La plus belle coutume

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Suzanne LAURIOT-PRÉVOST

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’en aurait fait, vraiment, une fameuse veillée, si seulement le vieux Feine avait été là !

Depuis des années et des années que le berger servait dans la famille, c’était la première fois qu’il manquait, et c’est cela qui était grave... Tout le monde y pensait : les parents, les voisins, les amis réunis chez Jean-Mathias Cabaïre ; et, dans la salle bien chaude et bien éclairée, on sentait une espèce de gêne. On avait beau rire et parler plus fort pour écarter cette gêne, malgré tout, elle restait la maîtresse.

Et tout cela, pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? Pour une bêtise : un dialogue un peu vif. Jean-Mathias, le Maître, et Feine, le vieux berger, n’étaient pas d’accord sur une réparation à faire à la bergerie. Ils avaient discuté en s’échauffant.

« Dans les temps d’autrefois, s’entêtait Feine, c’est comme ça qu’on faisait et c’était la bonne manière.

– On fait mieux à présent, ripostait Jean-Mathias, et c’est le progrès.

– Que tu dis, avait répondu le berger avec un peu d’aigreur. Ton père, qui s’y connaissait, n’aurait jamais agi comme ça... »

Alors, Jean-Mathias s’était emporté :

« Mon père était de son temps, c’est-à-dire du tien. Maintenant, c’est moi le Maître. Et j’entends faire à mon idée. Tu me brouilles l’esprit avec tes histoires d’autrefois. Tiens, va-t’en... »

Devenu très rouge, le vieux Feine s’était levé :

« Je m’en vas, avait-il dit d’une voix étranglée, je m’en vas et je ne reviendrai plus. »

 

 

*

 

On avait pris ça pour des mots. Mais Feine n’était plus revenu. On ne le voyait plus, traversant les pâturages, sa grande houppelande volant au vent. Il ne sortait plus guère de sa petite chaumine, en bas du village, toute seule et isolée dans la campagne.

Et, bien que la vieille mère l’eût supplié, bien que sa femme l’eût gourmandé, bien que les enfants eussent pleuré après le berger et ses histoires, Jean-Mathias n’avait pas voulu faire le premier pas :

« Je veux bien qu’il revienne, oui, bien sûr, et je ne lui dirai rien, mais je n’irai pas le chercher... »

 

 

*

 

Contre tous les espoirs, Noël était arrivé sans amener de détente. Ce soir, pour la première fois depuis toujours, le vieux Feine ferait solitaire sa veillée de Noël, et ce n’est pas lui qui présenterait à la Messe de Minuit l’agnelet dernier-né, si soigneusement nourri par Maîtresse Cabaïre, si tendrement caressé par les enfants... Ce soir, pour la première fois depuis des Noëls et des Noëls, qui remontaient bien avant la mort du grand-père, la place du vieux Feine demeurait vide au coin du feu. Personne n’avait voulu la prendre.

Tout à l’heure, avant le repas, suivant l’usage de Provence, on avait mis dans l’âtre le « Cariguié », ce beau tronc d’olivier que le berger avait lui-même choisi et mis à sécher, il y a de longs mois... Mireille, la plus petite, dès que la bûche avait commencé à pétiller, l’avait arrosée trois fois avec un verre de vin, pendant que la grand-mère disait de sa voix chevrotante :

« Réjouissons-nous, que Dieu nous donne la joie ! Avec la Noël, que nous arrivent tous les biens. Que Dieu nous fasse la grâce de voir l’année qui va venir. Et, si l’an prochain nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins ! »

Et sur ces dernières paroles, la voix de la grand-mère avait chevroté davantage.

Pécaïre ! Tout le monde le savait bien qu’on était un de moins que l’an dernier !... Quand c’est de par la volonté de Dieu, on s’y résout, parce qu’on sait bien au bout du compte que c’est toujours une volonté d’amour. Mais là...

 

 

*

 

Quand même, la veillée s’avançait. Et voilà qu’à présent chacun racontait les coutumes qu’il connaissait par vu ou par ouï-dire dans diverses régions de France :

« Sur les bords de la Loire, dit l’un, la nuit de Noël les enfants portent des lanternes et s’en vont de par les rues en chantant ; et les gens, par la fenêtre, leur jettent des bonbons et des noix...

– Dans les villes de Bourgogne, dit un autre, durant l’Avent, les enfants confectionnent de petits sacs de papier dans lesquels ils enferment des piécettes. Durant la veillée de Noël, ils jettent ces sacs par la fenêtre dans la rue après en avoir enflammé le coin. Et les pauvres, guidés par la flamme, accourent vers le cadeau qui leur est offert...

– Il ne faut pas oublier les pauvres, dit une voisine. En Gascogne, au souper, une place est toujours réservée à l’un d’eux...

– En Champagne, conta le meunier, où j’avais un parent, tous les paysans éteignaient leurs foyers à la nuit tombante ; puis ils allumaient leurs brandons à la lampe de l’église et, après les avoir fait bénir par le clergé, ils les promenaient par les champs. On appelait cela la fête des « flambants »...

– Oh ! bien, dit le maréchal-ferrant, dans l’Est, c’est avec une saucisse géante que les charcutiers font procession... »

À ce moment, quelqu’un toussota ; puis une douce voix chevrotante dit timidement :

« À Marseille, à Noël, tout le monde se réconcilie. L’offenseur s’en va chez l’offensé avec tous ses amis. On s’embrasse et on réveillonne gaiement ensemble après la Messe !... »

 

 

*

 

C’était la grand-mère Cabaïre qui avait parlé. Elle se tut dans un silence... Depuis qu’on avait commencé à raconter les veillées, elle voulait dire cela ; elle n’avait pas osé : le fils allait peut-être se fâcher. C’était un gars rude... et violent. Pourtant, il avait bien fallu qu’elle le dise. C’était la dernière chance. Elle avait de l’amitié pour le vieux Feine que son homme avait toujours connu et aimé...

C’était la dernière chance. Et elle réussit. Car il se passa une drôle de chose : comme si la vieille femme avait fait une trouée, comme si chacun n’attendait que cela pour dire son mot, tout le monde se mit à parler à la fois :

« Ça, c’est une bonne coutume...

– De vrai, Pécaïre, c’est la meilleure...

– Ça met le monde tout à l’aise, quand on s’est remis en accord...

– Après ça, on peut entendre la Messe d’un cœur content et réveillonner d’un estomac satisfait...

– Allez, Jean-Mathias, qu’est-ce que t’attends ?...

– Alors, on y va ?... »

Jean-Mathias n’avait pas dit oui. Mais il n’avait pas dit non... Et moitié grommelant, moitié riant, le fait est qu’il se laissait entraîner. Tout le monde sortit et descendit en cohue, d’un pas allègre, vers la chaumine. Poussé, Jean-Mathias entra le premier.

 

 

*

 

Le berger, qui fumait, seul près d’un tout petit feu de sarments, releva la tête, surpris. Jean-Mathias, qui pensait s’en tirer par une plaisanterie, sentit les mots s’étrangler dans sa gorge. Le berger, à n’en pas douter, avait pleuré.

Alors, Cabaïre dit simplement :

« Pardonne-moi, berger, j’ai été injuste et brutal. Au nom de l’amitié que tu avais pour mon père, reviens prendre ta place chez nous. Tu comprends bien que, tant que Dieu te prêtera vie, personne d’autre que toi ne peut offrir à la crèche le petit agneau né dans nos étables... »

Puis il passa son bras solide sous celui du berger. Quelqu’un jeta sur les épaules du vieux sa houppelande et, à travers la nuit froide, tous s’en furent chantant à pleine voix, à plein cœur, la bienvenue à l’Enfant de Noël qui était venu sur cette terre de pauvreté et de misère pour rassembler ce qui était désuni et faire fleurir un merveilleux amour.

 

 

 

Suzanne LAURIOT-PRÉVOST.

 

Recueilli dans Et maintenant, une histoire,

deuxième volume, Fleurus, 1955.