Le Boscrânes

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

 

ON prononçait le « Borâne », et cela voulait dire le Bois-aux-rânes, aux rainettes, aux grenouilles. Ce n’était même pas un petit château ; le terme de manoir qu’on lui donnait, restait encore trop prétentieux, trop monumental. Quand on entrait dans le vaste verger de ferme, la « cour » où il se dissimulait, on ne le voyait même pas, tant le regard était commandé par la puissance des bâtiments d’exploitation, des bâtisses du XVIIe siècle, en galandage et briques, opulentes, colorées, avec un magnifique colombier qui les dominait encore. Un beffroi pour pigeons, un donjon à bizets, anormal, à douze cents boulins, qui annonçait une ancienne terre noble et d’importance. Tout autour, les granges, les écuries, les étables formaient un véritable hameau, quand le cœur de tout cela, la maison-maîtresse, se réduisait au point de se faire oublier.

On finissait par remarquer, au centre de ces quinconces et de leurs pommiers étendus, un quadrilatère d’ormes et de frênes assez pauvres, aux frondaisons déchiquetées, derrière lesquels se cachait le petit manoir. Il était pris dans un tour d’eau, un cadre de douves anciennes, exactement carré, où il mirait faiblement sa vétusté solide. Bâti en damier de grès clairs et de silex noirs, il se ramassait sous un vaste toit de tuiles brunes. Le liquide roui qui l’entourait ressemblait plus à de la boue qu’à de l’eau. Le Bois-aux-Rânes ! Avec quelle lenteur et quelle tranquillité se déplaçaient les grenouilles d’émail vert et d’or vif, somptueuses et sans nombre, sur cette plaque de bronze neuf que rien ne venait rider, dans son profond encaissement. Les grenouilles étaient chez elles ! La nuit, leur chant saccadé atteignait la route et meublait l’obscur, ce concert qui, entendu pour la première fois, par un esprit non prévenu, évoquerait une clameur d’émeute et d’égorgement.

D’où étaient-elles venues ? Comment avaient-elles meublé cette solitude ? La rivière coulait à plus de huit kilomètres, et le plateau immense ne tendait que des flaques rares, pour la plupart desséchées avec la canicule. Les grenouilles vivaient, se reproduisaient dans cette fosse depuis des siècles, puisqu’elles lui avaient donné son nom ; elles étaient les descendantes des grouazelles qui ponctuaient encore les veilles du châtelain alarmé guettant les troupes du duc de Suffolk, les bandes anglaises, que Du Guesclin allait disperser un peu plus bas, à Cocherel. Sans que rien n’eût changé, à la même date, elles commençaient et finissaient leur ramage, de la Sainte-Boniface à la Saint-Nicomède, du 15 mai au 15 septembre. Dans leur passé de grenouilles, les millénaires ne comptaient pas ; il n’était que l’instant, chaleureux et solaire ; leur monde, leur infini se bornaient à cette acre de liquide, à ces quatre panneaux, ces miroirs ternes autour d’un îlot habité, où, énergique et pensive, Mademoiselle Squameuse souriait cependant aux petits monstres verts.

 

 

 

MADEMOISELLE SQUAMEUSE était la dernière héritière de ce domaine, maintenant réduit, mais jadis très étendu, dépecé peu à peu, enrichissant les tenanciers en appauvrissant le maître. Elle appartenait à une ancienne famille noble ; dans les actes du tabellionnage voisin, on retrouvait tout le temps les Squameuse de Boscrasnes, branche cadette des barons du Theil ; et l’on prétendait que ce titre-là faisait partie des grands baronnages normands, dont les tenants reçurent de Louis XIV le droit de s’intituler marquis, pour compenser l’économie des ducs de Normandie jaloux des couronnes. Beaucoup, d’ailleurs, n’en firent nul cas.

Mais ici, le retranchement, la réserve, l’obscurité où vivait la vieille fille, avaient d’autres causes, plus profondes et plus cruelles qu’une morgue ou qu’une semi-pauvreté. Des causes qui duraient encore, après trois cent cinquante ans. Les Squameuse de jadis avaient embrassé la Réforme, et en avaient souffert grièvement sans modifier quoi que ce soit à leur ligne de conduite. Celle-ci, toujours calviniste, austère, rigide et douce, gardait l’abstention sociale où ses pères s’étaient confinés se mettant eux-mêmes en quarantaine pour ne pas gêner leurs voisins, ou pâtir des proscriptions polies. Le début de leur souffrance était apparu avec la révocation de l’édit de Nantes, qui les avait chassés de France.

Certains avaient pu revenir, vivoter, racheter le Boscrânes, une partie du domaine, réussir et échouer, se faisant oublier dans leur masure réparée comme on pouvait. Renfermés dans leur secte, ils ne rendaient de compte qu’à Dieu.

Séphora Squameuse était née là, il y avait bientôt un demi-siècle, n’en avait jamais bougé et s’y maintenait. Elle avait été bercée, comme petite fille, par les abois multiples des rânes du Bosc, et, comme morte, son dernier sommeil aussi en serait éventé, car les Squameuse, depuis la persécution, se faisaient inhumer dans leur îlot familial. Elle y reposerait.

Le manoir se composait d’un corps de bâtiment allongé, formant le côté sud du carré : un rez-de-chaussée avec haut comble à mansarde, une tourelle à chaque bout, comme deux éteignoirs d’argile assombrie. À chaque angle du terre-plein, de la motte, une poivrière très basse dressait sa pointe, reliée à la maison par un muret qui faisait garde-fou. Dans l’une, on avait créé une petite bibliothèque qui sentait la moisissure des livres. L’autre formait caveau funéraire, où reposaient douze cercueils. Un treizième y viendrait ; puis ce serait fini. Le Temps effacerait tous ces êtres qui, durant des générations, avaient lutté pour leur vie, pour leur sensibilité, pour leur rêve. L’oubli total ; la non-existence ; comme si jamais ils n’avaient été.

 

 

 

L’HÉRITIÈRE semblait avoir exagéré cette retraite. Elle vivait gardienne. Un peu couventine, soignée sur elle plus par devoir que par goût ; amaigrie d’un noir perpétuel et net, très simple, mais arborant au cou, en broche, sa croix huguenote d’or ; de ces croix qui ressemblent à celles de l’ordre de Malte, à huit pointes, en évocation des huit béatitudes auxquelles le chrétien doit aspirer.

Une figure un peu camarde, au front carré et volontaire, fermé comme une cassette ; des yeux bleus, une masse de cheveux déjà blancs, qui devaient former une très longue natte, pour la nuit ; un teint cireux et fripé. De belles mains qui commençaient à se déformer sous le rhumatisme, avec, à l’index, la chevalière de son père, et, aux poignets, hiver comme été, des « mitons », dont l’allongement a fait la mitaine ; ce sont de petits brassards tricotés que portent les veneurs et qui tiennent curieusement les mains au chaud.

Elle n’employait qu’une jeune fille, presque une enfant, protestante elle aussi, qu’elle avait été recruter dans une famille d’Elbeuf, où tant d’Alsaciens ont émigré après 70 pour mener les tissages. Et ces deux femmes réalisaient ainsi, solitaires, leur confession, sur l’îlot perdu dans ses terres et ses arbres. Elles lisaient chaque matin leur « pain quotidien », livre de chevet de tout calviniste, qui contient des versets, des réflexions pieuses, des dates anniversaires ; « pains quotidiens » différents, dont elles se communiquaient les textes comme une trouvaille journalière. Elles étudiaient chacune leur Bible, et le soir, une prière en commun les réunissait, commençant par le « Notre Père », qui, dans l’intégralité de saint Mathieu, ajoute à la sublime prière une dernière magnificence : « Car c’est à toi qu’appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen. »

Elles avaient transformé en désert un monde habité. Le Dimanche, quand elles réalisaient leur petit culte, elles auraient vécu dans les solitudes du Far-West américain, avec les premiers colons du Mayflower, qu’elles n’eussent pas trouvé moins d’intercesseurs. Les cloches seules arrivaient jusqu’à elles, entre les coassements des grenouilles. Mademoiselle Squameuse vivait sans nulle communication avec les hobereaux voisins. Elle ne lisait d’autres journaux que la Normandie protestante qui paraît tous les mois. Elle servait d’infirmière, pansait et aidait, mais sans amis de sa qualité. Cependant, seule dans sa hauteur intime, elle ne cédait jamais à cette diminution des conversations qui traînent, des marchés qu’on prolonge, des rencontres que l’on retient, à ces occasions de bavardage qui finissent par contaminer les plus nobles solitaires campagnards, comme les herbes folles envahissent les cours d’honneur où personne ne vient plus.

 

 

 

 

II

 

 

 

MAIS la guerre (1914) intervint dans cette possession, cet habitat protestant, pourtant si paisible, d’un calme déjà presque funèbre. Le tenancier de la grande ferme vint à mourir sans enfant. Mademoiselle Squameuse, prise par des baux vieux de quinze ans, subissait la baisse de l’argent sans jamais se plaindre ni récriminer. Elle allait donc pouvoir louer le domaine à des conditions meilleures. Elle en trouva le triple des redevances anciennes, et il se pourrait qu’elle subît une sorte d’éblouissement, en face d’une augmentation pareille pour un revenu jusqu’ici tellement précaire. Seule petite concession au siècle, sans doute, que ce court instant d’euphorie au contact de la facilité monétaire, hors de sa ligne toujours suivie loin du matériel – mais qui lui coûta le repos d’abord, et la vie ensuite. L’homme choisi, le surenchérisseur – car dans cette nouvelle fortune des terres les concurrents étaient nombreux – l’homme désigné était mauvais.

Et lui-même, le rustre, il n’entra dans la ferme qu’indigné, une fois dissoute la gloriole de l’avoir emporté, furibond de la hausse consentie, encore très en dessous, pourtant, des prix pratiqués pour les domaines voisins, car une grande terre, exigeant beaucoup de capitaux à mettre dehors, se déprécie de soi-même. Une exploitation de cent hectares ne se loue qu’un tiers de plus qu’une autre de cinquante. L’homme avait toujours devant les yeux les loyers de son prédécesseur et se jugeait attrapé, volé. Pas très sûr qu’il le sentît ainsi foncièrement, mais, de se le dire, préparait dans l’obscur les revendications. L’autre fermier avait été tranquille dans sa torpeur bovine ; celui-ci conservait l’habituelle lenteur des terriens, un peu animale, mais avec la rage latente du taureau méchant.

Mademoiselle Squameuse ne s’en aperçut qu’assez tard. Elle était d’ailleurs devenue assez insensible, un peu inflexible, avec cette vie toute spirituelle qui s’ajoutait à la nature froide, matée depuis des générations observantes. Elle s’était fermée à la sensation. De plus, eût-elle été renseignée par son intuition sur l’animosité de son locataire qu’elle n’en aurait tenu aucun compte. Elle accordait aux autres leur droit, tout leur droit ; elle l’exigeait pour elle, strictement.

La vie devenait cependant difficile. La cour de la ferme enclosait complètement le manoir. Pour atteindre le pont de bois jeté sur les douves, il fallait traverser le verger plein d’animaux et de pommes. C’était une servitude que le fermier ne pouvait une seconde penser à contrarier, mais qui exaspérait son rancuneux souci. Non seulement la propriétaire l’utilisait mais quelques fournisseurs et les si rares visites, les malades, les blessés qu’elle soignait. Pensaient-ils toujours à refermer exactement la porte ? la barrière ? Des animaux s’échappaient qui allaient endommager les cultures voisines.

Jadis, cela disparaissait dans la bonhomie générale, tout le monde étant exposé à de pareils inconvénients. Mais les temps nouveaux modifient singulièrement la campagne. Tout est changé. Le paysan a la perception sourde de la conjuration dirigée contre lui, lui dont les produits ne suivent nullement la hausse des objets manufacturés. Il sent bien qu’on le sacrifie aux foules urbaines, au repas à bon marché de gens mieux payés, moins travaillants et plus gloutons. D’autre part, de nouveaux venus arrivent à la terre avec des intentions quasi industrielles, la bouche pleine de « rendements », de « mise de fonds », de « comptabilités », et, pour eux, tout compte : une botte de foin, c’est quarante sous, une douzaine d’œufs, 12 francs 1. Leur travail leur semble terrible ; leurs aléas, insupportables. Une hargne sordide s’est créée entre ces gens qui jadis tiraient sans doute leur acceptation de n’avoir comme but principal que de vivre dans l’abondance. Ils vivaient : le but essentiel était atteint.

Même les plus authentiques cultivateurs sont touchés par le souci de l’argent, les plus fatalistes laboureurs, dressés par tant de désillusions. Les signes monétaires deviennent arrogants. Ils ne voient pas qu’un hectolitre de blé à deux cents francs leur donne moins de pouvoir d’achat que jadis à vingt-sept ; mais ils s’ébaubissent. Tout paraît précieux.

 

 

 

BERNIER, le fermier nouveau, fit d’aigres représentations. Mademoiselle Squameuse, raidie sur le seuil de son pont de bois, écouta avec gravité et s’humilia immédiatement en face de la justice. Elle ferait peindre un écriteau devant la porte pour prier les visiteurs de bien la refermer. Comme l’homme insistait, en bon discuteur qui saisit l’avantage au vol pour en tirer plus encore, elle se reprit et déclara que cette gêne pour lui, elle l’avait prévue par la modicité relative de la location. Elle rentra.

Il revint écumant de colère ; toute la maison assista à sa fureur ; les blonds enfants se cachaient derrière leur mère. Mais celle-ci haussait les épaules ; femme énergique et violente, elle aussi, travailleuse comme un cheval, elle en prenait du respect pour cette frêle petite dame capable d’agiter ainsi son brutal époux.

Mademoiselle ne changea rien à ses habitudes. Elle continua ses promenades dans la grande cour ; son jardinet de l’îlot, divisé en deux carrés et planté d’ifs moribonds, ne pouvait suffire à son activité. Elle allait même quelquefois coudre dans une cépée qui bordait la ferme, où des frênes murmurants entretenaient, eût-on cru, le mouvement des airs : « Elle nous espionne, disait le fermier ; elle compte nos pots de lait... » – « L’est chez elle », répondait la femme.

La vieille protestante semblait « fière » ; manière impardonnable : elle semblait mépriser, et peut-être, en effet, qu’elle méprisait toute humanité, tout ce qui a reçu la Révélation et sans en profiter plus. Mais sûrement, alors, se méprisait-elle la première. Elle paraissait seulement rester sensible aux enfants, aux animaux, aux plantes. Elle souriait aux mioches, souffrait visiblement de voir tomber un arbre sous la hache, et montrait une sympathie visible, tout grotesque que ce pût être, pour ses grenouilles, les chanteuses fidèles de sa race. Il y eut une algarade violente quand les enfants et un des valets voulurent les pêcher au chiffon rouge. Elle menaça de porter plainte, le bail interdisant toute chasse ou pêche, et cette clause, qui s’appliquait aux lointains prés de rivière, pouvait s’invoquer pour les douves.

L’homme se fronçait de plus en plus. Il lâcha son jeune taureau dans la partie de la cour qui entourait l’îlot ; et c’était peu agréable si ce n’est dangereux. Bien plus, ce taureau, il l’appela Colas, par une malignité où le goût ancestral de la persécution se retrouvait. Ainsi pouvait-il crier : « Colas, t’auras des vaches... les vaches à Colas... » La vache à Colas, l’ancienne injure contre les huguenots ! D’ailleurs, cette religion, il ne pouvait la souffrir, lui qui n’en pratiquait plus aucune ; il montait tous les siens contre la « portestante ». Quand le dimanche, alors que les deux femmes célébraient leur petit culte en chantant des cantiques, à trois, elles deux et le Seigneur, il venait tout près, et comme mis en veine par leurs accents, il entonnait les plus grivoises et les plus sales chansons de route, et couvrait leur psalmodie. Les enfants eux-mêmes étaient dressés. Si bien qu’elles renoncèrent, trouvant que l’édification qu’elles tiraient de leurs cantiques ne compensait pas le péché du rustre. Il montait contre elles les familles nouvelles venues.

Et il arriva ceci qu’en plein vingtième siècle, ces femmes souffrirent, furent assiégées, contraintes dans leur isolement pieux, comme au temps des dragonnades, comme sous M. de Louvois.

 

 

 

 

III

 

 

 

LA QUERELLE se transforma en haine ouverte par la faute d’un accident. Une génisse défonça la clôture, et passant à travers, ricocha sur le pont pour aller tomber dans l’eau à trois mètres de là. Au matin on la trouvait crevée et gonflée. L’homme jura qu’on lui payerait sa bête. Mademoiselle ayant fait répondre qu’elle n’entendait en rien s’engager, l’homme pénétra presque de force dans « son salon de compagnie », en bousculant la petite jeune fille. Il entra juste derrière la servante.

Mademoiselle Squameuse était en train de broder au tambour. Le soleil, qui donnait sur la douve, se réfléchissait en zébrures mouvantes sur les murs teintés de jaune. La fenêtre était ouverte ; quelques coassements de grenouilles rendaient le silence de l’après-midi campagnard plus oppressant encore. Mademoiselle leva son visage aux cheveux d’argent, dévisagea l’homme gigantesque par-dessus ses verres. Elle ne bronchait pas, elle ne s’indignait pas : elle ne se levait pas. Il en fut un instant étonné ; entravé par ce que cette femme gardait de sérénité et de maîtrise obscure. Une puissance émanait d’elle, dans son fauteuil rouge. Être assis prend quelque chose d’anormal en face d’un homme debout et qui a encore le mouvement dans tous les muscles :

– Tirez votre casquette !

L’ordre partit, si net et si droit, qu’il fut exécuté immédiatement. Derrière elle, des portraits fixes. Une grande croix sans Christ ; autour d’elle, une propreté scintillante ; un carreau noir et blanc, mais sans une tache. Devant ses genoux, une travailleuse pleine de soies, munie d’une glace. Existait peut-être, dans les moelles du rustre, un peu de l’indécision stupide qui saisit les Gaulois quand ils trouvèrent les sénateurs romains les attendant sur leurs chaises curules d’ivoire, assis, et solitaires dans la ville abandonnée.

Elle attendait, consciente, se pourrait-il, de cette gêne subite ; et cela dura vingt secondes qui semblèrent incroyablement longues, peut-être, car elle perdit de son avantage en interrogeant :

« Qu’est-ce qui vous a permis de forcer ma porte ? »

Il ne comprit pas l’expression et s’étonna. Il n’avait rien forcé du tout ! Alors elle sourit une seconde. Cela indisposa encore plus le visiteur qui retrouva de sa colère secourable. Il dit ce qu’il avait à dire : le tort qui lui était causé ; que la propriétaire était responsable du mauvais état des clôtures ; et qu’il valait mieux s’arranger...

– Non, – fit-elle avec force et tranquillité – la clôture n’est pas en mauvais état. L’animal était jeune ; il a voulu sauter par-dessus. Ce n’est qu’un accident, et il vous incombe, entièrement. Vous serez même tenu de refaire, de réparer les fils de ronce que la génisse a brisés.

Il s’emporta... Elle en avait de bonnes ! Le temps n’était plus où les maîtres faisaient tout ce qui leur passait par la tête et pressuraient le pauvre monde. Le temps des corvées était fini. On le verrait bien.

– On le verra, – dit-elle encore : – Maintenant allez-vous-en.

Il eut la réponse idiote :

– Si je veux.

Mais il était, encore une fois, dominé, sans doute par cette faiblesse tendue, par une inquiétude née de cette force irradiante qui devait cacher quelque chose, une puissance secrète dans son assurance, une ruse. Il ne s’y dissimulait aucune sorte de ruse : seulement une conscience jalouse et une dignité qui en venait.

« Il y a des juges, – reprit-il : – on plaidera.

– Et vous perdrez. Marthe, reconduis Maît’ Bernier. »

 

 

 

IL PERDIT en effet. L’huissier instrumentait déjà quand il repassa le pont. Bernier sembla se soumettre et vint lui-même replanter le poteau brisé, retendre les fils de fer. Mademoiselle Squameuse était dans son petit jardin, en train de soigner ses plantes. Elle eut un coup d’œil vers l’homme, pour se rendre compte de ce bruit. Elle rencontra sa lourde prunelle brune, sous ses sourcils bas. Elle détourna la tête sans affectation et ne quitta pas son échenillage. Ce fut lui qui partit le premier.

 

 

 

 

IV

 

 

 

MADEMOISELLE Squameuse, un Dimanche soir, fut retirée des douves, très grièvement blessée. Elle rentrait de chez un malade qui l’avait fait demander après le dîner. Elle s’était fait reconduire presque jusqu’au ponceau du jardinet, et c’est son cri qui avait fait accourir son accompagnateur. Sa tête avait porté sur l’une des piles de l’ancien pont-levis et son état parut immédiatement très grave. Elle avait dû se prendre le pied dans une sorte de nœud de fil de fer qu’on retrouva autour de sa cheville. Une des balustrades du ponceau manquait depuis quinze jours, mais elle ne pouvait l’oublier puisqu’elle venait formellement d’en commander la réfection ; et, depuis ce temps, elle en avait l’habitude. Le pays lui était revenu depuis sa victoire sur le fermier, et tout le monde conclut à un attentat.

Le lendemain à midi, Bernier était gardé à la disposition de la justice, d’autant plus que la petite servante se montrait formelle : en attendant dans l’ombre le retour de sa maîtresse, elle avait vu l’homme rôder autour du pont. Lui se défendait très mal, avec cette sorte de faiblesse mentale qui prend quelquefois les hommes très vigoureux, dans le cas d’une lutte orale. Il avoua qu’il était sorti ; mais avec la réticence d’un coupable qui sait ce qui l’attend.

Mademoiselle seule aurait pu révéler ce qui s’était passé, mais elle restait engourdie dans une torpeur, une sorte de coma qui inquiétait vivement et rendait d’ailleurs impossible tout interrogatoire.

– A-t-elle des parents ? – avait demandé le médecin.

– Personne, – fit la petite, en renouvelant ses larmes à cette question terrible.

La vieille demoiselle ne sortit de son insensibilité que le Mardi, à l’aurore. La fillette la veillait et crut à une guérison. La blessée sourit quelque peu à sa joie, puis interrogea difficilement. L’enfant raconta tout, avec une volubilité de bonheur et de vengeance. La malade fronçait les sourcils, ayant peine à suivre ; ou peut-être autre chose...

– Recommence, – fit-elle enfin.

– J’ai dit que deux fois, j’ai été mise en alerte par le silence subit des grenouilles, comme si quelqu’un approchait du bord. J’ai cru que c’était Mademoiselle, et j’ai regardé. La première fois, j’ai reconnu Bernier, qui se découpait en noir sur le clair de lune. Lui, et pas d’autres ; les valets ne sont pas là, le Dimanche, et, après le temps nécessaire que je connais très bien, j’ai entendu s’ouvrir la porte de la laiterie : c’était lui qui rentrait sans passer par la salle. La seconde fois, je n’ai rien vu, mais il devait revenir guetter puisque, quand vous êtes tombée, il était là presque aussi vite que M. Leguay qui venait de vous quitter, Mademoiselle. Il avait dû se tenir prêt à enlever le piège, si vous ne l’emportiez pas...

– Le piège ?

– Oui. On a trouvé un bout de ronce artificielle autour de votre jambe droite, qui portait une boucle, comme pour être fixé à un petit piquet ou à une des fentes du pont. Vous deviez l’entraîner avec vous, Mademoiselle, et paraître vous être prise dans un morceau de ronce qui traînait...

Mademoiselle imposa silence à la fillette, et elle semblait profondément réfléchir. Enfin :

– Non ! Ce n’est pas vrai... Es-tu bien sûr de l’avoir reconnu, avant ? Non, ce n’est pas cela : je me suis... je ne me suis pas souvenue que la balustrade manquait. J’allais vite, ayant très froid. Je me suis trouvée aveuglée, en entrant subitement dans l’ombre dense des arbres... La lune était haute et si blanche...

Elle haletait, mais elle continuait, en appuyant encore sur sa décision, sur son renoncement :

« C’est de ma faute. Je suis tombée... Tombée. Je déposerai quand les magistrats viendront. »

 

 

 

ELLE ne voulut jamais en démordre, opposant faiblement mais inébranlablement son récit aux insistances, aux opiniâtretés des instructeurs. Ceux-ci avaient leur conviction faite et enrageaient de se heurter à cette dénégation, comme machinale dans son épuisement, contre laquelle rien ne réussissait. Le fermier avait à ce point perdu toute énergie que les hommes de loi pensèrent à une confrontation ; c’était le survivant qui donnait des signes de faiblesse ; on lui tirerait plus facilement un aveu, qu’à la blessée, une accusation.

Le gros homme tremblait de tous ses membres en traversant le salon de compagnie où trois mois auparavant la vieille demoiselle l’avait reçu et maté.

Dans la chambre, il la regarda avec des yeux qui se fermaient, se détournaient. Elle parut ne pas le voir et répondait toujours : « Non, je vous le dis : j’ai pris la droite – la droite – et j’ai glissé ou trébuché. Je n’ai rien rencontré sous mon pied. Cet homme est innocent », finit-elle, comme n’ayant pas voulu le remarquer avant ses dernières paroles.

Elle signa sa déposition avec un effort qui faisait pitié. Elle se fit soulever ; se faisait jucher ses lunettes entre les pansements de son crâne fendu... Elle voulait bien y voir...

Elle dessina son paraphe tremblé mais net, et se laissa retomber sur les oreillers.

 

 

 

SEULEMENT, il se passa quelque chose d’extraordinaire : l’homme, sentant qu’elle lui sauvait la tête malgré sa faiblesse, malgré son agonie, l’homme fut pris d’une sorte de reconnaissance, voulut remercier, fit un pas vers son lit, gauchement, maladroitement... Et alors, elle retrouva une force suprême, absolument inattendue, pour se redresser à demi, se redresser encore, et le foudroyer d’un mépris qui passait au travers des bandelettes, un dédain qui lui tordait la bouche, qui lui fit prononcer, à voix basse, mais sifflante, mais implacable, un mot de malédiction et d’horreur : « Misérable ! »

 

 

 

L’ACCENT était tel, malgré l’affaiblissement, que tous entendirent. L’homme recula, à choir en arrière ! Les deux instructeurs, les greffiers, les aides, s’étaient brusquement rapprochés autour du lit ; dans un silence terrible, ils fixaient la singulière blessée, qui, cette fois, retombait, définitivement.

Enfin le juge d’instruction reprit d’une voix assourdie et ferme :

– Mademoiselle, en prière instante !... Vous maintenez votre déposition... ?

L’assistance, au comble de l’émotion, perçut le respect qui animait la voix du magistrat, la déférence accentuée de son interrogatoire.

– Oui, – souffla-t-elle... – Oui !

 

 

 

TOUS s’en allaient. Le greffier argumentait devant le juge d’instruction qui ne répondait pas :

– J’aurais cru que, brusquement, renonçant à tout, la vieille demoiselle allait renier sa déposition à décharge. Mais non : elle avait beau haïr l’homme avec qui elle eut tant de démêlés, c’est une dévote, et elle a dit ce qu’elle se croyait obligée de dire en toute conscience : la vérité. Cependant, cela ne l’empêcha pas de montrer sa rancune ancienne, et, ma foi, je la comprends... Quelle brute que ce croquant !

Il conclut :

« Après tout, cette haine de la propriétaire nous est le plus sûr garant qu’en déchargeant le bandit elle disait vrai.

– Croyez-vous, réellement ? – riposta l’homme plus fin qui restait pensif : – croyez-vous, mon cher ?... C’est plus compliqué que cela...

Il reprit :

« Voyez-vous, nous avons eu affaire avec une vieille aristocrate, déchue sans doute, mais consciente... consciente dans un autre ordre que la conscience dont vous parlez. Avez-vous remarqué qu’elle a signé Squameuse du Theil, pour la première fois peut-être – et la dernière – de sa vie, comme me l’a dit le notaire. Il paraît que ce sont d’anciens nobles un peu retournés à la paysannerie – et l’on ne sait jamais ce qui passe par la tête, même un peu cassée, de ces gens-là. Surtout quand il s’agit d’indulgence envers le rustre. Ils ont partie liée. Ils sont de la même famille. »

Il réfléchit encore, et continua :

« Allons donc ! L’homme est sûrement coupable ! A-t-elle tenu à empêcher que son nom à elle, en finissant, ne disparût dans une sale rumeur d’assassinat ; et d’assassinat perpétré par le tenancier de la maison, encore ! Celui qui devait être le plus fidèle, selon leurs pauvres rites de jadis ? Ou bien, cette huguenote invétérée – ils sont protestants depuis Calvin – cette huguenote exprimait-elle, dans son haut-le-corps, l’horreur d’avoir été obligée à mentir pour sauver cet homme ? Les vrais protestants sont ainsi, vous savez... Ou tout simplement par fierté, et j’inclinerais à le croire. N’a-t-elle pas caché la vérité pour ne pas reconnaître que, dans cette lutte contre son rustaud, elle avait été définitivement vaincue ? »

Il rêva ; puis :

« Peut-être tout cela ensemble. La justice est difficile à rendre ; surtout avec les gens civilisés et avec les sauvages. »

 

 

 

ELLE mourut dans la nuit. Les grenouilles qui avaient commencé de donner à plein, s’étaient tues : un homme rodait autour des douves en frappant leurs roseaux. La fermière avait envoyé le mari, devenu plus malléable que de la boue :

– Va-t’en battre les fossés ; au moins, qu’elles la laissent finir en paix.

À cinq cents ans du servage, le geste symbolique avait été retrouvé avec le sacrifice du protecteur, du maître, du chef, qu’il fallait laisser s’éteindre dans son agonie tutélaire :

 

« Grouazelles, dormez, le seigneur repose ! »

 

 

 

Jean de LA VARENDE,

Contes fervents, Defontaine, 1948.

 

 

 

 

 

 



1 1930.

 

 

 

 

 

 

 

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