L’hôtel fortuné

 

 

par

 

 

Gaston LAVALLEY

 

 

 

 

I

 

LE RÊVE

 

À moitié route environ de Caen à Bayeux, le voyageur qui se dirige vers cette dernière ville rencontre sur la droite, au bas de deux côtes assez roides, une maison dont la façade, tournée du côté du chemin, regarde une prairie qui semble s’étendre à perte de vue dans la direction d’Audrieu. Le site n’a rien d’enchanteur ; mais il a cela de bon qu’il repose un peu les yeux de l’aspect monotone des terres en labour.

Tout un peuple d’animaux domestique s’agite et murmure dans la cour qui sépare la ferme du grand chemin. Dans une mare alimentée par un petit ruisseau, les canards jouissent des délices du bain, tandis que les porcs, moins délicats, disparaissent jusqu’au groin dans la bourbe noire des engrais. Ailleurs les oies dorment tranquillement sur une patte, le cou replié et caché sous l’aile, dans le voisinage d’un dindon qui fait la roue auprès de sa femelle. Plus loin, c’est un chat qui jongle avec une souris avant de lui donner le dernier coup de dent. Auprès de la barrière, c’est un chien de garde qui tend sa chaîne en aboyant.

Seul, au milieu de tout ce bruit, de tout ce mouvement, un âne ne semble préoccupé que du soin de se laisser vivre. Il rêve, bien décidé à n’abandonner sa méditation que lorsqu’on l’y contraindra par la violence. Mais voilà que l’apparition de la redoutable maîtresse Gilles vient jeter l’alarme dans son coeur. Rien à l’extérieur ne trahit son émotion ; il demeure impassible. Mais tout porte à croire qu’il a perdu le fil de ses idées ; l’étude de la philosophie exigeant une parfaite possession de soi-même.

– Bah ! s’écrie la grosse fermière avec étonnement, Jacquot est déjà revenu des champs ! Il est même débridé, comme si cette paresseuse d’Élisabeth s’était levée avant le jour pour aller traire les vaches !... C’est à n’y pas croire !

Tout en parlant de la sorte, dame Gilles se renversait en arrière pour chercher des yeux une petite lucarne qui s’ouvrait sur la campagne d’Audrieu.

– Élisabeth ! Élisabeth ! cria maîtresse Gilles d’une voix qui retentit dans la cour et dans tous les coins de la maison.

– Que voulez-vous, maîtresse ? demanda une jolie jeune fille qui pencha la moitié du corps en dehors de la fenêtre de la mansarde.

– Vous êtes bien matinale aujourd’hui ! répondit maîtresse Gilles.

– Excusez-moi, dit la jeune fille qui avait ses raisons pour voir une ironie dans ces simples paroles... je suis prête à l’instant.

– Très bien ! vous ferez maintenant deux toilettes comme les dames de la ville, répliqua la fermière.

– Je m’habille pour la première fois.

– Par l’âme de feu ma mère ! j’aurais dû m’en douter ! s’écria maîtresse Gilles avec colère ; la paresseuse !... la paresseuse !

Tandis que la fermière exhalait sa rage dans de véhémentes imprécations, Élisabeth s’empressait de descendre et entrait dans la cour.

– Me voilà, dit la jeune fille en s’avançant timidement vers sa maîtresse.

– Vous voilà ! vous voilà ! Vous attendez peut-être qu’on vous complimente ? reprit maîtresse Gilles avec amertume. Voyez un peu l’innocente colombe qui se lève deux heures après le soleil pour aller traire les vaches ! Vous n’êtes qu’une fainéante, une propre à rien, qui n’a pas honte de voler le pain d’honnêtes gens !

– Maîtresse, j’étais souffrante...

– Souffrante ? jour de Dieu ! c’est par trop risible ! Est-ce que je vous paye dix écus tous les ans, à la Saint-Clair, pour que vous soyez souffrante ? s’écria maîtresse Gilles avec indignation. Il n’y a que les gens riches qui aient le temps d’être malades, – entendez-vous ? – mais les gens de votre espèce doivent bien se porter. M’avez-vous jamais entendue me plaindre, moi ? continua maîtresse Gilles en appuyant fièrement ses deux poings sur ses hanches, de manière à faire ressortir sa large poitrine. Ai-je jamais reculé devant la besogne ou regretté que la moisson fût trop abondante ? Ai-je bonne mine, oui ou non ? Voilà pourtant soixante ans que je me passe du médecin ; et j’espère bien que ce ne sera pas lui qui me fera mourir. Le lendemain du jour où je mis mon gros Germain au monde, je ramassais de la luzerne pour les chevaux ; et c’est ce que vous ne ferez jamais, vous, parce que, si vous savez être coquette avec les garçons, vous n’apprendrez jamais comment il faut travailler pour élever sa petite famille et lui laisser du pain tout cuit quand le bon Dieu nous appelle là-haut.

Sentant que ses joues se couvraient d’une rougeur subite, Élisabeth courba la tête et se mit à pleurer.

– Des larmes maintenant ! s’écria la fermière. Ah ! pleurez donc ; et croyez que je vais vous plaindre !... Vous ne connaissez pas maîtresse Gilles, allez !... Je ne voudrais pourtant pas donner à entendre que je ne saurais pas m’attendrir à l’occasion : j’ai pitié des boiteux, des manchots et surtout des aveugles. Mais quand on a, comme vous, ses jambes et ses bras, on n’a pas le droit de mendier ; car autant vaudrait demander l’aumône que de ne pas faire sa besogne !

– Maîtresse Gilles, répondit Élisabeth en s’essuyant les yeux du coin de son tablier, je tiens à gagner le pain que je mange...

– On ne s’en aperçoit guère !

– Si je viens de pleurer, c’est uniquement le souvenir de ma mère...

– Ce n’est pas un mal de penser à sa mère, interrompit maîtresse Gilles sur un ton moins rude ; mais il faut choisir le moment. Allons, voilà déjà trop de bavardage ; il est temps de partir et je veux bien vous aider à seller Jacquot... Mais où diable est-il ? Je suis sûre de l’avoir vu là, à deux pas de moi, il n’y a pas cinq minutes.

– Je l’aperçois, dit Élisabeth en allongeant le doigt dans la direction d’une charrette placée à l’autre extrémité de la cour.

– Il se cache !... Il est aussi paresseux que vous, dit maîtresse Gilles. Mais nous allons le saisir entre la charrette et la haie du jardin... Courez vite.

La jeune fille essaya d’exécuter les ordres de la fermière. Mais elle fut bientôt obligée de s’arrêter. Elle sentait que les jambes lui manquaient, et elle appuya la main contre son coeur, de manière à en comprimer les battements. Ce que voyant, maître Jacquot, en tacticien consommé, laissa maîtresse Gilles s’approcher à deux pas de lui, s’embarrasser les jambes dans les bras de la voiture et tendre la main pour le saisir par le cou. Aussitôt il ne fit qu’un bond et décampa, par l’espace qui restait libre, entre la haie du jardin et la charrette. Maîtresse Gilles poussa un cri de colère en apercevant Jacquot qui faisait de joyeuses gambades au milieu de la cour. Mais le malin animal avait tort de se réjouir sitôt de sa victoire. Un garçon de ferme, qui revenait des champs, le surprit par derrière, le saisit fortement à la croupe et le tint dans cette position humiliante jusqu’à ce que maîtresse Gilles et Élisabeth eussent apporté les cannes à lait, qu’on lui fixa sur le dos, et le mors, qu’on lui passa dans les dents.

– Et surtout que je ne vous voie pas monter sur Jacquot ! dit sévèrement maîtresse Gilles en mettant les guides dans les mains de la jeune fille. Les vaches ne sont pas si loin que vous ne puissiez aller à pied.

Trop prudente pour répondre et trop fière pour recevoir des ordres humiliants, Élisabeth prit le parti le plus sage en feignant de ne pas avoir entendu la dernière injonction de sa maîtresse. Elle passa les guides à son bras et s’empressa de gagner la grande route, en tirant derrière elle le récalcitrant Jacquot. Lorsque la jeune fille fut arrivée au haut de la côte, moitié pour reprendre haleine, moitié pour s’abandonner à ses tristes pensées, elle s’arrêta à l’entrée du petit chemin qui devait la conduire dans l’herbage où paissaient les vaches ; et, s’appuyant les coudes sur le dos de Jacquot, enchanté du répit qu’on voulait bien lui accorder, elle se prit à réfléchir. Un vieux chêne, qui se dressait sur la crête du fossé et se penchait sur la route, protégeait la jeune fille contre les rayons déjà brûlants du soleil. Les yeux d’Élisabeth suivaient tristement les nuages cotonneux qui effaçaient de temps à autre le bleu du ciel. Comme eux, sa pensée traversait l’espace et cherchait la terre regrettée, le pays où s’étaient passées ses jeunes années. Elle revoyait la maison où filait sa mère, où son père, revenu de sa rude journée de travail, la soulevait dans ses bras pour la porter à ses lèvres et oublier sa fatigue dans ce doux baiser paternel. Tout à coup le refrain d’une ronde champêtre la fit tressaillir au milieu de son isolement, comme le bruit d’une arme à feu réveille les échos d’une solitude. Elle se retourna et aperçut une vachère qui sortait du champ voisin.

– Bonjour, Élisabeth, dit cette fille.

– Bonjour, Françoise, répondit-elle. Vous m’avez fait bien peur.

– Je ne suis pourtant pas effrayante... quoique je n’aie pas un si bel amoureux que vous, reprit Françoise avec une nuance de jalousie. Au surplus, je ne m’en plains pas ; car, à ce jeu-là, on perd souvent sa tranquillité.

– Viens, Jacquot, dit Élisabeth en tirant l’âne par la bride.

– Vous êtes bien fière maintenant ! continua Françoise avec un méchant sourire. Vous avez l’air de fuir le monde et vous ne venez plus danser, le soir, sous les grands marronniers. Vous avez pourtant la taille plus fine que moi ; vous ne devriez pas avoir honte de la montrer.

Élisabeth détourna la tête, car elle se sentait horriblement rougir. Elle s’éloigna le plus vite possible, entraînant Jacquot qui ne comprenait rien à ce changement subit d’allure. Françoise la poursuivait encore de ses railleries. Élisabeth hâta le pas et, lorsqu’elle fut arrivée près de la barrière de l’herbage où reposaient ses vaches, elle se prit à pleurer amèrement.

– Mon Dieu, que je suis malheureuse ! dit-elle : me voilà forcée de rougir devant Françoise, qui passe pour la plus mauvaise fille du pays. Je suis donc perdue ! je n’ai plus qu’à mourir, si, malgré mes précautions, je n’ai pu cacher... Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir ?

Comme elle pleurait, elle entendit le beuglement bien connu de ses vaches qui l’avaient aperçue, près de la barrière, et attendaient impatiemment qu’on vint les débarrasser de leur fardeau.

– Les pauvres bêtes ! ne croirait-on pas qu’elles m’appellent ? se dit Élisabeth.

Elle essuya ses larmes, ouvrit la barrière et entra dans l’herbage, suivie de Jacquot, qui ne se contenta pas de tondre du pré la largeur de sa langue. Les vaches quittèrent le bas de l’herbage pour venir à la rencontre de la jeune fille. Élisabeth vit une preuve d’attention dans cet empressement, qu’il était plus simple d’attribuer au besoin qu’elles ressentaient d’être délivrées du trop plein de leurs mamelles. Mais au coeur blessé tout est sujet de consolation, et ceux qui ont à se plaindre des hommes trouvent souvent un charme inconnu dans les soins qu’ils ont l’habitude de donner aux animaux. Dans les jours tranquilles, on ne songe guère à son chien que pour lui jeter, d’une façon peu polie, les quelques bribes qui composent son dîner ; mais, vienne un jour d’affliction, l’animal délaissé devient un bon serviteur ; on s’aperçoit alors, mais alors seulement, qu’il lit votre douleur dans vos yeux, qu’il a ses jappements de joie ou de tristesse, comme vous avez vos cris d’allégresse ou de désespoir ; on aime sa taciturnité et ses airs mélancoliques ; on le rapproche de soi, on lui donne les morceaux les plus délicats de sa table, on le caresse affectueusement ; on lui parle même de ses maux, comme s’il pouvait vous comprendre. Ces vers :

Ô mon chien ! Dieu sait seul la distance entre nous ;
Seul, il sait quel degré de l’échelle de l’être
Sépare ton instinct de l’âme de ton maître !...

ces mots charmants, Jocelyn ne les aurait pas dits s’il n’eût pas été malheureux. Élisabeth obéissait donc à cette loi mystérieuse de notre être qui nous fait trouver, aux temps de persécution, un véritable plaisir dans la société des animaux. Tous les jours elle allait traire ses vaches, et l’idée ne lui était pas encore venue que ces pauvres bêtes lui étaient reconnaissantes des soins qu’elle leur donnait. Maintenant, il lui semblait qu’elles la regardaient avec affection ; elle passait la main sur leur museau humide, elle leur parlait comme à de vieilles amies dont elle aurait méconnu jusque-là les bons sentiments.

– Pauvres bêtes ! disait-elle ; vous, du moins, vous ne faites de mal à personne.

Et le lait jaillissait et tombait dans les grandes cannes de cuivre qui reluisaient au soleil, tandis que les bons animaux se battaient les flancs de leur queue pour en chasser les mouches. Lorsque sa besogne fut achevée, lorsqu’elle voulut remettre les cannes dans les hottes de bois que l’âne portait sur son dos, Élisabeth s’aperçut que Jacquot était allé brouter les jeunes pousses de la haie qui entourait l’herbage. Elle eut beau appeler, crier, Jacquot fit la sourde oreille. Alors elle courut du côté de l’animal indocile. Mais bientôt ses forces la trahirent ; car le terrain allait en montant, la chaleur augmentait de minute en minute, et elle sentait de grosses gouttes de sueur qui roulaient le long de ses joues. Elle s’assit sur l’herbe pour reprendre haleine. Mais il se fit en elle une si grande lassitude qu’elle se coucha sur le côté, son bras gauche replié sous sa tête. Une brise chaude courait dans les herbes, après avoir passé dans les grands arbres, dont les feuilles bruissaient comme de petites vagues qui viennent mourir au rivage ; un doux bourdonnement d’insectes s’échappait des haies voisines ; la terre était brûlante, l’air était rempli de vagues murmures, tout invitait au sommeil, et la pauvre fille ne tarda pas à s’endormir sous la voûte d’azur.

Qui pourra déterminer l’instant de raison où commence le sommeil, où finit la veille ? Qui pourra dire ce qui distingue le rêve de la rêverie ? s’ils sont séparés par un abîme, ou s’ils sont unis étroitement ?... Élisabeth s’était reportée par la pensée aux jours de son enfance ; on l’interrompt dans sa rêverie, elle dit adieu au monde des songes, elle marche, elle agit, elle fait sa tâche journalière, puis elle se repose ; et, sitôt que le sommeil a fermé ses yeux, la voilà de nouveau dans la maison de son père. Le temps a bruni le chaume que, tout enfant, elle avait vu prendre à la première moisson dont elle eût gardé le souvenir. Sa mère ne file plus près du foyer demi-éteint, dont elle remuait les cendres pour préparer le repas du soir. C’est Élisabeth qui remplit la petite chambre de son mouvement, c’est elle qui nettoie l’aire, c’est elle qui ranime le feu mourant, c’est elle qui va chercher les légumes dans le jardin, c’est elle qui console et qui soigne son vieux père invalide ; car il s’est passé de grands évènements depuis qu’Élisabeth est devenue jeune fille, et, comme les empires, les chaumières ont aussi leurs révolutions. La mère d’Élisabeth repose sous le vieil if du cimetière ; son père n’a plus la force de travailler ; c’est à elle de le nourrir. Mais, comme elle ne trouve pas de place dans le village, il faut s’expatrier. Aussi, par une belle matinée de juillet, voilà qu’Élisabeth sort de la pauvre maison en donnant le bras au vieillard. Ils se dirigent lentement vers une grande avenue où la foule afflue. C’est là que, de tous les environs, accourent les jeunes paysans qui vendent leur travail aux fermiers. Élisabeth se mêle au groupe des jeunes filles, et, comme ses compagnes, elle porte un bouquet à son corsage pour indiquer qu’elle veut entrer en condition ; il y a toujours des fleurs pour cacher les misères de la vie. Un beau jeune homme s’arrête devant elle, la considère un instant, puis s’adresse au vieillard et règle avec lui les conditions du marché. C’est le fils d’un riche fermier de Sainte-Croix ; son père l’a chargé de lui ramener une servante pour traire les vaches ; Élisabeth paraît pouvoir remplir ces fonctions. Le jeune homme monte sur sa bonne jument normande et fait asseoir la jeune fille derrière lui. Le vieux père embrasse encore une fois sa fille et, avant de regagner sa maison déserte, il jette un dernier regard au fils du fermier, regard où se peignaient toutes ses angoisses et qui disait : « Je te confie mon enfant, c’est mon bien le plus précieux ; respecte-la comme tu respecterais ta soeur ; le bon Dieu saura bien t’en récompenser ! » Puis la jument prend son trot habituel, emportant le dernier lien qui rattachait le vieillard à la vie... Élisabeth avait le coeur gros et faisait de grands efforts pour retenir ses larmes. Son compagnon de route respecta sa douleur ; il ne se retourna pas une seule fois pendant toute la durée du voyage ; et c’était chose vraiment singulière de voir ces deux jeunes gens si près l’un de l’autre, et pourtant si indifférents, comme s’ils eussent ignoré que Dieu leur avait réparti la jeunesse et la beauté. Mais les jours se succédèrent, et la grande douleur s’effaça. Puis vint le temps de la moisson ; les blés étaient superbes, abondants. Aussi quel mouvement, et comme la sueur roulait sur les joues, et comme on apportait de la gaîté aux repas qu’on prenait en plein air ! Maîtres et domestiques vivaient dans une douce familiarité. Mêmes travaux, mêmes peines, même table ! c’était la famille du temps des rois pasteurs ; c’était l’égalité dans toute sa plénitude. Souvent la même coupe de terre servait à deux convives, et le breuvage n’en paraissait pas plus amer à Germain quand les lèvres d’Élisabeth s’y étaient déjà trempées. Élisabeth à son tour ne pouvait s’empêcher de comparer Germain aux choses qui l’entouraient, et elle trouvait que les cheveux de Germain étaient plus blonds que les épis dorés, et elle trouvait que les yeux de Germain étaient d’un plus bel azur que le bleu du ciel... Puis vinrent les veillées ; le vieillard s’asseyait sous la grande cheminée et rappelait à ses contemporains les choses de son temps, et tous riaient à ces doux souvenirs. Mais Germain et Élisabeth ne riaient pas ; ils se regardaient, tout en feignant d’écouter ; puis, quand l’histoire avait été reprise, abandonnée et reprise une dernière fois, quand le narrateur s’endormait à la suite de son auditoire, le fils du riche fermier et la pauvre servante s’échappaient sans bruit... Puis vinrent les beaux jours, et l’on dansa sous les grands marronniers du village ; mais Élisabeth ne s’y montra pas ; les cris de joie l’attristaient...

Et là sans doute finissaient les souvenirs heureux, pour faire place à des pensées qui étreignaient cruellement la jeune fille endormie ; car sa respiration devenait haletante, son sein se soulevait par bonds inégaux, et sa main se crispait comme si elle eût voulu repousser avec force l’agression d’un ennemi. Ses doigts en effet rencontrèrent un obstacle. Élisabeth se réveilla en sursaut et aperçut le gros chien de la ferme, qui semblait trouver, à lui passer la langue sur le visage, le plaisir que prend un enfant gourmand à lécher un bouquet de fraises.

– Tu ne te gênes pas, mon bon Fidèle, dit Élisabeth en s’amusant à mêler ses doigts dans les poils soyeux du chien. Au surplus, tu m’as rendu un véritable service en me réveillant ; car je rêvais des choses bien tristes !... Ah ! tu regardes de côté ?... Ton maître ne doit pas être loin. En effet, le voilà.

La jeune fille se leva et repoussa doucement le chien, qui s’en alla rejoindre son maître pour le précéder de nouveau en aboyant joyeusement. Elle attacha l’extrémité de son tablier à sa ceinture et alla prendre une des cannes à lait qu’elle posa sur son épaule. Germain était déjà à ses côtés.

– Que faites-vous là, Élisabeth ? demanda-t-il.

– Vous le voyez : je remplis ma tâche de tous les jours.

– Quand je suis arrivé, vous étiez assise, et vous vous êtes levée subitement à mon approche...

– Comme doit le faire une pauvre servante lorsqu’elle est sous l’oeil du maître, interrompit Élisabeth.

– Croyez-vous que je veuille vous reprocher de vous être reposée ?... Élisabeth, Élisabeth ! depuis quelques jours j’ai douté de vous ; je vous ai vue plus d’une fois me lancer des regards où se peignait plutôt la haine que l’amitié. Je ne m’étais donc pas trompé ! vous m’en voulez ? vous ne m’aimez plus ?

– Mon coeur n’a pas changé, répondit Élisabeth ; mais on m’a fait comprendre la distance qu’il y a entre nous. Vous êtes mon maître, je suis votre servante ; vous avez le droit de me surveiller et de me gronder quand j’oublie mes devoirs.

La jeune fille appuya la courroie de la canne contre sa tête et fit quelques pas en pliant sous son fardeau.

– Élisabeth ! s’écria Germain avec un accent douloureux, vos yeux sont rouges : vous avez pleuré ?

– Je ne dis pas non ; mais il n’est pas défendu à une servante de pleurer, pourvu qu’elle fasse sa besogne.

– Au nom du ciel ! ne me parlez pas ainsi, reprit Germain en essayant d’arrêter la jeune fille.

– Laissez-moi, répondit-elle ; on va trouver que je suis restée trop longtemps aux champs. Je serai grondée. On m’a déjà reproché ce matin de voler le pain que je mange.

– Qui a pu dire cela ? s’écria Germain.

– Votre mère, dit Élisabeth. Vous voyez bien que vous avez tort de vous intéresser à une voleuse !

– Voyons, Élisabeth, ne vous fâchez pas ainsi. Vous n’ignorez pas que ma mère est un peu vive...

– Je ne l’ignore pas.

– Au fond, c’est une bonne femme...

– Je n’en doute pas.

– Et, malgré ses brutalités, elle vous aime.

– Oui... qui aime bien châtie bien, dit Élisabeth avec amertume.

– Elle vous excuserait, si elle connaissait votre état de souffrance...

– Elle ne le saura jamais, s’écria Élisabeth ; j’aimerais mieux tomber morte à cette place que de faire un pareil aveu !

– Mais moi, reprit Germain, moi, qui suis le vrai coupable, si j’allais me jeter aux pieds de ma mère, lui avouer notre faute, lui demander pardon pour vous et pour moi ?

– Elle vous pardonnerait, Germain, car elle est votre mère ; mais elle me mettrait honteusement à la porte... Oh ! que cela ne vous surprenne point, ajouta Élisabeth en remarquant le mouvement d’indignation du jeune homme ; la scène qui s’est passée ce matin entre votre mère et moi m’a ouvert les yeux. Malheur à moi d’avoir été jeune ! malheur à moi d’avoir manqué d’expérience ! Je ne devais pas accepter les fleurs que vous m’apportiez ; je ne devais pas m’apercevoir que vous me regardiez avec tendresse ; je ne devais pas vous savoir gré des attentions que vous aviez pour moi, des peines que vous m’épargniez ; je ne devais pas surtout vous laisser voir ma reconnaissance, ni vous avouer ma préférence pour vous, ni vous sourire, non ! Germain, je ne devais pas vous aimer, parce que vous étiez mon maître ! Malheur à moi ! car vous êtes riche et vos parents voudront vous marier à une riche fermière. Et vous aurez beau dire que vous m’aimez, on ne vous écoutera pas ; et vous aurez beau chercher à me retenir près de vous, moi je vous fuirai, parce que si je cédais à vos instances, on m’accuserait de vous avoir aimé pour votre fortune. Vous-même, vous le croiriez peut-être plus tard... Ô ma mère ! Si j’avais eu ma mère près de moi, si elle avait existé seulement ! L’idée de me représenter devant elle après ma faute me l’eût fait éviter... car elle m’avait élevée honnêtement, et je n’étais pas née mauvaise. Mais Dieu me l’a enlevée trop tôt, et le souvenir des morts n’est pas assez puissant pour nous arrêter... Ô ma mère ! ma mère ! que n’étiez-vous-là !

Germain était profondément ému. Il s’approcha de la jeune fille, prit une de ses mains dans les siennes et lui dit avec une rude franchise :

– Élisabeth, regardez-moi bien... Je vous aime et vous pouvez compter sur moi !

Les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Cependant Jacquot s’était rapproché insensiblement du groupe formé par le chien et par les deux amants. Il eut la malheureuse idée de vouloir se mirer de trop près dans la canne à lait, et Fidèle, qui avait un merveilleux instinct pour défendre la propriété, s’élança en aboyant à la tête du voleur. Germain se retourna, aperçut l’âne et l’arrêta par le cou au moment où il s’apprêtait à fuir. Puis, après avoir placé les cannes à lait dans les hottes de bois, il invita Élisabeth à monter sur l’âne.

– Je ne monterai pas, dit Élisabeth.

– Sérieusement ?

– Sérieusement.

– Vous êtes fatiguée ?

– J’en conviens ; mais votre mère m’a défendu de monter sur Jacquot.

– Encore ma mère ! dit Germain en haussant légèrement les épaules. C’est un tort de ne voir jamais que le mauvais côté des choses, ma chère Élisabeth. Ma mère n’est pas méchante ; elle a le défaut de tenir trop rigoureusement à son droit. Ne vous sachant pas souffrante, elle s’est imaginée que c’est par paresse que vous êtes descendue si tard de votre chambre, et, pour vous punir de votre prétendue fainéantise, elle vous a condamnée à marcher à pied. Allons, j’espère que vous la connaîtrez mieux un jour, et que vous serez toute surprise de la trouver bonne et compatissante...

– Toute surprise en effet, interrompit Élisabeth avec un peu de malice.

Puis elle monta gaiement sur Jacquot ; car elle n’eut pas de mal à se rendre aux raisons de son amant et à reconnaître qu’elle pouvait bien, en somme, avoir porté sur maîtresse Gilles un jugement téméraire. Tant le coeur a d’empire sur le raisonnement !

 

 

 

II

 

LE RENVOI

 

Après le départ d’Élisabeth, au moment où maîtresse Gilles se disposait à rentrer dans sa cuisine, une commotion subite ébranla l’air et fut suivie immédiatement d’un bruit sourd et prolongé. La fermière fit un bond, s’arrêta sur le seuil de sa porte et considéra avec inquiétude l’état du ciel. Le soleil brillait dans toute sa splendeur, l’horizon était pur ; seulement de petits nuages blancs paraissaient à de longs intervalles dans l’azur, comme si un peintre maladroit eût laissé tomber son pinceau sur le fond de cette toile immense.

– Il n’y a pas la moindre apparence d’orage ; ça ne peut pas être le tonnerre. Les oreilles m’auront tinté !

Rassurée par cette réflexion, maîtresse Gilles entra dans une grande pièce enfumée, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Elle versa de l’eau dans la marmite, agaça les tisons avec le bout des pincettes et se mit à gratter consciencieusement des légumes avec la lame de son couteau, lorsque les vitres de la croisée résonnèrent d’une façon étrange.

– Encore le même bruit ! s’écria la fermière en sautant malgré elle.

Elle prêta l’oreille et, comme elle n’entendait plus rien, elle se remit à la besogne. Mais les vitres de résonner bientôt, et maîtresse Gilles de sauter en l’air.

– J’y suis cette fois ! s’écria maîtresse Gilles, enchantée de sa découverte ; boum ! boum ! c’est bien ça... c’est le canon.

Elle alla chercher son almanach dans son armoire et se rapprocha de la fenêtre pour le feuilleter. Aussitôt les vitres de crier :

– Boum ! boum ! boum !

– Toujours le même bruit ! dit maîtresse Gilles en tressaillant et tournant difficilement les pages avec son pouce qu’elle mouillait pourtant à ses lèvres ; voyons... nous sommes dans le mois de juin.

– Boum ! boum ! boum ! crièrent encore les vitres.

– Bon ! voilà que je tremble comme une poule mouillée... Ah ! nous y voilà : 22 juin 1786.

– Boum ! boum ! boum !

– Mais, s’écria maîtresse Gilles après avoir bien réfléchi, ce canon-là perd la tête ; car le 22 juin, c’est un jour tout à fait ordinaire.

– Du tout, ce n’est pas un jour ordinaire, maîtresse Gilles, du tout, du tout ! dit maître Gilles en entrant.

– Imbécile ! répliqua immédiatement maîtresse Gilles.

Le fermier ne fit pas la moindre attention à l’apostrophe malveillante de sa femme et s’avança, le rire sur les lèvres, jusqu’au milieu de la cuisine.

Ce n’était pas un bel homme que maître Gilles, et le fameux roi Frédéric ne l’eût certes pas choisi pour en faire un de ses grenadiers. Mais, s’il n’avait pas une grande taille, en revanche il avait une de ces bonnes physionomies qui ont le précieux privilège de pouvoir voyager partout sans passeport. Blonds probablement dans le principe, ses cheveux, en vieillissant, avaient pris une teinte rousse qui se rapprochait merveilleusement de la couleur de certaines sauces au beurre dont on a le secret en Basse-Normandie. Ses yeux étaient petits et d’un bleu pâle. Il était douteux qu’ils se fussent jamais animés ; mais ils avaient une expression de douceur et de bonté qui faisait oublier la vie qui leur manquait. Un nez en trompette, une large bouche qui souriait toujours, quelques brins de barbe qui couraient de l’oreille au menton complétaient l’ameublement de ce visage d’honnête homme. Maître Gilles portait une blouse d’un vert foncé qui lui descendait jusqu’aux genoux. Des guêtres blanches emprisonnaient le bas de ses jambes dont les mollets étaient allés, je ne sais où, faire un voyage de long cours, et ses gros souliers étaient couverts de poussière ; car il était sorti avant le jour pour se rendre au marché de Bretteville-l’Orgueilleuse.

Il se tenait debout devant sa femme, la regardait en ricanant et se frappait en même temps le bout du pied avec son bâton. Les vitres résonnèrent de nouveau et répétèrent en coeur :

– Boum ! boum ! boum !

– Ah ! tu trouves que je dis des bêtises ! reprit maître Gilles en se moquant de la fermière, que la dernière explosion avait fait sauter sur sa chaise. Crois-tu qu’on va s’amuser à tirer le canon à Caen pour faire peur aux moineaux qui mangent les cerises de notre jardin ?

– Es-tu sûr que ce soit le canon ?

– Parbleu !

– Je viens de regarder dans l’almanach, et ce n’est pas un jour de fête...

– Non, mais un jour de réjouissance, interrompit maître Gilles d’un air fin.

– Tu as bien de l’esprit aujourd’hui, répliqua la fermière ; il faut que tu sois allé au cabaret ?

– Je n’aurais guère eu le temps d’y aller, puisque me voilà déjà revenu de Bretteville.

– Qu’est-ce que tu as fait à Bretteville ?

– J’y ai appris pourquoi l’on tire le canon à Caen.

– Pourquoi ?

– Devine, toi qui as de l’esprit et qui sais lire dans l’almanach.

– Les Anglais ne sont pas débarqués ? demanda maîtresse Gilles avec inquiétude.

– Si pareil malheur était arrivé, je ne te répondrais pas en riant.

– Alors, c’est un évènement heureux ?

– En peux-tu douter ?... Le roi est à Caen !

– Le roi de France ! s’écria maîtresse Gilles avec admiration.

– Lui-même.

– Louis XVI ?

– Louis XVI : un bien brave homme, à ce qu’on dit !

– Alors il faut atteler la jument noire à la charrette, reprit maîtresse Gilles en s’animant. Je veux voir Louis XVI. Ça doit être bien beau, un roi ?

– Je n’en ai jamais vu ; mais j’imagine que ça doit être tout couvert d’or !

– Et ça boit et ça mange comme nous ?

– Apparemment, puisqu’on m’a affirmé qu’il a soupé hier chez la duchesse d’Harcourt.

– Et tout le monde peut le voir ?

– Tout le monde ! On me racontait ce matin, à Bretteville, qu’il ordonne à son cocher d’aller au pas pour qu’on puisse le voir à son aise. Il distribue des aumônes aux pauvres ; il a même accordé la grâce de six déserteurs enfermés dans les prisons de Caen.

– C’est dommage que nous n’ayons pas de déserteurs dans notre famille ! murmura maîtresse Gilles.

– Qu’est-ce que tu disais ? demanda son mari.

– Rien.

– Tant mieux ; ce sera moins long, pensa maître Gilles.

En même temps il déposa son bâton sur une chaise, s’assit sur un des bancs et s’appuya les deux coudes sur le coin de la table.

– Tu vas me servir à déjeuner, n’est-ce pas, petite femme ?

Cette qualification fut acceptée aussi naïvement qu’elle avait été donnée. Flattée de l’épithète, maîtresse Gilles s’empressa d’apporter devant le fermier un morceau de lard froid et du fromage. Elle poussa même la complaisance jusqu’à tirer du cidre au tonneau. Maître Gilles contemplait sa femme avec étonnement ; et, comme il n’était pas habitué à de pareilles attentions, il jugea prudent d’en profiter et se laissa verser à boire sans souffler mot. Cependant la fermière n’eut pas plus tôt rempli le verre qu’elle releva, par un geste familier, le menton de son mari.

– Nous allons à Caen, n’est-ce pas, mon petit homme ?

– Pour voir le roi ?

– Sans doute.

– Il est inutile de fatiguer la jument noire.

– Alors tu me refuses ?

– Je ne refuse pas ; je dis que nous n’avons pas besoin de nous déranger.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est le roi qui se dérange lui-même.

– Deviens-tu idiot ?

– Pour aller de Caen à Cherbourg, dit tranquillement maître Gilles, il faut bien passer par ici, à moins qu’on ne prenne la mer.

– Ainsi, le roi Louis XVI va passer devant notre maison ?

– Aujourd’hui même ; dans moins de deux heures peut-être.

– J’en deviendrai folle ! s’écria maîtresse Gilles en se frappant dans les mains et en sautant comme une enfant.

– C’est déjà fait, pensa maître Gilles en se versant à boire.

Car, depuis qu’on n’avait plus besoin de sa jument noire, il fallait bien qu’il se résignât à se servir lui-même d’échanson.

– Et le jeune roi n’est pas fier ? reprit la grosse fermière.

– On raconte qu’il s’est laissé embrasser, à l’Aigle, par la maîtresse de l’auberge où il a dîné.

– Je donnerais dix ans de ma vie pour qu’il m’en arrivât autant ! s’écria maîtresse Gilles.

– Il paraît, poursuivit le fermier, qu’il adore le peuple et qu’il considère ses sujets comme ses enfants.

– La bonne nature d’homme !

– Il ressemble peu au feu roi.

– C’est son fils ?

– Non, son petit-fils ; il est aussi bon que son aïeul était méchant. Mais la méchanceté... c’est comme la goutte : ça saute souvent plusieurs générations.

– Je me sens déjà de l’affection pour lui, dit maîtresse Gilles.

– Et tout le monde est comme toi. La foule pousse des cris de joie sur son passage et lui jette des fleurs.

– Et nous, est-ce que nous ne lui offrirons pas quelque chose ? demanda la fermière, qui avait sur le coeur le baiser donné à l’aubergiste de l’Aigle.

– C’est une idée, ça, ma femme ! répondit le paysan en se grattant la tête.

– Je vais cueillir toutes les fleurs qui sont dans le jardin.

– Ça n’est pas assez substantiel, les fleurs, remarqua maître Gilles en réfléchissant profondément.

– Ah ! j’y suis ! s’écria la fermière avec enthousiasme.

– Eh bien ? dit le fermier, la bouche béante.

– Eh bien ! j’ai deux beaux chapons...

– Ça n’est pas assez, dit maître Gilles en hochant la tête.

– Nous y joindrons le dernier né de nos agneaux. Je vais le savonner, le savonner, qu’il sera plus blanc que la neige ! et lui passer autour du cou le ruban rouge que je mets les jours de fête.

– Oui, mais...

– Mais quoi ?

– Qui l’offrira ?

– Moi.

– Et les chapons ?

– Moi, dis-je, et c’est assez ! répliqua maîtresse Gilles, qui rencontra sans s’en douter un hémistiche célèbre.

– Mais...

– En finiras-tu avec tes mais ! s’écria la fermière... Est-ce que je ne saurai pas m’expliquer aussi bien que toi ?

– Je ne dis pas non ; mais si tu avais une jeunesse avec toi, ça n’en ferait pas plus mal.

– Une jeunesse ?... et qui donc ?

– Élisabeth, par exemple ; elle n’est pas vilaine fille ; et, en prenant ses habits du dimanche...

– Tais-toi !

– Elle serait présentable.

– Tais-toi ! tais-toi ! s’écria maîtresse Gilles en fermant avec sa main la bouche de son mari... N’as-tu pas honte de songer à Élisabeth, une méchante créature qui nous pille, qui nous vole, qui mange notre pain et ne fait pas le quart de sa besogne ! Cette fille-là est indigne de paraître devant le roi ; et, si je n’avais pitié de son père, je l’aurais déjà mise à la porte.

– Je ne me suis pas encore aperçu qu’il manquât quelque chose à la maison, dit timidement le fermier.

– C’est-à-dire que je mens, reprit la fermière en se croisant les bras sur la poitrine. Tu ne rougis pas de prendre la défense de cette méchante fille ?... Vous êtes tous comme cela, du reste, et je suis bien sotte de m’en fâcher. Si j’avais dix-huit ans, comme Élisabeth, oh ! j’aurais toujours raison, et l’on serait aux petits soins pour moi. Mais je n’ai pas dix-huit ans, et j’ai tort, parbleu ! Je déraisonne, je perds la tête... C’est moi pourtant qui dirige ta maison, moi qui fais ta cuisine, moi qui reçois les voyageurs, moi qui soigne la laiterie, moi qui donne à manger à la volaille, qui écris les quittances ; car tu n’es propre à rien, toi ; tu n’as pas plus de tête qu’une linotte, plus d’énergie qu’une poule mouillée ! Tu as tellement peur d’une querelle que tu te laisserais marcher sur le pied, voler et jeter à la porte, plutôt que de montrer que tu es un homme !... Ah ! mademoiselle Élisabeth est le modèle des servantes ?... Écoute, voilà dix heures qui sonnent à l’horloge ; elle n’est pas encore revenue des champs, elle n’a pas encore fini de traire les vaches !... Oui, je te conseille de regarder par la fenêtre ; tu pourras y rester longtemps si tu tiens à la voir revenir...

– Pas si longtemps, dit le fermier en indiquant du doigt la grande route ; car la voilà avec Germain.

– Et perchée sur l’âne ! s’écria maîtresse Gilles.

Rouge de colère, elle sauta par-dessus le banc, bouscula son mari, renversa deux chaises et s’élança dans la cour.

Au moment où Germain tirait l’âne par la bride pour lui faire passer le petit pont jeté sur le fossé qui séparait la cour de la route, Élisabeth aperçut la fermière qui accourait en poussant des cris furieux.

– Laissez-moi descendre, dit-elle à Germain ; autant vaut éviter une querelle, quand on le peut.

– Ma mère se calmera, soyez tranquille, répondit le jeune homme.

Lorsqu’il se retourna, il se trouva face à face avec maîtresse Gilles, qui ne cessait de crier, bien qu’elle fût tout près des jeunes gens :

– Descendra-t-elle, la fainéante, la paresseuse !

Élisabeth n’avait pas attendu cette dernière injonction pour sauter à terre. Cette prompte obéissance sembla redoubler la colère de maîtresse Gilles.

– Je vous avais défendu de monter sur Jacquot, dit-elle en montrant le poing à la servante. Vous me la tuerez, la pauvre bête !

– Quant à cela, ma mère, dit Germain avec calme, Jacquot est bien de force à porter Élisabeth.

– Jacquot est un vieux serviteur, répliqua vivement la fermière, et l’on ne doit pas abuser des gens, qui ont passé toute leur vie à travailler, pour encourager la paresse d’une demoiselle Élisabeth !... Mais, voilà ce que c’est : on n’a plus d’égards pour la vieillesse quand on ne sait même pas respecter sa mère.

– Je ne crois pas vous avoir manqué de respect, répondit simplement Germain.

– Je vous répète, poursuivit maîtresse Gilles, que vous ne devez pas aller contre mes volontés. Or, j’avais défendu ce matin à cette méchante fille de monter sur Jacquot ; quand on se lève à huit heures du matin pour aller traire les vaches, on peut bien marcher à pied ; car il n’y a plus de rosée dans les champs.

– Écoutez-moi, ma mère, dit Germain.

– J’écoute, répondit maîtresse Gilles du ton d’une personne qui a pris la ferme résolution de se boucher les oreilles tout le temps qu’on lui fera l’honneur de lui parler.

– En revenant ce matin de voir nos blés, dit Germain, j’ai rencontré Élisabeth dans l’herbage où sont les vaches ; elle était étendue à terre et dormait profondément...

– C’est probablement pour dormir qu’on l’a louée !

– Elle s’est réveillée à mon approche et m’a dit qu’elle était souffrante.

– Toujours l’excuse des paresseux !

– Et comme elle avait grand-peine à marcher, je n’ai cru faire que mon devoir en l’engageant à monter sur Jacquot.

– Malgré ma défense !

– Je ne la connaissais pas... D’ailleurs, je pense que vous en auriez fait tout autant à ma place, si vous aviez vu sa pâleur et son abattement ; car je vous sais bon coeur.

– Je le crois pardine bien que j’ai bon coeur !... on en abuse assez ! répondit la fermière qui ne parut pas tout à fait indifférente à ce compliment.

Germain s’imaginait avoir gagné la cause d’Élisabeth. Malheureusement maître Gilles, qui avait observé de la fenêtre de la cuisine ce qui se passait dans la cour, eut la fâcheuse idée de venir se mêler au débat. À la vue de son mari, la fermière se rappela la discussion qu’elle avait eue avec lui, et sa mauvaise humeur prit des proportions telles qu’aucune puissance humaine n’eût été capable d’arrêter le débordement de paroles qui sortit de sa bouche.

– Bon ! voilà l’autre, maintenant ! s’écria-t-elle en lançant à son mari un regard furieux... Ne suis-je pas la plus malheureuse des femmes ! Mon fils et mon mari se donnent la main pour me tourmenter. Mais, au lieu de me faire mourir ainsi à petit feu, mettez-moi à la porte de chez nous !... Vous pourrez alors garder votre Élisabeth, puisque vous avez besoin de cette fille-là pour vivre... Oui, oui ! c’est une excellente créature ; elle n’est pas paresseuse, elle n’est pas malhonnête, elle ne vole pas ses maîtres, c’est la brebis du bon Dieu !... Allez donc l’embrasser, Germain ; épousez-la même, si bon vous semble ; et vous, maître Gilles, chassez-moi de la maison, j’irai mendier mon pain sur la grand-route... C’est moi qui suis la voleuse, c’est moi qui suis la fainéante !... Voyons, poussez-moi sur le chemin et tâchez de vous remuer un peu !

La recommandation n’était pas inutile ; car maître Gilles et son fils restaient immobiles et silencieux.

Chez le fermier, c’était stupéfaction, étourdissement, timidité et habitude de supporter sans se plaindre les orages domestiques ; chez Germain, au contraire, c’était consternation, désespoir. Ses yeux étaient tournés du côté d’Élisabeth, qui s’était assise sur le banc de pierre, au pied d’un poirier dont les branches s’attachaient comme autant de bras au mur de la maison. La jeune fille avait caché sa tête dans ses mains, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues. Germain entendait de sa place les sanglots qu’elle cherchait à retenir. Il ne put supporter plus longtemps ce spectacle et son secret lui échappa. Comme le joueur qui risque sa fortune sur un coup de dés, il risqua tout, dans un aveu que lui arrachèrent sa douleur et ses remords, tout, jusqu’à son amour pour Élisabeth, jusqu’à l’avenir de la pauvre fille.

– Vous êtes ma mère ? dit-il en serrant avec émotion les mains de la fermière.

– Pour mon malheur ! répondit-elle.

– Et vous, vous êtes mon père ? reprit-il en s’adressant à maître Gilles.

Habitué à la soumission la plus absolue, le brave homme sembla chercher dans les yeux de sa femme un signe d’assentiment.

– Vous devez donc m’aimer comme votre fils ? poursuivit Germain.

– Pour cela, ça ne fait pas de doute ! dit le fermier en embrassant le jeune homme.

Quant à maîtresse Gilles, elle se tenait toujours sur la défensive.

– Et vous désirez mon bonheur ? continua Germain.

– C’est encore vrai, dit le fermier.

– Eh bien ! supposez que le bon Dieu, au lieu de vous accorder un garçon, vous ait donné une fille...

– Ça m’aurait mieux convenu ! interrompit maîtresse Gilles.

– Supposez encore, poursuivit Germain, que vous soyez dans la pauvreté et que votre fille soit obligée pour vivre de se louer comme servante dans une ferme. Votre fille est belle, le fils du fermier s’en aperçoit, il l’aime, il ne le lui cache pas, et la pauvre enfant l’écoute pour son malheur à elle... Que doit faire le fils du fermier ?

– Si ce garçon-là a du coeur, dit maître Gilles, il doit en faire sa femme.

– Et si son père s’y oppose ? demanda Germain.

– Il aurait tort, répondit le brave homme. Il pourrait bien, sans doute, gronder son fils ; mais il ne devrait pas causer, par son refus, la perte de la jeune fille.

– Eh bien, mon père, grondez-moi ! dit Germain en fondant en larmes et en tombant dans les bras du vieillard ; car le fils du fermier c’est moi, et la servante c’est Élisabeth.

Le brave homme serra son enfant contre son coeur avec une grosse émotion. Cette confidence renversait bien des projets ; mais les beaux rêves qu’il avait caressés s’évanouirent sans peine, sinon sans regrets, pour faire place aux sentiments d’honnêteté qui faisaient le fond de son caractère ; et le pardon s’échappa de ses lèvres avec le dernier baiser qu’il donna à son fils.

Cependant, maîtresse Gilles n’avait pas eu besoin d’attendre la fin de l’apologue pour en comprendre la moralité ; car les femmes, dans quelque milieu social que le sort les ait placées, surpassent de beaucoup les hommes en finesse, et rien n’est plus merveilleux que leur aptitude à deviner les choses les plus impénétrables, pour peu qu’il s’y mêle de l’amour ou tout autre sentiment délicat. Elle n’eut pas plus tôt entendu les premiers mots de la confidence que, sans s’inquiéter de la détermination que prendrait son mari, elle courut rapidement vers la maison. Elle monta à sa chambre, ouvrit son armoire, compta dix écus dans sa main et redescendit quatre à quatre les marches de l’escalier. Son visage, si coloré d’ordinaire, était presque pâle et ses lèvres tremblaient. Élisabeth était toujours assise sur le banc de pierre et pleurait. Maîtresse Gilles s’approcha de la jeune fille, dont elle écarta brusquement les mains, et lui jeta les pièces de monnaie sur les genoux.

– Voyez, dit la fermière, s’il y a bien dix écus. Je ne vous dois que onze mois ; mais je vous paie l’année entière, afin d’être débarrassée plus tôt de vous.

– Vous me mettez à la porte ? dit Élisabeth.

– Ça me paraît clair.

– Vous êtes mécontente de moi ? Je ne travaille pas assez ?

– Il s’agit bien de cela ! s’écria maîtresse Gilles avec indignation.

– Germain a parlé ! se dit Élisabeth en retombant sur le banc de pierre, je suis perdue !

D’abondantes larmes s’échappèrent de ses yeux, et sa tête s’affaissa sur sa poitrine, comme une fleur qui plie sous le poids de la rosée.

– Ramassez votre argent, reprit durement la fermière en montrant les pièces de monnaie qui avaient roulé à terre.

Ces paroles rappelèrent Élisabeth au sentiment de sa position ; elle fit un violent effort sur elle-même et se leva.

– Merci ! répondit-elle en détournant la tête.

– Vous les dédaignez ?

– J’aime mieux vous avoir servie pour rien !

– Pour rien, dites-vous ? répliqua brutalement maîtresse Gilles ; et vous avez fait le malheur de mon fils !

Ces derniers mots firent tressaillir la jeune fille. Elle leva noblement la tête et obligea la fermière à baisser les yeux sous son regard.

– Maîtresse Gilles, dit-elle, apprenez que le malheur n’a frappé chez vous qu’une seule personne, et cette personne, c’est moi ! Si je ne respectais votre mari, si je ne... pardonnais à Germain, je ne partirais pas d’ici sans vous maudire... Vous comprendrez plus tard combien vous avez été injuste et cruelle à l’égard d’une pauvre enfant qui ne se croyait pas en danger sous votre toit... Je ne demande pas d’autre vengeance ; et, lorsque je sortirai de cette maison, d’où vous me chassez indignement, pas une parole de haine ne s’échappera de ma bouche... Je trouverai peut-être même la force d’appeler sur elle la bénédiction du Ciel.

À ces mots, elle disparut dans l’intérieur de la maison.

Le fermier et son fils, après le premier épanchement, furent tout surpris de ne plus voir maîtresse Gilles à leurs côtés ; ils l’aperçurent bientôt près de la porte de la cuisine et marchèrent à sa rencontre.

– Tu sais tout ? dit le fermier en s’essuyant les yeux du revers de sa manche, et tu pardonnes à Germain ?

– Il le faut bien, répondit la fermière en se baissant pour ramasser les écus qui étaient restés au pied du banc.

– Qu’est-ce que c’est que cet argent ? demanda maître Gilles ?

– Ce sont les gages d’Élisabeth.

– Tu la paies d’avance ?

– Je la mets à la porte.

– Vous la chassez ! s’écria Germain. Voyons... vous plaisantez, ma mère ?

– Je ne plaisante pas ; je ne veux pas garder une fille de mauvaise vie chez moi.

– Mais c’est moi qui ai fait tout le mal ! reprit le jeune homme.

– Et c’est à moi de le réparer, répondit la fermière.

– Tu as tort, ma femme, hasarda maître Gilles.

– Tais-toi, lui dit maîtresse Gilles ; cela ne te regarde pas.

– Comment ! mon père, vous souffrirez une pareille indignité ? dit Germain en voyant le fermier se préparer à la retraite.

– Petite pluie abat grand vent, lui répondit maître Gilles à voix basse ; dans moins d’une heure ta mère ne songera plus à renvoyer sa servante.

– Vous vous trompez, dit la fermière, car la chose est déjà faite. Élisabeth a reçu son congé. Elle ne dormira pas cette nuit sous mon toit.

– Ah ! ma mère, s’écria Germain en éclatant en sanglots ; il eût mieux valu ne pas me mettre au monde.

 

 

 

III

 

LOUIS XVI

 

Les détails que maître Gilles avait recueillis à Bretteville sur l’arrivée prochaine de Louis XVI étaient exacts. Le jeune roi avait quitté Versailles le 21 juin 1786 pour se rendre à Cherbourg. Il arriva dans la soirée du 21 au château d’Harcourt, où il passa la nuit, et le 22, à dix heures du matin, il s’arrêta à Caen, sur la place des Casernes, et reçut des mains du comte de Vandeuvre les clefs de la ville. La foule s’était portée au-devant du roi, qui recevait avec bonté les placets qu’on lui faisait parvenir. Ce fut seulement à l’extrémité de la ville qu’il permit à ses cochers de lancer les chevaux. Le temps était magnifique. Louis XVI ne se lassait pas d’admirer les moissons qui couvraient la campagne. Il prenait une joie d’enfant à passer la tête à la portière pour mieux respirer la senteur des champs ; et, se retournant vers ses compagnons de route, le prince de Poix, les ducs de Villequier et de Coigny :

– Convenez, messieurs, leur disait-il gaîment, que Virgile avait raison de conseiller aux Romains de déserter leurs villas pour aller chercher de douces émotions au sein de la campagne.

Et les carrosses de la cour passaient si rapides que les arbres de la route semblaient courir à toutes jambes le long des fossés, et qu’un nuage de poussière se roulait en tourbillons épais à l’arrière des voitures. Mais, à chaque village, Louis XVI ordonnait de ralentir la marche et se montrait aux paysans qui saluaient son apparition par des cris de joie. Lorsqu’on fut sorti de Bretteville-l’Orgueilleuse, le roi parut regretter de ne pas s’être arrêté dans ce village. Le grand air lui avait ouvert l’appétit.

– Sa Majesté trouvera bientôt ce qu’elle désire, dit le duc de Villequier.

– Vous croyez ? demanda Louis XVI.

– J’en suis certain, car j’ai parcouru cette route à cheval ; et, dans moins de dix minutes, nous rencontrerons une auberge sur la droite, au bas de deux côtes.

– À merveille ! s’écria joyeusement Louis XVI ; nous allons faire un repas en plein air, comme de vrais bergers.

Tandis que le roi sortait de Bretteville-l’Orgueilleuse, un silence solennel régnait dans la grande cuisine de maîtresse Gilles. On n’entendait que le bruit sec des sabots qui frappaient l’aire ou le tic-tac monotone du balancier de l’horloge. Mais voilà qu’une rumeur extraordinaire, accompagnée de convulsions, éclate soudain dans cette petite boîte carrée, comme si l’être animé qu’elle semblait retenir prisonnier entre ses parois eût voulu briser ses chaînes... et midi sonna. Ce fut comme un coup de théâtre – car c’était l’heure du dîner – et maîtresse Gilles remplit à elle seule de son mouvement toutes les parties de son immense cuisine. Les assiettes, qu’on aurait pu considérer comme les pièces principales d’un vaste échiquier, s’alignèrent sur les bords de la table ; les couteaux et les fourchettes se placèrent à leur droite, en guise de cavaliers ; les verres se posèrent carrément en tête, sur la première ligne, en guise de pions, et les pots de cidre furent plantés comme des tours aux quatre coins de la table. Lorsqu’elle vit arriver les hommes de journée, maîtresse Gilles apporta la soupière, d’où sortait un épais nuage de fumée. Mais personne n’y toucha ; on attendait le fermier et son fils. Enfin maître Gilles parut. Sa physionomie n’avait rien de rassurant ; sa bouche, fendue évidemment pour un sourire perpétuel, se contractait en grimaçant, comme lorsqu’il avait du chagrin.

– Tu ne l’as pas trouvé !... je vois bien cela à ta mine, s’écria maîtresse Gilles, sans donner à son mari le temps de s’expliquer.

– Que peut-il être devenu, notre pauvre Germain ? dit le fermier en se laissant tomber sur une chaise avec accablement.

– Vous ne l’avez pas vu, vous autres ? demanda maîtresse Gilles aux gens de la ferme.

– Non, répondirent les domestiques.

– Tu ne manges pas ? reprit la fermière en se tournant vers son mari.

– Je n’ai pas faim.

– Poule mouillée ! s’écria dédaigneusement maîtresse Gilles en emplissant son assiette jusqu’aux bords... Il se retrouvera, ton fils, il se retrouvera, parbleu !... Il est allé prendre l’air... Ah ! mon Dieu ! qu’entends-je ? s’écria de nouveau maîtresse Gilles ; et, pour la première fois de sa vie, elle laissa tomber son assiette, qui couvrit l’aire de soupe et de morceaux de faïence... C’est le roi !

À ce mot, tous les gens de la ferme quittèrent leur place, jusqu’à maître Gilles, qui, s’il n’avait pas d’appétit, retrouva du moins des jambes pour la circonstance ; et tout le monde, maîtres et domestiques, se précipita à l’entrée de la maison. C’étaient bien, en effet, les carrosses de la cour qui descendaient la côte au grand galop de quatre chevaux.

– Et mes chapons ? s’écria maîtresse Gilles avec désolation. Qu’on aille me chercher mes chapons !

Un garçon de ferme se détacha du groupe pour obéir aux ordres de sa maîtresse.

– Et mon agneau ?

– Le voici, dit le fermier en saisissant le pauvre petit animal qui passait à côté de sa mère. Mais il n’est pas décrotté.

– Tant pis ! répondit maîtresse Gilles.

En même temps elle fit ranger toute sa petite armée de valets et se mit à leur tête, tandis que son mari, placé modestement à deux pas en arrière, tenait dans ses bras les chapons et l’agneau. Puis elle se prépara à marcher au-devant des voitures. Mais elle s’arrêta subitement, recula en trébuchant et ne retrouva son équilibre que sur les pieds de son mari.

Le roi était descendu de voiture, accompagné de plusieurs seigneurs de sa suite, auxquels il montrait la maison avec des gestes qui pouvaient faire penser qu’il avait le désir d’y entrer. Et telle était bien son intention ; car le petit cortège se mit en marche, franchit le pont jeté sur le fossé et s’avança dans la cour.

Maîtresse Gilles n’était pas préparée à cet évènement. Sa fermeté l’abandonna. On la vit même trembler et jeter autour d’elle un regard désespéré, comme si elle eût appelé quelqu’un à son aide. Ce n’était plus l’arrogante fermière qui faisait retentir la maison de sa voix formidable ; ce n’était plus maîtresse Gilles campée fièrement, les deux poings sur les hanches, et gourmandant sans pitié les domestiques. Quant au fermier, il n’était pas étonnant que ses deux genoux se donnassent de fréquents et involontaires baisers. Le pauvre homme tremblait ; la peur lui fit lâcher les deux chapons, qui s’enfuirent, et l’agneau, qui s’en alla promptement rejoindre sa mère.

Cependant le roi approchait toujours. Il n’était plus qu’à vingt pas du groupe formé par les deux fermiers et leurs domestiques.

– Et mes mains qui sont encore toutes noires de charbon ! s’écria douloureusement maîtresse Gilles. Voyons, Jean, dit-elle à son mari, tu peux bien recevoir le roi pendant que je vais aller les nettoyer ?

– Essuie-les à ton tablier, répondit le fermier plus mort que vif.

– Et mon bonnet que je porte depuis le commencement de la semaine ?

– Et mes souliers tout pleins de poussière ! répliqua le paysan.

– Et mon fichu déchiré ! continua la femme.

– Et mon gilet sans boutons ! répondit le mari.

– Je vous répète que vous êtes superbe comme cela, Jean ! s’écria maîtresse Gilles.

Aussitôt elle se fit, à coup de coudes, une trouée à travers les domestiques et disparut dans la maison.

Le roi n’était plus qu’à six pas de maître Gilles.

Le pauvre fermier se tordait les mains et la sueur lui roulait sur le visage. Il essaya d’appeler maîtresse Gilles, Élisabeth, Germain même qu’il savait absent. Mais la voix lui fit défaut. Comme le roi approchait toujours, comme la fuite était devenue impossible, le paysan ôta respectueusement son bonnet de laine et se plia en deux, n’osant ni se relever, ni détacher les yeux de l’extrémité de ses pieds qu’il trouvait encore plus laids et plus difformes que de coutume.

– Allons, brave homme, relevez-vous, dit Louis XVI en lui frappant amicalement sur l’épaule.

Mais maître Gilles se baissa encore plus bas, de sorte que ses longs cheveux roux semblaient prendre racine dans le sol. Sur une nouvelle invitation du roi, il se décida à se redresser. Seulement son corps se balança longtemps encore avant de reprendre son équilibre, comme ces arbustes qu’on a ployés avec la main et qui s’inclinent plus d’une fois avant de rester immobiles.

– Vous servez à boire et à manger, comme cela est écrit là-bas au-dessus de votre porte ? reprit Louis XVI après l’avoir rassuré de son mieux.

– Oui, Ma-ma-majesté, bégaya maître Gilles.

– Voyons, qu’allez-vous me donner à manger ?

– Ma-majesté, tout ce que nous avons est à votre service. On va tuer toute la volaille, s’il le faut...

– Mais il ne le faut pas ! dit Louis XVI, que les protestations du fermier amusaient étonnamment. Je ne voudrais pour rien au monde être la cause d’un tel massacre ! Je n’ai pas, d’ailleurs, l’intention de faire un dîner en règle. Une simple collation, voilà tout.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! si ma femme était là seulement ! s’écria maître Gilles au désespoir de ne pouvoir trouver quoi offrir à son souverain.

– J’aurais été enchanté de la voir, dit Louis XVI ; mais, puisque le malheur veut qu’elle ne soit pas là, je m’en rapporte à vous. Vous désirez me donner de trop bonnes choses ? vous voulez me gâter, j’imagine ? Aussi, pour vous mettre à votre aise, je vous demanderai si vous avez des oeufs ?

– C’est si commun !

– Pas tant que vous le pensez, s’ils sont frais.

– Oh ! quant à cela, on va les prendre au poulailler.

– Très bien. Et du beurre ?... en avez-vous ?

– On vient de le faire.

– Voilà un repas magnifique ! s’écria joyeusement Louis XVI. Vous voyez, brave homme, que je ne suis pas si difficile... Eh bien, qu’y a-t-il encore ? demanda le roi en remarquant que maître Gilles se grattait l’oreille d’une manière désespérée.

– C’est que... la cuisine... balbutia maître Gilles, la cuisine est bien sombre, et Sa Majesté est habituée à manger dans de si beaux appartements !

– C’est cela qui vous embarrasse ?... Mais, y a-t-il à Versailles une salle à manger avec un plus beau plafond que celui-là ? dit Louis XVI en faisant admirer à ses gentilshommes la pureté du ciel.

– Sa Majesté consent à manger en plein air ? demanda maître Gilles en ouvrant de grands yeux ébahis.

– En plein air, mon cher hôte ! répondit le roi. Et voici ma place toute trouvée, ajouta-t-il en se dirigeant vers le banc de pierre placé près de la porte d’entrée.

Maître Gilles, devinant l’intention du roi, ôta sa veste, l’étendit avec soin sur la pierre et entra dans la maison.

Cependant deux garçons de ferme apportèrent une petite table devant le roi, et maître Gilles reparut bientôt dans sa belle blouse des dimanches. Il déposa un couvert sur la table, après avoir eu soin, toutefois, d’essuyer le verre avec le bas de sa blouse. Puis il demanda au roi quelle boisson il fallait lui servir.

– Vous avez donc le choix ? dit Louis XVI.

– Majesté, j’ai encore une vieille bouteille de vin qui nous est restée du baptême de notre fils.

– Eh bien ! gardez-la pour le jour de son mariage... On aura soin, ajouta-t-il en s’adressant à ses familiers, de compléter le caveau de ce brave homme.

– Alors... nous n’avons plus que du cidre à offrir...

– Très bien ! Servez-moi du cidre et apportez-moi de votre pain de ménage. Je me sens un appétit d’enfer !

Le roi fut promptement obéi. Comme il ouvrait un oeuf après avoir coupé une tranche de pain, il crut s’apercevoir qu’on lui frappait de temps à autre sur le bas de la jambe. Il regarda de côté et vit le gros chien de ferme qui se permettait, contre toutes les lois de l’étiquette, de caresser avec sa patte les mollets de son souverain.

– Ah ! je devine ce que tu veux, toi ! dit Louis XVI en lui jetant un morceau de pain que le barbet attrapa avec la dextérité d’un jongleur accompli.

Mais, comme le barbet avait un appétit déréglé, il renouvela ses demandes avec tant d’insistance que maître Gilles en fut tout scandalisé.

– Fi donc ! vilaine bête ! s’écria le fermier ; vous devriez rougir de tourmenter ainsi Sa Majesté !

Cette apostrophe bien sentie ne paraissant pas toucher le compagnon de table du roi, maître Gilles s’arma d’un gourdin dont il montra le gros bout au parasite à quatre pattes.

– Laissez-le, dit Louis XVI en passant amicalement la main sur la tête de son protégé ; il ne me gêne pas. Comment l’appelez-vous ?

– Sauf votre respect, Majesté, il s’appelle Fidèle.

– Fidèle ? À coup sûr ce n’est pas un chien de cour, dit Louis XVI en souriant.

– Pardon, Majesté, répondit maître Gilles, qui n’avait pas compris le jeu de mots : il n’y a pas son pareil comme chien de garde.

La nouvelle de l’arrivée de Louis XVI s’était vite répandue, et l’on voyait accourir de tous côtés les habitants de Sainte-Croix. Ils se tenaient respectueusement à distance, le cou tendu dans la direction du roi, et suivant curieusement le moindre de ses mouvements, comme s’ils eussent été surpris de le voir manger comme un homme ordinaire. Le bruit des cloches se fit bientôt entendre, et ce signal officiel décida les retardataires à déserter le village. À cet instant la porte de la cuisine s’ouvrit, et maîtresse Gilles parut sur le seuil dans ses plus beaux atours. Un grand tablier de soie, qui miroitait au soleil comme la gorge de ses pigeons, couvrait sa poitrine et descendait jusqu’au bas de sa jupe d’un rouge éclatant. Un immense bonnet, en forme de cathédrale, étalait au vent ses ailes de papillon et couronnait dignement cet imposant édifice.

La fermière se dirigea vers le groupe des courtisans, qu’elle salua jusqu’à terre, pensant que le roi devait en faire partie. Mais, lorsqu’en se retournant, elle aperçut Louis XVI assis à la petite table et étendant tranquillement son beurre sur une tranche de pain, elle entra dans une colère impossible à rendre et, saisissant rudement son mari par le collet :

– Malheureux ! s’écria-t-elle, tu as eu la bêtise de laisser Sa Majesté dehors !... Tu ne sauras donc jamais rien faire comme les autres !

– Pardon, dit Louis XVI qui avait grand-peine à garder son sérieux, c’est moi qui l’ai voulu... Vous pouvez lâcher maître Gilles.

– C’est ma femme, dit le fermier en faisant une sorte de présentation de maîtresse Gilles, quand il fut échappé de ses griffes.

– Je l’ai deviné tout de suite, répondit le roi en souriant. Elle a vraiment bonne mine, votre femme !

– Sa Majesté est bien honnête, dit maîtresse Gilles en exécutant la plus belle de ses révérences.

Mais le roi ne s’occupait déjà plus d’elle. Son attention s’était reportée sur la foule des paysans qui remplissaient la grande route.

– Allez avertir ces bons villageois qu’on leur permet d’entrer dans la cour, dit Louis XVI à une personne de sa suite ; s’ils ont quelque demande à me faire, je suis prêt à les entendre.

On se rappelle qu’Élisabeth, après la querelle qui s’était élevée entre maîtresse Gilles et son fils, refusa de recevoir le paiement de ses gages et alla se réfugier dans sa mansarde. Elle se jeta à genoux devant son lit, la tête appuyée contre les draps et les mains levées au ciel. Combien de prières entrecoupées de sanglots montent ainsi chaque jour vers Dieu ! Qu’il est bon de se retrouver ainsi tout seul, loin du monde, et de sonder impitoyablement les plaies de son âme ! Qui pourrait songer en ces moments redoutables à se déguiser la vérité ? Les déguisements sont bons pour des chagrins d’enfant ; mais, quand toutes les cordes de la douleur ont vibré en nous, il n’est plus possible d’être hypocrite envers soi-même.

Élisabeth pleura amèrement ; mais, après le premier tumulte de ses passions, elle examina plus sérieusement la conduite de la fermière ; elle s’avoua que la plupart des mères eussent agi comme sa maîtresse. Elle se trouvait même des torts, sans pouvoir toutefois excuser les brutalités et surtout l’arrogance de la fermière. Car ce qu’on pardonne le plus difficilement chez les autres, ce sont moins les mauvais traitements que l’orgueil immodéré qui cherche à nous humilier. Élisabeth était arrivée à cet état d’abattement physique où l’âme, se détachant de la terre, se rapproche du ciel par la prière. Alors ses larmes coulèrent moins brûlantes ; ses soupirs ne déchirèrent plus sa poitrine et l’indulgence entra dans son coeur.

Pleine de résignation, elle se leva pour commencer ses préparatifs de départ. Au même instant on frappa à la porte de sa petite chambre.

– Entrez, dit-elle.

La porte s’ouvrit et Germain tomba aux genoux d’Élisabeth.

– Oh ! pardonnez-moi ! s’écria-t-il en sanglotant. Ne me maudissez pas, Élisabeth !

– Vous maudire ! dit la jeune fille en pâlissant... Il faudrait alors commencer par me maudire moi-même. Car... vous, du moins, vous aviez pour excuse le peu d’importance de votre faute, et l’irréflexion de votre âge vous fermait les yeux sur le reste ; tandis que moi, je devais savoir quel avenir je me préparais !...

– Ne partez pas, Élisabeth, je vous en supplie, restez près de nous. Ma mère oubliera tout ; elle finira par vous aimer et vous appeler du doux nom de fille.

– Ce sont des rêves tout cela, mon bon Germain !... D’ailleurs, je ne consentirais jamais à être votre femme.

– Vous ne m’aimez donc plus ?

– Je vous aime toujours. Mais la souffrance m’a vieillie ; et j’ai réfléchi à bien des choses auprès desquelles je passais étourdiment jadis ; et je me suis dit que la femme doit, avant tout, défendre sa pureté... Lorsqu’un homme a perdu l’honneur, on dit qu’il a été lâche et tout le monde le méprise. Notre honneur à nous, c’est notre vertu ! Lorsque nous n’avons pas su la garder, nous sommes lâches comme l’homme qui a manqué à l’honneur. Je ne voudrais pas épouser un homme lâche... Vous ne pouvez épouser une femme sans vertu.

– Élisabeth, Élisabeth ! dit Germain, ne vous jugez pas ainsi !

– Je parle comme le monde...

– Je me moque du monde et de ses jugements. Je ne sais qu’une chose : c’est que je vous estime, c’est que je vous aime !... Ne partez pas !

– C’est impossible ! on m’a chassée d’ici.

– Et moi je vous dis d’y rester ! Je suis le maître après tout ! et ma mère ne me tiendra pas toujours...

– Une brouille avec votre mère ? Voilà ce que je veux éviter à tout prix. Je vais partir.

– Pour aller ?

– Chez mon père. Il n’y a que Dieu et lui qui puissent me pardonner.

– Mes larmes ne vous fléchiront pas ?

– Ma résolution est prise.

– Eh bien ! vous ne partirez pas seule ! dit Germain.

Et le jeune homme sortit sous le coup d’une terrible émotion. Élisabeth resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur la porte qui venait de se refermer. Puis elle éclata en sanglots.

– Mon Dieu ! dit-elle, est-ce que la punition ne dépasse pas la faute ?

Elle promena un regard désolé sur les murs de sa petite mansarde, dont chaque meuble était un souvenir. C’étaient le lit, où elle goûtait un si doux sommeil, le bénitier de faïence surmonté d’un Christ où elle puisait pieusement de l’eau bénite tous les matins à son réveil, la petite table sur laquelle elle lisait le dimanche, la chaise sur laquelle elle se berçait en pensant à son père infirme, à sa mère qui reposait sous le vieil if du cimetière, à ses amis d’enfance. Elle se sentait le coeur gros à l’idée de quitter ces vieilles connaissances qui l’avaient vue rêver, prier et pleurer ! Et cette admirable campagne que l’on apercevait de la fenêtre ! et ce bois sombre qui s’arrondissait à l’horizon comme une épaisse chevelure ! et le clocher d’Audrieu qui se détachait en noir sur le bleu du ciel ! Que de poésie, à l’heure des adieux, dans toutes ces choses qui lui paraissaient autrefois insignifiantes !...

Mais voilà que de riches voitures descendent la côte à grand bruit et viennent troubler sa rêverie. Élisabeth, qui tenait à rester avec ses pensées, referma la fenêtre. Elle plia soigneusement ses robes et grossit son paquet de tous les autres objets de toilette. Une rumeur extraordinaire partait d’en bas et montait jusqu’au toit ; mais la jeune fille n’eut pas un instant l’idée d’ouvrir la fenêtre. Elle prit une dernière fois de l’eau bénite sous le vieux crucifix, jeta un dernier regard autour d’elle et descendit lentement les marches de l’escalier.

Il faut renoncer à peindre sa surprise et son effroi, lorsqu’elle aperçut la foule qui remplissait la cour. Elle voulut revenir sur ses pas ; mais il n’était plus temps. Françoise, la servante qui s’était moquée d’elle si méchamment le matin, s’approcha d’elle et, feignant une compassion hypocrite :

– Vous avez l’air bien triste ? lui dit-elle. Cela ne convient guère dans un pareil jour !

La méchante fille avait eu soin d’élever la voix pour être entendue des personnes qui l’entouraient. Tous les regards se portèrent aussitôt sur la pauvre Élisabeth, qui, rougissant et pâlissant, subit dans ces courts instants le plus affreux supplice qu’ait jamais enduré créature humaine.

Louis XVI avait fini son repas et parlait avec bonté aux paysans. Il fut un des premiers à entendre la remarque perfide de Françoise. Il regarda Élisabeth et fut frappé de son air d’abattement.

– Laissez approcher cette enfant, dit-il.

La foule ouvrit ses rangs. Mais, soit qu’elle n’eût pas entendu les paroles de Louis XVI, soit qu’elle n’eût pas la force de faire un mouvement, Élisabeth demeura debout à la même place, les yeux obstinément fixés sur le sol. Touché de sa position, le roi s’approcha d’elle et l’interrogea avec la plus grande douceur.

– Elle ne mérite pas que Sa Majesté s’occupe d’elle, s’écria maîtresse Gilles en accourant près du roi.

– Pourquoi ? demanda Louis XVI sans se retourner.

– Parce que c’est une malheureuse !...

– Vous devriez savoir, interrompit le roi, qu’il faut toujours avoir pitié des malheureux !

Il serait difficile d’imaginer quelle fut la stupeur de maître Gilles quand il aperçut Élisabeth entre la fermière et le roi. Il eut cependant le courage de venir au secours de la jeune fille ; et on le vit se placer bravement entre Louis XVI et sa femme qui n’osa ou ne put rien dire, tant elle fut étonnée d’un pareil trait d’audace.

– Que puis-je faire pour vous ? disait en ce moment Louis XVI à Élisabeth.

– Tout ! Majesté, répondit maître Gilles en avançant sa bonne figure qui n’eut jamais depuis ce jour un tel air de résolution. Vous pouvez la sauver du déshonneur ! ajouta-t-il à voix basse, de manière à n’être entendu que du roi.

– Cette fille a failli chez vous ?

– Chez moi, Majesté. Et mon fils Germain est décidé à l’épouser...

– Ah ! vous avez un fils ? Je comprends tout maintenant. Cette enfant est moins coupable que je ne l’avais pensé... Mais alors, si vous consentez au mariage, il n’y a plus d’obstacle...

– Pardon, interrompit maître Gilles, il y a ma femme.

– C’est vrai, dit Louis XVI en souriant ; vous me faites toucher du doigt un abus que je ne pourrai cependant pas supprimer dans mon royaume. Et quelle est la cause de son opposition ?

– L’argent, Majesté... Élisabeth n’a pas un sou vaillant.

– Je m’en doutais, dit Louis XVI.

Il appela l’un de ses gens et lui parla à voix basse. Quelques instants après, on apportait au roi une bourse remplie d’or qu’il présenta à Élisabeth.

Mais la jeune fille était dans une prostration semblable à celle du condamné à mort, qui entend les rumeurs de la foule sans pouvoir distinguer le sens des paroles qui se disent autour de lui. Désespéré de la voir insensible aux bontés de Louis XVI, maître Gilles s’approcha d’elle et lui cria de toutes ses forces :

– Répondez donc, Élisabeth ; c’est le roi de France qui vous parle !

Elle tressaillit, comme une personne qui sort brusquement d’un mauvais rêve, leva les yeux et rencontra le regard du roi.

– Je vous dote en faveur de votre enfant, lui dit Louis XVI ; vous pourrez épouser Germain.

– Oh ! merci ! s’écria Élisabeth en tombant à genoux. Je demanderai à Dieu qu’il vous accorde de longs jours, et mon enfant mêlera votre nom à ses prières.

Comme elle achevait de parler, ses forces l’abandonnèrent, et, sans le fermier, elle fût tombée à terre. Les paysans poussèrent des cris de joie et firent retentir les airs de leurs acclamations. Une seule personne ne partageait pas l’allégresse générale : c’était Françoise, qui voyait sa manoeuvre perfide tourner au profit de son ennemie.

– Il n’y a que les mauvaises filles comme Élisabeth pour avoir de ces chances-là ! disait-elle en suivant la foule.

Heureusement que sa voix se perdit dans le bruit de la multitude, comme une fausse note dans un choeur immense.

Quant à maîtresse Gilles, elle n’avait pas encore retrouvé la parole et ne pouvait détacher ses yeux de la bourse que son mari tenait dans ses mains. Soudain elle se frappa le front, comme une personne qui rappelle ses souvenirs ; puis on la vit courir du côté de l’étable et rapporter un petit agneau dans ses bras. Mais Louis XVI était déjà rentré dans sa voiture, les postillons fouettaient vigoureusement les chevaux et, dans son désespoir, maîtresse Gilles crut apercevoir, à travers le nuage de poussière qui s’élevait de la route, la maîtresse d’auberge de l’Aigle recevant le baiser du roi.

À quelque distance de la ferme, Louis XVI aperçut, en se penchant à la portière, un jeune paysan qui pleurait au bord de la grande route. Il reconnut le gros chien noir qui était assis auprès du jeune homme. C’était son compagnon de table ; c’était Fidèle qui regardait tristement son maître, sans oublier toutefois de surveiller en même temps le bâton de voyage et les habits roulés dans un mouchoir. Louis XVI pensa que la Providence, en plaçant le maître du barbet sur sa route, ne voulait pas qu’il laissât sa bonne action inachevée. Il fit arrêter sa voiture et appela le jeune homme.

– Comment vous appelez-vous ? lui dit-il avec bonté.

– Germain.

– Vous êtes le fils de maître Gilles ?

– Oui, monseigneur, pour vous servir.

– Eh bien ! ne pleurez plus et retournez à la ferme. Élisabeth vient de faire un héritage et maîtresse Gilles consent à ce qu’elle devienne votre femme.

– Vous avez l’air trop bon, monseigneur, pour vouloir me tromper, dit Germain. Tout mon bonheur est attaché à l’accomplissement de ce mariage ; et, si vous aviez abusé de ma simplicité pour vous amuser de moi, vous m’auriez donné le coup de mort !

– Croyez-moi, reprit Louis XVI : le bonheur vous attend à la ferme.

– Dieu vous bénisse, monseigneur ! s’écria Germain, et vous accorde de longs jours !

– Voilà deux fois aujourd’hui que ce souhait m’est adressé, dit le roi à ses gentilshommes ; ne puis-je pas espérer que les voeux d’Élisabeth et de Germain me porteront bonheur ?

Les chevaux reprirent le galop ; et, tandis que Louis XVI courait à ses destinées, Germain marchait à grands pas, la joie au coeur, vers la ferme de maître Gilles, que les paysans avaient baptisée, dans leur enthousiasme, du nom d’Hôtel fortuné. Depuis ce jour, bien que la vieille maison n’offre plus le lit et la table aux voyageurs, on n’a cessé de l’appeler dans le pays l’Hôtel fortuné, comme si le peuple eût voulu perpétuer ainsi le souvenir du passage de Louis XVI.

 

 

Gaston LAVALLEY, Légendes normandes, 1867.

 

 

 

 

 

Accueil Index général Narrations Méditations Études
Auteurs Livres Pensées et extraits Thèmes