La belle Octavie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La belle Octavie vient de mourir. Quel désarroi dans notre petit village ! Cette mort c’est un peu le deuil de chacun, car elle était un ange cette fille, et tous l’aimaient. Ah ! il y a vraiment de bien braves gens sous le ciel ! Aussi belle de l’âme que du visage, toujours douce et souriante, elle semblait avoir du soleil dans son sourire. Ses beaux cheveux noirs bien lisses sur les tempes, ses yeux tour à tour graves et rieurs, sa bonté, sa finesse, sa compassion, tout contribuait à faire d’elle un de ces êtres privilégiés qui sèment le bonheur sur leur passage.

On l’avait surnommée « la belle Octavie » à cause de son visage et de son grand cœur. Et jamais un nom n’avait été mieux porté. Devenue moins jeune, elle n’en était pas moins belle, quoique un peu plus songeuse et de cheveux grisonnants. Mais quel sourire, et quelle voix charmante ! C’était plaisir de la voir passer dans le petit sentier pour aller soigner ses poules. Ce qu’elle leur en disait des choses, et ce que le soleil mettait de reflets sur son fin visage !

... Mais nous ne la verrons plus. D’autres printemps viendront, d’autres printemps et d’autres étés, et nous ne la verrons plus ouvrir ses volets au soleil, semer ses radis, jeter le grain aux poules, et mener dans les herbes humides sa vache aux cornes arrondies...

La belle Octavie ne s’est pas mariée. Et cela, non pas faute de prétendants, mais pour avoir soin de sa vieille mère. Elle lui garda toujours une vénération sans bornes qui fut la source de son inlassable dévouement. Chaque fois qu’un nouveau « cavalier » se présentait, la vieille, en suppliant, disait à sa fille : « Tu sais, mon enfant, je veux mourir dans ma maison ; tu n’es pas pour me laisser seule »... Et tout de suite la réponse venait, réponse dictée par l’amour qui va joyeusement jusqu’au sacrifice : – « Non, non, vous savez bien que je ne pars pas. Je ne m’en irai jamais ; soyez tranquille !... » Chaque fois, l’amoureux s’en allait, et la vieille recommençait à être heureuse.

Mais cette pauvre femme, qui avait de l’âge, dépérissait graduellement. Sa vue s’affaiblissait, son dos se courbait, ses jambes tremblaient. Cette année surtout, depuis la fin de l’été, après que les brises fraîches eurent annoncé l’automne, elle toussait, se plaignait, se traînait péniblement les pieds. Et la belle Octavie, inquiète et désolée, redoublait de soins, l’encourageait de ses paroles douces et de son rire clair. – « La santé va revenir, vous allez voir, disait-elle. Et plus vite que vous pensez ! Tenez, voilà pour votre rhume, le sirop de sucre et d’oignon. Voici votre tisane de sureau blanc et puis le remède du vieux docteur, qui va vous guérir, certainement »... Elle ne disait pas que pour payer cette potion célèbre elle avait tricoté en cachette une douzaine de paires de bas.

L’automne vint tout à fait, sapant la sève des plaines, arrachant les feuilles jaunies et jetant dans l’air les plaintes de son vent farouche. Tout était dépouillé, tout était nu et triste. La nature mourait lentement. Plus de ces jours tièdes qui mettent le cœur en joie, plus de ces après-midi heureuses et chaudes où tout rit, où tout chante sous le frémissement du soleil ; plus de ces soirs embaumés où l’amour sort comme par magie de tous les pores de la terre. C’était l’heure des rafales et des choses mortes.

Le haut peuplier, sous la fenêtre, achevait de perdre ses feuilles. Il n’en restait plus que trois, balancées furieusement par le lugubre vent de novembre. Et la vieille disait souvent : « Je partirai avec la dernière feuille. Quand on est vieux on ne tient plus qu’à un fil. Vois-tu, quand la dernière feuille tombera, ce sera mon tour »... Chacune de ces paroles entrait comme un dard au cœur d’Octavie.

Et voilà la brave fille qui se met à chercher un moyen d’empêcher la dernière feuille de tomber. – « Tant que ma mère la verra, se dit-elle, elle aura plus de courage, et la guérison viendra. Il faut absolument qu’il reste une feuille au peuplier !... Mais rien n’empêchera les gelées de la dessécher cette feuille, et le vent de l’emporter... Il n’y a qu’une chose à faire, c’est d’en tricoter une... Quant à la forme, j’en suis capable, en tricotant à mailles serrées. Le plus difficile c’est la couleur... Moitié verte, moitié jaune. Ah ! J’y arriverai bien... Moitié verte, moitié jaune... »

La belle Octavie court ouvrir ses tiroirs. Il y a un bout de laine verte qui reste d’un veston tricoté pour le pauvre père Joson, l’an dernier, mais rien de couleur jaune. Chez les bonnes voisines elle ne trouve rien non plus. Il faut donc aller au magasin du village pour chercher un paquet de teinture. Aussitôt la brunante venue, pendant que la malade repose, elle se rend à pied au village, et revient toute trempée par une pluie torrentielle qui l’a surprise en chemin. Mais elle a la précieuse teinture jaune. En peu de temps la laine est teinte et mise au grand vent pour sécher.

Dès qu’il fait nuit, avec hâte, avec joie, elle commence son tricot. Dans sa petite chambre froide, sous la lampe fumeuse, elle crée la feuille de laine, qui, aux yeux de la chère vieille, éternisera la vraie feuille, la feuille du peuplier. Un vieux fil d’acier est ensuite passé autour et dissimulé avec soin. Voici maintenant la feuille artificielle prête à prendre place sur la branche desséchée. Il n’y a pas de temps à perdre. Déjà le jour commence à poindre. Et la dernière feuille est sur le point de tomber. Allons, vite à l’ouvrage ! Avec des précautions infinies, la noble fille entasse roches et souches au pied de l’arbre, pour en atteindre les branches.

Elle y parvient après des efforts inouïs. À plusieurs reprises elle croit qu’elle va tomber et se fendre la tête sur le sol. Le vent gronde et siffle ; il hurle autour des maisons et fait le bruit des grandes vagues. La voilà qui est toute en sueurs, et dans sa hâte, elle ne s’aperçoit pas qu’il neige à gros flocons et qu’elle est enveloppée de frimas. Ses vêtements sont glacés sur elle... Le vent souffle de plus en plus fort, et la voilà qui tremble à en claquer des dents. Elle a froid maintenant jusqu’aux os...

Enfin, la feuille de laine était accrochée. Mais la brave fille rentra avec un frisson terrible qui devait l’emporter. C’est en vain que toutes les voisines, atterrées, l’entourèrent des soins les plus maternels. Au milieu des larmes et des lamentations de tous, elle mourut quelques jours après d’une forte attaque de pleurésie.

Et ce fut la belle Octavie qui s’en alla avec la dernière feuille du peuplier.

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE, Au fond des bois, 1931.