Gaby Saphir

 

1916

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Ce n’était qu’un surnom, joint à un diminutif. Comment elle s’appelait dans le monde ne fait rien à la chose, quoique, pourtant, ces êtres-là devraient laisser d’autres traces qu’un sentiment ému dans les cœurs, qu’une reconnaissance au fond des âmes, une ferveur qui persiste à ne pas mourir... Peut-être que cette histoire, dans cette feuille pure où elle s’inscrira, finira par la rejoindre, cette pure Saphir, et que rêveuse encore un peu plus, elle reverra ses jeunes années ; et que, pensive, elle sentira en elle palpiter les souvenirs et l’atmosphère qui l’entoura, comme un beau paysage que des larmes embuent et qui tremble. Et encore est-il téméraire de l’espérer : il eût fallu changer ce titre qui la mettra en alerte, et, par renoncement, lui fera repousser la page. Mais, le modifier, cela nous est impossible, ce titre que nous posâmes ici comme une couronne sur un mausolée.

Tout elle-même restait dominé par l’éclat profond de ses yeux sombres, par le magnétique pouvoir qu’elle émanait dès qu’elle voulait bien lever les paupières et vous faire l’indicible faveur de poser sur vous ses regards. Ils semblaient dépasser le corps et atteindre les plus subtiles retraites de l’esprit. Ah ! tout s’arrêtait, tout se paralysait qui n’était point respect, dévotion, amour, vraiment, dans ce que ce terme comporte de piété, de soumission ardente, heureuse ; de conquête. Tous l’ont aimée, depuis les plus durs majors jusqu’aux infirmiers les plus humbles. Cette petite fille de vingt ans exerça une douce royauté dans l’hôpital de guerre où elle assura quatre ans son apostolat de jeune sainte.

 

*

 

Elle n’était pas très grande, mais longue et très fine ; sa blouse blanche, en l’immatérialisant, l’exhaussait. Son visage de mirabelle était dévoré par des yeux trop larges, et doucement convexes, un peu saillants, à la mode des Vierges lombardes, et au-dessus desquels le sourcil comptait à peine. Elle parlait peu, et toujours à mi-voix. Au milieu des jeunes femmes et des jeunes filles qui soignaient les blessés, tout de suite elle avait eu sa place et sa légende. Elle semblait ne désirer que les tâches les plus pénibles, les plus cruelles, les plus douloureux et difficiles pansements, comme pour apporter une délicatesse, une habileté suprêmes. Mais rien qui fût professionnel ; rien de cette vilaine accoutumance de l’infirmière qui, prenant un pli médical sans avoir la science, finit par considérer le malade comme un « cas » et serait tentée, même dans un hôpital militaire où les soins viennent du cœur, de le nommer par un numéro. Oh ! non, rien : Gaby Saphir pâlissait comme son blessé. Quand, au moment des grandes offensives, les voitures d’ambulance déchargeaient leur terrible cargaison, la jeune fille, les dents serrées, les yeux plus grands encore et les lèvres blanchissantes, attendait chaque arrivée sanglante comme si elle-même eût été condamnée : « Partez, Saphir, disaient les hommes de métier, vous reviendrez demain matin. » Ils savaient qu’une fois l’épreuve de l’arrivée subie, l’infirmière aurait fait son sacrifice à la douleur, et retrouverait sa force et son calme pour la soulager.

Mais elle demeurait, mue peut-être par le sentiment que sa peine, sa souffrance, sa pitié pouvaient agir dans l’immense détresse, et que, sans doute, parce que cette sympathie torturante, ne servant à rien de matériel, possédait d’immatérielles vertus. Il se pourrait qu’il n’y eût au monde qu’une somme mesurée de souffrance, et, qu’en se ployant à la douleur, en en prenant sa part, on soulage quelqu’un, là-bas, très loin ou tout près, d’un peu de son fardeau, de son angoisse, de son martyre. Dans la nuit, derrière la porte de l’hôpital, elle attendait près des hommes qui chargeaient les blessés, et c’étaient ses yeux, ses yeux prodigieux, ses yeux de rêve et d’angélisme, que l’agonisant voyait se baisser pour lui ouvrir déjà les portes secrètes, par-delà les vivants.

Celui qui l’avait ainsi surnommée était un jeune Slave, amputé des deux bras, et qui mourait dans une sorte d’euphorie troublante. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien, eût-on cru, hors la beauté. Le monde avait fini de le torturer ; ce lit blanc dans lequel il était tombé, ces êtres blancs qui passaient et qui souriaient, cette paix de la cellule blanche qu’il partageait avec un autre grand blessé muet, après les éclats et les tonnerres, les déflagrations d’asphyxie, les boues et les déchets humains, tout cela devenait l’antichambre bénie d’un repos qui ne serait plus aventuré. Les yeux sur des fleurs ou sur un doux visage, gentiment, insidieusement, il réclamait la piqûre salvatrice comme un dû, comme ce qu’on doit accorder au poète pour qu’il puisse continuer son poème ; comme il eût demandé du silence pour mieux prier : que la douleur se tût afin de lui ménager les dernières heures de son glissement.

« Restez avec moi, devant moi, ma petite Gaby ; ne vous en allez pas – murmurait-il, l’embrassant de ce regard diffus que rendaient plus trouble encore ses cils blonds –, ne me quittez pas et revenez vite vous asseoir... Regardez-moi, de vos grands saphirs : regardez-moi, Saphir ! »

Le saphir, la pierre essentielle de l’Orient, au nom de laquelle l’antiquité exprimait toutes les gemmes, et qui, encore maintenant, demeure une des plus puissantes parmi les pierreries, dans sa profondeur insondable, sa nuit complète, son obscur rayonnement ; l’Oriental avait compris qu’une mystérieuse alliance y rattachait cette rêverie, cette passion qui s’exprimaient par l’élargissement nocturne des prunelles, et cette pureté ardente. Tout de suite, le surnom fut dans toutes les bouches, et l’homme le plus terre à terre s’en ravissait : Saphir passait, venait, allait vous sourire, Saphir apparaissait, Saphir approchait, et avec elle l’allègement, la douceur et l’ampleur de la nuit.

Elle se prodiguait, se prêtait à toutes les exigences des souffrants, semblait ne plus avoir d’autre vie et d’autre espoir que les leurs. Elle ne pouvait coucher à l’hôpital mais elle y rentrait dès l’ouverture des portes, et chacun l’attendait comme la guérison. Et elle semblait les connaître tous, les blessés, garder pour chacun d’eux une sympathie spéciale ; tous se sentaient préférés. On pouvait croire que cette petite âme, cette petite âme d’enfant, s’élargissait et se contractait à prendre en elle le sentiment de ces trois cents hommes et celui d’un seul d’entre eux.

Quand le médecin-chef lui assigna un congé, lui ordonna de prendre enfin quinze jours de repos, ce fut comme un désastre, une catastrophe, l’annonce d’une défaite sur le front. Tous s’aperçurent qu’avec elle s’était envolé un élément essentiel de paix, d’attente heureuse, de bien-être. C’était à une époque où tant d’inutiles, pour échapper aux lois poursuivantes, essayaient de se faire déclarer « indispensables ». Le patron, génial et redouté, déclara : « Au complémentaire 23, il n’y a d’indispensables que Saphir, sûrement, et moi par-dessus le marché, peut-être. »

 

 

 

II

 

 

Un soir, un soir qui fit époque, comme elle était installée à écrire près d’un grand blessé qu’elle soignait particulièrement depuis des mois, tandis qu’il tenait ses yeux sur elle comme sur le plus beau, le plus suave des paysages, comme sur la campagne qui vous a vu naître, elle fut subitement appelée pour un pansement difficile ; Saphir se leva en grande hâte, et du petit portefeuille où son ordre méticuleux serrait son papier à lettre et son stylographe, une photographie tomba, glissa, s’en vint près du lit de souffrance, et y resta sur le dos. C’était la photographie d’un soldat ; l’homme y fixa machinalement ses regards. Il ne la voyait guère car le jour était très bas et que la veilleuse la maintenait hors de son cône de clarté ; mais les yeux du fiévreux s’y attachèrent avec insistance, avec une sorte de prémonition d’effroi et de chagrin. À quelque chose de serré, de mince, on devinait une figure jeune. L’homme appela son voisin qui pouvait un peu bouger le torse :

« Est-ce que tu vois ? Qui est-ce ? »

L’autre se souleva péniblement :

« C’est le portrait d’un beau gars ; d’un sous-off., au moins, en fantaisie...

– P’t’être son frère ? » murmura le grand malade.

Et les deux hommes se regardèrent, hésitants.

Quand elle rentra, le blessé la prévint :

« Mademoiselle Saphir, vous avez laissé tomber une photo : c’est-il votre frère ? »

Mais elle revenait heureuse, contente d’une victoire sur le mal ; un blessé, pour lequel on pouvait tout craindre, paraissait en bien meilleure voie, et comme elle avait beaucoup donné durant le pansement, elle éprouvait alors une détente : elle avoua confidentiellement à ces garçons qu’elle considérait un peu comme à elle : « C’est mon fiancé »...

Tout l’hôpital fut en rumeur ; chaque homme se sentit lésé et connut quelque chose qui, pour certains, dépassait le regret. Était-ce donc possible qu’elle se fût réellement accordée ? ! qu’il y eût un garçon à ce point privilégié qu’il pût confisquer Saphir, la retenir pour lui, en meubler divinement son foyer, en bénéficier toujours ? Cela courut dans toute la grande caserne-maison sinistre et douce, révolta, désola. On leur avait volé Saphir ! Alors qu’elle passait, demi-souriante, demi-soucieuse, dans cet équilibre du sentiment qu’elle réalisait seule, il ne fallait plus admettre qu’elle s’occupât encore d’eux, les navrés, mais bien d’un autre qui n’était même pas là. Que son fiancé combattît et fût lui-même exposé, cela ne désarmait point.

Quand elle revint le lendemain à l’hôpital, le salut des convalescents qui se grillaient au soleil fut différent. Ils ne la saluaient plus avec cette familiarité riante qu’ils lui réservaient, et qui voulait dire : « Nous te remercions de venir, d’être, aujourd’hui encore plus qu’hier, notre fille chérie, notre joie et la cause de nos pauvres bonheurs. » Ils l’accueillirent cérémonieusement, sombrement : Saphir, pour son agrément personnel, venait d’anéantir le meilleur d’eux-mêmes ; Saphir ne leur paraissait plus qu’une infirmière comme une autre qui ne vous apporte qu’un peu de soi, que la moitié de son âme, et qui réserve son cœur aux siens, à ses parents, à ses enfants, à ses plaisirs, à un homme en bonne santé, ce voleur heureux, ce profiteur ignoble ; et tout cet amour se changea presque, temporairement, en aversion. D’étranges répugnances, d’étonnantes délicatesses filtrèrent de ces corps épuisés et de ces esprits trop las : Saphir, aux yeux purs comme la nuit des glaciers, dont on touchait la main avec délices mais dont nul n’eût osé effleurer ce poignet qui portait la montre-bracelet si souvent consultée, Saphir acceptait de se laisser atteindre, ternir.

« Est-ce vrai que vous êtes fiancée ? » lui demanda le grand chef, dont les yeux, sans lunettes, semblaient ne plus voir.

Elle s’arrêta sur la pointe du pied, portée en avant comme une biche à l’orée de la forêt, et elle tendit son long cou à la cavalière :

« Mais, fit-elle, en s’empourprant, un peu étonnée, mais oui, depuis trois ans. »

Le fiancé était loin, très loin, là-bas, dans les marais au milieu des moustiques et des reptiles, et personne n’était là pour le soigner, lui. Ses yeux d’éblouissement ruisselèrent de tendresse et de commisération.

Le pontife eut un geste triste. Lui, peut-être, eût donné ses croix et ses places pour être ce jeune homme malheureux abandonné de tous ; il reprit :

« C’est bien... très bien... Mais, voyez-vous, Saphir, nous ne pouvions pas admettre que vous ne fussiez pas tout entière à notre hôpital. Les hommes sont insatiables et veulent toujours plus, à mesure qu’on leur donne beaucoup. »

Elle répondit doucement :

« N’est-ce pas en songeant à lui que je deviens meilleure ? »

Lorsqu’elle rentra dans la salle de ses malades, elle comprit leur retrait, leur réticence. Elle ne se ferma pas, au contraire, elle eut une sorte d’illumination attendrie ; ces gens étaient si attachés à elle qu’ils lui faisaient une scène de jalousie affectueuse ; elle les aima plus encore. « Comment pouvez-vous nous abandonner ! lui murmura un petit qui était plus brave et qui osait. – Oh ! je ne vous abandonne pas ; je ne me marierai qu’à la fin de la guerre, et quand tous ici seront rentrés chez eux, guéris. » Mais elle ne répondit pas comme elle l’avait fait au major ; ils n’eussent pas compris que c’était en songeant à celui qui souffrait et s’exposait là-bas qu’elle parvenait à se donner si complètement à tous ces malheureux. Un peu de l’homme qu’elle avait choisi résidait dans chaque blessé, et, comme un croyant voit Dieu à travers chaque pauvre, elle apercevait, derrière chaque plainte et chaque blessure, la souffrance de celui qu’elle chérissait.

 

 

 

III

 

 

Mais Saphir était toujours Saphir, et bientôt l’hôpital oublia sa bizarre déconvenue et son ressentiment ; ou, du moins, parut l’oublier. Maintenant qu’elle avait avoué sa prédilection, qu’on la savait sous l’égide d’un amour fidèle, elle pouvait peut-être apporter encore plus librement ce dévouement qui semblait trop doux. Peut-être aussi, d’avoir senti, unanimement exprimée, une sympathie si forte, sa timidité se trouvait-elle diminuée, et son aisance facilitée. Elle fut moins grave ; elle souriait, s’en jouait, et entraînait « ses hommes » dans sa compatissante et légère gaieté ; elle dispensait la joie au courant de ses yeux de saphir ; et ce fut la seconde manière de cette petite fille dont chaque apparition soulevait les malheureux. On ne parla plus jamais de l’immortel qui l’avait conquise. Si quelqu’un y faisait allusion, elle se retranchait derrière un sourire qui s’alanguissait ; derrière l’abaissement des longues paupières dans le visage d’ambre pâle.

Les jours et les mois passaient ; l’année s’écoula dans la même atmosphère déchirante toujours nouvelle puisque d’autres malheureux venaient, mouraient ou guérissaient. Toujours la même souffrance qui se dégageait des êtres et comme des choses. Il semble que la souffrance et la prière déposent sur les murailles qui les ont contenues ; dans la clinique ou la chapelle. Entrer dans une chambre d’hôpital fait venir la douleur à fleur d’âme ; comme la prière dans un sanctuaire vénéré.

Cependant on sentait monter la victoire.

 

 *

 

Puis vint un jour, un matin, où tous, hélas ! auraient dû recouvrer la santé : l’armistice. Le major, ému et tremblant, sentant que le plus utile de sa vie était écoulé, s’en alla trouver Saphir pour la prévenir la première. Il lui dit bonnassement, tendrement, entre ses grosses moustaches de barbon :

« C’est fini, réglé, à onze heures, à l’instant. Allons, Saphir, à quand le mariage ? »

Alors, il se redressa, stupéfait : la jeune fille levait sur le vieil homme ses yeux sombres, admirables, ses pierreries qui s’altéraient, qui s’étoilaient :

« Jamais ! cria-t-elle, jamais : il a été tué, il y a dix mois ! »

Et elle éclata en sanglots, tombée sur un lit, désespérée, et laissant aller sa plainte, maintenant qu’on avait le droit d’être triste, que les hommes n’avaient plus besoin de votre courage, et qu’on pouvait pleurer.

 

Le Chamblac, 1916-1940.

 

Jean de LA VARENDE,

Terre sauvage.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net