait tués à la chasse pendant l’hiver contre des meubles commodes et des livres pour sa fille. C’est là que l’attendait un de ces coups du sort, impossibles à prévoir et qui marquent une profonde empreinte dans l’existence d’un homme.
Moldoff, aux termes de son ban, devait se présenter chez le gouverneur à son arrivée dans la ville. Lorsqu’il eut accompli cette formalité, l’officier qui le reçut, au nom du chef, lui intima l’ordre d’attendre le bon plaisir du gouverneur, qui voulait lui parler. C’était un incident tout-à-fait contraire à l’ordre des relations qui existaient entre les exilés et leur surveillant suprême ; il éveilla jusqu’au plus haut degré la curiosité et même l’anxiété du colonel.
Le gouverneur ne le fit pas attendre ; il introduisit bientôt Moldoff dans des appartements dont la somptuosité relative éblouit ses yeux accoutumés déjà aux misères de sa position. Dans une chambre à coucher, couverte de riches tentures et de tapis de prix, le gouverneur était assis près d’une alcôve soigneusement fermée.
– Petrowski, dit le gouverneur à M. de Moldoff (car les prénoms des exilés étaient substitués, en Sibérie, aux titres et aux noms de terres qu’ils avaient portés dans leur patrie) ; Petrowski, sur ce lit de douleur est étendu un jeune homme, mon proche parent. À la suite d’un coup violent qu’il reçut il y a quelques mois, sur la tête, un dépôt s’est formé, qui menace son existence. Un seul remède peut arrêter les progrès du mal, mais il ne se trouve pas à Tobolsk ; et dans toute la circonscription de mon gouvernement, il n’existe que dans une seule habitation, c’est la tienne.
L’étonnement de Moldoff ne lui permit pas de répondre une parole. Le gouverneur continua :
– Ma surveillance s’étend sous mille formes sur toutes les familles des exilés. Je sais que tu as une fille, Petrowski, une bonne et vertueuse fille qui, dans le but de te rappeler un seul des souvenirs de ton bonheur passé, cultive avec des soins indicibles, au milieu de ces affreux climats, celle des fleurs que tu aimais le plus, un lis. Or, ce sont des bulbes de lis qui, appliquées sur l’abcès dont souffre mon jeune parent, pourraient seules l’arracher à une mort presque certaine. Je n’abuserai pas de mon autorité pour enlever à toi et à ta fille l’humble trésor qui vous est si cher ; mais si je l’obtenais de votre humanité, ma reconnaissance ne connaîtrait pas de bornes, et je trahirais mon mandat en adoucissant votre position misérable au point d’en faire un objet d’envie pour vos compagnons d’infortune.
Ces paroles ouvrirent un avenir d’espoir et de consolation aux yeux de Moldoff. Cependant il ne prit aucun engagement avant d’avoir consulté sa fille, car les lis tant désirés étaient l’unique propriété de son enfant, et il ne voulait point la lui ravir contre sa propre volonté.
Mais les désirs de Moldoff étaient des lois pour Héléna. Ses yeux se mouillèrent de larmes en contemplant les fleurs dont l’aspect avait réjoui son père ; elle se rappelait que tous deux, pendant les longues soirées d’hiver, oubliaient parfois les lugubres sifflements de la tempête en observant avec amour les progrès de la belle plante exilée comme eux des lieux qui l’avaient vue naître. Puis Héléna livra ses douces richesses au gouverneur qui était venu lui-même recueillir des objets si précieux pour son jeune parent.
L’effet de ce remède fut si puissant que le malade, au bout d’une semaine, était hors de danger, et qu’avant la fin du mois il était, avec le gouverneur, aux portes de l’habitation de Moldoff, prêt à remercier les sauveurs de son existence.
Quel fut l’étonnement du colonel et de sa fille, en reconnaissant dans le jeune convalescent le prince de Valkinski, dont l’évasion avait causé leur malheur, et qu’on disait tué dans une rencontre avec les soldats du czar !
En effet, le prince, blessé dangereusement, avait été laissé pour mort sur le champ de bataille ; puis relevé par ses gens après le départ des soldats, on s’était heureusement aperçu que la vie ne l’avait pas tout-à-fait abandonné. Des soins éclairés le rendirent à l’existence, et pendant qu’on célébrait ses fausses funérailles, Valkinski achevait de se rétablir entièrement. Une fois en état de supporter la voiture, l’ami qui lui avait donné un asile le fit secrètement transporter en Sibérie, dont l’oncle du prince était le gouverneur.
L’ancien prisonnier de Moldoff ignorait la punition terrible dont la rigueur du czar avait frappé le gouverneur de la forteresse. L’aspect des malheurs dont il était la seule cause le remplit de confusion et de douleur. Il voulait se prosterner devant sa victime ; le baron de Moldoff le reçut dans ses bras, car son âme était inaccessible à la haine, et il savait conserver à son infortune la dignité qui la rendait respectable.
Depuis ce moment, Valkinski ne laissa point écouler un seul jour sans se rendre à l’habitation des bannis, et chacune de ses visites ajoutait quelque nouvel adoucissement à ceux qu’ils devaient déjà à la reconnaissance du gouverneur.
Héléna venait d’atteindre sa quinzième année ; l’exercice et la vivacité du climat avaient développé ses formes gracieuses. Mlle de Moldoff était, à l’insu d’elle-même, une jeune fille accomplie. Semblable aux lis dont elle avait offert l’étonnant aspect à ces régions maudites, Héléna brillait au milieu des déserts de la Sibérie comme un diamant publié dans l’atelier d’un lapidaire. Sa beauté ignorée de tous avait achevé de se former sous les seuls regards d’un père qui pleurait en secret sur l’avenir de sa fille chérie.
Depuis que le prince Valkinski avait interrompu la solitude de son habitation, Moldolf regrettait presque son ancien isolement. Il n’interprétait que trop bien les regards dont Héléna commençait elle-même à soupçonner la signification ; partagé entre la crainte de compromettre la tranquillité de son enfant et le désir d’assurer son bonheur, Moldoff se proposait de sonder les intentions du prince à leur égard, et il remettait chaque jour au lendemain cette démarche décisive et périlleuse ; lorsqu’un soir, à l’heure où le jeune homme avait coutume de se rendre chez ses amis, le gouverneur parut à sa place. Il apprit à Moldoff que Valkinski était subitement parti, malgré le danger d’être arrêté à chaque pas dans sa traversée. Le gouverneur pensait que, fatigué de son séjour en Sibérie, son parent avait à tout prix voulut gagner des contrées moins rigoureuses ; mais il ignorait le but et le terme de son voyage.
Héléna se trouvait dans la chaumière lorsque Moldoff reçut cette importante nouvelle. L’exilé jeta un regard d’anxiété sur sa fille, il la vit pâlir.
À dater de ce jour, les consolations qui avaient adouci les malheurs de Moldoff firent place à un surcroît d’infortune. Il voyait sa fille bien aimée souffrir en silence et s’efforcer de cacher sa douleur pour ne pas augmenter celle dont il se sentait accablé ; il s’aperçut même que le résultat d’un chagrin sans cesse comprimé commençait à miner cette organisation délicate ; dès ce moment un sombre désespoir envahit la retraite des deux infortunés, qui réunissaient, à l’insu l’un de l’autre, toute leur énergie pour se dérober mutuellement le spectacle du chagrin qui les dévorait. Ce fut sous ces lugubres auspices que s’annonça le second hiver de leur exil ; deux mois s’étaient écoulés depuis le départ de Valkinski.
Une neige épaisse étendait un immense linceul blanc sur les steppes qui séparaient l’habitation de Moldoff de la ville et comme elle n’avait pas encore eu le temps de se durcir, elle rendait toute communication impraticable, car elle s’élevait partout à la hauteur de plusieurs pieds, et la bise, qui la poussait avec violence dans l’intervalle des rochers et dans le fond des ravins, en faisait autant de précipices dont il était impossible de se garantir.
Ce fut cependant sur le déclin de l’une de ces journées que la porte de l’habitation de Moldoff fut ébranlée sous les coups d’un voyageur. Le colonel sauta sur ses armes, car quel autre qu’un malfaiteur pouvait braver ainsi les périls presque inévitables du désert, à une semblable époque et au moment où la nuit allait faire des landes environnantes un vaste tombeau pour tout homme assez audacieux pour les parcourir ?
Une voix bien connue fit tressaillir la fille. L’arme que tenait Moldoff s’échappa de ses mains ; il courut à l’entrée de sa chaumière pour faire tomber l’obstacle qui en défendait l’entrée, et le prince de Valkinski, chargé de neige et de glaçons, hors d’haleine, mais sain et sauf, se précipita dans les bras de Moldoff.
Le jeune prince, n’écoutant que les regrets dont l’accablait le malheur de son ami et peut-être aussi les suggestions d’un sentiment plus vif encore, avait été se livrer lui-même à Paul Ier, en lui demandant comme seule condition de son généreux dévouement la grâce du baron de Moldoff, dont sa fuite avait causé l’exil. L’empereur, touché de ce trait d’héroïsme, avait ordonné le retour de Moldoff et il avait rendu à tous deux le rang dont ils jouissaient avant leur disgrâce.
Quelques jours après cette soirée, la fille du baron de Moldolf, colonel d’un régiment de la Sarde impériale, était l’heureuse fiancée du prince de Valkinski.
Stéphen de LA MADELAINE.
Recueilli dans Recueil de contes et de nouvelles pour la jeunesse,
extraits des ouvrages des auteurs contemporains les plus distingués,
par J. J. Steck, Lissa et Leipsic, 1840.