La nymphe de Sainte-Hélène

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ch. LAUTOUR-MÉZERAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après avoir conquis l’Europe et distribué des couronnes, Napoléon, victime des vicissitudes de la fortune, se vit relégué sur le rocher de Sainte-Hélène, dont une petite partie seulement fut assignée à sa promenade. Toutes les fois que le temps le permettait, l’empereur sortait, soit en calèche, soit à cheval ; et comme il avait bien vite parcouru l’étroit espace qui lui était réservé, souvent il ne se bornait pas à en parcourir l’étroite enceinte, mais il aimait encore à en explorer les détails. Accompagné du général Bertrand, de M. de Las Cases, et du général Gourgaud, il dirigeait ses courses vers la vallée voisine, et l’on en revenait habituellement en passant chez le général Bertrand, ou bien, au contraire, on commençait par ce côté, et l’on descendait la vallée. En descendant, on explorait ainsi le voisinage, et l’on visitait le peu d’habitations qui s’y trouvaient : toutes étaient pauvres et misérables. Les chemins étaient parfois impraticables, mais plus ils étaient mauvais, plus il y avait de difficultés à vaincre, plus l’empereur semblait aimer ces excursions ; c’était pour lui un simulacre de liberté ! La seule chose à laquelle il ne pouvait s’habituer était à la rencontre des sentinelles anglaises posées d’espace en espace pour l’observer.

Dans ces courses habituelles, l’empereur adopta enfin une station régulière dans le milieu de la vallée. Un jour qu’il avait fait une nouvelle pointe au milieu de rochers sauvages, il découvrit une pauvre maison dont il ouvrit la porte ; il entra dans un petit jardin tout émaillé de fleurs de géranium, qu’une jeune fille arrosait. Cette jeune fille était blonde ; elle était fraîche comme ses fleurs, et elle avait des yeux bleus d’une expression de bonté si gracieuse, que l’empereur en fut frappé.

– Comment vous nommez-vous ?

– Émely, répondit la jeune fille.

– Mais votre nom de famille ?

– Branston.

Vous paraissez beaucoup aimer les fleurs.

– Hélas ! Monsieur, c’est toute ma ressource.

– Comment donc ?

– Tous les jours je vais à la ville porter ces géraniums, et je vis des trois ou quatre pennies que l’on me donne en échange de mes bouquets.

– Et votre père et votre mère, que font-ils donc ?

– Je n’en ai plus, Monsieur, répondit la jeune fille avec une profonde émotion.

– Pas un seul parent ?

– Pas un seul ; je suis tout-à-fait étrangère à cette île ; il y a trois ans, mon père, ancien sous-officier de l’armée anglaise, et ma mère partirent de Londres et m’emmenèrent pour aller rejoindre, disaient-ils, des parents que nous avions aux Indes, et qui devaient aider mon père et ma mère à faire fortune. Nous n’étions pas riches, et mes parents eurent toutes les peines du monde à amasser la somme nécessaire pour faire ce long voyage. Hélas ! ils ne devaient pas en voir la fin ; mon père mourut pendant la traversée, et lorsque notre vaisseau relâcha dans cette île, ma malheureuse mère était si souffrante que l’on nous y laissa.... Ma mère fut bien longtemps, bien longtemps malade, et nous n’avions plus aucunes ressources.... Pour apporter un peu de soulagement à notre misère, je m’avisai de vendre des fleurs.... Un négociant de la ville, qui comme vous m’interrogea sur ce que je faisais, eut pitié de nous ; il me donna cette cabane où ma mère se rétablit un peu, et où nous vécûmes pendant deux ans du produit de ce petit jardin.... Il y a un an, ma pauvre mère, qui avait eu une rechute, obtint du bon Dieu un terme à ses souffrances.... Elle me recommanda d’avoir du courage, et vous la voyez, Monsieur, je lui obéis.... j’en ai...., dit la jeune fille en fondant en larmes.

Pendant ce court récit, la figure de l’empereur était visiblement émue ; il semblait profondément affecté. Des mots sans suite sortirent d’abord de sa bouche.... puis, il dit plus distinctement : – Pauvre enfant,.... qu’as-tu donc fait à Dieu pour être jetée ici misérablement.... singulier rapprochement de destinée.... comme moi elle n’a plus de patrie.... plus de famille.... elle n’a plus de mère.... et moi, je n’ai plus d’enfant.... En prononçant ces mots, un cri, d’autant plus déchirant que depuis longtemps il était plus concentré, s’échappa de la poitrine de l’empereur ; il cacha sa tête dans ses mains et il pleura. Oui, mes amis, cet homme que la perte de dix trônes avait trouvé calme et résigné pleura au souvenir de son enfant.

Mais bientôt, reprenant toute sa fermeté, il dit à la jeune fille :

– Je veux emporter un souvenir de ma visite ; cueillez-moi un de vos plus beaux bouquets.

La jeune fille assembla ses plus jolies fleurs, et lorsque l’empereur lui donna en échange quelques pièces d’or, elle s’écria :

– Ah ! grand Dieu, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt, maman n’aurait manqué de rien, et elle ne serait pas morte.

– Bien, bien, mon enfant, voilà de bons sentiments ; je reviendrai vous voir.

Alors, regardant les pièces d’or en rougissant :

– Je ne pourrai jamais vous donner assez de fleurs pour une si grosse somme.

– Que cela ne vous inquiète pas, répondit l’empereur, et il sortit.

L’empereur, en rejoignant ses compagnons de voyage, leur raconta sa découverte ; il paraissait heureux d’avoir trouvé un malheur à consoler. Dès cet instant, la jeune fille s’appela la Nymphe de Sainte-Hélène.

Le surlendemain, l’empereur, en s’habillant, dit qu’il voulait retourner voir sa pupille et la présenter à ses compagnons de promenade. On trouva la jeune fille dans ses habits de fête. Elle avait appris le nom de son bienfaiteur ; vivement émue de la grandeur de sa renommée et de ses malheurs, elle fit à ses illustres hôtes, le mieux qu’elle put, les honneurs de sa pauvre cabane ; elle suppléa au peu de valeur de son hospitalité par la grâce qu’elle mettait à la pratiquer. Elle présenta des figues, des fleurs de son jardin et l’eau du ruisseau de la vallée, qui prenait sa source dans son jardin....

– Vous le voyez, Sire, ajouta-t-elle, je vous attendais ; mais malheureusement je n’ai pas été prévenue assez à temps de votre visite, sans cela je vous aurais fait honneur du trésor que vous m’avez donné.

– Et je vous aurais grondée de pareilles façons. Quand je viendrai vous voir, je ne veux pas autre chose que vos figues et votre eau qui est excellente. C’est à cette condition que vous me reverrez. Après tout, je ne suis qu’un ancien soldat comme votre père, et le soldat n’a pas toujours des figues et de l’eau.

Depuis ce jour, l’empereur s’arrêtait quelques instants devant la cabane ; la jeune fille s’avançait devant la porte, lui offrait un bouquet, et après avoir répondu aux deux ou trois phrases que l’empereur lui adressait, les promeneurs continuaient leur course tout en devisant sur l’excellent caractère de la jeune fille.

À quelque temps de là, Napoléon se ressentit des premières atteintes de cette maladie à laquelle il devait succomber. La jeune fille, ne voyant plus son bienfaiteur, venait tous les jours à Longwood (habitation de l’empereur) s’informer de sa santé et, après avoir offert son bouquet, s’en retournait bien triste ; elle ne voyait plus l’empereur. Un jour cependant, elle entendit le roulement d’une voiture ; elle traversa le chemin et se trouva en sa présence ; aussitôt qu’elle l’eut regardé, sa figure prit une grande expression de tristesse.

– Vous me trouvez bien changé, n’est-ce pas, mon enfant ?

– Oui, Sire, c’est vrai, mais maintenant vous allez vous rétablir.

– C’est bien, mon enfant, dit l’empereur, en secouant la tête d’un air d’incrédulité. Toutefois aujourd’hui je veux vous faire une visite.

Il descendit en effet de voiture ; et appuyé sur le bras de la jeune fille et d’une personne de sa suite, il gagna la cabane.

Quand il fut assis :

– Donnez, donnez-moi un verre d’eau ; cela apaisera peut-être le feu qui me dévore.... ici...., dit-il en portant la main sur sa poitrine.

La jeune fille se hâta d’obéir.

Dès que l’empereur eut pris le verre d’eau, sa figure, de contractée qu’elle était, redevint tout-à-coup sereine.

– Oh ! merci ! merci ! cette eau a calmé tout-à-coup mes souffrances.... Si j’en avais pris plus tôt... peut-être..., ajouta-t-il en levant les yeux au ciel...., mais maintenant il est trop tard...

– Eh bien ! reprit la jeune fille en affectant de donner de la gaîté à son visage, que je suis heureuse que cette eau vous paraisse bonne ! Je vous en porterai tous les jours, et elle vous guérira.

– Oh ! non ! non ! je ne m’abuse pas, chère enfant, c’est ma dernière visite... Il y a ici un doloré sordo qui me tue, et l’empereur désignait son côté ; mais puisque je ne vous verrai plus, je veux vous laisser un souvenir de mon intérêt.... Que puis-je faire pour vous ?...

Alors la jeune fille, fondant en larmes, tomba aux pieds de l’empereur et lui demanda sa bénédiction. L’empereur la bénit avec cette gravité que donne la foi, car Napoléon avait toujours eu les deux croyances qui font l’honnête homme : il mourut en chrétien, et vécut respectueux envers sa mère.

Depuis ce jour, Émely ne manqua pas de se rendre religieusement à Longwood ; elle portait de l’eau de la source et un bouquet ; elle s’en retournait toujours plus triste ; car chaque jour elle rapportait des nouvelles de plus en plus alarmantes de la santé de l’empereur.

Un matin que le soleil était plus brillant que d’habitude, et que, plus gaie, elle gagnait cette résidence, elle arriva avec cette espérance d’enfant que lui donnait une secrète confiance dans l’eau de la source. On lui avait dit la veille que l’empereur allait mieux, et son imagination reconnaissante avait tout de suite créé un miracle, et ce miracle, c’était la guérison de l’empereur.

Elle arriva... mais, hélas ! que la réalité était loin de ses rêves ! Elle trouva tout le monde consterné.... Cette fois, craignant pour la vie de son bienfaiteur, et voulant au moins le revoir encore et lui dire un dernier adieu, elle demanda à être admise auprès de lui.

On lui répondit qu’il expirait, et que ce n’était pas possible ; elle pria, supplia, et ses larmes eurent tant de puissance, qu’elle fut introduite dans la chambre de l’empereur.

C’était le moment solennel où Napoléon, entouré de ses pieux serviteurs, après un long abattement, s’était relevé sur son séant, dans son lit de douleur.

Il avait demandé qu’on lui ouvrît la fenêtre tournée du côté de la France, et après avoir adressé des adieux touchants à cette chère patrie... le délire s’empara de sa tête ; ses membres se raidirent par les convulsions, ses yeux devinrent fixes ; on entendit encore ces mots sans suite... tête armée.... ma garde.... mon fils.... France !.... et il expira. Les fleurs que la jeune fille venait offrir s’étaient échappées de ses mains ; elle-même était tombée inanimée sur la place.

Sa douleur fut profonde ; mais elle y survécut ; car elle aussi devait être une preuve de plus qu’une grande infortune supportée avec courage est une chose sainte, et que tôt ou tard elle a de glorieuses compensations.

La pupille de l’empereur avait attiré la curiosité des voyageurs : on ne parlait que de son bon cœur, de ses grandes qualités. Un négociant de la compagnie des Indes, étant allé la visiter, jugea qu’il ne payerait pas trop cher un pareil trésor au prix de toute sa fortune : il l’épousa.... Aujourd’hui Emely Branston est devenue une des femmes les plus riches et les plus considérées de l’Angleterre.

 

 

 

Ch. LAUTOUR-MÉZERAY.

 

Recueilli dans Recueil de contes et de nouvelles pour la jeunesse,

extraits des ouvrages des auteurs contemporains les plus distingués,

par J. J. Steck, Lissa et Leipsic, 1840.

 

 

 

 

 

 

 

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