Le chasseur

 

 

par

 

 

Julien LANOË

 

 

 

 

 

 

Le chevalier de Vern avait beaucoup d’amis parce qu’il mettait son amitié à très haut prix. L’honneur de l’acquérir était si grand qu’il en faisait oublier toutes les peines. Il était presque impossible d’y parvenir par ruse, car le chevalier se méfiait assez de son orgueil, qui était immense, pour ne pas craindre de le châtier en écartant de lui tous les flatteurs. S’il était difficile de devenir son ami, il était plus difficile encore de le demeurer sans orage. On apprenait qu’on avait atteint son coeur quand ses paroles ne vous ménageaient plus. Il lui fallait, pour respirer, un air si pur que le moindre malentendu irritait ses sens ; il le dissipait aussitôt ; cela n’allait pas sans douleur pour lui ni pour celui qu’il avait soupçonné – toujours à juste raison, car son regard ne le trompait jamais. Le chevalier aimait les amitiés convalescentes et leur donnait tous ses soins. Quelques personnes pensaient que Vern était un maniaque de la sincérité. Ceux-là ne réfléchissaient pas que cette manie est une faiblesse, un principe d’hésitation maladive, et ils oubliaient qu’en leur ami tout était dur et volontaire. Le chevalier grandissait sa stature à force de l’émonder. Il annexait en secret des royaumes escarpés.

Son commerce revêtait une douceur peu commune. Il parlait lentement et bas, avec un débit un peu cadencé où l’on aurait pu croire qu’il mettait de la complaisance. Il avait été un enfant gracieux et vif, et il dépensait au jeu une ardeur si grande qu’il semblait que, le peu qui lui restait, il avait dû le mettre en veilleuse pour le garder jusqu’à son dernier jour. Mais il le couvait au contraire derrière ses yeux bruns et son visage un peu pâle. Nul ne sut jamais pour quel objet il se la réservait.

Voua me direz : c’est le portrait de quelque Lacordaire que vous nous faites ; ce chevalier loin d’un couvent est un exilé. Mais ses rapports avec Dieu ne sauraient être moins tourmentés que ceux qui le lient aux hommes. Il veut être avec Lui comme il voudrait que les amis qu’il traite dans sa maison soient avec lui-même : pleins de respect mais aussi d’indépendance. Ainsi il était important que ceux-ci lui fussent attachés par un hommage libre et non par les liens de l’hospitalité ou le sentiment de la gratitude. On eût pu croire alors que s’assurer du loyalisme de son entourage fût sa grande affaire et qu’il dépensât le meilleur de sa sagacité à épier les mouvements d’affection dont il était l’objet. Mais non : il avait un instinct sans défaillance pour assumer toute cette tâche. S’il avait offensé Dieu, la pénitence ne lui paraissait jamais assez grande ; il se privait de Dieu volontairement. De même, il voulait que les amis qui lui avaient manqué s’éloignassent de lui de leur propre mouvement et sans éclat. On n’obtenait son pardon que par l’exil et le silence.

Il aimait la solitude, car il était avare de sa puissance et aurait voulu ne l’exercer jamais sur les autres pour la mieux concentrer sur lui-même où il voyait tant de choses à redresser. Mais le démon détournait dans le vide tous les coups qu’on voulait lui porter.

Vern chassait beaucoup, mais toujours seul, parce qu’il craignait de blesser quelqu’un. Il rapportait peu de gibier ; non qu’il fût mauvais tireur ; il visait juste et avec sang-froid, mais il négligeait souvent de faire partir le coup. Peut-être la certitude du succès en décourageait-elle le désir ? Ou bien souhaitait-il de montrer que la chasse ne pouvait être pour lui qu’un jeu où il refusait d’engager la vie d’un animal ? Ou, tout simplement, haïssait-il le bruit ? Toutes ces raisons sont bonnes, mais il y en a une qui les contient toutes : c’est l’indolence de son caractère. Il lui est indifférent de tirer ou de ne pas tirer. Et puis, si rarement tient-il au bout de son fusil l’oiseau de son désir ! Celui qu’il cherche chante sur un arbre voisin : il fait grâce au premier pour mettre en joue le second. Ce n’est pas chez lui caprice du coeur, mais paresse du vouloir. Il porte son ambition d’arbre en arbre et chaque fois la place un peu plus haut. Son caractère a besoin d’être défié pour donner sa mesure. En même temps, il risque de le décourager. Ou bien il l’épuise par l’audace de ses projets. Il se les raconte si minutieusement à lui-même qu’il ne trouve plus de piquant à les réaliser.

Tandis que ses amis admirent son activité, l’étendue de son savoir, son obstination dans les travaux les plus ardus (sait-on qu’il fut un philologue sans égal ?), le chevalier sourit. Ils pensent que ce sourire est un voile de modestie ; ils ne savent pas qu’il cache une vaste rancune contre la mollesse qui entrave toutes ses démarches. Le chevalier s’est fait une si haute opinion de lui-même qu’il n’y a pas une seule de ses actions qu’il n’ait ensuite désavouée, comme pour se prouver qu’elle était indigne de lui.

Le soir, le chevalier paraissait à sa table et dans son salon avec une tenue négligée qu’il savait faire paraître plus cérémonieuse que toute la recherche et l’élégance des toilettes de ses hôtes. Non qu’il mît de l’affectation dans ses gestes, mais il avait un maintien assuré et un regard droit qui lui donnait un air de tranquillité et de dominer dans la conversation tous les sujets où les autres semblaient se débattre sans grâce. On pouvait croire, si l’on s’arrêtait à un premier examen, qu’il n’apportât de vivacité que dans la politesse, comme s’il voulait par ce moyen réduire la distance qu’il mettait naturellement entre les hommes et lui. Ceux qui le connaissaient davantage pouvaient parler de la chaleur de son âme. Et ceux qui le connaissaient mieux encore estimaient qu’en lui c’était la nonchalance qui l’emportait. Si l’on essayait d’aller encore plus avant, on risquait de traverser une région plus froide qui semblait n’être habitée que par l’égoïsme et les caprices de Vern ; on se demandait si c’était là le fond de son coeur, et si la fraîcheur inaltérable de son regard n’était pas seulement faite du reflet de cette dureté souterraine. En sorte qu’après avoir cru que son extérieur trompait sur sa nature intime, on était enfin ramené à se dire que le chevalier n’était pas autre qu’il le paraissait. Ceux qui atteignaient à cette connaissance de Vern étaient, d’ailleurs, bien empêchés de l’estimer moins, car il avait pris alors un tel empire sur eux que ceux-ci ne pouvaient plus lui soustraire la moindre part de leur coeur. Il leur restait tout juste assez de liberté pour le plaisanter en cachette.

Un jour arriva où Vern surprit tout le monde. Je crois être le seul à connaître les causes de ce changement si soudain et je les tiens de l’intéressé lui-même, mais je dois dire que son récit n’a pas eu toute la clarté désirée. Je ne me fais pas de scrupule de révéler tout ce que je sais, puisqu’il y reste un noyau de mystère que nulle curiosité ne saurait violer, et, d’autre part, le chevalier est comme mort pour nous tous par cet exil volontaire qui l’a définitivement éloigné de toute société.

Donc il y eut un mois de septembre où Vern amusa beaucoup ses amis ; chaque fois qu’il les promenait dans le bois qui s’étend derrière sa maison, il les arrêtait devant des traces qu’il prétendait anormales et qui nous paraissaient seulement, à nous, celles du travail nocturne de quelques taupes ou hérissons ou de toute autre bête fouilleuse. Mais notre hôte ne voulait pas nous entendre. Il s’appliquait à étudier sur la mousse ces marques dont l’étrangeté ne frappait que lui et sur lesquelles nous commençâmes à le moquer un peu : il répondit à nos saillies avec l’enjouement qui lui était habituel pendant ces promenades du soir. Je me mêlai à ces taquineries mais sans cesser d’observer notre ami qui me parut, après plusieurs jours où se répétèrent les mêmes scènes, frémissant et lointain.

Cette année-là, il commença plus tôt que de coutume ses affûts d’après-dîner. Il nous quittait dès le moment où nous passions dans le salon, et où nous faisions notre cour à sa mère, Mme de Vern, qui ne manquait jamais de nous réclamer de la musique. Vern prenait son fusil, et je l’entendais à peine marcher sur le gravier de la cour, bien que la fenêtre fût ouverte, car il faisait le moins de bruit possible pour ne pas réveiller ses chiens qui l’auraient à ce moment importuné. Je le suivais des yeux tant que la nuit déjà proche pouvait le permettre ; je le voyais s’arrêter un peu avant de s’engager sous les arbres ; il semblait hésiter et vaincre quelque sentiment de crainte ; mais non, il écoutait les premiers accords de nos instruments ; c’était aussi le moment où Mme de Duard se plaignait à nous que la sauvagerie de son fils ne fît qu’augmenter ; je regardais encore sa longue silhouette qui se confondait bientôt avec l’obscurité du sous-bois.

C’est sur un banc de bois à peine dégrossi, à l’autre extrémité de la futaie, que Vern venait s’asseoir. Ces affûts ont eu une influence considérable sur sa destinée, m’avoua-t-il plus tard.

Il déposait son fusil sur le banc et souvent se mettait à marcher de long en large dans l’allée de hêtres et de pins. Il se parlait à demi-voix. « C’est là, m’a-t-il dit, que j’ai acquis une si parfaite connaissance de tous mes défauts, de leurs dangers, de leurs avantages, que je finissais par les aimer. J’étais alors mon propre juge et j’avais beau me défier de ma complaisance, quand j’avais compris dans leur profondeur toutes les raisons d’un acte que je détestais, je ne pouvais m’empêcher de les trouver légitimes. Tout ce qu’on connaît à fond et par un commerce quotidien devient objet d’amour. »

Vern m’a rapporté quelques-uns de ses monologues nocturnes. L’un d’eux, sur la physique du péché, m’a particulièrement frappé et je vais essayer de le transcrire.

– Il y a, pensait Vern, comme un décrochement, puis un glissement d’une douceur redoutable, enfin un bain subtil nous submerge. Par quel principe mystérieux y gagnons-nous tant de légèreté ? Cette dérive du corps n’entraîne pas notre esprit qui reste sur les eaux. Léger le corps et léger l’esprit. Chacun divisé d’avec l’autre savoure une aisance nouvelle. L’esprit monte, comme si le péché venait de le décharger d’un lest pénible. Quand la colère obtient tout à coup raison de moi, je sens comme un doux mouvement de levier ; alors mes mains se mettent à trembler, les traits de mon visage changent, les paroles insultantes se pressent à ma bouche ; mais, au même moment, il me semble que je me suis retiré de moi-même et que je contemple dans un royal désintéressement le désordre de mon corps. Cependant ma colère ne cesse pas pour cela ; car je ne la juge pas avec sévérité, mais je suis si bien détaché d’elle que j’y assiste comme si j’étais au spectacle, ou bien qu’assis sur un rocher de la côte j’admirais l’agitation des vagues. Ainsi ennobli par la distance, le péché me paraît presque beau. Je regarde aussi mon corps avec les yeux d’un père qui passe un caprice à son enfant après lui avoir longtemps résisté : l’esprit, en moi, désavoue ces gestes, mais sans les condamner. Il s’admire dans sa liberté ; il fait briller de haut son oeil lucide.

Voilà le vrai mysticisme du mal ; par le péché, l’esprit croit rompu le douloureux accouplement impliqué dans notre condition d’homme ; il pense échapper au corps en le laissant sombrer ; il oublie que leurs causes sont liées, que seule une lente persuasion peut convaincre la chair de résigner une à une toutes ses ambitions. Alors le fuseau très impénétrable, où nos nerfs et notre âme sont noués, peu à peu se relâche...

Un autre soir le chevalier se demandait : – Ai-je le droit de me montrer si sévère sur le sujet de la pureté et de prétendre y attacher tant de prix quand mes pensées la respectent si mal ? Sans doute n’ai-je appris à l’aimer qu’à force de l’entendre gémir chaque fois que je l’offense. Depuis des années que je la malmène avec une obstination qui balance trop bien ma timidité dans la faute, oserai-je encore en porter la livrée ? Car je la porte aux yeux de tout le monde, cette livrée hautaine, bien que j’en aie peut-être perdu le droit. Devrai-je donc descendre de cette grâce éminente et en rejeter les signes usurpés qui conviennent si bien à l’extérieur de ma conduite et que je sais encore parfois faire briller sans mensonge ?

Vern ne craignait pas de paraître manquer d’indulgence : il n’y avait rien au contraire qu’on n’osât pas lui confier, tant il était capable en écoutant de douceur et d’attention. On savait qu’il comprenait tout sans avoir besoin de recourir comme les autres hommes à un sentiment plus ou moins lointain de complicité. Mais il se reprochait ses airs désintéressés au moment où ses amis avaient besoin de ses conseils, comme ses mines de détachement et de passagère condescendance quand il se trouvait dans un cercle où chacun se montrait vain de ses exploits amoureux. Il s’accusait de ressembler à un homme qui se donne un air incrédule et bienveillant, pour écouter parler de la lune des voyageurs qui en reviennent, sans leur dire qu’il la connaît de longtemps pour y avoir ses voies d’accès personnelles.

« Je me soucie très peu de l’opinion des hommes. Je me consolerais toujours d’être estimé au-dessous de ma valeur, mais non de l’être au delà. Je n’accepte pas le moindre malentendu dans le sens de la grandeur qui est celui où je marche, et je ne veux pas qu’on prenne pour moi l’ombre qui me devance.

« Que cesse seulement cet état ambigu où tour à tour je me traîne et je me raidis ! J’attends de Dieu qu’il prenne position vis-à-vis de moi, car je suis dans une obscurité de Limbes. Mais s’il faut que ce soit moi qui me déclare ? pensa Vern en prenant conscience de ses orgueilleuses paroles. Je n’ai jamais connu dans la vie de mon coeur rien de bien tranché. La joie capitale qu’on doit éprouver dans l’impur, ne serait-ce pas celle du décisif ? Mais qui me dit que cet impur ne me gagne pas insensiblement et que je n’y serai pas un jour tout à fait enveloppé, sans cesser pourtant de douter sur mon état ?

« Je suis placé entre deux chemins : vers l’un une certaine fougue me porte, tandis que l’autre m’offre une voie qui m’est plus naturelle. Une paresse me retient d’aller dans un sens comme dans l’autre. Enfin le jour vient où je suis fatigué de la paresse plus que je ne l’ai jamais été de la peine.

« La paresse serait un pauvre plaisir si elle frappait en même temps notre imagination. Mais celle-ci n’est jamais plus agile que dans le relâchement de notre esprit et le repos de notre corps. Elle vient nourrir l’un et l’autre d’un aliment irréel qui les flatte davantage avec sa brillante inanité que tous les biens matériels dont la distance d’un effort les sépare.

« Mortifions ces images dont je pare ma solitude, ou plutôt dispersons-les d’un seul coup, et que je fasse enfin, de quelque côté que ce soit, le pas qui me compromettra sans retour. »

Ce fut le même soir que notre chasseur entendit des pas légers fouler les feuilles. Il faisait tout à fait nuit. Il distingua avec peine une blancheur qui s’agitait à quelques mètres de lui. Vern m’a confessé qu’il eut peur. Ce sentiment qui lui avait été jusqu’ici étranger dut être assez vif pour qu’il empoignât son fusil comme s’il avait eu à se défendre sans retard, et qu’il visât la bête. Le coup partit avant qu’il ait pu décider s’il allait tirer ou non. Il n’y eut pas de cri ; la blancheur s’immobilisa ; Vern tremblait et il était si découragé qu’il marchait avec la plus grande peine. Il heurta du pied quelque chose de blanc, de dur et d’effilé comme une épée ; il se pencha sur l’animal mort, caressa une pelisse soyeuse, tiède encore : « Mon Dieu, murmura-t-il, c’est une licorne. Je traitais mon imagination d’absurde. J’osais encore moins le leur dire. Mais c’est bien une licorne. » Vern n’avait plus peur et aucune surprise ne l’agitait. Le mystère était mort et refroidissait à ses pieds. Il s’agissait d’en faire disparaître les traces. Il traîna le cadavre dans un fourré profond et épineux à l’écart de l’allée. « C’est plus grand que je ne pensais. » Puis il revint prendre son fusil et s’en alla. « Voilà qui est fait », soupira-t-il. Il s’aperçut qu’il était très tard quand il se coucha. Il dormit bien et sans rêve. Mais, le lendemain matin, il ne trouvait plus la force de se lever et la raison de recommencer une journée. « Hélas, j’ai tué la licorne de mon bois. » Car il sait bien que personne depuis longtemps n’ait jamais vu de licorne, qu’il n’y en a jamais qu’une seule attachée aux terres d’un homme et que, si elle périt, périt aussi la protection qui par elle demeure sur le lieu de ses gîtes.

L’hiver suivant, on apprit que le chevalier se mariait. Cette nouvelle étonna tout le monde et déçut ses amis qui trouvèrent la fin de Vern sans originalité. Cet événement détruisit tout l’ascendant qu’il avait pris sur eux, et sans aucune raison apparente, car le chevalier se révéla époux modèle et plus que jamais homme de bien. Mais telle est l’estime dont jouit le mariage chez les fortes têtes d’aujourd’hui.

Or, la première fois que Vern fit faire à la nouvelle maîtresse du domaine le tour de ses bois, une biche au pelage éclatant de blancheur traversa l’allée. Seul, le chevalier vit que la bête portait au milieu du front une longue corne, effilée comme une épée. « Elle est revenue ! Est-ce possible, Seigneur, oh ! Seigneur ! »

 

 

 

Julien LANOË.


Paru en 1927 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

 

 

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