Une révolte de charité

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

SAVEZ-VOUS ce que c’est qu’une charité ? Seuls les Normands et les Picards répondraient. Les charités sont des associations civiles dont le but est d’enterrer les morts. Civiles, parfaitement, des sortes de pompes funèbres, mais dominées par le sens religieux, et qui, certaines, millénaires, ont subsisté d’elles-mêmes, sans aucune intervention des pouvoirs publics ; des confréries qui naquirent des plus nobles décences de jadis. Au moment des grandes épidémies, des fléaux qui fauchaient toute une contrée, toute une nation, au moment des pestes et des lèpres, elles surgirent ; au moment des Morts rouges et des Morts noires, elles s’imposèrent. Quand l’être se courbait sous une désolation, une angoisse éperdues, lorsqu’on fuyait sa demeure, sa famille, que le frère enfermait le frère, l’époux sa femme, pour les laisser mourir seuls, il se trouva donc de fortes volontés qui n’admirent point le désordre, l’abandon, se refusèrent à laisser la chair de l’homme promise au Ciel, et faite elle aussi à l’image de Dieu, à l’abandonner au bec des corneilles, à la dent des loups, à la putréfaction solaire. On inhumerait tous les morts avec des honneurs et des prières. On les rejoindrait dans les maisons marquées de la croix noire, de la croix de poix ; on ouvrirait ces portes dont certaines étaient déjà clouées comme des bières ; on affronterait le souffle, l’haleine affreuse, l’émanation pourrie et, décemment, en groupe constitué, le chrétien serait mené jusqu’à sa tombe près de l’église, en terre bénite. Qu’il y eût aussi le dessein de limiter le fléau en ensevelissant les cadavres et sa contagion, sans doute, mais le but mystique le dépassait. S’il ne s’était agi que d’un enfouissement, eh bien, un homme, une pelle et une heure y auraient suffi. On voulait des obsèques et conférer au plus humble un peu de cette grandeur des cortèges qu’il n’avait peut-être jamais connue.

À ces Normands, il restait de plus un sens guerrier de la vie ; tout mort devenait, et cela subsiste, un soldat vaincu, un héros tombé, et c’étaient ses frères d’armes qui l’inhumaient, solennellement.

 

 

*

*    *

 

 

Les charités ne font que disparaître, et beaucoup se maintiennent encore, végètent. J’ai vu celle de ma paroisse se transformer en agence laïque, assez sinistrement, d’ailleurs, remplaçant les ornements héréditaires par des salopettes noires et un béret basque, oui, sigillé de deux lettres argent : PF (Pompes Funèbres). À côté de nous, sur une façade d’un village perdu, restait une plaque sous le larmier de l’ancienne maison confraternelle où l’on pouvait lire : Charité de la Trinité-de-Réville, fondée – tenez-vous bien ! – en 1036, l’année où mourut en Terre Sainte, ce Robert le Magnifique qu’on appelle aussi Robert le Diable, père de Guillaume le Conquérant. Durant neuf cents ans, la confrérie s’était acquittée de sa besogne, réunissant ses porteurs intrépides et frustes, les arrachant aux travaux de la terre, les emmenant avec leur civière et leurs cierges, leurs « torches », au travers des bourrasques, des neiges, des verglas, glissant et titubant, se relevant et se profilant toujours sur les horizons funèbres. Ils allaient, stoïques, sonnant à grand branle leurs tintenelles, des clochettes au manche de bronze, pour demander des prières à ceux qui travaillaient encore, et aussi pour les écarter du convoi redoutable.

Les paysans du pays d’Ouche disent « campunelles », parfois, pour leur cloche processionnelle, et c’est évidemment une altération rurale de « campanelle », la petite cloche ; mais il y a plus significatif. Un des sonneurs spécialisés, qui remporta le grand prix du tournoi sonore, nous assurait que son père disait « tartavelle », et cela pourrait faire réfléchir. La tartavelle, en effet, dans les glossaires, désigne en langage courant, patoisant, la crécelle des lépreux ; la cliquette au moyen de laquelle le lépreux faisait le vide autour de sa promenade. L’emploi de la tintenelle aurait donc eu pour dessein, non d’appeler les gens à concourir au convoi, mais, bien au contraire, à les en écarter.

On ne sait pas très exactement quels furent jadis leurs uniformes. Aujourd’hui, leurs signes distinctifs datent, et au plus tard, de la Restauration. C’est cependant très particulier. Ils revêtent d’abord une soutanelle, une blouse longue et flottante de lustrine noire, avec des galons aux manches qui indiquent les grades et les anciennetés. Ils se couvrent d’une barrette ecclésiastique à trois cornes et houppette de soie, galonnée aussi. Enfin la pièce essentielle, le chaperon : une énorme étole deux fois large comme celle des prêtres, qu’ils se passent en écharpe tel un baudrier. L’étoffe est en velours rouge ou vert, plus rarement noir, entourée de larges franges d’or. Là-dessus, le goût fastueux des brodeurs anciens s’est donné libre cours. Ce sont des épis et des acanthes en ronde-bosse, des raisins et des roses, avec, au centre, un saint Sébastien de carnation. Un saint Sébastien de soie charnelle, de pourpre pâle, dont l’épiderme bien normand, la peau phosphorescente, luit comme une nacre. Les bras levés et attachés, il est tout empenné de flèches, tout tacheté de mouchetures sanguinolentes ; mais ses pieds reposent sur un gazon de vert émail, mitraillé de corolles, de pâquerettes et de coquelicots.

Saint Sébastien est le patron des charitons ; le soldat torturé, le saint des archers normands qui ne le cédaient qu’aux archers d’York, et pour lesquels on plantait dans chaque propriété deux ifs destinés à leurs arcs, bien que l’if empoisonne le bétail. Le saint qui satisfait à la fois notre cruauté et notre habileté, notre santé, puisqu’il échappa à tant de sagettes si bien placées et si justes, et notre chance irréfutable.

Le sonneur de tintenelles, le « cliqueteux », bénéficie d’une dalmatique byzantine, d’une mandille plus riche encore. Tout cela, il y a seulement vingt ans, s’en allait au travers des campagnes, sans corbillards, mettant son orgueil à promener à bras les plus lourdes châsses et par les plus mauvais chemins.

Qui dit confrérie dit frairies, assure-t-on. Le prévôt et l’échevin, les deux dignitaires, offraient des repas, mais chèrement payés si l’on appréciait le chemin parcouru au service des morts. Une quête, les jours d’inhumation, et un service solennel, gratuit, quand le chariton était entré à son tour dans l’église sans y venir sur ses souliers ferrés, et voilà le plus clair des avantages.

 

 

 

II

 

 

En juin 1910, la Charité de Fréville fut en effervescence. Le curé venait d’annoncer qu’il refusait d’inhumer à l’église un de ses Antiques... Fait qui ne s’était jamais produit depuis qu’elle existait ; qu’on n’avait peut-être jamais vu ailleurs, parmi toutes les charités normandes. Ce veto du prêtre n’était que le dernier mot d’un drame qui avait tenu haletants les villageois, les concitoyens du personnage qui mourait. Les Antiques de la charité sont des présidents honoraires de la confrérie, qui en ont occupé les premières places d’échevin et de prévôt. L’Antique avait droit à deux services funèbres, et on allait même lui en refuser un !

L’Antique de Fréville était un magnifique gaillard de six pieds qui avait été jadis un des derniers cent-gardes de Poléon ; qui, aux Tuileries, avait orné le grand escalier de marbre de sa stature géante et pétrifiée. On disait que c’était lui qui avait reçu, un soir, à l’Opéra, une claque de l’impératrice énervée... Mon Dieu, il vivait fort honnêtement et sans vous faire grand tort, bien considéré, bien « estimé », allant à la messe cinq fois, non, six fois par an, à Pâques, à l’Ascension, à l’Assomption, la Toussaint et Noël, mais aussi le 20 janvier, pour la fête de l’archer Sébastien ; guère plus, sauf pour les enterrements et services funèbres, mais vous n’ignorez pas que tel est l’usage du maître de maison. Et bien donnant, pas de monnaie, en vrai rustre, mais en nature ; prodigue des biens de sa terre. Pendant vingt ans, il avait chauffé le presbytère de son meilleur bois de hêtre. Jamais il n’avait refusé du pain, du cidre, de la goutte (bibine, sicasse ou blanche).

Seulement, resté veuf avec la cinquantaine, il ne fut pas long à réparer le tort que lui avait fait le destin.

Six mois après la mort de sa défunte, il l’avait remplacée par une de ces pauvres jolies filles qui fleurissent la campagne normande, parfois, comme des graines précieuses que le vent apporte des jardins nobles et clos. L’Annette valait vraiment qu’on se retournât. La décrire, non, j’ai trop de peine de ce qu’elle doit être aujourd’hui, si elle a vieilli comme moi. Mais c’était, comme l’assurait son cousin de la main gauche, « un vrai petit bouquet » ! Et pas méchante, avec cela, pas fière, dans une douceur complète de tendre génisse, vaillante et laborieuse. Mais de basse caste et trente-huit ans de moins que le cent-garde.

Elle régna dans la maison avec beaucoup de discrétion mais fermement, ainsi qu’il le faut sur un gros bien, où, sans un coup d’œil de maîtresse, c’est le déluge.

Quand le vieux tomba malade, la jeune femme fut au-dessus de tout éloge et le soigna comme la plus tendre des filles, la plus attentive. Quand il se coucha, chose bien grave, quand il s’étendit en plein jour, l’Annette comprit que cela tournait mal et, sans hésitation, fit prévenir le curé.

 

 

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*    *

 

 

Le bon vieil abbé Treisnel, où était-il, hélas ! qui vous eût arrangé tout cela d’un mot drôle et d’un signe, même de croix ? Rentré sur sa paroisse natale où il se mourait de nostalgie, après l’avoir désiré trente ans. Celui-ci était un jeune prêtre, issu de la ville, donc à moitié Normand sans plus, et qui ne pouvait se faire à ses ouailles rustiques. Les lois récentes avaient contracté le clergé. Les anciens concordataires, tout pieux qu’ils fussent, se sentaient officiels et gardaient quelque chose de l’officielle incuriosité. Pourvu qu’on sauvât les apparences, il sacrifiaient à la discrétion sociale. Mais ce petit apôtre noir...

On l’avait surnommé Service-service, trois mois après sa venue. Formaliste au degré suprême, d’une austérité émouvante, pour qui rien n’était trop pauvre ni trop dur, il avait absorbé à plein cœur le vieux souffle janséniste qui gonflait encore les séminaires normands.

À scandale public, réparation publique ! Le malade qui n’acceptait les visites de son curé qu’avec une sourde inquiétude, mais qui, trop traditionnel, ne voulait pas mourir comme un kien (chien) se vit admonesté, pris au collet : renvoyer l’Annette, ou pas d’absolution finale.

– Rien n’t’à faire, monsieur le Curé !...

L’abbé insista. Alors :

– J’peux pas, répondit l’autre, j’ai rin à lui reprocher. Pas ça !

Et il claquait de l’ongle sur son incisive. Il reprit :

– Pas une sortie, pas une qu’relle, pas une menterie, pas une volerie..., et l’ironie cauchoise reprenant le dessus : « Vous auriez pas pu rencontrer mieux vous-même, m’sieur le Curé ! »

Le pasteur ne se tint pas pour battu et parla du mauvais exemple donné, et d’autant plus grave, que, seulement en cela, le bonhomme s’était mis en défaut.

– J’en donnerais un aut’ exemple, et bien pire, si je te renvoyais une fille pareille tout comme une traînée. N’en parlons plus, dès lors, Annette !

Qu’allait-il se passer ? Rien que de courtois.

– Annette, fais la conduite à m’sieur le Curé. On a fini, nous deux.

 

 

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L’usage, le bon usage, veut qu’on accompagne le visiteur jusqu’à la porte, jusqu’à la barrière de la « cour », c’est-à-dire de l’enclos planté d’arbres, de pommiers et de poiriers, qui entoure la ferme. Le jeune curé et la jeune femme marchaient côte à côte sans rien dire. Le petit prêtre était impeccablement vêtu, sans une tache sur sa soutane neuve. Il mettait son point d’honneur à se mettre en grande tenue pour les dernières visites. L’Annette, les traits un peu creusés par la fatigue et le souci, restait étonnamment fraîche, de cet incarnat de porcelaine fine, de cet épiderme de fleur sous la masse des cheveux blonds, sous la crinière légère et fastueuse. Elle était bien plus qu’intimidée : elle était terriblement gênée. Le petit curé, maintenant, pourrait être au courant de tout ce qui la concernait. Maître Anthime venait sans doute de se confesser. De temps à autre, elle regardait furtivement celui qu’elle laissait, par bonne éducation rurale, la précéder de l’épaule.

À quelques mètres de la barrière, le petit prêtre parla :

– Maître Anthime se met dans un mauvais cas, fit-il comme se parlant à lui-même, non par manque d’énergie, mais peut-être par sensibilité, vous savez, n’est-ce pas, à quoi je suis obligé ?

– Monsieur le Curé, souffla-t-elle, tremblante, haletante, je ne sais rien, je ne sais pas...

 

 

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Ils s’étaient arrêtés tout près de la barrière. La magnificence de l’été agrandissait la plaine. Les moissons, doublement poussées, ondulaient noblement, vertes encore, mais d’un vert jaune et doux, enrichi de vermeil. Au loin, le fourmillement de l’air chaud faisait vaciller les boqueteaux et pâlir la forêt. L’église, vers le sud-est, dressait sa tour de pierre et son bonnet de magicien, sa flèche d’ardoise.

– Je ne pourrai absoudre votre maître, reprit le curé, qu’après votre départ.

– Mon départ, mon départ... Hélas, mon Dieu !

Elle s’était un peu reculée et, obéissante, regardait le petit ecclésiastique...

– Oui, votre départ, maître Anthime a donné le mauvais exemple et il doit faire réparation. Je le lui ai dit, le mettant en garde...

– Et qué qui vous a r’pondu ? I me renvoie ?

– Non, il ne consent point.

Le petit prêtre était implacable, tout naturellement. Sans élever la voix, sans gestes...

Les yeux bleus se fermèrent et deux petites larmes coulèrent sur les joues qui, même pâlies, gardaient du pourpre, sur ces larges joues dont la toute petite bouche en cerise augmentait la plénitude.

– Il refuse, reprit le prêtre, les yeux au loin et cette fois pour ne pas se laisser attendrir. S’il m’a fait appeler, c’est qu’il comptait se réconcilier avec Dieu. Ce serait peut-être à vous de prendre les devants...

– Comment prendre les devants ?

– À vous de vous en aller, de le mettre en face du fait accompli.

– Qui le soignerait alors ?

– Sa nièce et Mme Nugues qui déjà lui fait les piqûres.

– Il n’aime point sa « nieuce », et Mme Nugues a son ménage ; elle ne peut venir à longueur. Et pis, il est habitué à moi.

– Trop...

Elle hocha la tête, rattrapa sa crinière, retassa la soie flambante dans les rayons obliques.

– Allez, on ne fait point de mal depuis qu’il est tombé...

– Sans doute, mais le passé est connu et le scandale est patent. Je crois qu’il ne se relèvera pas, et alors, quand il ne sera plus, vous trouverez du réconfort à l’idée d’avoir contribué à sa bonne fin ; vous aurez contribué à son salut au lieu de l’avoir entraîné dans la révolte.

– Je l’ai jamais entraîné, gémit-elle, toute tremblante, j’ai jamais rien fait ni pour le prend’ ni pour le reteni’... Maît’ Anthime...

Elle agitait la tête... Oh ! non, elle n’avait rien fait, l’humble et douce fille. La griffe chaude s’était sur elle abattue, l’avait ployée... « Maît’ Anthime », en le nommant, elle avouait sa soumission, son sentiment fatal d’infériorité en présence de ce commandement, de cette puissance, de cette virilité. Mais elle affirma sa pureté ancienne.

– J’en ai jamais connu d’aut’... j’tais honnête...

– Je sais que vous n’êtes pas une méchante fille, mais vous saviez que vous faisiez mal ; la preuve, c’est que depuis vous avez abandonné la pratique des sacrements.

– J’vais à la messe.

– Cela ne suffit pas. Après lui, vous ferez votre paix, vous aussi, mais préparez-la par un acte de renoncement.

– Faudrait-il que je m’en allasse, comme ça, en me cachant ?

– Si vous ne pouvez pas autrement, il faut le tenter.

– J’pourrai jamais lui faire ce tort-là...

– Ce n’est pas du tort, cela sera un bien. De Là-Haut, il vous aura de la gratitude.

– M’en aller, m’en sauver comme une voleuse ? J’pourrai jamais. C’était un bon homme, vous savez, m’sieur le Curé. I’l’tait d’autorité mais jamais d’outrage. Il ne me fit jamais de malineries. Que je parte comme une larronne !... Faut que j’aie son consentement. J’peux pas partir sans qu’il me dise...

– Eh bien, allez le lui demander. Mais s’il refuse, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

 

 

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Brusquement, elle vira sur ses talons, sans même voir le prêtre, sans le saluer ; elle se mit à courir de toutes ses forces, comme lorsqu’elle était petite fille... Elle rassemblait encore ses cheveux qui glissaient. Il fallait qu’elle courût comme on monte à l’assaut, comme on se jette sous le feu, parce qu’il faut s’étourdir, parce qu’on ne pourrait supporter de prendre conscience...

Les deux chiens qui l’avaient accompagnée la suivirent en aboyant gaiement, la dépassèrent. Car, devant la porte, elle se piqua net. Puis, serrant ses deux bras sur sa poitrine, à les briser, à s’empêcher de respirer... elle pénétra.

 

 

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– T’as été longue, l’Annette, fit le malade soupçonneux, qué que tu fricotais donc ?

Elle se mit à genoux près du lit, sans rien répondre encore, tâchant de reprendre de la voix, du souffle, du courage, et elle commença, vite interrompue par les larmes mais vaillante, reniflant sa peine et toussant son angoisse.

Le malade entra tout de suite en fureur...

– Eh bé, eh bé... eh bé !...

façon de cacher peut-être son émoi, sa tendresse...

– T’as pas honte. Voilà que tu m’abandonnerais au moment que de mouri’ ! Où qu’il est ton honneur ? Oui, où qu’il est ?

Hélas ! c’était cela qu’elle avait prévu ; alors, toute secouée de sanglots, elle se cacha la figure dans l’édredon rouge et hoqueta de désespoir, d’épouvante, de pressentiment.

Mais lui s’était apaisé et sur les cheveux tièdes il avait posé sa large patte, son énorme outil digital et il disait... retrouvant sa petite plaisanterie des bons jours qui les faisait rire :

– Pleure pas, ma bru, pleure pas, j’t’aimis bien, j’t’aimis bié.

 

 

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Mais c’était une obstinée et une tendre à la fois. La pauvrette, ne voulant pas priver de pardon cet homme qu’elle chérissait, fit ses paquets secrètement et, au matin, à peine l’aube affranchie, elle se glissa avec son mince baluchon à travers les pommiers. Mais elle n’avait pas atteint la barrière de la cour :

– Annette !

Elle se retourna, les genoux fauchés : un énorme fantôme en chemise se tenait sur le seuil et qui, à la place de sa canne, s’appuyait sur une chaise qu’il poussait. Ses jambes gangrenées tremblaient :

– Annette, si tu pars, j’me fous dans la mare, là, devant té !

Elle revint, en criant pardon tout au long du verger. Le valet, réveillé, se précipitait. À eux deux, ils remirent au lit le vieillard tombé sur la pierre du seuil. Le malade se doutait ; il avait guetté et ses sens de vieux chasseur venaient de le renseigner une dernière fois.

 

 

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*    *

 

 

Le petit prêtre reparut le soir même, car le temps pressait, et, devant le mourant qui semblait ne plus entendre, il parla encore avec toute sa qualité, avec ce cœur qu’il cachait sous sa fermeté, sous son obéissance. Il expliqua qu’il restait un moyen de tout arranger ; qu’en présence d’une telle affection, et si respectable en soi, une seule chose s’imposait : le mariage in extremis, qui replacerait tout dans une condition honorable. Cette femme qu’il avait chérie en retirerait une condition améliorée.

Mais l’Anthime secoua la tête.

Le curé reprit, plaida encore et, quand à bout de souffle, il s’interrompit, le silence seul lui répondit. Puis, soudain, sans rien bouger que les lèvres, le moribond émit :

– Non, elle n’est pas de ma condition.

Et il le prononça dans une simplicité complète, une soumission à un empêchement que rien ne pouvait vaincre, un empêchement radical, absolu.

Le curé pouvait s’indigner au point de vue chrétien ; au point de vue même humain, il ne voyait pas le haut fait social qui déterminait pareille opposition. Une union irrégulière c’est pécher contre la société, mais c’est plus respecter ses vieilles lois qu’un mariage hors de la caste. Différence entre le péché contre la chair et le péché contre l’esprit. Ce prêtre, issu des villes, ne se rendait pas compte des inégalités paysannes, des classes rurales. Un homme qui « marie » sa servante est plus blâmé que celui qui lui donne rang d’épouse. L’union illégitime, c’est le mariage more danico, comme disaient les vieux Northmen, et tel que jadis en contractaient nos premiers ducs, à la grande indignation de leurs clercs et de leurs chapelains, mais dans l’approbation populaire.

Le curé partit en laissant le vieil homme à ses démons inflexibles, mais en annonçant qu’il se refuserait définitivement à inhumer l’Antique de Fréville.

 

 

 

III

 

 

Coup de foudre sur le pays, dont le zigzag courut à travers hameaux et bourgades. La décision suscita une animosité générale contre le prêtre et non contre la religion. Les protestataires ne s’en prenaient pas au règlement mais à l’exécuteur ; ils critiquaient l’exécutif et non la loi. D’ailleurs, on n’y croyait pas tout à fait : y aurait « d’z’arrangements »... Ce fut plutôt une occasion de parler dru, et dans cette colère apparut la gaieté bizarre, la gaieté singulière qui les anime. Ils avaient quelques excuses ; on venait d’inhumer « avec les secours de la religion » – ce qui est une belle formule – un pauvre diable qui s’était bel et bien pendu et pour lequel l’autorité diocésaine avait conclu à des troubles cérébraux permettant l’indulgence. L’échevin Simon, parlant de son Antique, formula : « C’est pas des troubles cérébraux qu’il avait l’Anthime, c’est des troubles d’ailleurs... mais des troubles quand même ! » Et il ajoutait : « Faudra-t-i l’accrocher à un de ses pommiers pour l’faire béni ? »

Il n’y avait pas à espérer une guérison, tout au plus la résistance du malade pouvait-elle allonger l’agonie. D’ailleurs, les paysans ont certainement un sens divinatoire du trépas. Il leur arrive de vous révolter par une sorte de pessimisme foncier, qui, dans une maladie d’apparence bénigne, leur fait entrevoir la mort. On aurait l’impression qu’ils cèdent à leur goût du tragique, ce tragique dont ils sont friands comme des gens qui manquent de sensations accueillent même les plus pénibles ainsi qu’une manière de renouvellement.

Tout le monde sut que c’était une question d’heures, et la contrée se partagea. Chose inattendue, la pauvre Annette eut presque toutes les femmes contre elle. Illogisme apparent. On eût pu penser que le sexe faible prît parti pour sa faiblesse et que la fidélité du vieil amant aurait été appréciée et défendue. Les femmes sont solidaires, disent ceux qui ne les connaissent pas bien. En fait, ne s’acharnent-elles pas, elles aussi, sur la blessée ?

Il y a des jalousies qui échappent même aux meilleures, dont les plus généreuses ne s’aperçoivent pas, mais qui les guident obscurément. La beauté, la douceur, la grâce de la jeune femme insultaient au vieillissement prématuré des paysannes. De près, elles eussent fait amitié, gagnées à leur tour, mais de loin, la jalousie parlait seule.

Et puis les maîtresses de maison réagissaient contre leurs « bonshommes »... Ces messieurs témoignaient d’une indulgence déjà coupable en faveur de l’Annette. Dans leur sympathie entraient peut-être d’inavouables appétits. L’Annette eût été laide comme le Péché et vieille comme la Faim qu’ils s’en seraient moins occupés. Et en plus, on pouvait croire que dans leur façon de la défendre, de prôner sa fidélité, sa soumission, entrait un peu du désir de faire pièce à leurs épouses, de monter l’Annette à la dignité d’un exemple, si ce n’est pour le mariage qui manquait, tout au moins pour l’amour qui s’affirmait.

 

 

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Mais cela tourna subitement et l’Annette reconquit la considération. On venait d’apprendre que le notaire avait été appelé et qu’au départ, il témoignait beaucoup de considération à l’Annette. Ceci, avec quelques mots échappés au malade et qui donnaient encore plus d’autorité à la jeune femme dès le début de la maladie, permit de supposer que sans héritier tout proche (car la « nieuce » n’était que la fille d’un cousin issu de germain), maître Anthime avait disposé de son bien en faveur de la tendre fille qu’il avait chérie et caressée. On ne lui avait pas donné d’anneau, mais on lui faisait un présent qui valait le mariage.

Ceci est beaucoup plus difficilement explicable, mais il fallait le constater. Le dénigrement s’arrêta. Annette, n’ayant plus besoin de personne, allait avoir tout le monde. Elle devenait de plus un parti magnifique. Elle ne pourrait pas espérer « tenir » seule la ferme. La contrée entière examina toute sa parenté mâle depuis vingt-cinq ans jusqu’à quarante inclusivement. On oubliait Anthime pour ne plus s’occuper que de sa légataire. Plus de discussion, Annette prenait rang de veuve honorable. Il est juste de faire remarquer que dans cette considération, le souvenir de sa bonne conduite comptait pour beaucoup. Elle aurait eu des aventures préalables que le mépris se fût affirmé quand même et qu’on eût cruellement raillé au lieu de railler gaiement, car, de railler, le paysan de l’Ouche ne peut jamais se l’interdire ; mais mieux encore l’opinion rurale crut entrevoir un marché secret dont les clauses se révélaient. Donnant, donnant ! La plupart pensèrent que l’Annette avait été sollicitée par l’Anthime et que pour obtenir son consentement, il lui avait promis son bien. Une fille qui n’a rien du tout ne pouvait pas échapper. On ne refuse pas des avantages pareils quand, en échange, il y a si peu à offrir ! Faut comprendre les choses. Et alors, pour ces réalistes, Annette devint une femme de tête et même une maîtresse femme. Qu’elle eût cédé par faiblesse, la faisait dédaigner ; qu’elle se fût abandonnée par tempérament ou par amour, ça, c’eût été tout à fait impardonnable. Quand on crut qu’elle s’était donnée par intérêt, alors elle fut portée aux nues et devint indiscutable. Plus personne qui ne la comprît et par là même ne lui pardonnât.

Le refus d’Anthime ne fut plus discuté. Est-ce qu’il pouvait renvoyer comme une servante coupable la maîtresse de son bien ? Cela renforça puissamment l’opposition.

 

 

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*    *

 

 

Le prévôt Pelvillain s’exprimait avec force :

– Au civil, t’entends, un enterrement au civil, mes vieux, faut connaît’ ça... C’est plus de la cérémonie, c’est de l’équarrissage... Le pauvre mort ne fait plus de plaisi’ à personne. Y a une réunion, mais ça n’a rien à voir. On est là sans savoir ni que dire ni que faire. Le maire est présent et paraît que c’est obligatoire. Il est là avec son écharpe et l’air furieux, car la plupart des maires sont pas de ce côté-là. Pas un chariton, ou si y en a pour le cercueil, car dans certaines communes, ils remplacent les pompes, alors ils sont sans chaperons, sans bannières et en vêtements quasi de travail, de toutes les couleurs. Faut du monde pour coltiner le machabb’... Tu comprends, quand le curé, les clercs, les choristes, la croix et tous sont là, ça remplit les moments, ça te permet de repenser au bonhomme ; tu lui dis adieu, quoi !... Et même si t’as rien à lui dire, il te semble que les prières et les répons c’est encore lui causer. Au civil, t’attends la goule pendante en face de la caisse... De la caisse nue, tu me suis bien ! car nos draps mortuaires, ils portent les larmes mais aussi des croix et que, au civil, faut pas même une croix. Ce que je m’en souviendrai ! J’y ai été baisé, y a deux ans, pour l’instituteur de la Verpière qu’était pas un mauvais homme, et qui était un peu parent des parents de ma femme. J’y fus, moi, bon péquenot qui ne me méfiais mie ; ah, j’tais loin de penser que ça tournerait à la comédie comme ça le fit.

« J’y ai pas vu une figure de connaissance. Il était décédé dans le haut de la ville, dans une belle petite maison qu’il avait achetée de ses économies. Y a une fillette qui passa pendant que j’attendais toujours et qui nous distribua de petites fleurs rouges, des marguerites rouges que tout le monde garda à la main. Et puis soudain, y eut un vieux qui me dit qu’on me donnerait un des cordons... J’pouvais pas refuser sans escandale... Je m’amène...

« Je me trouvais godiche, avec la petite fleur, alors je la passai dans ma boutonnière, et le vieux me dit qu’il fallait la tenir à la main. Je fis pas semblant d’entendre.

« Et, mes vieux, on traversa toute la ville, menés par le maire qui grognait ; et tout le monde nous regardait avec des yeux ronds. Moi je tenais mon cordon avec l’envie de me sauver, mais je ne pus le faire qu’à la place du Marché, où y changèrent les glands. C’tait nous les glands ! Et y avait beaucoup de gens qui ne saluaient pas au passage.

« On arriva dans le cimetière, enfin. Alors, on posa sa bière sur des tréteaux et ils commencèrent les discours. Où ils vantaient sa « fidélité civique », qu’ils disaient, et trois parlèrent. Puis, t’entends, chacun s’en vint porter sa petite fleur rouge sur le cercueil. Moi, je ne pouvais, j’suis pas dévot, mais ça m’indignait, alors j’fis mon signe de croix et j’fis du pouce un aut’signe de croix sur la bière en dérangeant les fleurettes. Puis une génuflexion, et je m’en allai. J’ai pas été serrer les mains, j’en avais assez fait. Mon vieux, t’avais comme le sentiment que tout ça c’était du toc, c’était de la singerie. Y avait pas que moi à le penser. Sa sœur, elle non plus, n’alla pas s’aligner. Elle me rejoignit et me dit qu’elle avait été dégoûtée plus que de possible et qu’en rentrant, elle ferait dire des messes. Tu vois notre Anthime, avec des p’tites fleurs sur sa caisse ! C’est pas possible. »

 

 

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Décidèrent de s’en aller consulter le Grand Livre. Ils n’étaient peut-être pas bien sûrs d’y trouver des conseils mais ils tenaient à rappeler leurs droits. On avait confié le Grand Livre, à cause de sa rareté, de sa beauté, à la bibliothèque d’un château voisin, mais la Charité ne s’en était pas dessaisie. Curiosité aussi, car l’échevin de l’année ne l’avait jamais vu.

Ils furent déçus d’apprendre que le châtelain était au marché de la Barre, un mercredi ; ils auraient dû s’en douter, mais sa femme les mit à l’aise et leur descendit le Grand Livre, sans barguigner.

C’était un important in-folio, relié en veau presque noir et fermant à clef avec une sorte de moraillon. Ils le manièrent respectueusement. Ils en connaissaient la valeur et savaient que le Grand Livre restait un des plus anciens registres de charité. Ils se rengorgèrent : sur le plat, à l’intérieur, le châtelain avait collé une attestation, signée de lui, reconnaissant le dépôt et la propriété des charitons. Le livre datait de 1528 ; toutes les pages en étaient de vélin et il y en avait une cinquantaine. Le livre débutait par deux magnifiques miniatures à pleine page dont l’une représentait la crucifixion et l’autre un saint Pierre en majesté, avec la tiare à trois couronnes et une clef énorme, qu’il brandissait de la dextre. Au bas, seize confrères de charité à genoux, dont ils remarquèrent l’insigne, une longue et mince écharpe de tissu bleu. Plus bas encore et comme rajoutées, deux figurines, l’une d’un confrère en tenue de chœur, sans doute, car il portait, en plus de l’écharpe, un surplis blanc de prêtre ; l’autre, un cliqueteux secouant ses deux clochettes, leur fit bien plus plaisir, car, comme aujourd’hui, il portait la mandille, la dalmatique.

Le livre débutait par le règlement des charités, mais ils ne s’y attardèrent point, rebutés par les lettres gothiques qui leur arrachaient la vue ; les trois vieux, malgré les lunettes, n’y comprenaient goutte, mais ils tournaient gravement les pages.

Vraiment, c’était une relique insigne et ils en éprouvaient un chaud sentiment de fierté. Durant près de trois siècles on y avait inscrit les noms des « frères serviteurs », des échevins et des prévôts de Saint-Pierre-du-Mesnil, où, bien souvent, apparaissaient les titres des seigneurs patrons et de leurs femmes – il y avait presque autant de « sœurs servantes » que de frères. Les manants et les gentilshommes s’y réunissaient pour le service des morts, ce « service » matériel qui était devenu la cérémonie immatérielle de l’église, le « service funèbre ». Ils reconnaissaient leurs noms. Il y avait eu, dès le xvie siècle, des Pelvillain, des Douche, des Hopsor, et cela leur conférait une noblesse dont ils sentaient le prix et la qualité.

Et avec quel soin, quelle recherche, on les avait inscrits, ces noms ! Le style avait déchu, mais non la volonté ornementale ; jusqu’au milieu du xviiie siècle, toutes les lettrines étaient à personnages, à rosaces, relevées d’or, de cinabre et d’outremer. Le livre s’arrêtait en 1790, mais sur la page de garde on pouvait lire en énormes caractères : La Charité a été relevée en 1814.

Ils s’en allèrent remontés à bloc, conscients de leur dignité, raffermis dans leur conviction et leur importance.

 

 

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Cependant, ils n’avaient rien appris de plus au sujet de leurs droits et de leurs revendications. Ils résolurent alors d’aller demander conseil à un maire voisin qu’ils appréciaient et qu’ils savaient détenteur d’importants papiers concernant les charités. Non sans quelque dédain, car sa Charité à lui datait du xixe siècle quand la leur remontait au xiiie.

Le jeune maire leur apporta son dossier, mais se refusa à opiner. Ils étaient assez grands pour ne prendre conseil que d’eux-mêmes. « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs », et la sagesse normande ne s’aventure qu’à regret.

Mais les documents les excitèrent beaucoup. D’abord, toute une correspondance de l’évêque d’Évreux, Mgr Olivier, qui, en 1848, fulminait contre les charités. Les frères serviteurs étaient rudement tancés. Les curés se jugeaient sans doute dépassés par leur zèle. Les charitons se permettaient de faire adorer la croix ; ils s’autorisaient une manière de sacerdoce « qui avait trop duré », écrivait l’évêque...

– Alors, dit Pelvillain, ça pourrait p’t’être reprendre... les vieux étaient meilleurs chrétiens que nous.

– Tiens, fit Douche, on permettait aux frères de refaire la conduite à la famille après la cérémonie et l’enterrement. C’étaient de bonnes manières.

– Pis, on rebuvait le p’tit coup au retour, rit Simon-Louis.

– Ça ne nuit jamais après le travail, répliqua l’Hopsor.

Mais on ne l’écoutait plus. L’écrivain et le prévôt se concentraient sur les tarifs :

« En 1837, 12 fr. 25 pour une première, et 4 fr. 25 pour une troisième. En 1860, 60 francs, 40 francs, 10 francs et 3 francs pour un gosse. C’est comme le reste, ça a monté, 100 francs pour une première maintenant... »

Mais les amendes leur donnèrent un bon coup de rire.

« Celui qui causera dans l’église, 0 fr. 15 ; celui qui traînera un pied sur le pavé en saluant, 0 fr. 12 ; s’il cause tout haut en questant ou s’il touche quelque personne dans l’église, 0 fr. 15. »

– Qui, qui pouvait bien toucher ? Ce devrait être vingt sous si c’é une fillette... T’as vu, ils ne rigolaient pas : « Celui qui servira avec une barbe trop longue (on doit la couper le dimanche et le jeudi), 0 fr. 15. Celui qui se présentera dans un état d’ivresse... » Oh ! là là, ils y allaient fort. « 3 francs ! Celui qui touchera un lustre avec sa torche ou sa bannière, 0 fr. 25. »

– T’entends, le curé a perçu, en 1865, 748 centimes pour les amendes. L’a donné un reçu ! Il a donné un reçu : l’tait service-service c’ti-là aussi !

 

 

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Comme ils allaient partir, le maire reparut. Ils le prirent à partie, car ils avaient bien de l’estime pour lui, oui, ce jeune homme était bien « estimé ». Quoi qui ferait si pareil cas se présentait dans sa commune ? Un homme d’importance et âgé, et honorable, quand même, et qu’un p’tit prêtre de rien du tout fichait à la porte de l’église pour des calculbutes qui seraient bien vite oubliées.

– C’est son droit, répliqua le magistrat juvénile, l’est maître dans son église comme charbonnier chez lui, et encore, i n’a point de charbonnière, c’est donc qu’il est pas divisé par deux. Pour mé, jamais ce gars-là ne mettra les pouces. V’s avez qu’un moyen, inhumer l’Anthime à la ville, où le convoi n’sera point remarqué. Ou bien assez loin d’ici pour que le curé n’en fasse point une affaire de canton.

– Penses-tu, répliqua Pelvillain, Anthime à la ville ! Mais y ressortirait du trou, not’ défunt ! Il a sa « perpétuelle » ici, où l’attend sa bonne femme. Elle ’tait moins bectante que l’Annette, sûr, mais i’s’étaient d’habitude. S’empoigneront cor’, mais ça qui fait passer le temps. Et pis, y a tous ses amis autour de li : y a Camélien Gonthier, y a Séraphin Malet, y a Baptiste Lenoir ; de quoi faire une manille, mon fieu... Emmener l’Anthime en ville, loin des gosses de l’école et de la mairie, cé pas possible.

Les deux autres reprirent :

– Cé pas possib’ !...

– Après tout, reprit le jeune homme, l’est peut-être pas là de mourir (pas près de mourir) vot’ Anthime... Passez-y donc, vous allez p’êt’ bien le trouver sur ses pattes de derrière, en train d’engueuler le commis. Ou bien décidez-le à épouser l’Annette. Elle n’était point maline (mauvaise) ?

– C’est sur not’ retour, déclara Hopsor. On ferait bien d’y passer.

 

 

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L’Anthime était au plus bas. À peine ouvrait-il un œil de temps à autre et il luttait de moins en moins. Annette venait de prendre un peu de repos. La mère Nugues, qui tant avait vu mourir, ne leur laissait aucun espoir...

Fallait malgré tout ne pas se démonter. Pelvillain, l’échevin, s’approcha du lit et exhorta le mourant. Il pouvait pas leur faire un tort aussi conséquent, aux charitons. Après tout, puisque ça n’allait pas fort, il n’engageait guère l’avenir en mariant l’Annette. Une brave fille que tout le monde estimait (elle aussi) et qui ne lui ferait pas de déshonneur...

Et Hopsor, qui n’aimait pas de s’attendrir, lui cria dans la face :

– Mais, tête de bois, tu ferais un beau mariage pisque tu lui as donné tout ton bien : l’Annette est plus riche que té, à c’t’heure, Anthime.

– T’as qu’à faire un signe de l’œil, enchaîna Simon, un battement et l’on envoie le commis en vélo au presbytère, le curé s’ra céans dans dix minutes, et t’auras ton double service en première-première, avec les beaux ornements.

– Non ! fit la tête.

 

 

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L’Anthime mourut le samedi soir et le lendemain, tout le monde apprit que le curé ne revenait pas sur ses décisions. Les grand-messes furent houleuses, et particulièrement leurs sorties, où les « messeux » étaient attendus par les « non-messeux ».

 

 

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Après vêpres, les trois dignitaires étaient réunis chez Pelvillain quand la femme Gérard, sacristine, vint confirmer la nouvelle qu’elle tenait directement du curé. C’en était fait. Ils avaient encore une fois retourné la situation sans pouvoir trouver de solution acceptable au moment où la Pelvillaine intervint à son tour. Elle n’avait pas paru accorder d’attention à leurs propos, comme il convient, n’interrompant point sa vaisselle et paraissant insensible et sourde ; mais en elle veillait l’esprit de décision seconde, ce qui reste si essentiellement normand et rural : c’est la femme de la maison qui résume et donne aux tergiversations la dernière inflexion directrice. La femme est l’organisme de relance, elle déclara :

– Vous mangez de la parole pour de rien. Devant le curé, vous ne tiendrez pas le temps d’un Ave. Faut s’adresser à la comtesse. Y a qu’elle capab’ de ferrer not’ bout de zan. En trois répons, il vous fermerait vos orémus. Y a que la comtesse qui lui parlera son langage : son chignon vaudra sa crête.

Ils la regardèrent fixement, silencieusement, tous les trois. L’idée chez eux cheminait avec lenteur. Elle compléta sa victoire par sa pseudo-indifférence. Elle haussa les épaules et laissa tomber :

– Ce que j’vous en dis, c’est pour vous. J’ai jamais voulu être de la Charité. J’irai même pas à l’inhumation. J’aurai les lessiveuses mardi et il faudra que je trie mon linge le matin et que je le mouille. J’en ai plus de cent livres. C’est dans les maisons propres qu’on salit le plus.

– C’est tout de même vrai, fit Hopsor ! y aurait que la comtesse pour pouvoir « ferrer » Service-service.

« Ferrer » a un sens très particulier dans les fermes normandes. Il ne s’agit pas des sabots d’un cheval, mais du boutoir du sanglier domestique qui, ainsi ferré, ne peut ravager l’herbette.

 

 

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*    *

 

 

Elle les reçut tout de suite, dans son petit salon. Elle intimidait plus chez elle qu’au-dehors. Elle était là, dressée, dans son noir brillant, elle aussi, sans un grain, un atome, de poussière, sous ses cheveux d’argent, maigre et vive. Cependant, elle les mit vite à l’aise en parlant familles, récoltes et temps qu’il faisait. Une femme très pieuse, mais qui, née sur le sol, avait eu aussi fort à faire avec son défunt. Elle défendait sa terre, équitable, grave ; elle « tenait son rang » sans l’ombre de morgue, mais sans cette familiarité déplacée que le paysan déteste. Ceux qu’elle tutoyait, elle les avait vus naître.

Enfin :

– On vient pour l’Anthime, ça nous fait deuil...

Elle venait de rentrer à l’instant de chez son gendre. On lui avait annoncé la mort et rien d’autre. Deux heures plus tard, elle aurait tout appris :

– Eh bien ?...

– Madame la Comtesse, tout le mal vient de l’Annette qu’Anthime n’a pas voulu renvoyer ni épouser et il va être enterré au civil... Notre Antique !

Le petit ruban blanc immaculé qu’elle portait au cou, à son cou de poulet, remonta :

– Comment ? !

– Oui, le curé y avait mis cette condition pour lui donner les sacrements et l’inhumer à l’église : péché public, qu’il dit, réparation publique. La fille ou l’enterrement !

Elle réfléchit : Louis XV et Mme de Châteauroux, à Metz.

Les paysans la guettaient, mais malgré son ennui, sa désapprobation, orthodoxie d’abord ; elle ne fut pas longue :

– Le curé a raison !

– Mais l’Anthime n’avait pas tort, après tout... L’Annette y avait pas meilleure. Et puis, restait du doute. S’il l’épousait ainsi, y en aurait plus. La déshonorait...

Elle les regarda profondément, contente bien que sévère. Avec ces gens, on avait toujours des surprises. L’autre reprit :

– C’est un affront qu’on n’a jamais vu, pour les charités. Oui, un affront épouvantable.

– Je vais au presbytère, fit-elle, accompagnez-moi.

Tous les trois, à travers le parc, ils gagnèrent la cure en parlant d’autre chose, comme des gens de guerre qu’ils étaient, hommes et femme.

– Monsieur le Curé, croyez-vous vraiment possible de laisser enterrer civilement Anthime Bellencontre ?

Le petit prêtre s’était levé de sa table misérable. Il déjeunait dans sa solitude avec un peu de fromage et du cidre. Il eut un geste, sans même une parole. Elle le comprit et s’excusa :

– Mon intervention est motivée par ma très vieille affection pour la paroisse et par notre patronage ancien. C’est mon sixième aïeul qui fonda une charité ici quand nous dépendions de la Trinité. En 1610, sitôt la mort d’Henri IV, afin de lutter contre les calvinistes. C’était un moment dangereux, ceux que nous traversons ne sont guère meilleurs.

Le prêtre renouvela son geste évasif de protestation. Elle le jugea vraiment supérieur de ne pas même répondre à son invite :

– L’effet moral est porté, dit-elle, vous avez fait prévaloir la doctrine. L’enterrement civil n’aurait-il pas un effet contraire ? Il détermine un scandale très certainement préjudiciable à la religion. Une sorte d’exemple à rebours. Il encourage l’impiété et brave la tradition. À preuve, l’entêtement des rouges à le prôner, l’approbation qu’ils lui apportent. Ce cérémonial qu’ils essaient d’y introduire. Mauvais, monsieur le Curé, un enterrement civil dans une paroisse ; c’est une bravade contre l’Église, contre l’autorité de ses ministres, contre la solennité de sa liturgie ; je vais plus loin, contre la qualité humaine de son intercession. La douleur ne se change plus en espérance.

– Je vous arrête, Madame, l’humanité ici n’a point de mise. Il ne s’agit que de surhumain. Nous ne devons pas appeler l’habileté à notre aide ; c’est un péché contre la foi. Nous n’avons que faire d’être adroits. D’abord la doctrine et ensuite la doctrine. Nous sommes des serviteurs et les serviteurs ne doivent qu’obéir.

– Voulez-vous que j’aille voir le doyen qui vous autorisera peut-être ?

Celui-ci, le concordataire, avait horreur des histoires.

– C’est inutile, Madame. Mon devoir est formel. Déjà l’inhumation récente d’un suicidé a provoqué trop de commentaires. Et cette fois, nous nous attaquons à la gangrène de ce pays, à l’impureté. Tout autour de nous, ce ne sont que faux ménages, unions illicites, alliances honteuses. Les gens ont perdu, dans cet ordre, toute conscience de la faute. Le mal s’étend de plus en plus. Les enfants eux-mêmes sont gagnés.

Elle leva la main...

– Je sais, madame la Comtesse, tout ce qu’on pourrait dire dans le monde, où le péché de la chair est minimisé, fait sourire plus qu’il n’indigne, mais c’est le destructeur de toute vie chrétienne, s’il n’entrave pas toujours la qualité humaine des transgresseurs. Je reconnais qu’on avait gardé ici une certaine tenue, mais qui ne trompait personne. L’indulgence deviendrait coupable, ce serait une sorte de complicité.

– Même si, monsieur le Curé, c’est moi qui en prends l’initiative ? Ce rôle d’intercesseur fut toujours le mien. Je ne vous demande pas de revenir sur votre sanction : je vous prie de m’autoriser à aller solliciter, de m’y autoriser publiquement. Les gens qui m’attendent seront témoins que vous vous en remettez à une autorité supérieure. Là, encore, vous ne feriez qu’obéir.

Il secoua la tête :

– Non, Madame, en tant que votre pasteur – indigne, certes, mais délégué –, je vais plus loin : je vous l’interdis.

Il était là, ce prestolet, cet homme de rien, grandi par son apostolat, par sa charge, ennobli de ne plus s’appartenir, d’appartenir à une Vérité plus haute. Il restait un peu pâli. Celle-ci jouissait d’un prestige qu’on n’enfreignait pas facilement.

Mais elle s’inclinait et plus bas que d’habitude.

– J’obéirai, monsieur le Curé.

 

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– C’est l’homme de Dieu, fit-elle, rien à faire, mes pauvres amis ; j’en ai deuil, moi aussi, pour Anthime, mais je n’assisterai pas à la cérémonie. Je vous le répète, c’est un saint, notre petit curé et vous le savez vous-mêmes...

Elle leur serra la main, toute vibrante encore.

– C’t’une rude, elle, fit le premier.

Tous deux débordaient de considération et le second compléta :

– Elle est superbe, mais lui, il est rien pas aisé.

– I fait son travail, répliqua le troisième, pour quoi qu’il est payé ! Service-service, quoi. C’est comme le percepteur, c’est pas lui qui fit l’z’impôts. Nous v’là dans de beaux draps. Faut cor’ consulter l’z’anciens.

 

 

 

IV

 

 

Finalement, dans l’après-midi du dimanche, il y eut une assemblée des dignitaires de toutes les charités limitrophes, chez le défunt lui-même, comme pour en attendre un ultime conseil. Ils discutèrent en face du magnifique cadavre, devant sa sérénité, ses cheveux de soie blanche ; Anthime tenait, entre ses mains capables d’assommer des taureaux, un minuscule buis bénit.

L’Annette, confondue, écoutait ces hommes furieux. Ils la considéraient tous comme faisant partie, si ce n’est de la famille, à coup sûr de la maison, ce qui est plus efficace. Elle restait bien plus pour eux que si quelque union à la va-vite eût camouflé sa position ancienne ; elle demeurait la servante de santé et non l’épouse de la mort.

Quand elle entendit, abrutie de fatigue et de chagrin, quand elle comprit où l’on allait en venir, elle en trembla ; elle demeurait, comme toutes ces femmes, de sentiment chrétien ; sa faute était en dehors de cela. Ils la devinèrent prête à avertir le curé. Gastine la prit par le bras, la mena devant l’Antique de marbre : « ’coûte, l’Annette, si tu causes, tu le trahisonnes ! »... Elle s’effondra.

Toute la gouaille, toute la plaisanterie avait cessé. Les hommes se retrouvaient dans une sorte de dureté originelle, d’entêtement brutal.

Le billet de part ne mentionnait pas, il est vrai, que le mort s’en était allé « muni des sacrements de notre Mère la Sainte Église », mais sauf cela, tout s’y trouvait ; même la croix mélangée aux majuscules qui débute et couronne le libellé. Cependant, la contrée entière savait : la Charité de Fréville, aidée par quatre autres confréries, avait décidé, quoi qu’il arrivât, d’inhumer son Antique à l’église paroissiale.

Affluence énorme autour de la ferme, composée de curieux mais encore plus de fidèles. Les enterrements sont restés un rite de premier ordre auquel tous se soumettent. On voit fréquemment des journaliers abandonner, pour y assister, cette paix quotidienne qui les fait vivre.

Mais ce qui frappa immédiatement, ce fut l’abondance inusitée, extraordinaire, de charitons. Tous ceux de Fréville, bien entendu, et même, parmi des gens qu’on n’avait jamais vus sous le chaperon, mais encore des délégations des confréries voisines qu’on distinguait à leurs ornements différents et à cette inscription d’origine qui se lit aux bas de l’étole : « Charité de Landepereuse, de la Ferrière, des Baux... » On comprit que toutes les associations funéraires, en plus des cinq actives, se déclaraient solidaires et tenaient à partager les responsabilités. On compta jusqu’à cent vingt confrères quand, à l’accoutumée, ils ne dépassent pas la dizaine, même pour des obsèques. Toutes les bannières et dix sonneurs de tintenelles doubles, une « campunelle » dans chaque poing. Cela s’avança en grand ordre, dans un matin splendide qui semblait s’être levé pour honorer le fort laboureur, pour illuminer son apothéose parmi les moissons de juin et suppléer aux cérémonies.

Les vingt cloches animées par des spécialistes étaient groupées en accords ; elles sonnaient des glas en branle. Les maisons se vidèrent. La comtesse s’était fait conduire en voiture, et marchait à pied derrière le cercueil, et on la regardait beaucoup. Le cortège prit la plaine haute, et, de loin, les bannières faisaient comme un passage de barques barbares et singulières dans les remous des cultures. Des barques aux voiles surbrodées et brillantes ; une arrivée de drakkars au-dessus d’un océan de blés.

 

 

*

*    *

 

 

Quand ils parvinrent devant l’église, ils étaient déjà gris, d’émotion, de hardiesse, de sonorités, et d’alcool, bien sûr ! Ils se heurtèrent à la porte close, bouclée, cette porte qui jour et nuit restait ouverte. Ils déposèrent la bière et se répandirent autour de la nef, de la tour, du chevet ; un tourbillonnement concentrique, un afflux, un reflux de ces étonnants uniformes, de ces baudriers, de ces soutanelles, de ces barrettes ; et ces visages si rudes, si brutaux, et ces gestes courts, brusques, et ces carrures énormes.

La porte les arrêtait. Quelques mauvaises planches rouges, déjà « rentées » (ré-entées, regreffées), réparées, qui bougeaient au vent d’ouest, et qu’un coup d’épaule de ces géants eussent envoyées dans le sac aux allume-feux ; mais c’était la porte de l’église, et celui qui la fracturerait n’était point né encore, parmi leur troupe gaillarde. Fallait trouver ; on trouva : le « fils » Gastine déboucla son chaperon, retourna sa blouse de percale et, hop, devant l’amusement général, il empoigna le fil tressé du paratonnerre et se hissa. Il fit ainsi les cinq mètres qui le séparaient d’une lucarne du clocher, y entra, et bientôt la porte s’ouvrit ; une porte à deux battants, de l’intérieur, peut arriver, en tirant, à affranchir le pène de la gâche.

– Le curé est dans l’église, fit le jeune homme essoufflé.

Mais on entrait, bannières en tête ; seuls les premiers virent le petit prêtre, repoussé par cette invasion, battre en retraite et se retirer dans la sacristie. La porte latérale était déjà encombrée. Ils rirent. Le curé était prisonnier, c’était bien fait... On installa la bière sous le catafalque. Tout s’arrangea avec une vitesse de rêve. En dix minutes, avec cinq échelles et des hommes vifs, l’église fut tendue..

Mais la nouvelle circula de chaise à chaise, de banc à banc. Le curé avait tenu jusqu’à la dernière minute et il n’avait pas abdiqué ! Il était donc là ; il surveillerait, il entendrait, par le regard placé à gauche de la porte et qui servait aux cérémonies...

Tant mieux ! tant pis ! Déjà les charitons s’empressaient autour de l’harmonium, des missels, et prenaient possession. Un plus hardi s’en fut droit à la sacristie ; elle était fermée en dedans. Il revint avec un sourire tout au large de sa grosse figure. Cependant, cela choqua, d’autant plus que l’on aperçut le banc vide de la comtesse. Elle avait fait une dernière conduite à son vieux compagnon d’enfance, elle ne voulait pas aller plus loin. À genoux sur le sol, devant l’église, elle avait dit, tout haut, un Pater noster et était remontée en voiture.

Tous ces hommes étaient au courant des cérémonies, autant que les desservants eux-mêmes. Combien de fois avaient-ils chanté, braillé ces antiennes et ces versets ! et rien du rituel ne leur était étranger. Ils chantaient tout de mémoire. Ils commencèrent, avec un entrain formidable, à hurler les vêpres des morts qui ouvrent l’office. L’église était pleine ; le chœur s’encombrait de trophées, de chaperons. Le jour y passait avec peine, se glissant, se perdant, parmi les orfrois et les lourds velours des bannières.

 

 

*

*    *

 

 

Mais, peu à peu, freinés par les paroles latines, par les psaumes qu’ils savaient, dont, depuis tant d’années, le sens tragiquement emphatique leur disait la dureté de la vie, la tristesse des devenirs et, sans qu’ils s’en doutassent, les ramenait à leurs deuils, à leur condition mortelle, les charitons s’apaisaient. Leur victoire ne les soulevait plus. Leur triomphe finissait même par les humilier. Grande gloire, en effet, d’avoir dominé avec leur nombre, avec leur force, ce petit homme intrépide qu’ils avaient vaincu.

Ils allongeaient toujours, mais au psaume 137, au Confiteor tibi, il y eut un conciliabule entre les quatre plus anciens dignitaires. Le plus vieux, un médaillé de 70, se détacha et s’en vint respectueusement frapper à la porte de la sacristie, au lieu d’en secouer la poignée comme l’avait fait l’autre. Pas de réponse, et Dieu sait si l’assemblée était attentive ! Ils se concertèrent encore, puis l’homme sortit par la porte du chœur. On comprit qu’il tentait de parlementer grâce à la fenêtre de l’édicule. Il rentra en secouant la tête.

 

 

*

*    *

 

 

Alors, ils commencèrent la messe. Seulement, c’est ici qu’apparut l’inattendu, l’extraordinaire et quelque chose qui prouvait une entente réelle de la grandeur liturgique : ils ne dirent que les répons. Oui, tout le rôle du prêtre, dans la cérémonie, fut respecté, et dans son horaire, et dans son mouvement. Certes, on chantait la messe, mais les intervalles où la voix de l’officiant aurait dû intervenir pour entonner, pour psalmodier l’épître, ils les laissaient vides.

Ils se lamentèrent dans le Kyrie, tellement plaintif qu’il semble contenir des voix orphelines ; ils tonitruèrent, blanchissants, se faisant peur à eux-mêmes, les strophes éclatantes, écrasantes du Dies irae, mais tous s’arrêtaient soudain, les yeux tournés vers cet autel vide, et ils attendaient. On sentait qu’ils écoutaient dans leurs âmes les paroles qui ne venaient point, qui eussent dû monter, se dérouler à hauteur du tabernacle. Ils n’osèrent pas présenter l’Offerte, où le prêtre tend une image du Christ à baiser... Lentement, le vieux médaillé changea de côté le missel et tous se levèrent pour cet évangile silencieux, qu’aucune voix ne proférait...

Et la foule entière épousait, renforçant leur sentiment, la foule se figeait, devenait de plus en plus inerte, prise dans cette immobilité des grandes attentions qui diminue les mouvements même inconscients de tout l’être, retient les souffles, contracte les gorges. Tous les regards étaient fixés sur l’autel. La présence fantôme du prêtre s’imposait dramatiquement ; la présence d’une âme ecclésiastique. Ils semblaient attendre une matérialisation prochaine, sûre, que rien ne pourrait empêcher, et que, tout à coup, à travers les bannières, parmi leurs larges pans, un ornement noir allait naître, un rochet de dentelle, devant le tombeau rituel et la pierre consacrée. Une femme se trouva mal et sortit, convoyée.

Le reste de la cérémonie se traîna, la part du prêtre y devenant prépondérante. Ils chantèrent un Sanctus qui languissait, un Agnus dei décroissant, l’Agnus dei des morts, la plus poignante musique de l’Église. Ils sentaient que la partie était perdue, qu’ils reviendraient tristes ; beaucoup se taisaient.

Ils réalisèrent cependant un semblant d’absoute et récitèrent même le Pater noster entrecoupé qui la termine. Voilà, c’était fini, mais nul d’entre eux, et probablement aussi de toute l’assistance, qui n’éprouvât le sentiment d’un échec, d’une déception ; quelque chose d’indispensable avait manqué. « Faudrait pourtant que tu remarcies... », fit Hopsor à l’échevin, que de prendre la parole intimidait beaucoup et qui l’aurait dû faire selon les usages avant l’absoute.

Le bonhomme s’y décida enfin. Au nom de la famille, il remercia donc « tous ceux qui avaient tenu à honorer la cérémonie de leur présence et à apporter leur prière à l’estimé défunt... » Mais il s’empêtrait et s’intimidait, en face de tous ces yeux fixés sur lui. Pourtant, il voulut encore aller plus loin, dire quelque chose pour apaiser ce remords qui s’était déposé en lui, pour lutter contre la désapprobation latente que son instinct percevait dans la foule ; il balbutia : « On n’a pas eu d’intentions mauvaises... on voulait seulement honorer notre Antique... Y a trois cents ans qu’on enterre les morts..., fit-il d’une voix qui montait pour échapper au spasme, et notre Antique n’aurait pas... » L’émotion lui coupa la parole ; le vieillard eut un bref sanglot, se détourna vite et, levant les bras au ciel, il remonta vers l’harmonium en proférant : « Trois cents ans... trois cents ans !... »

Autour, ce fut un silence de consternation.

Les porteurs s’approchèrent...

 

 

*

*    *

 

 

In paradisum.

Une voix admirable, celle de ce prêtre qui chantait toujours à se rompre la gorge, une voix magique, près de laquelle les autres semblaient des hurlements... La porte de la sacristie s’était ouverte et le petit curé apparaissait avec son étole noire.

La foule eut un ah ! de stupeur. On le vit s’avancer, très pâle mais avec une lueur sur la face. Avait-il été gagné par l’insistance de ces hommes frustes à vouloir quand même une cérémonie d’église ? Frappé par leur respect final ? remué par tout ce que ces gaillards enchaperonnés représentaient de traditions pieuses, de dévouement semi-millénaire aux morts de la campagne ?... Peu importe, il ne jugeait plus, laissant à un Autre l’appréciation, l’indulgence ou la sévérité. Il revenait au milieu de ses ouailles, au milieu du troupeau ; qu’on le méprisât, tant pis !...

In paradisum...

Il entonnait la prose magnifique au chant de laquelle le défunt quitte à jamais l’église de sa paroisse ; il l’entonnait à plein cœur, ne voulant rien voir ni connaître ; et, derrière le mort, le prêtre ferma le cortège, au milieu de l’émotion éperdue des vivants.

  

 

 

 

Jean de LA VARENDE,

Seigneur, tu m’as vaincu...,

Fayard, 1961.

  

 

 

 

 

 

 

 

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