La dentelle des sirènes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À M. ET Mme PHILIPPE SERRER

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LE NAUFRAGE

 

 

C’était peu d’années après la victoire de Lépante, alors que Venise, au comble de la richesse et de la puissance, ornait ses temples et ses palais des chefs-d’œuvre de Titien, du Tintoret et de Paul Véronèse, et se parait des trésors et des étendards conquis sur les infidèles.

Un vaisseau marchand, revenant des côtes d’Espagne, cinglait vers le port de Venise. Aux rayons du soleil levant se dissipait la brume, et les coupoles, les clochers et les palais de Venise la belle, apparaissant à l’horizon, semblaient sortir des flots azurés.

Les matelots chantaient, joyeux de revoir leur ville natale ; le navire était pavoisé, l’équipage en habits de fête, et tous les visage riants, hors celui de Zénon. Pourtant Zénon était de Venise et devait y retrouver sa fiancée ; mais, échappé d’un récent naufrage, et recueilli à bord du San-Geminiano, Zénon revenait absolument ruiné. Toute sa petite pacotille de perles s’était fort bien vendue à Barcelone, et il rapportait une somme suffisante pour se mettre en ménage, lorsqu’une tempête avait englouti le vaisseau qu’il montait. Il s’était sauvé presque seul, et son petit pécule avait disparu sous les flots.

Hélas ! se disait le pauvre Zénon, mon père avait bien raison jadis de me conseiller de rester gondolier comme lui. Avec un peu de temps et de patience, j’aurais gagné l’argent qu’il me fallait, et j’aurais vu Biondina tous les jours. Pourvu encore qu’elle m’ait attendu, ou que ma pauvreté ne l’effraye pas !

Le capitaine se promenait sur le pont ; il s’arrêta devant Zénon :

« Écoute, lui dit-il, je suis content de toi. Depuis que tu es à bord, tu t’es conduit à merveille et tu as travaillé aux manœuvres de façon à me satisfaire. Je dois repartir de Venise dans trois jours ; si tu veux, je t’enrôlerai parmi mes matelots aux mêmes conditions que tu étais sur le San-Marco.

– Je vous remercie, capitaine, dit Zénon. Je vous rendrai réponse demain, quand j’aurai vu mon père. Vous avez été si bon pour moi, que si je continue le métier, ce sera sous vos ordres. »

Bientôt après, le vaisseau entra au port, et les parents et les amis des marins du San-Geminiano accoururent à leur rencontre. Zénon, qui n’avait rien à faire sur le navire, débarqua un des premiers ; mais il ne vit sur le quai que des visages inconnus. Il se hâta d’aller à l’Amirauté demander des nouvelles de ses compagnons de naufrage, dont trois avaient été déjà rapatriés. Quand Zénon eut répondu à toutes les questions qui lui furent adressées, il se hâta de reprendre une gondole pour aller à la recherche de son père. Ce n’était pas chose aisée de le rencontrer : nuit et jour Giulio, gondolier de louage, parcourait les lagunes, et restait quelquefois vingt-quatre heures sans rentrer à son logis, où il vivait seul depuis la mort de sa femme. C’était un insouciant personnage, vivant au jour le jour, dépensant à mesure tout ce qu’il gagnait, et dont Zénon n’avait que fort peu de secours à attendre.

Au détour du canal du Rialto, il l’aperçut et le héla. Giulio rapprocha la gondole qu’il conduisait de celle de Zénon, et lui lança ces mots en passant :

« Ah ! te voilà, garçon ! As-tu fait bon voyage ?

– Non, mon père. Je reviens pauvre comme Job.

– Tant pis, mon garçon, il fallait rester à Venise. »

Et il s’éloigna en ramant le plus vite qu’il put.

« Faut-il le suivre ? dit le rameur de Zénon.

– Non. Conduisez-moi au quai des Esclavons. Connaissez-vous Beppo Paolo, le brodeur ?

– Ah ! qui ne le connaissait à Venise ? mais il est mort de la peste il y a un mois, le pauvre homme !

– Mort, Beppo ? et sa fille ?

– Elle a été malade aussi ; sa tante l’a emmenée chez elle, à l’île Saint-Georges, je crois.

– Allons-y bien vite ! » s’écria Zénon.

Et, saisissant la seconde rame, il fit voler sur les flots la légère embarcation.

Bientôt la jeune matelot aborda dans l’île où s’élevait l’église neuve de Saint-Georges, entourée de jardins et de quelques habitations de pêcheurs.

À une assez grande distance de l’église, près du rivage, et sous un grand figuier, ses yeux cherchèrent tout d’abord la demeure de Martha, la tante de Biondina. C’était une pauvre petite maison, égayée par une treille et quelques pigeons perchés sur le toit en terrasse, mais elle semblait déserte. La porte et les fenêtres étaient closes.

Ô mon Dieu ! se dit Zénon, serait-elle morte aussi ?

« Attendez-moi », dit-il au gondolier.

Et, sautant sur les pierres plates qui formaient une petite jetée, il se hâta de marcher vers la maison de Martha. Il sentait ses jambes fléchir, et son cœur battait à se rompre. Il frappa d’une main tremblante. La porte s’ouvrit, une vieille femme en deuil parut devant lui : c’était Martha.

« Pourquoi frapper si fort ? dit-elle ; que voulez-vous ?

– Ne me reconnaissez-vous pas, Signora ? dit Zénon.

– Point ; je ne vous ai jamais vu.

– Biondina est-elle ici ? demanda Zénon.

– Certainement, elle y est, et elle dort. C’est ce qu’elle peut faire de mieux, la pauvre créature.

– Elle est donc bien malade ? demanda Zénon en pâlissant.

– Non, elle est guérie, mais elle est très faible. Que lui voulez-vous ?

– La revoir, Madame. Je suis Zénon Borghi, son fiancé. Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis venu ici plus d’une fois avec Biondina et son père, l’année dernière.

– C’est possible. Je n’ai pas de mémoire. D’où arrivez-vous ? Avez-vous fait bon voyage ? »

Zénon, en honnête et naïf garçon qu’il était, lui raconta ses tristes aventures. À mesure qu’il parlait, le front de Martha se rembrunissait de plus en plus, et elle reculait sur le seuil de sa maison en poussant doucement la porte. Dès qu’il eut fini son récit, elle luit dit :

« Je conclus de tout cela, mon pauvre Zénon, que vous n’avez ni son ni maille, et que ce serait une grande folie de songer au mariage ; d’ailleurs Biondina est encore et sera peut-être toute sa vie faible et souffrante. Le mieux est de n’y plus penser. Que Dieu vous protège ! Bon voyage ! »

Et, rentrant chez elle, Martha ferma sa porte.

Zénon, tout désorienté, s’en alla vers l’église, et, sans songer le moins du monde aux marbres, aux peintures, à toutes les merveilles artistiques du chef-d’œuvre de Palladio, il se mit à genoux dans une chapelle et pria fort longtemps.

Après avoir prié de son mieux, Zénon reprit un peu courage et résolut de faire une tentative pour parler à Biondina.

Si elle me congédie, se dit-il, je m’éloignerai pour toujours. Je veux savoir sa pensée, à elle, et au moins lui dire adieu.

Il se réembarqua, se fit conduire de l’autre côté de l’île, et, congédiant son gondolier, lui dit qu’il passerait le reste de la journée dans l’île, et peut-être la nuit, et le paya généreusement.

« Voulez-vous que je vienne vous reprendre demain matin ? dit le gondolier. Je dois amener une personne qui viendra entendre la messe à Saint-Georges et repartira aussitôt après. C’est une vieille servante du signor Robusti. Vous ramerez avec moi, elle ne demandera pas si vous êtes à mon service ou non, et vous voyagerez gratis.

– Ce n’est pas de refus, dit Zénon, songeant à sa bourse légère. À demain, au quai de l’église. »

Quittant alors le gondolier, il alla chercher quelques petites provisions, et, se glissant dans les ruelles désertes qui séparaient les jardins, il se rapprocha de la maison de Martha.

Non loin de là s’élevait un chêne vert, au feuillage touffu. Zénon monta dans cet arbre, et s’y plaça de manière à voir la porte de la maison de Martha.

L’heure de la sieste allait finir : la chaleur devenait moins forte, et déjà on entendait le bruit des jalousies qui se relevaient, et des voix d’enfants dans les maisons voisines. Des pêcheurs commençaient à préparer leurs barques pour la pêche de nuit, et Zénon en vit un que sa femme et ses enfants aidaient à transporter ses filets.

Ah ! se dit-il, si je pouvais acheter une barque et m’établir ici dans cette île charmante, épouser Biondina ! que je serais heureux !

Tout à coup il vit la porte de la maison de Martha s’ouvrir. La vieille femme sortit, referma soigneusement la porte, mit la clef dans sa poche, et, après avoir regardé autour d’elle d’un air soupçonneux, s’éloigna dans la direction de l’église. Une cloche sonnait l’office du soir.

Aussitôt que Martha eut disparu, Zénon courut frapper à la porte, et colla son oreille au trou de la serrure. Il entendit quelqu’un descendre l’escalier, et une voix qu’il reconnut bien demanda :

« Qui est là ?

– C’est moi, c’est votre Zénon, ma Biondina. Ouvrez-moi. »

La jeune fille fit une exclamation de joie et essaya d’ouvrir.

« Je suis enfermée, dit-elle. C’est la première fois que tante Martha me met sous clef ; mais elle reviendra dans une petite heure ; Zénon, prenez patience.

– Je veux vous parler tout de suite, Biondina. Venez à la fenêtre, je vous prie.

– Passez derrière la maison, alors, Zénon ; je ne veux point que les gens qui suivent le chemin me voient à la fenêtre ; on jaserait. Entrez dans le jardin en franchissant le mur. »

Ce mur de pierres sèches n’était pas très haut, et Zénon, en un clin d’œil, se trouva dans le petit jardin, où Martha cultivait quelques légumes et de beaux figuiers. À l’unique étage de la maisonnette s’ouvrait une fenêtre. Il n’y en avait pas de ce côté au rez-de-chaussée, et la porte qui donnait accès dans le petit jardin avait été fermée par Martha. Biondina parut à la fenêtre ; la joie de revoir son fiancé avait ranimé les roses de ses joues ; mais la pauvre fille était si amaigrie et si changée, que Zénon se mit à pleurer en la voyant.

– Hélas ! dit-il, vous voilà donc orpheline, chère Biondina !

– Le bon Dieu l’a voulu ainsi, dit-elle ; à peine étiez-vous parti, Zénon, que la peste éclatait à Venise. Mon père a été l’une des premières victimes. J’ai pris son mal en le soignant, et j’allais mourir moi-même, lorsque la bonne Martha est venue me chercher. J’étais abandonnée ; personne ne voulait me toucher : elle m’enleva dans ses bras et me porta dans une barque. Le batelier, épouvanté, refusa de la conduire ; elle lui donna tout ce qu’elle avait d’argent sur elle pour qu’il lui cédât sa barque, et, prenant les rames, me conduisit ici. J’étais sans connaissance ; lorsque je repris mes sens, je me vis couchée près d’elle, dans sa petite maison. Je lui dois la vie, Zénon ; promettez-moi que vous serez un fils pour elle.

– Je le voudrais bien, dit Zénon, mais elle m’a bien mal reçu ce matin. »

Et il lui raconta sa courte entrevue avec Martha. Biondina pâlit en l’écoutant.

« Pauvre Zénon ! dit-elle ; vous êtes donc tout à fait ruiné ?

– Je ne possède au monde que trois scudi, Biondina, et je sais bien qu’on ne peut se mettre en ménage avec cela. Mais je veux reprendre la mer ; j’ai à Venise des amis qui me confieront peut-être encore une petite pacotille, et, Dieu aidant, je réparerai mes pertes. Tout ce que je vous demande, c’est de m’attendre, de ne pas m’oublier. Dites, le voulez-vous ?

– Je vous l’ai promis devant Dieu et défunt mon père, dit Biondina, et je ne manquerai pas à mes promesses. Mais dites-moi donc ce qui vous est arrivé. »

Zénon lui raconta tout son voyage d’Espagne, la vente de ses perles, son retour si joyeux jusqu’au malheureux naufrage où il avait perdu toute sa petite fortune.

« J’y faillis laisser ma vie, dit-il ; je m’étais sauvé à la nage, et je commençais à être à bout de forces, lorsque je sentis le sable sous mes pieds. J’abordai, et la nuit était si noire, que je ne distinguais rien. Quand le jour parut, je vis que j’étais sur un îlot, tout de sable et de rochers, où il n’y avait pas un arbre, et pas d’autres créatures vivantes que moi et des oiseaux de mer. J’y passai six jours, bien longs et bien pénibles, vivant d’œufs de mouettes et de coquillages, et buvant de l’eau de pluie restée dans les creux des rochers. Toute la journée je regardais la mer, espérant voir apparaître une voile à l’horizon. Je priais sans cesse la sainte Vierge et saint Marc de me tirer de là, et Dieu me fit la grâce de ne jamais désespérer. Les vagues m’apportèrent un mât brisé, débris de notre naufrage. Je le dressai au centre de l’îlot, et j’y attachai mon vêtement de matelot. Enfin un vaisseau parut ; on aperçut mon signal et je fus délivré.

– Quelles actions de grâces nous devons à la sainte Vierge ! dit Biondina ; il s’en est fallu de peu que je ne vous revoie jamais, Zénon. Dites, pensiez-vous à moi dans cette île ?

– Toujours, amie, et en la quittant j’eus soin d’y recueillir un souvenir pour vous. Je vous avais acheté en Espagne une belle mantille et un collier de jais. La mer a tout pris, et le pauvre naufragé ne peut vous offrir que ceci. »

Il monta sur un escabeau qui se trouvait là ; Biondina se pencha tant qu’elle put hors de la fenêtre, et Zénon lui remit un assez grand morceau de cette jolie coraline blanche que l’on appelle la dentelle des sirènes 1.

Biondina le remercia, et, rentrant dans sa chambre, reparut bientôt une petite bourse à la main.

« Voilà le peu d’argent que je possède, dit-elle à son fiancé, employez-le à votre pacotille, Zénon. De mon côté, je travaillerai ; Martha ne me laisse manquer de rien, et ce que je gagnerai sera mis de côté pour nous établir. »

Zénon voulait refuser ; mais la jeune fille insista tellement, qu’il consentit à accepter son petit trésor.

« Partez maintenant, dit-elle ; je ne veux point fâcher ma tante. Je lui parlerai de vous dans quelques jours ; mais si vous reparaissiez à ses yeux sitôt après le congé qu’elle vous a donné, cela gâterait tout. Adieu, Zénon. »

 

 

 

 

 

 

II

 

 

MARIA TINTORELLA

 

 

La promesse du gondolier et l’espoir de revoir encore Biondina retinrent Zénon dans l’île jusqu’au lendemain matin. Il passa une partie de la nuit à errer autour de la maison de Martha, espérant que Biondina paraîtrait aux fenêtres ou sur le seuil ; mais tout demeura silencieux et fermé. Au lever du soleil il se rendit à l’église et se tint caché dans un coin obscur. Bientôt il vit entrer quelques femmes de pêcheurs, et parmi elles Martha et Biondina. Elles furent rejointes par une vieille femme dont les vêtements de soie noire et l’air important annonçaient une duègne de bonne maison. Elle se plaça entre Martha et sa nièce, et, la messe finie, sortit en même temps qu’elles. Zénon, rabattant son capuchon de marin sur son visage, les suivit, et entendit la duègne dire à Biondina :

« La signora Marietta vous attend impatiemment, mon enfant. Quand donc pourrez-vous venir ?

– Dans un moins peut-être, dit Martha. Elle est bien trop faible pour aller en ville. Voyez comme elle est pâle ! Que la signora prenne patience.

– Mais, dit la duègne, la signora voudrait tout justement peindre Biondina tandis qu’elle est encore très pâle et très amaigrie. Elle en veut faire une étude pour son tableau de la peste à Venise.

– Nous avons eu assez la peste en réalité pour ne pas désirer de la voir encore en peinture, dit Martha. Dites à la signora de chercher parmi les modèles de profession. Je ne me soucie pas que Biondina fasse ce métier-là.

– Ma tante, fit Biondina, j’ai mille obligations à la signora Marietta : je ne puis lui refuser ce petit service.

– Des obligations ? C’est possible, mais elle n’est point allée te chercher quand tu étais seule, abandonnée, près de ton père mort. Si tu dois obéir à quelqu’un, c’est à moi, je pense. »

Zénon n’en entendit pas plus ; n’osant les suivre davantage, il se rendit au bord de la mer, trouva son gondolier, et, comme il s’en était bien. douté, vit que la personne qu’il attendait, et qui ne tarda pas à paraître, était la duègne de là signora Marietta, de la fille du Tintoret, que tout Venise connaissait.

Elle s’embarqua, et paraissait de mauvaise humeur.

« Eh bien ! madame Orsola, dit le gondolier, vous revenez encore seule cette fois ? La Martha ne s’est point laissé gagner ?

– Elle est insupportable, dit Orsola. Sous prétexte qu’elle a sauvé la vie à sa nièce, ce qui est vrai, du reste, elle la tyrannise, l’enferme, ne veut plus lui laisser voir ses amis. Et pourtant, si quelqu’un à Venise peut être utile et secourable à l’orpheline, c’est ma maîtresse. Quel est ce garçon-là ? demanda-t-elle au gondolier en voyant Zénon prendre les rames.

– C’est un marin de mes amis, Madame. Grâce à son aide, nous retournerons plus vite que nous ne sommes venus. »

Et la gondole, glissant sur les flots, ne tarda pas à entrer dans les lagunes et conduisit Orsola au pied du palais qu’habitaient le Tintoret et sa jeune et illustre fille, Maria Tintorella.

Zénon sauta sur le petit débarcadère du palais, et offrit la main à Orsola.

« Madame, lui dit-il timidement, je voudrais bien vous demander une grâce.

– Laquelle, mon ami ?

– C’est de me présenter à la signora Maria. Je désirerais lui parler de cette Biondina que vous vouliez lui amener ce matin. »

L’air honnête et timide du jeune matelot plut à Orsola.

« Venez, dit-elle ; c’est chose aisée. Suivez-moi. »

Elle monta le grand escalier de marbre, traversa deux ou trois pièces désertes, et introduisit Zénon dans un vaste salon ouvert sur un balcon qui dominait le grand canal. Quelques meubles somptueux et disparates, des vases de fleurs et des étoffes d’Orient confusément posés sur des tables, plusieurs chevalets et une armure entière ajustée sur un mannequin équestre, remplissaient ce salon.

Debout devant un chevalet, et le pinceau à la main, une grande et belle jeune fille, vêtue d’une longue robe de laine blanche, et dont les cheveux flottants étaient retenus par un étroit bandeau doré, esquissait un tableau.

« Eh bien, Orsola, dit-elle en apercevant la duègne, avez~ vous réussi ?

– Non, Signorina. La vieille Martha est intraitable.

– C’est bien contrariant ; mais quel est ce jeune marin ?

– Il va vous le dire lui-même, Signorina. Je ne sais qu’une chose, c’est qu’il connaît la Biondina et veut vous parler d’elle. Avancez, mon garçon. »

Zénon, tout intimidé de se trouver en présence de la fille du Tintoret, balbutia d’abord, puis, encouragé par l’air bienveillant de Marietta, lui dit en peu de mots toute son histoire et celle de Biondina, et la supplia de protéger cette pauvre orpheline et de veiller à ce que Martha ne la rendît pas malheureuse.

« C’est une bonne lemme au fond, dit-il ; mais elle est impérieuse, jalouse, et je crains bien qu’en mon absence elle ne fasse tout au monde pour empêcher Biondina de me garder son cœur. Je vous en prie, Signora, allez voir ma fiancée, encouragez-la. Je serais si malheureux si elle m’oubliait ! »

Pendant que Zénon parlait, Marietta le regardait attentivement, et comme si elle eût voulu lire dans ses yeux. Comme Orsola, elle fut touchée de l’air naïf et ouvert du jeune matelot, et lui promit d’aller voir Biondina.

« J’y avais déjà pensé, dit-elle ; je veux faire une étude d’après elle, et, puisque sa tante ne veut point lui permettre de venir ici, j’irai à l’île Saint-Georges. Vous pouvez compter sur moi, mon ami. Tenez, voilà pour vous aider à acheter votre pacotille. Adieu, bon voyage et bon retour à Venise la Belle ! »

Zénon mit un genou en terre, et baisa la belle main qui lui tendait un florin d’or. Il remercia vivement Marietta, et quitta le palais Robusti bien plus joyeux qu’il n’y était entré.

Il acheta force perles et petits miroirs, revit son père et quelques amis, et s’embarqua deux jours après sur le même navire marchand qui l’avait rapatrié et s’en allait à Lisbonne et à Bordeaux, pour ne rentrer à Venise que l’année suivante.

 

 

 

 

 

 

III

 

 

ROSALBA GRIMALDI

 

 

Maria Tintorella n’avait pas oublié la promesse faite à Zénon et se préparait de temps à autre à aller passer une matinée dans l’île Saint-Georges. Mais les nombreux seigneurs et les belles dames qui voulaient se faire peinard par elle ne lui en laissaient pas le temps. D’ailleurs, son père, qui ne pouvait se résoudre à la voir s’éloigner sans lui de son logis et lui avait promis de l’accompagner à Saint-Georges, n’était jamais prêt quand elle se trouvait disposée à partir. Le tableau projeté de la peste à Venise restait à l’état d’ébauche depuis plusieurs mois, et le souvenir de Zénon commençait à s’effacer dans l’esprit de Marietta, lorsqu’un jour la dogaresse, la belle Rosalba Grimaldi, dont elle esquissait le portrait, se leva de son fauteuil et s’écria :

« Je suis lasse de rester si longtemps assise, Marietta. Reposons-nous. Je vois là-bas, dans l’ombre, quelque chose qui m’intrigue fort. »

Et, se dirigeant vers l’angle le moins éclairé de l’atelier, la jeune dogaresse alla soulever une draperie qui cachait à demi un tableau inachevé.

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle. Ah ! je devine ! C’est un tableau votif, un souvenir du temps de la peste.

« C’est une belle composition, Marietta ; pourquoi ne l’achevez-vous pas ?

– Je devais y représenter une des rares personnes qui, atteintes de la terrible maladie, ont guéri après avoir fait un vœu à saint Marc, Madame. C’était Biondina, la jeune brodeuse si belle, que vous connaissez bien, je crois.

– Elle a travaillé quelquefois pour moi, dit la dogaresse ; mais je la croyais morte. Je suis charmée qu’elle soit vivante. Pourquoi n’a-t-elle pas posé ? »

Marietta le lui dit, et la dogaresse s’écria :

« Mais il faut aller la chercher, cette ressuscitée, quand ce ne serait que pour faire pièce à sa vieille fée de tante. Allons-y tout de suite dans votre gondole, ce sera très amusant. Si la vieille se fâche, je la menacerai de la faire mettre aux Plombs.

– Mais, dit Marietta, qui connaissait l’humeur jalouse du doge, Son Altesse vous croit ici pour la journée, Madame.

– Le doge est allé à Trieste, Marietta, et ne revient que demain. Je lui ai promis de passer la journée avec vous, mais non pas de rester enfermée. D’ailleurs, j’irai incognito, habillée comme tout le monde ; j’ôterai cette corne d’or, si lourde, et pour quelques heures je ne serai plus dogaresse, mais l’heureuse Rosalba d’autrefois.

– Vous avez pourtant bien souhaité le rang que vous occupez, Madame, et j’étais là le jour où, pour la première fois, essayant votre coiffure ducale, vous étiez aussi joyeuse et triomphante que vous êtes belle. Et il n’y a pas un an de cela !

– C’est vrai ! mais en un an on apprend bien des choses ! » dit en soupirant la jeune femme. Elle se détourna, et alla s’accouder sur le balcon.

Marietta s’était remise à peindre. Bientôt la dogaresse, quittant le balcon, revint à elle.

« J’ai grand mal à la tête, Marietta, dit-elle. Allons à l’île Saint-Georges. Nous reprendrons notre séance après. Donnez-moi un voile noir et une de vos robes les plus simples. J’emmènerai ma vieille nourrice seulement. Le reste de rues gens m’attendra ici. Nous prendrons votre gondole noire, et personne ne devinera notre sortie.

– Comme il vous plaira, Madame. Après tout, aller en plein jour visiter deux pauvres femmes à l’île Saint-Georges ne pourrait prêter à la médisance, quand même on vous reconnaîtrait. Mais il ne faudra pas menacer des Plombs ! » ajouta-t-elle en riant.

Elle emmena dans sa chambre la belle dogaresse, lui aida à revêtir une robe de soie de Florence d’une couleur sombre, cacha sous un voile noir sa chevelure dorée, prévint la nourrice, et, laissant les dames et les pages de la princesse agréablement occupés à jouer aux des et à babiller en croquant des bonbons dans la galerie qui précédait l’atelier, Marietta et ses compagnes descendirent un escalier de service et s’embarquèrent dans la gondole qui servait habituellement au Tintoret et à sa fille. Les gondoles peintes et dorées qui avaient amené la dogaresse et sa suite au palais Robusti restèrent amarrées au bas de l’entrée d’honneur, et personne, hors le gondolier du Tintoret, ne se douta que le peintre et son modèle avaient interrompu leur séance et voguaient incognito vers l’île Saint-Georges.

 

 

 

 

 

 

IV

 

 

MARTHA

 

 

Près une année s’était écoulée depuis le départ de Zénon ; aucune nouvelle du jeune marin n’était parvenue à sa fiancée, et Martha, qui connaissait le triste destin de Zénon, avait réussi à le cacher à Biondina. Le vaisseau qu’il montait, pris par les corsaires d’Alger, n’était point revenu, et tout l’équipage attendait sa délivrance avec des milliers d’autres captifs. Zénon n’était point un personnage assez important pour que la république de Venise le comprit dans les échanges de prisonniers qu’elle faisait parfois avec le dey d’Alger, et il n’avait point de famille qui pût offrir une rançon. Il avait donc à peu près perdu l’espoir de revoir son pays, et, triste esclave d’un marchand d’Alger, passait son temps à porter des fardeaux comme une bête de somme. La nuit seulement il pouvait se reposer, et, montant sur le. toit en terrasse de la maison, il regardait tristement la mer en songeant à Venise et à Biondina.

Elle aussi regardait les flots, et priait sans cesse pour le retour de Zénon. Ses forces revenaient lentement, et les soins que prenait d’elle Martha étaient plutôt faits pour entraver la convalescence de la jeune fille que pour la hâter. Elle retenait Biondina au logis, sans lui laisser voir personne. Triste et sauvage, Martha n’aimait plus au monde que sa nièce ; mais elle lui témoignait son affection d’une manière heureusement fort rare.

« Ma chère enfant, lui disait-elle, je voudrais t’épargner les peines de la vie, et que mon expérience servît à t’en préserver. Crois-moi, ne te marie pas, et surtout pas à un matelot. C’est un martyre que d’être la femme d’un marin. Je l’ai subi vingt ans, et enfin la mer m’a tout enlevé, mari et enfants, et je suis restée seule. J’avais demandé à père de venir habiter près de moi quand il perdit ta mère. Il me refusa, et ce refus me fit tant de peine, que je cessai de le voir. Ce fut par hasard que j’appris sa mort, et/alors j’allai te chercher, pauvre enfant ! Écoute, je n’ai que toi, tu n’as plus personne : ne nous quittons jamais. Tu mériteras de ma petite maison, de mes figuiers. Nous vivons si tranquilles !...

– Oui, bonne tante, disait Biondina, je veux bien rester avec vous ; mais j’ai promis à Zénon, du vivant de mon père...

– Zénon ne reviendra sans doute jamais, ma fille, n’y pense plus. Je te défends d’y penser. »

Et, de crainte que d’autres conseils que les siens ne vinssent ranimer les espérances de la pauvre Biondina, elle éloignait d’elle les jeunes filles du voisinage, et ne la laissait causer que rarement avec une ou deux vieilles femmes que Martha avait prévenues. Biondina se mourait d’ennui. Elle filait du matin au soir, et restait à demi étendue sur la terrasse, qu’abritait une treille, les yeux fixés sur la mer. Martha allait et venait, rangeant et dérangeant son petit ménage, cultivant son jardin et soignant ses poules et ses pigeons. De temps à autre un marchand venait acheter du fil dans l’île Saint-Georges, et ne manquait pas d’entrer chez Martha. Biondina le guettait et lui demandait des nouvelles de Venise.

« Comment va la signora Maria Robusti ? dit-elle un jour.

– À merveille ; elle fait les portraits des plus belles patriciennes. L’empereur l’a fait prier d’aller à Vienne, mais elle a refusé.

– Et à Burano, travaille-t-on toujours beaucoup ?

– Mais oui ; c’est là que je porte votre fil ; les dentellières le trouvent bon.

– Ma mère était de Burano, dit Biondina. Elle m’avait appris à faire la dentelle. Signor Matteo, quand vous reviendrez, de grâce, apportez-moi un modèle de collet sur parchemin. Je voudrais me remettre à faire un peu de dentelle. Cela me distrairait mieux que cette éternelle quenouille.

– Je n’y manquerai pas », dit Matteo ; et, en s’en allant, il dit tout bas à Martha : « Il ne faut rien refuser à cette pauvrette. Le mauvais œil l’a touchée. Elle est bien malade, qu’en dites-vous ?

– Eh non ! dit Martha, ce n’est qu’un peu d’ennui. Elle pense à son fiancé, qui est parti et ne reviendra pas. Quand elle l’aura oublié, elle se portera bien. C’est l’affaire d’un an ou deux.

– Oui-da ! fit Matteo, mais en a-t-elle trois à vivre ? »

 

 

 

 

 

 

V

 

 

L’INVENTION DE BIONDINA

 

 

L’hiver vint, et, cette année-là, fut très froid, si bien que Biondina dut garder la chambre, où Martha eut soin d’apporter deux fois par jour un petit brasero.

Un matin, Biondina, encore couchée et à demi éveillée, regardait la petite madone placée dans une niche creusée à même la muraille, et qu’elle avait ornée d’une guirlande de fleurs en coquillages. Le soleil venait de se lever, et son premier rayon alla frapper la coraline donnée par Zénon, la dentelle des Sirènes, que Biondina avait placée aux pieds de la sainte Vierge.

Pauvre Zénon ! se dit Biondina, où est-il à présent ? Le reverrai-je ? Oh ! oui, n’est-ce pas, sainte Vierge, étoile de la mer, vous me le ramènerez ? Cette jolie dentelle, recueillie par lui dans l’île qui devait être son tombeau, ne me présage-t-elle pas qu’il verra un jour sur ma tête le voile des mariées ?

Et, soit qu’elle n’eût jamais jusqu’à ce jour considéré attentivement la dentelle des Sirènes, soit que l’éclat du soleil levant prêtât une nouvelle beauté à cette merveilleuse végétation marine, Biondina se prit à l’admirer comme elle ne l’avait pas encore fait.

La veille, Matteo lui avait apporté un dessin de collerette, assez grossier, tracé sur parchemin. L’idée vint à Biondina d’imiter sur ce canevas aux lignes confuses les ajours délicats, les reliefs et les capricieux enroulements du treillis de corail enchevêtrés de nœuds en relief, de chatons, de torsades élégantes et fines.

Elle commença cet ouvrage, y prit goût, et trouva bientôt que le temps marchait vite et que la tristesse se dissipait quand, l’aiguille à la main, elle ajoutait une nouvelle fleur, un ornement de plus au merveilleux dessin qu’elle inventait à mesure. Martha, elle-même, séduite par la beauté du travail de sa nièce, s’intéressait à l’invention de Biondina.

« Penses-tu que tu vendrais cela un bon prix ? lui dit-elle.

– Mais je ne pense pas à le vendre, ma tante. J’en voudrais bien faire ma parure de noces. »

Martha haussa les épaules, et sortit en se demandant si après tout, elle ne ferait pas mieux de dire à Biondina la captivité de Zénon que de la laisser ainsi se bercer d’inutiles espérances.

 

 

La belle saison était revenue, et Biondina travaillait assise au jardin, lorsqu’elle entendit plusieurs voix dans la maison. Ce n’étaient pas les voix un peu rudes des voisins de Martha, mais les accents harmonieux et doux du dialecte vénitien le plus élégant. Biondina, surprise, se leva et s’avança vers la maison, et, à sa grande joie, aperçut Maria Tintorella. Elle courut à elle, lui baisa les mains, et, tout heureuse de revoir son ancienne protectrice, s’écria :

« Enfin, Signora, vous vous êtes donc souvenue de votre pauvre petite servante ?

– Mais, dit Marietta, je t’avais envoyé chercher plus d’une fois, et ce n’est pas ma faute si ta tante a refusé de te laisser venir. Aujourd’hui je compte bien t’emmener. J’ai absolument besoin de toi pour finir mon tableau. N’est-ce pas, Martha, que vous permettez à Biondina de venir passer le reste de la semaine au palais Robusti ? J’en aurai soin et vous la ramènerai saine et sauve, à moins que vous ne préfériez venir avec elle. »

Martha, qui ne s’attendait nullement à cette proposition, parut hésiter.

« Je ne sais si je dois... » dit-elle.

Mais la signora Rosalba s’écria :

« Je le veux, moi, et cela sera. Allez faire vos préparatifs, Biondina, nous partirons dans un quart d’heure. »

Et tournant le dos à Martha, elle passa dans le jardin.

Martha toisa la jeune femme d’un air étonné.

« Vous avez une suivante bien impérieuse, Signora, dit-elle à Martha.

– La signora Rosalba n’est pas précisément ma suivante, dit, Maria en souriant ; je vous conseille de ne pas la contrarier, Martha. Viens avec moi, Biondina. »

Elles suivirent Rosalba au jardin, et Martha, restée seule avec la vieille nourrice, essaya de l’interroger. Mais la nourrice était la discrétion même, et ne voulut pas révéler le nom de la dame au voile noir.

Martha, vexée de ce mystère, déclara qu’elle resterait chez elle, et défendrait à sa nièce de suivre la signora Maria.

Elle s’assit, prit sa quenouille, décidée à ne pas plus bouger qu’un terme. La nourrice s’assit en face d’elle, tira son chapelet, et se mit à le réciter fort dévotement.

Pendant ce temps, les deux belles Vénitiennes se promenaient au jardin, et Biondina, dans sa chambre, se hâtait de faire un petit paquet de ses habits du dimanche.

Son ouvrage était resté au jardin, posé dans une petite corbeille, sur le banc de pierre qu’ombrageait le figuier.

Rosalba, tout en errant parmi les touffes de fleurs et les planches de légumes, passa près du banc et aperçut la dentelle.

« Regardez donc ceci, Maria, dit-elle. Voici une dentelle d’une espèce inconnue. Que c’est joli ! »

Maria, prenant l’ouvrage de Biondina, le posa sur la manche de soie brune de sa compagne, et l’effet du riche dessin charma Rosalba.

« Jamais je n’ai rien vu de si joli, s’écria Rosalba. Qui a donc appris à Biondina à faire de telles merveilles ? »

Biondina arrivait au même instant. Elle rougit de plaisir en entendant les louanges de Rosalba, et lui parla du présent que lui avait fait Zénon.

« Quel est ce Zénon ? » demanda la jeune dame.

Biondina, heureuse de parler de son fiancé, conta toute son histoire, et montra la dentelle des Sirènes.

« Je vous achète cette collerette, dit Rosalba, et il faut me faire tout de suite les manchettes pareilles. Je veux qu’elles soient peintes dans mon portrait que fait la signora Maria. Ainsi, dépêchez-vous.

– La collerette n’est pas finie, Signora, dit Biondina, et il me faudrait une année pour faire les manchettes assorties. Du reste, cette dentelle n’est pas à vendre ; je veux la mettre le jour de mes noces.

– Mais je veux l’avoir, moi ! fit Rosalba, et je vous la payerai aussi cher que vous voudrez.

– Ne refuse pas, Biondina, dit Maria tout bas à la jeune fille ; ne refuse pas, tu t’en repentirais. Avec l’argent que tu recevras, tu pourras acheter des choses bien plus utiles qu’une collerette. Je suis sûre que ta tante te conseillera comme moi. Viens la consulter. »

Elles rentrèrent dans la maison, tandis que Rosalba continua sa promenade.

Martha, bien entendu, s’écria qu’il fallait vendre la dentelle, et non pas la garder pour en faire un atour de noces.

« Qui sait si tu te marieras ? dit-elle ; qui sait si Zénon reviendra jamais ? Il est peut-être mort.

– Oh ! ne dites pas cela ! s’écria Biondina ; s’il est mort, je veux mourir aussi. » Et elle fondit en larmes.

« Allons, calme-toi, dit Martha émue de pitié. Il n’est pas mort, mais il n’en vaut guère mieux. Il est esclave à Alger.

– Esclave ! en êtes-vous sûre ? Eh bien ! s’il est esclave, il faut le racheter. Signora Maria, vous êtes bien puissante à Venise, vous connaissez le doge. Oh ! de grâce, demandez-lui de racheter Zénon. Si vous obtenez cela, je vous donnerai ma belle dentelle, et je vous en ferai une autre encore, deux, trois, tant que vous voudrez.

– Je ferai tout le possible pour délivrer Zénon, dit Maria ; mais d’abord il faut que tu viennes avec moi. Laissez-la partir, Martha. Je vous la ramènerai samedi. Voulez-vous venir avec elle ?

– Certes non ! dit Martha ; je ne puis abandonner ma maison et mes bêtes. Qu’elle s’en aille où bon lui semblera. C’est une ingrate. »

Biondina eut beau la caresser, lui assurer qu’elle reviendrait plus tôt encore que la signora Maria ne l’avait dit, Martha lui tint rigueur, et la laissa partir sans vouloir l’embrasser.

« Allons, embarquons-nous, dit Rosalba. Petite, n’oubliez pas ma dentelle ; vous la finirez à Venise, et, telle qu’elle est, d’ailleurs, Maria pourra l’esquisser sur mon portrait.

– La signora Maria fera ce qu’elle voudra, dit Biondina ; mais la dentelle ne vous appartient pas, Signora. Elle est promise.

– Promise à qui rachètera le fiancé de Biondina, se hâta de dire Maria, un pauvre matelot, captif des Maures d’Alger. J’ai promis d’en parler au doge. Prenez patience, Signora.

– Je comprends », fit Rosalba en souriant.

Tout en parlant, elles étaient arrivées au bord de la mer. La traversée fut rapide, et Maria, remettant Biondina aux soins d’Orsola, rentra chez elle avec la nourrice et la fausse suivante.

Au bout d’une demi-heure, Biondina fut appelée. Orsota lui dit de prendre sa dentelle, et l’introduisit dans l’atelier.

Elle vit alors, resplendissante de parure et de beauté, la jeune dogaresse couronnée de sa coiffure traditionnelle, et assise devant Maria Tintorella. Tout interdite, la Biondina n’osait s’approcher.

« Vous vouliez me faire solliciter le doge, lui dit Maria ; voici une dame qui est toute-puissante auprès de lui. Ne devinez-vous pas ce qu’il faut faire, Biondina ? Votre esprit serait-il moins délié que les fils de votre dentelle ? »

Biondina, toute tremblante, vint s’agenouiller devant la dogaresse, et, lui présentant le merveilleux tissu, ne put. dire un seul mot ; mais ses yeux parlaient pour elle, et Rosalba s’écria :

« Foi de princesse, ma fille, je vous ferai rendre votre fiancé, dût la sérénissime république brûler Alger ! Cette dentelle vaut la rançon d’un roi. »

Et, la posant sur ses épaules, elle s’admira longtemps avant de se résoudre à la rendre à Biondina.

 

 

 

 

 

 

ÉPILOGUE

 

 

Est-il besoin d’ajouter que peu de temps après les Pères de la Merci, à l’aide des sequins’ de Rosalba Grimaldi, rachetèrent Zénon et le ramenèrent à Venise ? Il obtint le consentement de Martha, épousa Biondina et vécut heureux avec elle dans l’île Saint-Georges, entouré de nombreux enfants, parmi lesquels on compta autant de marins que de dentellières.

La magnifique dentelle inventée par Biondina, et illustrée par le pinceau de Maria Tintorella, prit le nom de point de Venise 2, et pendant tout le XVIe et le XVIIe siècle fut la parure favorite des plus grands personnages de l’Église et du monde. Sa renommée a survécu à la puissance de Venise, et les rares et précieux morceaux qu’on en possède sont encore estimés autant que les toiles des maîtres vénitiens.

N’est-il pas gracieux à rappeler que toute cette richesse eut pour origine l’humble présent rapporté à sa fiancée par un pauvre matelot, et ne voit-on pas que la main de la Providence avait ouvré pour lui, au sein des flots, la dentelle des Sirènes ?

 

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE, L’Arc-en-ciel.

 

 

 

 

 

 

 



1 Hali media opuntia, de Linnée.

2 Histoire de la dentelle, par Mme Bury Palliser, traduite par Mme la comtesse de Clermont-Tonnerre. (Paris, Firmin Didot, p. 44.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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