Vaisseau fantôme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le navire était noir et la voile était blanche... Déjà plusieurs affirmaient l’avoir vu, par les soirs brumeux, au large des îles grises et désertes. C’était un vaisseau mystérieux monté par un équipage invisible. Nul bruit, nulle voix. Il allait comme vont les papillons, mais il ne s’arrêtait jamais et les voiles semblaient se mouvoir d’elles-mêmes. Leur légère ombre blanche qui flottait sur l’eau calme était dans le mirage lointain comme l’aile d’un oiseau divin perdu sur les mers humaines. Quelquefois, par ces soirs roses et paisibles, où la respiration du ciel est comme haletante, on croyait entendre de ses bords un chant de femme doux et plaintif que l’écho prolongeait au loin, et que les divinités de la nuit semblaient écouter.

Le navire était noir et la voile était blanche... Or, un soir, le beau capitaine qui revenait des mers, dit avoir vu le bateau mystérieux. « Je l’ai vu venir, voiles hautes, dit-il, droit et fier comme un monarque, et faisant sur la vague profonde un sillage de lumière. Le soleil venait de s’éteindre tout à fait. Les étoiles commençaient à poindre une à une, ainsi que des clous d’or au plafond bleu du ciel. Un brouillard léger flottait à l’horizon et le vent était doux et caressant. J’avais doublé le cap de l’île silencieuse et je dirigeais ma course vers le large, quand je vis passer près de moi le vaisseau fantôme, soulevant avec sa proue gigantesque une écume vivante comme une mer de feu. Oh ! quel émoi me saisit alors ! Comment mes lèvres pourront-elles dire ce que j’ai vu ? Quel charme pour mes yeux, quelle ivresse pour mon cœur ! J’aperçus, vêtue de blanc, tenant la roue, et les cheveux dans le vent, calme, belle comme une déesse, j’aperçus ma bien-aimée, celle que la mort m’a prise, il y a dix ans. Fou de joie, les bras ouverts, je voulus m’élancer pour la saisir, mais soudain, dans l’ombre d’une nuit profonde, le vaisseau mystérieux s’était effacé. Ô vision des visions ! Qu’es-tu donc devenu, divin bateau qui t’en vas emportant ma bien-aimée ? »

Le navire était noir et la voile était blanche... Le capitaine n’a plus revu jamais le vaisseau noir aux blanches voiles. C’est en vain que ses yeux rêveurs cherchent la douce vision. L’horizon reste morne et la nuit reste noire. C’est en vain que le soir à l’heure où les astres d’or s’allument au fond du ciel silencieux, c’est en vain que sur la barque grise à demi désemparée il erre jusqu’au matin, scrutant l’infini de la mer profonde, le vaisseau ne reparaît plus. Des larmes brûlantes tombent alors de ses yeux, et, la mort dans l’âme, il s’écrie : « Je ne te reverrai donc jamais, ô fantôme adoré que je pleure ? Pourtant tu venais à moi. As-tu pleuré ? As-tu souri ? Je voyais ta taille souple se dessinant sur la nuit noire. Il m’a semblé que tu te penchais vers moi, que tu m’avais reconnu, que ton âme tressaillait à l’approche de mon âme, et que ta lèvre disait : viens ! Mais quand j’ouvris les bras, tu n’étais plus là. Je t’appellerai jusqu’à la fin de mes jours, jusqu’à ce que mes yeux se soient séchés et que ma bouche soit morte. Car, comme la soif de beauté met dans l’âme de l’artiste son éternel désir des sommets, de même la soif d’amour met dans mon âme l’éternel désir de te voir »...

Ainsi parlait le beau capitaine pleurant sa bien-aimée.

Jamais il ne l’a revue. Mais de l’avoir aperçue, par un soir brumeux de novembre, son âme est inondée de lumière, et sa figure est celle d’un prédestiné.

Le navire était noir et la voile était blanche...

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD,

Récits et Légendes, Beauchemin, 1922.