La sœur aînée des orphelins

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Napoléon LANDAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je viens, mes amis, vous raconter le plus simplement qu’il me sera possible une touchante histoire de cœur. Qui ? moi ! parler de cœur à votre cœur ! c’est à celui de vos mères si dévouées, si aimantes, qu’il appartient seul de se faire écouter et comprendre du vôtre. Cependant vous ne dédaignerez peut-être pas de lire attentivement, ainsi que vous lisez toujours, le récit de faits dont les intéressants acteurs me sont connus ; peut-être quelques-uns d’entre vous, fasse le ciel que ce soit un bien petit nombre, auront à imiter un jour le modèle que je vais vous faire connaître ! Hélas ! il n’est pas rare que les plus chères, que les plus vives affections de votre âme, un père, une mère, une sœur, un frère, aient besoin de vos soins, de votre dévouement ; vous apprendrez de la Sœur aînée des pauvres orphelins comment on surmonte par l’amour et par le courage des obstacles que la faiblesse et l’inexpérience de l’âge semblent rendre insurmontables.

Brulard était le nom de famille de ces intéressantes créatures. Leur père, aussitôt après avoir satisfait à la loi de la milice, s’était marié, dans la crainte, ce qui était fréquent alors, qu’un recrutement rétrograde n’ordonnât son rappel. Ce n’est pas que Pierre Brulard fut un lâche, mais il avait sa vieille mère à soutenir, et il savait qu’elle mourrait de chagrin, cette pauvre vieille mère, le jour où elle verrait son aîné, son Brulard, partir pour la guerre. Il ne partit pas, ce qui n’empêcha point la sensible femme de mourir.

Quelques années après, le malheur fondit sur cette jeune et laborieuse famille, les pluies et la grêle détruisirent toutes ses espérances de récoltes ; la plus horrible misère en fut la conséquence. Brulard n’hésita pas à se vendre et se faire enrôler comme soldat de l’empereur, afin de donner du pain â sa femme et à ses enfants. Il se montra aussi brave militaire que père tendre et bon mari ; aussi trouva-t-il la mort sur le champ d’honneur fort peu de temps après son engagement.

Sa veuve, inconsolable, resta chargée de trois enfants dont deux marchaient à peine : c’étaient Suzon et Petit-Pierre ; l’aînée, Fanchette, entrait dans sa sixième année. L’infortunée mère Brulard eut bien de la peine à suffire, malgré ses travaux et ses veilles de tous les jours et d’une partie des nuits, aux besoins les plus nécessiteux de sa famille.

À force de travailler, elle s’échauffa tellement le sang et se fit tant de chagrin, qu’une maladie de langueur s’empara d’elle insensiblement ; bientôt le mal prit un caractère si grave et si alarmant, qu’elle se vit forcée de garder le lit.

De cette funeste époque, tout roula sur l’intelligente et courageuse Fanchette dans ce triste ménage. Elle était tout à la fois garde-malade de sa mère, et presque la nourrice de son frère et de sa sœur, qui n’étaient rien moins qu’élevés.

Cependant, la voyant à chaque moment perdre l’usage de ses sens et interprétant les gestes embarrassés du docteur, qui éludait toujours de donner une réponse positive, Fanchette comprit qu’il fallait se préparer à une cruelle séparation. Il y avait près de deux ans que la mère Brulard n’avait mis un pied dehors, et depuis plus de six semaines son corps affaissé et engourdi par les progrès d’un mal intérieur et toujours croissant n’avait pas quitté le lit de douleur.

Hélas ! elle était bien jeune encore, quarante ans à peine s’étaient écoulés derrière elle ; mais sa triste vie avait été si active, si malheureuse, si heurtée, que la décrépitude et les infirmités de la vieillesse lui étaient échues à elle, avant le temps. La mort de son mari avait préparé les symptômes, et la vue de ses trois jeunes enfants qu’il lui fallait laisser orphelins, car elle se vit perdue pour eux du jour où elle était devenue veuve, la torturait et l’impressionnait au point que ces deux funestes causes durent avancer beaucoup l’instant de sa mort. Elle aurait pu être si utile encore ! Malheureuse mère ! plus malheureux enfants ! Mais respectons les décrets toujours justes et impénétrables de la Providence : elle avait sans doute rempli la tâche qui devait lui mériter le ciel, cette vertueuse mère de famille ; il était de toute justice aussi que les enfants d’une telle femme se rendissent à leur tour, par leurs mérites et leurs bonnes actions, dignes de partager l’heureuse et immortelle récompense qui l’attendait au ciel.

C’était la veille de Noël ; la pieuse mère fit signe à sa Fanchette de se pencher sur son lit, et, se ranimant pour lui faire entendre sa voix, depuis bientôt trois jours elle ne parlait plus, elle recommanda à sa fille de ne pas manquer de se rendre au service divin du lendemain et d’y mener avec elle son frère et sa sœur, afin de ne pas passer dans l’ingratitude envers le Seigneur, un jour qui lui était si solennellement consacré.

Sur les dix heures du soir, sa respiration s’embarrassa davantage et devint haletante ; elle sembla pendant quelques minutes reprendre haleine plus librement ; mais tout-à-coup survint une convulsion qui, opprimant sa poitrine, menaçait à tout moment de l’étouffer. Cet horrible symptôme remplit de terreur l’âme de Fanchette, et elle courut chercher le médecin, qui demeurait assez loin dans la campagne : malgré un froid excessif et un temps de nuit horrible, à peine vêtue, elle se mit en route, bravant les rigueurs de la saison. Une neige épaisse tombait à gros flocons ; toute la campagne métamorphosée en un vaste manteau de glace ne permettait à l’œil de rien distinguer. Insensible à l’âpreté d’un froid de douze degrés, la jeune fille, que son amour filial entraînait, ne sent pas même que tout son corps tremble et frémit, que ses dents claquent avec une épouvantable force, que ses membres transis se raidissent ; que lui font les douleurs physiques ? elle n’est dominée que par une pensée, elle n’éprouve qu’un sentiment, un seul, la pensée et le sentiment de sa mère qui souffre, qui va mourir !... et cette idée double, absorbe en elle toutes les autres sensations.

Je ne dirai lieu de trop en assurant que le médecin était le vrai type de la plus sainte humanité. Il y avait déjà quelques années qu’il n’exerçait plus ses honorables fonctions que gratuitement, et dans le cas seul où il fallait se montrer utile aux pauvres par un généreux désintéressement ; toute sa brillante clientèle, il l’avait abandonnée et partagée entre son fils et son neveu, deux jeunes hommes méritants et dignes en tout, par leur zèle et leur talent, de succéder à un tel docteur. En vain ce dernier insista pour que Fanchette, en attendant qu’il eût revêtu ses habits, s’approchât au moins un instant du feu ; elle grelottait de tous ses membres ; Fanchette ne se rendit point à ses instances, et se sauva en le remerciant le plus poliment du inonde, et lui soumettant pour excuse que sans doute en ce moment sa pauvre mère réclamait ses soins.

En effet, lorsqu’elle arriva, bien avant le vieux docteur, comme on pense bien, quelque hâte et quelque diligence qu’il eût mises à franchir la distance, l’instant marqué irrévocablement par la nature approchait. Il était aisé de voir que c’en était fait de cette mère si excellente, si dévouée... Pourtant elle respirait encore, ou plutôt sa confusion diminuait insensiblement, les forces s’épuisant peu à peu et commençant à manquer.

À chaque instant Fanchette, hors d’elle, allait du lit de sa mère mourante au berceau de son frère et de sa sœur, puis quittait l’un pour retourner aussitôt à l’autre, et revenait de la fenêtre à la porte pour épier et voir si le médecin enfin arrivait ; puis, son œil alarmé et hagard retombait sur la figure de sa mère, et sa main, frissonnante de fièvre, interrogeait craintivement les battements du pouls qui commençaient à se ralentir et à se laisser moins sentir. Tout-à-coup l’œil de la mourante se tourna vers sa Fanchette et presque en même temps vers ses deux autres enfants endormis ; un soupir léger, bien léger, la mort du juste est si calme, s’échappa doucement de sa poitrine, et tout fut dit.... Les trois enfants de la veuve n’étaient plus que trois orphelins !

Fanchette ne s’aperçut nullement d’abord de la perte qu’elle venait de faire. Penchée sur le visage de sa mère qu’elle dévorait de baisers, cherchant à la réchauffer de son haleine et des transports de sa tendresse, elle l’appelait encore de ce nom si cher et si doux de : ma mère ! ma bonne mère !... Mais celle-ci ne répond plus, sa main froide reste insensible à la pression de la main brûlante de sa tendre fille... ses yeux entièrement fermés ne doivent plus se rouvrir... ah ! ma mère ! ma mère ! cria Fanchette, lorsqu’elle eut compris que tout était fini... Ma mère ! je ne te verrai donc plus, jamais !... jamais !... et sa voix s’étouffa dans les sanglots.

En ce moment le vieux docteur entra ; il comprit de reste aux pleurs de la jeune fille que son ministère n’était plus d’aucune utilité. Pour lui, la science lui avait fait connaître depuis plus de six semaines la sentence qui venait de s’accomplir. Il essaya de donner à l’aînée des orphelins quelques consolations, non de ces consolations banales dont le vulgaire accable sottement les cœurs ulcérés par l’affliction, mais de ces consolations tout affectueuses, toutes paternelles, et prises dans la situation même ; car il savait, de longue et mûre expérience, que les larmes de la douleur seules peuvent calmer et user la douleur.

Fanchette passa toute la nuit et une grande partie du jour suivant devant les restes inanimés de sa mère adorée : elle n’eut pas peur, quoiqu’elle fût naturellement timide et craintive ; c’est qu’on ne saurait avoir peur de ceux qu’on a aimés et qui nous ont aimés. Et puis ceux-là seuls dont la conscience n’est pas pure ont peur en présence de la mort. De temps à autre, elle allait puiser des motifs de consolation, des raisons de courage, auprès de son frère et de sa sœur, ignorants de la perte irréparable qu’elle mesurait dans toute sa profondeur, elle, leur aînée, aussi bien pour elle-même que pour eux. Elle les baisait l’un après l’autre au front, doucement, dans la crainte de les réveiller, s’ils dormaient ; car ce jour-là elle ne les leva point ; et elle venait s’agenouiller religieusement au pied du lit funèbre, suppliant l’âme de sa mère, qui s’était envolée au ciel, de prier Dieu, pour Suzon, pour Petit-Pierre, pour elle qui avait tant besoin de force ; car elle avait le malheur de trois êtres à déplorer, à dévorer, elle seule, toute seule !...

Ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à l’éloigner, au moment des plus terribles apprêts ; elle n’y consentit qu’à condition qu’on lui accorderait la consolation d’accompagner à sa dernière demeure la triste dépouille de celle qui fut sa mère. Elle en eut le courage, la vertueuse enfant ! C’est un garant de celui qu’elle va avoir à user, pour tenir, à douze ans, l’emploi de mère, auprès de ses frère et sœur.

Avant que de sortir du champ du repos, de ce suprême et silencieux asile, posé là comme un berceau entre la vie et l’éternité, Fanchette planta de ses propres mains, sur la tombe toute fraîchement recouverte, une humble croix de bois peinte en noir. C’était le seul monument extérieur que sa pauvreté lui permit d’élever à la mémoire de celle qui lui avait donné le jour ; mais elle y viendra souvent, bien souvent, répandre des larmes ; oui, c’est surtout dans son cœur que les signes funèbres de ses regrets resteront à jamais gravés !

Le cœur serré, les yeux humectés de pleurs qui s’échappaient difficilement, elle regagna son triste logis. La nuit commençait : l’heure du soir est la plus pénible pour les âmes qu’une plaie récente déchire. Le plus profond, le plus grave silence règne dans cette demeure qu’une mère vient d’abandonner pour toujours.

Elle passe encore ainsi une partie de la nuit en prières (car elle sentait bien qu’il lui aurait été impossible de se livrer aux douceurs du sommeil, quoiqu’elle eût usé ses forces délicates par six mois de fatigues étranges et par dix-sept mois de veilles continuelles), suppliant à mains jointes, cette sainte et vertueuse élue du Seigneur, de la protéger ainsi que son frère et sa sœur, du haut du ciel, où elle devait alors régner en récompense de ses rares vertus.

Au bout de quelques jours, une puissance surnaturelle releva son courage et ranima son existence ; non pas que la blessure profonde de son cœur fut cicatrisée ; on ne se console jamais de la perte d’une mère, mais elle put raisonner, et se rendre compte de sa situation ; et s’élevant par un élan généreux au-dessus des faiblesses de son sexe, elle pensa que sa mère lui avait fait le legs sacré de son frère et de sa sœur.

Le bon médecin se garda bien de perdre de vue ces innocents orphelins ; il voulut même les faire assister, en les recommandant au pasteur et à la charité des personnes généreuses de la classe riche du pays, mais Fanchette, dont le cœur était aussi noble que dévoué, répondit sans fierté (il eût été bien surprenant que la sottise de l’orgueil eût pu souiller ou ternir l’éclat d’une si belle âme), Fanchette répondit que jamais ses parents, quoique bien malheureux, n’avaient été réduits à la mendicité, toujours honteuse, souvent avilissante, et que, tant qu’elle aurait de la santé et des bras, elle suppliait qu’on la laissât vaquer aux soins de ce qu’elle appelait maintenant sa chère petite famille. « Je veux rendre, autant qu’il sera en moi, se disait-elle, une mère à ma gentille Suzon, à mon aimable Petit-Pierre ! » Elle pensait d’ailleurs que c’eût été faire tort aux pauvres honteux, malades, ou infirmes, que d’accepter une aumône qui leur appartenait.

Quand on la vit si bien résolue à refuser tout soulagement étranger, on se détermina à seconder, sans l’humilier, un aussi tendre dévouement.

Dès quatre heures du matin, la diligente Fanchette était debout ; ses premiers soins étaient pour Suzon et Petit-Pierre, elle nettoyait toutes leurs hardes, quand elle ne l’avait pas fait la veille au soir, avant que de se coucher. Tranquille de ce côté, elle apprêtait la nourriture frugale de la journée, puis elle se mettait à ravauder des bas, ou à confectionner tout autre ouvrage de couture, et on sera aisément porté à croire que le travail ne lui manqua pas, d’après les recommandations tacites et faites sous main par l’excellent docteur. À huit heures en hiver, à sept heures en été, elle réveillait ses enfants, les habillait, les embrassait et les faisait manger. Cela fait, elle rangeait son ménage, où la plus grande propreté régnait, puis se remettait à sa besogne. Vers midi, après que ses enfants avaient pris une légère collation, si le temps était beau et sec, elle s’acheminait avec eux vers l’un des bois voisins, pour y glaner les provisions nécessaires pour l’hiver et pour sa cuisine. Cet exercice de la promenade donnait un développement d’embonpoint tout à fait heureux à Suzon et à Petit-Pierre. De retour, elle travaillait encore, et à la nuit tombante elle couchait son frère et sa sœur qu’elle chérissait jusqu’à l’idolâtrie, comme leur mère les chérissait tous. Quant à elle, il s’en fallait que sa pénible journée se terminât là. Elle veillait toujours jusque passé minuit ; car c’est ce moment qu’elle choisissait ordinairement pour brosser et raccommoder les habits déchirés et crottés de ses enfants.

À mesure que Petit-Pierre et Suzon grandirent, les besoins devinrent plus multipliés, plus difficiles à satisfaire ; mais le zèle de leur sœur ne se ralentit pas ; il augmenta en raison de la nécessité qui se faisait sentir plus exigeante, plus impérieuse.

Ils étaient pauvres, bien pauvres, nos trois orphelins ; et pourtant jamais on ne les vit malpropres et déguenillés ; jamais de trous au coudes et aux genoux ; des pièces quelquefois, mais habilement adaptées, mais de la couleur du vêtement, mais bien et proprement cousues ; par exemple, ils n’avaient pas souvent d’habits tout neufs ; ils n’en avaient peut-être jamais porté, et il était visible que la brosse avait rudement et fréquemment frictionné ceux qu’ils revêtaient chaque jour ; mais on pouvait en passer un rigoureux examen, aucune partie n’aurait offert à l’œil le plus sévère ces repoussantes arlequinades que des mendiants étalent en public.

L’intelligente fille trouva même le moyen d’économiser, chose presque incroyable, si on ne savait pas ce que peuvent faire l’ordre et le travail ! Oui, elle sut amasser de quoi payer les mois d’école de Petit-Pierre ; pour Suzon, elle la garda auprès d’elle, se chargeant elle-même de lui apprendre à la fois à lire et à travailler. Elle ne négligea pas non plus de les envoyer à l’église aux instructions préparatoires pour la première communion. Cette solennelle époque arriva pour Petit-Pierre le premier ; il fallait voir comme il était pimpant ce jour-là ! Disons qu’il était consciencieusement tout neuf de la tête aux pieds.

Suzon, appelée l’année suivante à remplir les mêmes devoirs, ne fut pas moins bien mise, avec cette différences toutefois qu’elle avait elle-même amassé par son travail les frais de toute sa toilette, qui n’avaient pas été énormes, ses propres mains ayant confectionné sa robe blanche et brodé magnifiquement son voile de tissu de mousseline.

Nos petits orphelins n’étaient donc pas trop à plaindre ; grâce à la patience, à la peine, à la prévoyance de leur bonne Fanchette, qui entrait à cette époque dans sa dix-neuvième année. L’illustration qui la saisit là vint la saisir à l’improviste.

On n’avait pas perdu de vue ce modèle des plus intéressantes familles ; tout le village, depuis la mort de leurs parents, n’en parlait qu’avec admiration ; le bon docteur vivait toujours et s’était mille fois juré que d’aussi sublimes vertus ne passeraient pas sans récompense.

Par la douce et brillante matinée d’un vingt-cinq août, un somptueux équipage aux riches armoiries s’arrêta à la porte de la maisonnette habitée par les trois orphelins ; c’était celui du secret taire perpétuel de l’Académie de Paris, qui venait, accompagné du vieux médecin et du vénérable curé de la commune, les prendre, pour les conduire, comme en triomphe, dans le temple consacré aux rémunérations glorieuses des vertus, des mérites, des sciences, de toutes les belles actions. Ils ne leur donnèrent à ces aimables enfants, tous ébahis d’une pareille visite et de la démarche dans laquelle on les entraînait, que le temps nécessaire pour se vêtir proprement ; ce qui ne fut pas long.

On partit, entraîné par des chevaux rapides et fringants ; chacun était sur la porte pour voir repasser le brillant carrosse, pour examiner qui se trouvait dedans ; quel ne fut pas l’étonnement général lorsqu’on y aperçut Fanchette, Petit-Pierre et Suzon ! En peu d’instant tout le village fut instruit de ce qui allait avoir lieu ; à peine les vénérables personnages avaient-ils franchi le marchepied de la voiture académique, que toutes les bouches ne s’entretenaient plus que de la juste et honorable récompense qui allait surprendre à Paris l’excellente Fanchette ; et, ce qui n’étonne nullement, c’est que personne ne s’en montra jaloux ni envieux ; chacun avait le sentiment qu’aucune vie ne méritait mieux que celle de la vertueuse Fanchette d’être publiquement honorée.

Ce fut dans leurs rangs mêmes que messieurs de l’Académie placèrent les orphelins, afin qu’ils fussent plus exposés aux yeux de la nombreuse assemblée. Bientôt les échos de l’auguste enceinte retentirent d’un éloge pompeux, mais véridique ; il se composait tout entier de l’histoire exacte que je raconte. Je ne saurais rendre les acclamations bruyantes et les applaudissements réitérés qui interrompirent mille fois l’orateur de ce simple récit ; ils redoublèrent encore à la fin de la séance, lorsque l’honorable directeur de l’Académie proclama les noms de Fanchette Brulard pour le prix de vertu extraordinaire de dix mille francs fondé par feu M. le baron de Monthyon, en faveur du Français pauvre qui aura fait l’action la plus vertueuse.

L’excessive modestie de la bonne Fanchette ne put résister à la vive émotion que produisit sur elle un honneur aussi éclatant, aussi inespéré : elle se trouva mal ; on fut obligé de la transporter hors de la salle de l’Institut avant que la séance ne fût levée ; l’intérêt pour cette excellente sœur ne s’en accrut que davantage.

Que vous dirai-je, mes bons amis ? Elle fut dotée par l’état et mariée dans l’année même. Elle épousa un brave militaire, honnête homme qui la rendit aussi heureuse qu’elle le méritait. Elle est mère aujourd’hui, mère comme elle a été fille, comme elle a été sœur, le modèle des mères !

Vous allez me demander ce que sont devenus son frère et sa sœur. Petit-Pierre sert son pays ; il a fait la campagne d’Alger, d’où il est revenu avec la croix d’honneur et le grade de sous-officier. Il est heureux, car c’est une grande chance pour le bonheur de la vie que d’avoir été bien élevé. Suzon, la fraîche et gentille Suzon, n’a jamais voulu se marier, afin de ne pas quitter sa sœur, qu’elle n’appelle que sa mère ; elle se dit bien heureuse aussi.

Ainsi ces trois êtres, que le sort semblait avoir destinés à la misère et à l’infortune, y échappèrent par le travail, le dévouement admirable de l’un d’eux. Oh ! s’il y eut de la peine et des souffrances à supporter pour la faible mais courageuse Fanchette, il dut y avoir aussi bien du bonheur, bien de la jouissance pour son âme sensible et bonne ! La récompense qu’elle en reçut fut bien douce à son cœur, lorsqu’elle se disait que sa félicité, et surtout celle de son frère et de sa sœur, était son ouvrage !... On est si heureux du bonheur qu’on procure ! vous connaîtrez un jour ce plaisir, et vous serez de mon avis, mes chers enfants.

 

 

 

Napoléon LANDAIS.

 

Recueilli dans Recueil de contes et de nouvelles pour la jeunesse,

extraits des ouvrages des auteurs contemporains les plus distingués,

par J. J. Steck, Lissa et Leipsic, 1840.

 

 

 

 

 

 

 

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