Phynaert et Lydéric

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. de LAUWEREYNS DE ROÖSENDAËLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VERS l’an 620, des séditions éclatèrent au pays de Bourgogne, si meurtrières et si sanglantes qu’un certain nombre de seigneurs et gentilshommes furent contraints d’abandonner leurs demeures et de quitter la région. Parmi eux se trouvait un jeune prince nommé Saluaert et sa femme Emergaert. Mariés depuis peu, ils s’aimaient beaucoup et ils attendaient un enfant. C’est pour le mettre à l’abri, dès sa venue au monde, qu’ils songèrent à aller demander asile au roi d’Angleterre, leur parent, dont ils espéraient bon accueil.

Ils se mirent donc en route, un matin d’automne, avec une petite escorte. Et ils firent si bien diligence qu’en peu de jours ils atteignirent les bois marécageux du pays de Buc qu’ils devaient traverser avant d’arriver à la mer. La contrée avait fort mauvaise réputation. Outre qu’elle était d’un accès difficile, car il n’y avait guère de chemins, la terre était argileuse et gluante, si détrempée, par surcroît, qu’elle se dérobait à tout instant sous les sabots des chevaux éclaboussés jusqu’au poitrail. Mais surtout, on disait que la population était inhospitalière et qu’elle était gouvernée par un prince cruel, le géant Phynaert.

Aussi la princesse Emergaert avait-elle grand-peur et pressait-elle son cheval contre celui de son époux qui tentait, mais en vain, de la rassurer. Elle tremblait, au surplus, de froid, car un brouillard humide, favorable à toutes les embuscades, montait des eaux mortes et nauséabondes ; et même le ciel paraissait hostile avec ses lourdes nuées grises.

De son côté, le prince était inquiet. Il remarquait le grand nombre de troncs d’arbres qui obstruaient les voies. Il pensait à ce qu’il avait entendu conter... Phynaert se vantait, à dix lieues à la ronde, de n’avoir laissé passer un seul jour sans qu’il ne fût marqué d’un crime. Il avait le goût du meurtre. Ce qui est, il faut croire, le propre de beaucoup de chasseurs. Mais ce qui distinguait Phynaert, c’est que la chasse à l’homme, seule, l’intéressait. Il était suivi dans ses courses à travers bois par un certain nombre de sujets amateurs du même gibier, et dociles comme la meute peut l’être à son maître. À son gré, il appelait ou renvoyait ses hommes, les immobilisait ou les jetait à la curée, le plus souvent d’un signe, car il n’était point bavard. Il était pourtant, chose extraordinaire, craint autant qu’aimé d’eux car, dans leur jugement obscur, les sujets du prince Phynaert ne concevaient rien de plus admirable que la force et la grandeur la plus apparente.

Longtemps les voyageurs, le prince Saluaert en tête, avancèrent en silence, à travers les pentes irrégulières, les lianes perfides, les flaques visqueuses. À un moment, le prince se pencha pour remettre à la princesse et la faire sourire, une étrange fleur pâle qu’il n’avait jamais vue ailleurs, et qui s’épanouissait de loin en loin à la surface trouble des marais : une sorte de lys. Comme il se relevait, son cheval fit un écart. Et le prince connut qu’il avait devant lui le cruel Phynaert armé, casqué, redoutablement monté sur un lourd destrier frais et fougueux. Une vingtaine d’hommes, muets, farouches, se tenaient derrière lui. Leurs yeux pâles brillaient comme un fer aiguisé. Leurs grands corps blancs semblaient gonflés d’une eau mystérieuse, qui loin de leur ôter force et souplesse, paraissait au contraire leur avoir mis sous la peau une huile magique destinée à les rendre invulnérables.

Le prince Saluaert comprit que sa dernière heure était venue. Il fit passer sa femme à l’arrière de son escorte. Et décidé à vendre chèrement sa vie il se porta, suivi de ses compagnons, au-devant du géant.

Le combat fut effroyable et court, car le jeune Saluaert était courageux mais faible, et mal entraîné aux batailles.

En moins d’un quart d’heure les gens de Phynaert avaient massacré la petite troupe. Le prince bourguignon gisait, la gorge ouverte, aux pieds du terrible Flamand.

Déjà les coffres étaient éventrés ; le butin s’entassait dans les sacs. Alors Phynaert chercha des yeux la jeune et belle femme que, l’espace d’un éclair, il avait aperçue à l’arrière des combattants. Elle n’était point parmi les morts. Comprenant qu’elle s’était enfuie, il organisa une battue à travers la forêt. Et sûr de la retrouver avant le lendemain, il regagna son château.

 

 

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Emergaert avait en effet réussi à s’éloigner. Outrée de douleur, elle s’était d’abord réfugiée dans un taillis puis, se fiant à sa monture, elle s’était laissée entraîner où l’intelligente bête avait voulu, c’est-à-dire d’abord et surtout à l’écart du carnage.

Après avoir traversé nombre de haies et de buissons, son cheval s’étant arrêté au bord d’une claire fontaine, elle mit pied à terre et se pencha pour boire un peu d’eau.

Mais au moment de remonter en selle, elle se sentit si lasse, qu’elle se laissa retomber.

Elle pensait à son époux qui venait de succomber, elle se disait qu’elle venait elle-même de perdre toute raison de vivre. Car elle n’avait que lui au monde, qui l’aimait, la protégeait, s’intéressait à elle. Et elle n’avait que lui à aimer, à qui obéir, à qui se dévouer.

« À quoi bon, pensait-elle, continuer mon chemin ? Et comment pourrai-je le faire, abandonnée comme je le suis. Jusqu’où irai-je ? Plutôt que de tomber morte de fatigue, un peu plus loin, ne vaut-il pas mieux attendre ici la mort ? J’aurai du moins jusqu’au bout un peu d’eau fraîche à boire. »

Elle s’assit dans les herbes, et se prenant la tête entre les mains, lasse et dolente, elle pleura. Après quoi elle se sentit mieux et plus courageuse. Elle voulut se lever. C’est alors qu’elle s’aperçut qu’un vieil homme la regardait. Effrayée, elle allait s’enfuir. Mais il l’arrêta d’un geste doux. Alors elle le considéra. Et elle comprit qu’elle avait devant elle un ami.

C’était un ermite qui s’appelait Lydéric. Il s’était depuis longtemps retiré dans un coin du bois. On ne l’inquiétait pas et il ne se mêlait point des choses du monde. Il priait et méditait solitairement tout le jour. Chaque soir, il venait chercher de l’eau à la fontaine. Fort surpris de trouver une si belle dame en ces lieux, il lui demanda la cause de son déplaisir.

– Il m’est impossible, lui répondit celle-ci prudemment, de vous dire le motif de ma douleur. Qu’il vous suffise de savoir que je n’ai pas mérité, que je sache, d’endurer les maux effroyables qui, depuis quelque temps, fondent sur ma chétive personne. La fortune semblait me sourire, elle m’accable aujourd’hui ; voilà.

L’ermite, qui était discret, n’en demanda pas plus long. Il lui fit seulement observer que la miséricorde divine est infinie, et qu’il ne faut point douter d’elle ; que, du reste, dans le royaume de Dieu, les premiers sont les derniers, et les derniers les premiers. Après quoi il la laissa pour revenir à son ermitage.

La nuit tomba tout à fait. Et la princesse s’endormit. Quand le jour pointa, il y avait auprès d’elle un tout petit enfant qui vagissait. Elle le regardait avec émerveillement. C’était un garçon, qui semblait ne demander qu’à vivre. Elle le lava dans la fontaine, et présenta aux premiers rayons du soleil, pour qu’il le séchât, son petit corps nu. Après quoi, elle se mit en quête de feuilles larges et sèches, qu’elle déposa au creux d’une haie. Puis, ayant écarté toutes les épines d’alentour, elle posa doucement, dans cet humble berceau, le nouveau-né.

Alors elle s’éloigna, comprenant que c’était le seul moyen de soustraire son enfant à Phynaert, qui, certainement, devait la faire poursuivre.

À peine marchait-elle, en effet, depuis une heure, qu’elle était retrouvée et conduite au tyran, qui la faisait aussitôt mettre au secret dans une chambre retirée de son château.

 

 

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Cependant l’ermite était revenu chercher de l’eau à la fontaine. Et il se demandait ce qu’était devenue la belle affligée de la veille.

Comme il allait s’en retourner, il entendit de faibles plaintes ; c’était l’enfant qui gémissait. Il se pencha vers la haie et découvrit le petit être, émouvant comme Jésus dans son humble crèche. Alors, l’ermite s’agenouilla et se mit en prières, attendri et perplexe. Comment allait-il alimenter ce tout petit enfant, lui qui se nourrissait de fruits et de racines ? À ce moment, une chose extraordinaire se produisit : une biche sortit en bondissant d’un fourré et vint, elle-même, présenter à l’enfant une mamelle gonflée de lait. Le bon ermite, devant ce miracle, bénit le Seigneur, et, prenant de l’eau à la fontaine, sur-le-champ il baptisa l’enfant de son propre nom Lydéric. Puis il l’amena dans son ermitage où la biche se présenta, deux fois par jour, pendant près de deux ans.

Des années passèrent. L’ermite avait appris à lire à l’enfant. Et, en même temps, il lui avait enseigné tout ce qu’un jeune seigneur doit savoir.

C’est ainsi qu’il lui disait qu’il y a, au ciel, un dominateur suprême, qui répartit toutes les seigneuries de la terre aux princes qui s’en montrent dignes. Et, pour l’enflammer davantage en l’amour de Dieu, il ne manquait pas de lui représenter souvent les miraculeuses circonstances qui avaient entouré sa naissance.

Aussi, dès l’âge le plus tendre, l’enfant prit-il le sentiment qu’il était né pour de grandes choses.

Sur ces entrefaites le bruit se répandit dans le pays que Phynaert gardait prisonnière une belle princesse, dont il avait massacré l’époux quelques années plus tôt, et que cette dame ne cessait de pleurer. Au portrait que faisaient d’elle les rares personnes qui avaient pu l’entrevoir, l’ermite comprit que la séquestrée n’était autre que la belle affligée qu’il avait rencontrée un soir auprès de la fontaine. Et il acquit la certitude que le petit enfant qu’il avait trouvé le lendemain au même endroit était son fils.

Alors comme l’enfant avait douze ans et qu’il commençait à courir les buissons, l’ermite qui vieillissait résolut de l’éloigner. Il connaissait justement, en Angleterre, un abbé en qui il avait grande confiance. Il décida de lui remettre le jeune Lydéric. Il fit connaître à celui-ci son dessein et, l’ayant accompagné jusqu’à la limite de la forêt, il lui dit avant de le quitter :

– Va, mon fils. Crains Dieu, garde-toi de la vilenie. Et n’oublie pas que ta pauvre mère gémit en une dure prison.

 

 

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Lydéric atteignit en Angleterre sa dix-huitième année. C’était alors un beau jeune homme affable, courtois et d’une force corporelle peu commune. Il se mit au service du roi, et, bientôt, il se fit remarquer à la cour par sa singulière bonne grâce. Une fille du monarque, qui s’appelait Gratienne, voulut le connaître et se le fit présenter au cours d’un festin. Elle ressentit, à sa vue, une grande émotion qu’elle dissimula quelque temps. Mais un jour elle se laissa aller à découvrir, sous le sceau du secret, sa passion à une fille de chambre. Peu après, Lydéric savait qu’il était aimé de la princesse. Aisé au possible d’une si bonne fortune, il ne put s’empêcher de se trouver souvent sur le chemin de la jeune fille. Et, chaque fois qu’il la rencontrait, il la regardait longuement en soupirant. En même temps il remplissait si valeureusement son service, qu’il n’était question en toute la cour que de sa vaillance.

Gratienne, un jour, s’arrêta devant lui, et l’invita à l’accompagner dans sa promenade. Ils allèrent un moment côte à côte et se sentirent l’un et l’autre si singulièrement heureux qu’ils eurent l’impression que jamais, dans le passé, ils n’avaient goûté tel bonheur. Le lendemain ils se retrouvèrent, et durant deux années ils se virent tous les jours, dans une sorte de ravissement qui semblait devoir leur faire perdre le sens de tout ce qui n’était pas eux et leur tendresse.

Mais le jeune homme n’oubliait pas que sa mère était toujours au pouvoir de Phynaert. Et parfois la princesse voyait dans les yeux de son ami passer une ombre. C’est qu’il commençait à se mépriser. Elle l’interrogea. Il finit par lui dire :

– Madame, le contentement que je reçois par vous est si grand que je ne saurais vous dire le regret que j’aurais si je devais vous quitter. Mais je ne puis oublier que ma mère gémit depuis ma naissance en une dure captivité. Et qu’il m’appartient aujourd’hui de la délivrer.

La belle Gratienne ne mesurait son bonheur que par celui de son Lydéric. Elle maîtrisa sa douleur et répondit :

– Seigneur, je veux avant tout conformer mes désirs aux vôtres, faire de votre volonté la mienne. Puisque votre délibération tend à vous éloigner de moi, je vous donne le congé qui vous permettra de réaliser ce que vous voulez entreprendre et je faciliterai votre départ.

Puis, comme la nuit approchait, elle licencia le prince qui, cependant qu’on appareillait son équipage, se mit en oraison.

 

 

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Le lendemain, il se présenta au roi, et mettant un genou en terre, il lui dit :

– Sire, j’ai reçu, depuis mon séjour en votre terre, tant de faveurs et gracieux traitements que j’eusse avec joie consacré ma vie à vous servir, vous et les vôtres. Mais un impérieux devoir m’appelle ailleurs. Je supplie Votre Majesté d’excuser mon départ.

Le roi l’ayant assuré de son amitié, Lydéric, le cœur bien gros, s’embarqua le même jour sur une nef que la belle Gratienne avait tenu à faire elle-même fréter.

Les ancres furent levées ; le jeune homme regardait douloureusement fuir la terre de son amour. Mais le vent était bon ; en deux jours, il arriva en un port voisin de Boulogne. Alors il continua son chemin par terre jusqu’à la ville de Soissons, où se trouvait le roi de France.

 

 

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Dès qu’il fut mis en la présence du monarque, il s’inclina très bas, comme cela se devait, et il conta son histoire. Après quoi il le supplia de lui permettre de se venger, c’est-à-dire de provoquer, en un combat qu’il soutiendrait lui-même, le géant Phynaert.

Le roi, étonné de l’humble et héroïque maintien du jeune prince, lui conseilla de différer un combat qui s’annonçait comme inégal, car Phynaert était connu comme l’un des plus adroits et rudes chevaliers du royaume.

Il lui démontra que la magnanimité consiste non en l’entreprise d’exploits notoirement impossibles, mais en l’accomplissement de ceux qui se peuvent mesurer à notre force. Et il le mit en garde contre le danger de la témérité et de l’outrecuidance.

Lydéric répliqua que, si ses forces étaient moins expérimentées que celles de l’adversaire qu’il voulait réduire, il se sentait le bon droit pour lui, et que Dieu ne manquerait pas de le venir assister.

Ce qu’entendant, le roi ordonna qu’un héraut fût envoyé à Phynaert, afin qu’il pût répondre des accusations du prince Lydéric.

 

 

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En grande diligence le héraut fut dépêché. Il trouva en son château de Buc le prince Phynaert, sombre et morose, et lui déclara que le roi, son seigneur, lui mandait de se justifier des charges qui pesaient sur lui au sujet des parents du jeune Lydéric.

Dissimulant sa colère et sa crainte, Phynaert répondit :

– Retourne vers mon seigneur, le roi. Dis-lui que jamais je ne commis ni crime, ni félonie. La mort du prince fut de bonne guerre. Je détiens, selon mon droit, sa femme. Si je suis prêt à combattre l’homme qui veut aujourd’hui me chercher une mauvaise querelle, j’affirme que cet homme, qui prétend être le fils de la princesse Emergaert, soutient une menterie.

Ayant ainsi parlé, il ordonna à ses gens de bien traiter le héraut et il fit appeler sa prisonnière, qu’il interrogea longuement. Celle-ci, dès qu’elle fut au courant de ce qui se passait, se jeta aux pieds de son bourreau, et, joignant les mains, l’adjura d’épargner dans le combat qui s’annonçait l’homme qui revenait en justicier et qui, elle en était convaincue, était bel et bien son enfant.

Phynaert la fit durement renvoyer et se prit à songer. Ce n’est pas qu’il considérât le désespoir de la pauvre mère, mais il n’était pas sans inquiétude. Il commençait à douter de lui et se demandait si les évènements n’allaient pas se retourner. Des remords vagues le tourmentaient.

 

 

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Le héraut rapporta au roi les paroles de Phynaert ; le roi décida que le combat aurait lieu en sa présence. Et, dans un équipage qui correspondait à sa grandeur, il se mit en route.

Phynaert le reçut avec tout l’honneur dont un vassal qui veut acquérir les bonnes grâces de son suzerain se peut aviser. Le roi, lui ayant déclaré la raison de sa venue, lui ordonna de se tenir prêt au combat qu’il arrêtait pour le lendemain. Et il jura, sur sa couronne, de se conformer au droit que l’évènement donnerait à chacune des deux parties. Le prince Phynaert faisait bonne contenance, mais son angoisse allait grandissant, car il se rendait compte que toute la sympathie du cortège royal allait au jeune Lydéric, dont la svelte prestance, la juvénile ardeur et le modeste mais fier maintien, n’étaient pas sans lui faire, à lui-même, une forte impression. D’autant que, dans les traits du beau jouvenceau, il reconnaissait ceux du malheureux seigneur qu’il avait si lâchement assailli vingt ans auparavant. Mais le fils, qui avait mené une vie rude et aventureuse, semblait devoir être un adversaire autrement redoutable que ne l’avait été le père.

Le lieu choisi pour le combat fut le pont de Fin qui dominait le cours de la Deule et qui donnait accès à une grosse et sordide bourgade : Lisle.

À l’annonce de la bataille, les bourgeois et manants sortirent de leurs maisons et se rangèrent, non sans méfiance, à une petite distance des gentilshommes.

Ce fut, d’abord, le prince Lydéric qui parut à cheval, entouré par de jeunes seigneurs qui l’encourageaient à l’envi. Ses yeux clairs, ses noirs cheveux qui frissonnaient au vent, ses larges épaules, qui surmontaient un torse élégant sur des flancs effacés, attiraient les regards de tous. Au loin, des commères avançaient le cou pour mieux le voir, et de jeunes serves se haussaient sur la pointe de leurs sabots pour être aperçues de lui.

Ensuite parut le prince Phynaert seul, monté sur un puissant destrier, et tous les regards se portèrent sur lui. Casqué, barbu, massif, il sembla un instant remplir tout l’horizon. Il s’avançait lentement, faisait juste les gestes nécessaires, si bien qu’à chaque pas, on aurait dit seulement qu’il rompait l’immobilité.

Tandis que le gentil Lydéric qui, lui aussi, allait au pas de sa monture, donnait une impression de mouvement incessant même quand il s’arrêtait ; on devinait qu’une impatiente vie circulait, en bouillonnant, à fleur de son visage comme de son corps.

Enfin le roi s’avança, et sa venue fut saluée par la foule avec admiration et crainte. Car, au fond de leur cœur, les bourgeois et manants souhaitaient vivre sous la loi d’un seigneur juste et bon comme semblait l’être le roi ; mais ils avaient tiré de gros profits en suivant, dans ses chasses, le géant Phynaert et ils ne se sentaient pas très tranquilles. Ils craignaient d’avoir, pour le moins, à rendre le produit des pillages qu’ils avaient accumulés dans leurs bourgs.

Et s’ils ne demandaient qu’à pratiquer désormais la vertu qui contenterait mieux leur âme, à leurs yeux, les assises de l’honnêteté ne pouvaient se fonder que sur la libre possession des biens précédemment acquis.

On attendit que la soleil distribuât une égale part de ses rayons aux adversaires.

Alors les trompettes sonnèrent. Et les deux cavaliers s’entrecoururent avec une telle impétuosité que, dès la rencontre, leurs lances se brisèrent et qu’ils furent l’un et l’autre contraints d’abandonner leur monture.

Ils se saisirent de leur épée, avec laquelle ils continuèrent le combat si violemment, qu’il fut d’abord impossible de juger des coups.

Cependant, on put, ensuite, s’apercevoir que Lydéric évitait, par son extrême agilité, presque tous ceux que Phynaert essayait de lui porter, tandis que Phynaert écartait par sa vigilance le plus grand nombre de ceux qui lui étaient destinés. C’est ainsi que le roi connut qu’il était difficile de faire se mesurer, sous ses yeux, chevaliers aussi rudes et vaillants, car, où d’autres auraient été depuis longtemps rendus, ceux-là tenaient toujours, et alors même que leurs visages ruisselants et pâles trahissaient leur fatigue, ils se mêlaient si étroitement et si cruellement, que tout semblait n’être qu’au commencement.

Mais plus le combat durait, plus le prince Lydéric sentait croître sa rage contre celui qui avait si peu humainement traité ses parents, tandis que le géant Phynaert, affaibli par le sang qu’il commençait à perdre, sentait en son cœur la haine faire place à une lassitude grandissante.

Aussi, depuis un moment, s’efforçait-il seulement de parer aux attaques. Ce que voyant, Lydéric sentit ses forces se décupler, et il le chargea soudain d’une estocade si roide et si bien assise que l’on vit le tyran chanceler, faire en arrière deux ou trois pas et revenir tomber tout de son haut aux pieds de son vainqueur.

Alors, les gentilshommes se pressèrent autour de celui-ci. Ils l’assurèrent à qui mieux mieux de leur ébahissement et de leur contentement. Le roi lui-même, descendant de l’échafaud qui lui avait été dressé, le congratula. Et, s’étant assuré qu’aucune des plaies qui déchiraient son corps n’était mortelle, il commanda que le jeune héros fût doucement mené vers le château de Bue, où lui-même allait se rendre.

C’est donc en grande magnificence que Lydéric parvint en ce château où, depuis tant d’années, sa mère se désolait. Comme on voulait panser ses blessures, il s’y refusa, voulant avant tout saluer et délivrer celle qui lui avait donné le jour. Il se fit immédiatement mener vers elle. Ils ne s’étaient pas plutôt vus qu’ils se reconnurent et se précipitèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre.

Ils furent un long moment sans pouvoir parler. Ils se regardaient, s’embrassaient, riaient et pleuraient en même temps. Enfin, le prince voulut que sa mère lui racontât sa longue misère, mais elle ne voulait penser qu’aux maux endurés par son fils. Alors Lydéric lui dit que mieux valait, pour tous deux, oublier le passé pour ne songer qu’au doux avenir qui les attendait certainement.

La princesse s’agenouilla près de son enfant et commença à le soigner. Elle le fit avec tant d’amour et d’adresse qu’en très peu de temps on ne vit plus trace de la moindre meurtrissure.

Le roi, selon la promesse qu’il avait faite, vint au château. Il se fit conduire avec ses barons et seigneurs au chevet du convalescent et lui donna solennellement toutes les terres et seigneuries que le cruel Phynaert avait détenues sans honneur. Et pour rehausser de plus d’éclat la fortune du jeune prince, il le nomma premier forestier de Flandre, sous la condition qu’il reconnût et servit à l’occasion la suzeraineté royale.

 

 

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Quand le roi fut reparti, le prince se demanda comment il allait s’y prendre pour gouverner sagement le pays qui lui était confié. Il commença par établir des lois fermes et équitables que le peuple flamand accepta avec un grand enthousiasme, car elles tenaient compte des deux traits fondamentaux des gens de leur race : leur respect d’une discipline stricte, et leur goût de l’indépendance. Pour occuper ses sujets, qui aimaient les grands et beaux travaux, il entreprit de leur faire édifier un grand nombre de constructions, notamment des églises et des hospices. Et il leur donna le goût d’embellir leurs demeures. Lui-même, à ses moments perdus, s’occupait volontiers chez lui ; c’était, le plus souvent, à faire reproduire ses armes, qu’il portait gironnées d’or et d’azur à un écusson de gueules. Mais son passe-temps le plus cher était la chasse ; sa grande joie consistait à parcourir les bois dans lesquels il avait grandi et dont il connaissait tous les secrets. Il ne craignait, dans sa forêt, ni le froid, ni la chaleur la plus lourde. Pour ne pas lâcher la proie qu’il relançait, il endurait sans peine la faim, la soif, et le manque de sommeil. Des heures, il pouvait courir, grimper, ou dévaler les sentes gluantes ; il ne redoutait ni la bête sauvage la plus féroce, ni les miasmes du marécage. Aussi, de saison en saison, sa vigueur et son adresse croissaient-elles.

 

 

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Un jour qu’il poursuivait un cerf, il parvint au bord de la fontaine où il était né. Une belle jeune fille s’y tenait et pleurait. Il s’approcha doucement d’elle et lui demanda pourquoi elle était là.

Elle lui répondit qu’elle avait été enlevée par deux seigneurs, qu’elle avait réussi en cours de route à leur échapper, mais qu’elle s’était perdue, et qu’elle ne pouvait retrouver son chemin. Lydéric lui offrit de lui donner asile en son château. Elle accepta et, chemin faisant, elle lui révéla qu’elle avait nom Rothilde, qu’elle était princesse, et que le roi de France était son parent. Lydéric la regardait et l’écoutait avec ravissement, car le visage, autant que la conversation de la jeune personne, l’enchantaient. Dès qu’elle fut au château, il n’eut qu’une crainte : la voir repartir, et, pour qu’elle n’y songeât pas, il lui proposa de l’épouser.

La princesse ne demandait pas mieux. Toutefois, elle se fit un peu prier, lui objectant qu’il lui fallait, avant de se décider, demander au roi son avis. Lydéric envoya une ambassade présenter sa requête au souverain. Celui-ci, l’ayant favorablement accueillie, et même ayant doté la fiancée d’un certain nombre de terres et de quelques villes, le mariage eut lieu en grande liesse.

 

 

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À peu de temps de là, l’ermite vint à mourir. Lydéric, qui allait souvent visiter celui qui lui avait servi de père, en conçut un profond chagrin.

Puis, ce fut la princesse Emergaert qui s’éteignit. Dès ce jour, le prince perdit l’air de jeunesse qu’il avait jusque-là conservé.

Chaque année la princesse Rothilde donnait à son mari un enfant. Ils en eurent ainsi une vingtaine, dont quinze du sexe masculin.

Le prince s’occupait de tout ce monde et de son peuple, avec vigilance et gravité.

Il tenait à faire respecter les lois par tous et il fut contraint de les appliquer bien durement un jour. Car ayant fait condamner à mort un jouvenceau qui avait pris à tort un panier de pommes à une vieille femme, il apprit qu’il s’agissait de son propre fils aîné. Il n’en ordonna pas moins au bourreau de trancher la tête de son enfant.

Il mourut fort âgé ; ses sujets versèrent, sur son cercueil, des larmes sincères, sa femme aussi ; ses fils conduisirent pieusement sa dépouille jusqu’en la ville d’Ayre où il fut inhumé en grande pompe.

Et les aïeules, le soir, racontèrent aux petits enfants qui se pressaient autour d’elles, qu’un héros venait de mourir ; ceux-ci à leur tour redirent la belle histoire à leurs descendants. Aussi, d’âge en âge, se transmettait-elle, jusqu’à ce qu’un chroniqueur, qui s’appelait Pierre d’Oudegherst, la fixât au XVIe siècle, entre les pages d’un gros livre relié de parchemin que nous pouvons encore consulter de nos jours. Ce que ne manqua point de faire un savant historien contemporain, qui n’eut guère de mal à démontrer que la légende de Lydéric ne tenait pas debout.

Cela nous fendrait le cœur de dire, après lui, pourquoi. Bornons-nous à soutenir, avec tous les vieux Lillois, qu’elle est trop belle pour ne pas être vraie. D’ailleurs, les traits mêmes du lâche Phynaert et du gentil Lybéric ne vivent-ils pas, pour l’éternité, sculptés aux assises de la maison de ville ?

 

 

 

A. de LAUWEREYNS DE ROÖSENDAËLE,

Contes et légendes de Flandre, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

 

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