Histoire de chasseurs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ils débouchaient, fusil à l’épaule, entre les pins hauts et pressés, quand la tempête éclata, soulevant furieusement la neige qui les giflait comme avec des doigts de glace. Partout, devant eux, derrière eux, les bois s’allongeaient, raides et sombres ; les cèdres, les bouleaux, les sapins, les érables, se dressaient comme des murailles et s’estompaient comme des gouffres. Ils marchaient depuis plusieurs heures dans cette neige incessante. Ils en étaient couverts de la tète aux pieds et ressemblaient à des fantômes.

Ils étaient deux, deux amis d’occasion, aimant le danger et l’imprévu, chassant plus par goût que par besoin, et partageant en camarades le même gîte, une petite maison de bois rond, bâtie par eux durant l’été précédent. C’était au pied du Mont Albert, dans la grande solitude, loin de toute habitation humaine. Ces deux hommes vivant ensemble la vie des bois, n’écoutaient pas d’autres bruits que l’écho des torrents sur les rocs et du vent sur les sommets. Ils n’entendaient pas d’autres cris que les cris du hibou, de la chouette, des orignaux et des loups. Ils connaissaient la forêt sur le bout de leurs doigts, et jamais ils ne s’étaient trompés de sentier pour revenir à la cabane où ils mangeaient et dormaient. Même ils ne craignaient pas d’entreprendre de longues courses à l’approche des mauvais temps. Ils ne dédaignaient pas non plus la rencontre des bêtes sauvages : leur fusil en avait vite raison. Ils ne redoutaient qu’une chose : le froid, le froid sournois qui endort sa victime et la couche pour le dernier sommeil. Voilà donc que, pour la première fois, ils s’étaient laissé surprendre, bien loin de leur toit, par une tempête et un froid terribles. Mais il leur restait la possibilité de se rendre au plus tôt à la première des maisons opposées, dont leur longue marche les avait grandement rapprochés.

L’un, qui se nommait « Jack », était un grand sec aux mains noueuses, aux petits yeux mobiles embusqués sous d’épais sourcils, et qui parlait en bégayant. On ignorait tout de son origine. On le croyait un émigré anglais, venu très jeune au pays, et vivant, ici et là, d’aventures, et peut-être aussi de rapines. L’autre était un homme de la région, gras et trapu, solidement planté sur de courtes jambes. Il répondait au nom de Jean-Louis.

« Écoute, dit Jack, qui battait des pieds et des mains pour ranimer ses membres engourdis, si on ne veut pas laisser notre carcasse aux loups, faut se dépêcher de se rendre à la première maison du « rang ». On rentrera là pour se chauffer et laisser passer cette sale tempête. Ensuite, on continuera notre chemin. »

L’autre acquiesça de la tête, tout en rabattant sur ses yeux les bords de son casque en peau de loutre. Puis ils enjambèrent rapidement un ravin tortueux pour tomber dans une vallée étroite, où se distinguait, vague et grise, une unique maison dont la fenêtre jetait un pâle reflet au milieu de la tourmente.

Quand ils montèrent les marches du perron, un chien jappa à l’intérieur. Bientôt la porte s’ouvrit, et un grand gaillard parut, large d’épaules, droit comme un peuplier, et tenant sous son épaisse moustache une vieille pipe au couvercle d’étain, d’où s’échappait une mince fumée bleue. Après avoir dévisagé les deux compagnons il s’écria, ébahi : – « Comment, c’est vous autres ça ? Mais d’où venez-vous donc ? » – « Du bois ! » répondirent-ils ensemble. Ils se connaissaient bien tous trois pour avoir travaillé autrefois sous les ordres d’un arpenteur, à partir du bas des monts de Gaspé jusqu’aux limites des Chic-Chocs. L’expédition avait cessé aux bords d’une chute qui charrie ses eaux claires entre des massifs de saules. Alors ces hommes s’étaient séparés, et ils ne s’étaient pas revus depuis.

Eux le reconnurent aussi. C’était François Leroux, renommé comme le guide le plus habile de la région. Il les fit approcher de la bonne chaleur du feu. D’énormes bûches brûlaient en pétillant, et la lueur qui passait par la petite porte du poêle étendait des langues roses sur la lampe pansue et les plats de terre cuite alignés sur la table. Il y avait au mur des fusils, des couteaux au manche de corne, des raquettes en peau tressée, des agrès de pêche, et au-dessus de la porte trônait un grand bois d’orignal. Des bottes fraîchement nettoyées séchaient près du poêle et jetaient dans la maison une forte odeur d’huile chaude.

François Leroux alla prendre dans un coin de l’armoire un gros flacon de whisky blanc. (Il en recevait parfois en cadeau des riches chasseurs étrangers dont il était le guide). Sa femme apporta des verres, et chacun se versa à boire. Ils burent à lentes gorgées, en clappant de la langue pour louer à leur manière la rare et précieuse liqueur.

Puis, sur l’instance des nouveaux venus, qui, bien surpris de le voir en ménage, le pressaient de questions, François répondit :

« Je vas vous conter mon histoire. »

Et il commença ainsi :

« Dans le jour, je chassais le caribou (peau et viande étaient promises à un commerçant de Matane) et le soir je revenais au village pour voir Élise. Élise, c’était la plus belle fille du canton. Grande, élancée, des yeux brillants comme le jour et profonds comme la nuit, un sourire d’ange, et une chevelure, mes amis, des tresses d’or capables d’ensorceler un roi !

« J’en étais amoureux, j’en étais fou... Savez-vous ce que c’est que d’être amoureux ? On se reconnaît pas ; on est devenu un autre homme. On est heureux et malheureux à la fois. C’est une joie et en même temps un supplice. On a comme du feu dans les veines. On se ferait écorcher on se ferait brûler, rien ne nous empêcherait de voler vers celle qu’on aime ! Moi, après avoir passé la journée entière à courir dans la montagne, à travers la brousse, et souvent sans manger, je faisais encore autant de chemin le soir, pour veiller avec Élise. Mais je n’avais pas toujours cette chance. Il y en avait un autre qui était son préféré, Louis Roy, un grand mince aux mains larges comme des battoirs, et qui me regardait avec des yeux mauvais. Quand je les voyais ensemble, j’en avais le cœur serré de tristesse... et de rage.

« Un jour – c’était au printemps – je m’étais attardé dans la forêt pour guetter un diable de caribou qui me faisait courir depuis le matin. J’étais sur sa piste ; je le suivais et ne voulais pas le manquer. Pour ça, j’avais passé la nuit à la belle étoile, dormant quelques heures sur un lit de mousse et de branchages. Le soleil commençait à baisser.

« J’écoutais chanter l’eau des sources et gronder les cascades qui bondissaient sur les cailloux, délivrés des neiges de l’hiver. Le ciel était comme un beau lac tranquille. Les oiseaux chantaient, les bourgeons craquaient. Il faisait une brise douce comme le miel. Tout s’agitait sous une force mystérieuse. Quand la nature est belle, le cœur de l’homme s’émeut et son amour éclate comme une fleur qui s’ouvre... Je pensais à Élise, je la nommais tout haut, je l’appelais ; et je criais au ciel de me dire quoi faire pour qu’elle m’aimât...

« Tout à coup, comme je jetais un coup d’œil derrière moi, qu’est-ce que j’aperçois dans les branches ? Une forme noire, un homme étendu et qui semblait dormir. Je m’approche, je le reconnais. C’était Louis Roy, mon rival !... Mais il ne dormait pas. Il était sans connaissance, et un gros filet de sang lui sortait d’une blessure à la cuisse gauche. Je compris tout de suite l’affaire. Il courait après quelque gibier. Son pied toucha une roche quelconque. Il tomba, le fusil lui glissa des doigts et une balle vint le percer, bord en bord. La vie de cet homme était entre mes mains. Maintenant, que faire ?...

– Tu l’as fini d’un coup de pied, je suppose ! s’écria Jack, en pointant ses petits yeux méchants où passaient de terribles éclairs, et penchant en avant son corps ramassé dans l’attitude d’un homme frappant quelque invisible ennemi.

– Tu l’a laissé mourir là ? dit à son tour Jean-Louis.

– Attendez. Le laisser mourir là... Oui, j’en ai eu l’idée. Je m’en cache pas. Tous les hommes à ma place auraient eu cette idée-là. Je n’avais qu’à passer mon chemin, qu’à faire comme si rien n’était. Il serait mort au bout de son sang, et j’aurais eu la première place auprès d’Élise. Ah ! oui, j’y ai pensé ; cela m’a trotté dans la tête !... Et c’eût été si facile !... Mais, des fois, il y a des forces qui sont au-dessus de nous. On dirait que les morts sont là, dans l’ombre, et que leur pensée nous protège et nous inspire. Il m’a semblé voir le fantôme de ma pauvre mère – une sainte femme – qui se penchait sur moi et me disait : « François, sauve-le ! Une bonne action a toujours sa récompense. Sauve-lui la vie ! Tu en « seras récompensé ! » Vous riez ? je vous jure que c’est vrai ! Je sentais comme un poids qui pesait sur mes épaules, et j’entendais une voix qui disait : Sauve-le ! Sauve-le ! J’hésitai encore quelques secondes. À la fin, le bon instinct l’emporta sur le mauvais.

« Sans plus tarder je courus au plus proche ruisseau. J’y remplis mon gobelet d’eau fraîche que je jetai sur le visage du blessé. Puis, en toute hâte, je déchirai mes manches de chemise et je bandai la plaie pour arrêter le sang. Il commença alors à se ranimer. Avec les plus grandes précautions je le chargeai sur mes épaules et je partis avec ce fardeau. À chaque contrecoup que je donnais pour éviter soit une branche, soit une souche, il se lamentait comme une bête qui souffre. Cela me faisait pitié. Bien souvent, à bout de forces, je dus m’arrêter pour reprendre haleine. Il pesait comme dix ; j’en pouvais plus. Enfin, de peine et de misère, je réussis à le traîner jusqu’au premier coteau, d’où je criai pour avoir du renfort. Trois hommes vinrent et le portèrent chez lui. Il en guérit. Le printemps suivant il se maria avec Élise.

– Ah ! Ah ! où est ta récompense ? fit Jack, en ricanant.

– Attends un peu, reprit François Leroux. La femme qui, tout à l’heure, nous a apporté des verres, c’est... c’est Élise...

– C’est Élise ?

– Oui, c’est elle. J’étais parti aux États, pour oublier ma peine et me gagner un peu d’argent. Bientôt une lettre d’un parent m’apprit que Louis Roy s’était noyé dans un remous en faisant le flottage des billots. Je revins tout de suite au pays, et l’année suivante je fus le mari d’Élise. J’étais au comble du bonheur. Vous voyez bien, mes amis, qu’une bonne action a toujours sa récompense !... »

La tempête avait cessé. Le vent ne faisait plus dans les arbres ce grand bruit de la mer battant les falaises. Il s’était apaisé comme un chien qui se couche, et caressait doucement la neige aux mille reflets. Une clarté imprécise ornait les crêtes des montagnes découpées en dents de scie. Un silence imposant régnait sur la sauvage immensité. Et les deux compagnons reprirent leur route dans la sérénité limpide et glacée de la nuit.

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE,

Au fond des bois, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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