L’horloger de Nuremberg
À M. LE COMTE MAURICE D’ANDIGNÉ
par
Julie LAVERGNE
I
Nuremberg en 1595.
Je voudrais par delà les monts et les nuages
M’élancer comme l’aigle au vol audacieux,
Me plonger dans l’éther, dominer les orages,
Et, dédaignant la terre, arriver jusqu’aux cieux.
H. DE L.
C’ÉTAIT jour de foire. Une foule bruyante et parée remplissait les rues de Nuremberg. La grand’place était couverte de boutiques pavoisées où s’étalaient les plus riches marchandises de la Bavière et des pays étrangers. Le soleil avait brillé toute la journée et ses derniers rayons illuminaient encore le faîte des trois cent soixante-cinq tours de l’enceinte fortifiée de la ville, ses grands toits rouges, ses nombreux clochers, les flèches rivales des églises de Saint-Sébald et de Saint-Laurent, et les murs crénelés du vieux château des Burgraves.
Dans les rues étroites et sinueuses, l’obscurité se faisait déjà, les lampes s’allumaient, et les foyers, vivement attisés par les ménagères qui préparaient le souper, envoyaient aux plafonds et aux vitres des maisons des lueurs rutilantes et mobiles. L’heure fixée pour la fermeture des boutiques foraines allait bientôt sonner, et les marchands, tout en expédiant encore quelques affaires, se hâtaient de ranger et de fermer leurs pavillons de planches. L’un d’eux, vieil horloger réputé quelque peu sorcier, qui était célèbre à Nuremberg pour avoir construit la belle horloge de Saint-Laurent, s’apprêtait à fermer les cassettes où il avait déjà serré ses montres, lorsqu’un très jeune homme, grand et beau, qui avait passé et repassé plus de dix fois dans la journée devant sa boutique, s’arrêta devant lui, et d’un air embarrassé lui dit :
– Maître Hyrcanus, je voudrais bien vous acheter une montre.
– Vous vous décidez un peu tard, monsieur le chevalier d’Ittenbach, dit l’horloger : dans dix minutes il faut que ma boutique soit fermée, et j’ai déjà serré une partie de mes marchandises. Enfin, pour vous obliger, je vais rouvrir une de mes boîtes. – Est-ce une très belle montre que vous voulez ? » Et en disant ces mots, le rusé marchand, du coin de l’œil, inventoriait le costume de l’acheteur. Assurément les habits du jeune homme n’indiquaient pas la richesse. Un pourpoint et un manteau de drap vert un peu râpé, de grandes bottes en cuir de Cordoue, une fraise en point coupé, très blanche, mais d’un tissu grossier, une épée à poignée d’acier et un chapeau de feutre orné d’une plume d’aigle, formaient tout son équipement ; mais sa bonne mine, ses cheveux bruns et bouclés, une grâce et une vivacité extrêmes, jointes à la taille la mieux prise du monde, lui donnaient l’air d’un vrai gentilhomme.
Il l’était en effet ; mais, cadet d’une maison fort déchue, Lorenz d’Ittenbach avait la bourse encore plus légère que la tête, bien que celle-ci le fût passablement. Son frère aîné l’avait voulu mettre d’église, le placer comme page chez le duc de Bavière, le faire étudier à l’université de Wurtzbourg : peines perdues. Lorenz n’aimait qu’à chasser en attendant qu’il trouvât l’occasion d’aller à la guerre. Il vivait dans le château fraternel, dépensant en petites folies son petit revenu, et venant à Nuremberg pour s’amuser, les jours de foire ou de procession. Sa belle humeur lui faisait des amis, et sa bonne mine, comme il arrive toujours, ajoutait à ses autres mérites ce que le vernis ajoute à un tableau.
Donc, tandis que Lorenz d’Ittenbach examinait quelques montres, Hyrcanus lui demanda, quoiqu’il le sût fort bien, quelle était la plume qui ornait son chapeau.
– C’est une plume d’aigle, maître Hyrcanus, et je puis dire que je l’ai gagnée. J’étais monté sur le Westberg pour dénicher des aiglons, j’en avais pris déjà un, lorsque la mère, que j’avais vue partir et que je croyais bien loin, revint à tire d’aile et m’attaqua. J’avais tué la veille son mâle. Elle le savait, pour sûr : j’en jugeai à sa fureur. J’étais cramponné au rocher de la main gauche, n’ayant qu’un couteau de chasse pour me défendre ; saint Hubert me protégea, j’en fus quitte pour quelques coups de bec qui me mirent la main et le front en sang, mais j’abattis la tête de l’aigle. L’oiseau plana un instant sans tête, puis descendit en tournoyant dans le précipice. Je ne rentrai au château qu’après l’avoir retrouvé, je rapportai aussi les aiglons, mais ils sont morts. Combien cette montre ?
– Je vous le dirai demain matin, monsieur d’Ittenbach. Voici la cloche qui sonne. Veuillez me faire l’honneur de venir demain matin, à huit heures, chez moi, rue Saint-Sébald, à l’enseigne du Temps. Nous ferons notre marché le verre en main. Une fois le soleil couché, je ne vends plus rien. C’était la coutume de mon père. Si Votre Seigneurie a d’autres engagements, nous nous retrouverons ici même à midi. En attendant, gardez la montre pour voir comme elle va bien et comme elle est jolie.
Lorenz hésita un instant. Hyrcanus avait la réputation d’un magicien, mais Lorenz était brave jusqu’à la témérité, curieux comme une chouette, et possédé du désir d’acquérir la montre, bien qu’il n’eût pas en poche le quart de sa valeur.
– J’irai déjeuner avec vous, maître Hyrcanus ; à demain.
– Je compte sur vous, dit Hyrcanus. – Gnomo ! ici.
Une sorte de monstre, un homme d’une force herculéenne mais dont les jambes étaient si courtes qu’il semblait marcher à genoux, sortit de dessous le comptoir où il était couché comme un chien. Il était tout vêtu de velours d’Utrecht d’un rouge sombre, avec un bonnet de même, enfoncé jusque sur ses sourcils noirs et touffus.
– Allons ! dit Hyrcanus en attirant à lui et plaçant sur ses genoux, ses boîtes fermées, allons, Gnomo, au logis !
Gnomo alors, passant derrière le fauteuil où son maître était assis, fixa sur ses larges épaules un crochet solide, y chargea le fauteuil, l’horloger et ses coffrets, l’un portant les autres, et, se redressant, prit d’un pas ferme le chemin de la rue Saint-Sébald.
Quelques étudiants étrangers, qui erraient sur la place, éclatèrent de rire en les voyant passer, et l’un d’eux dit à une marchande de dentelles qui finissait de cadenasser les volets de sa boutique :
– Quel est donc ce petit vieillard à lunettes qui se fait porter à dos comme un sac de farine ?
– C’est le plus habile horloger de Nuremberg, maître Hyrcanus, dit-elle. Le pauvre homme est paralysé des jambes et ne peut cheminer. Je ne vois pas qu’il y ait là de quoi rire. Priez Dieu qu’il ne vous en arrive pas autant. Maître Hyrcanus était un beau danseur dans sa jeunesse, à ce que disait feu ma mère.
– Son porteur a plutôt l’air d’une brute que d’un chrétien, dit un autre étourdi.
– Prenez garde ; il va revenir souper et coucher dans la boutique. S’il vous entend vous moquer de lui, vous recevrez plus de coups de poing que vous n’avez de rubans à vos chausses, mon petit monsieur.
– Ah ça ! ma petite dame, vous n’êtes pas fort gracieuse pour les étrangers. Qu’est-ce que cela vous fait que je dise mon avis sur ce vilain rustaud ?
– Gnomo, s’écria la marchande, dépêchez-vous ! Il y a là des amateurs qui parlent de vous.
Gnomo, qui arrivait à pas lourds et pressés, fit entendre un sourd grognement, ferma ses poings, et lança un regard de dogue sur les étudiants.
Ceux-ci, ne jugeant pas à propos d’avoir maille à partir avec un pareil ours, se hâtèrent de détaler, et Gnomo, s’enfermant dans la baraque, alluma une lanterne, arrêta les trente ou quarante horloges qui pendaient autour de lui, soupa, et s’étendit sur la paille où il ronfla jusqu’au jour.
II
Les dés.
Après avoir joyeusement soupé dans une des meilleures auberges de la ville, Lorenz voulut jouer son écot avec quelques jeunes étourdis de sa trempe. Il gagna deux ou trois parties de dés, et bientôt sa bourse se remplit si bien qu’il se vit en mesure de pouvoir payer comptant sa montre. Elle faisait tic-tac dans la poche de son pourpoint, les camarades demandaient à jouer encore, et Lorenz, trop beau joueur pour refuser la revanche à ses adversaires, et s’aller coucher sur sa victoire, joua tant et si bien qu’il reperdit, non seulement ce qu’il avait gagné, mais encore son dernier florin. Le couvre-feu était sonné, et l’hôte, inquiet du bruit que faisaient les joueurs, après leur avoir plusieurs fois rappelé que les ordonnances de Son Altesse le duc Maximilien-Emmanuel prescrivaient de fermer les cabarets dès que la cloche du couvre-feu se faisait entendre, et voyant que personne ne songeait à la retraite, prit le parti d’éteindre les lampes. Sans faire la moindre attention aux murmures des joueurs, il leur distribua de petites lanternes, et les fit conduire par ses garçons dans leurs chambres respectives.
Lorenz eut quelque peine à s’endormir, bien qu’il n’eût soupé que très sobrement : il était ennuyé d’avoir perdu son argent, et songeait avec déplaisir à la semonce que lui feraient son frère aîné et sa belle-sœur, gens fort raisonnables, bienveillants pour lui, mais qui, après tout, auraient beau jeu à lui dire que, s’il était gueux, c’était bien sa faute.
Il s’endormit pourtant, et rêva qu’il avait des ailes et s’en allait dénicher des aiglons. Il n’en trouvait point dans l’aire aérienne où il arrivait d’un vol rapide, mais il dénichait des œufs d’or ; il en remplissait ses poches, en fourrait dans son haut-de-chausses, dans son chapeau, dans son mouchoir.
– Me voilà riche pour la vie, se disait-il ; serrons-les bien.
Hélas ! la méchante aurore vint réveiller les coqs, et ces impitoyables chanteurs, d’une voix aiguë, firent envoler les songes. Lorenz s’éveilla, et entendit près de lui un bruit inusité. C’était la belle montre d’argent niellé ; la montre qu’il allait être forcé de rendre, faute d’argent, hélas ! grâce à ces maudits des !
Lorenz se leva en soupirant, et fit sa toilette. Tandis qu’il allait et venait dans sa chambre, il vit sa figure dans un miroir et se dit :
– Allons donc ! je suis bien fou de me tourmenter ainsi. Maître Hyrcanus n’est point un Turc, ni un Juif. Il me fera crédit, sur ma bonne mine ; en quelques coups de des je regagnerai ce que j’ai perdu, et, après tout, c’est bientôt la fin du mois ; mon frère me donnera ma pension, et d’ailleurs.... » Et il se mit à fredonner, sur un air de son invention, un proverbe italien qu’un pauvre artiste lui avait appris. Cent’anni di malinconia non pagano uno quattrino di debita.
Il descendit l’escalier en laissant sa rapière heurter les marches, les gens qui se lèvent matin n’ayant pas de plus grand bonheur que d’éveiller ceux qui voudraient dormir, et, le chapeau sur l’oreille, l’air joyeux et confiant, s’achemina vers la rue Saint-Sébald.
La maison d’Hyrcanus, construite en briques et pans de bois, avançait sur la rue deux étages surplombants, dont les petites fenêtres irrégulières étaient ornées d’encadrements sculptés représentant les figures d’hommes et d’animaux les plus fantastiques et grimaçantes que l’on pût voir. La boutique n’était pas fort claire, aussi l’horloger n’y travaillait pas, et son établi occupait une pièce assez vaste qui s’ouvrait sur le jardin. Au-dessus de la porte de la rue, entre les deux fenêtres du premier étage, un maître sculpteur du XIVe siècle avait représenté le Temps. Sa grande faulx, sa grande barbe et son air furieux faisaient la terreur des petits enfants, mais les pigeons des voisins ne s’en effrayaient pas, et il était rare que l’on passât rue Saint-Sébald sans voir un d’entre eux tranquillement perché sur la tête chenue, les ailes ou la faulx du Temps.
Lorsque Lorenz d’Ittenbach entra chez Hyrcanus, la vieille servante était à ses fourneaux, un apprenti balayait la boutique, et Hyrcanus, assis dans un fauteuil roulant, s’occupait à remonter une horloge. Il reçut Lorenz avec de grandes politesses, et, manœuvrant lui-même, roula son fauteuil dans une petite salle où deux couverts étaient mis sur une table recouverte du plus beau linge de Flandre. Un déjeuner simple, mais excellent, fut servi dans de la vaisselle d’argent, et, au dessert, Hyrcanus, congédiant l’apprenti, offrit à Lorenz un verre de vin de Xérès digne d’être présenté à l’empereur d’Allemagne. Jusque-là on n’avait parlé que de choses indifférentes. Lorenz voulut entamer le chapitre qui le préoccupait, mais Hyrcanus se hâta de lui dire qu’il ne conclurait rien avant huit jours.
– Il faut d’abord essayer la montre, dit-il, et d’ailleurs j’ai un service à vous demander. Vous êtes gentilhomme, Monsieur, et je sais que jamais un Ittenbach n’a manqué à sa parole. Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais vous dire ?
– Volontiers, dit Lorenz, à qui les manières ouvertes d’Hyrcanus et son hospitalité avaient ôté toute méfiance, volontiers. Je vous en donne ma parole. Voici ma main.
Hyrcanus serra dans ses doigts maigres et nerveux la main fraîche et vigoureuse du jeune chasseur, et, baissant un peu la voix, lui dit :
– Si vous vouliez bien me donner les plumes de six grands aigles, la montre serait à vous et je demeurerais votre très obligé. Mais j’ai absolument besoin de six aigles.
– Vous les aurez ! s’écria Lorenz, dussé-je aller les tuer jusque sur le mont Tonnerre. Mais que voulez-vous faire de six aigles, maître Hyrcanus ?
– C’est mon secret, monsieur Lorenz. Si vous voulez mettre le comble à ma satisfaction, apportez-moi ces ailes (car je n’ai nul besoin du corps de ces oiseaux), apportez-moi ces ailes en secret, cachées sous votre manteau, et aussitôt la bête prise, afin qu’elles soient encore flexibles. Ne parlez à personne de notre marché, sinon il serait rompu. Du reste, j’ai votre parole : je suis tranquille. Adieu donc, et bonne chasse. Voici l’heure où je dois me rendre sur la place et faire mon métier de marchand. Ah ! monsieur Lorenz, il en est un autre que j’aime bien davantage !
– Faire vos montres ? dit Lorenz.
Hyrcanus haussa les épaules.
– Des montres, dit-il, des horloges ! Il y a des milliers d’hommes qui en font. J’aime à faire une chose inouïe, inconnue, impossible ! Mais il me faut des plumes d’aigle.
– Vous n’en manquerez pas.... Ah ! j’oubliais ! Apprenez-moi à monter ma montre.
Hyrcanus lui donna une jolie clef, une chaîne d’argent niellé comme la montre, et souriant de sa joie, heureux lui-même en espérance, serra la main de Lorenz et envoya l’apprenti dire à Gnomo de venir reporter son maître à la grande place.
III
Au château d’Ittenbach.
Le jour même, Lorenz, ayant encore joué aux des avant le dîner, gagna une petite somme qui lui permit de payer son hôte. Décidé à ne plus risquer les quelques florins qui lui restaient, il donna l’ordre de seller son cheval, et sans écouter les instances de ses amis, qui voulaient l’emmener voir un combat de coqs, après lequel on devait danser sur la place, Lorenz partit, marchant au pas, tant qu’il fut dans la ville encombrée. Il franchit la triple enceinte des fortifications, complétées sur les plans d’Albert Dürer, passa les voûtes sonores et les ponts-levis retentissants, et, une fois en rase campagne, mit son cheval au galop. Blum sentait fort bien qu’il retournait au logis, aussi courait-il comme le vent à travers la plaine fertile où les flots pressés de la Peignitz font tourner de nombreux moulins. Mais le terrain s’élevant, et le chemin devenant rocailleux et sillonné de petits cours d’eau qui descendent des montagnes, Blum dut enfin ralentir le pas.
Alors, laissant flotter les rênes, et se fiant à la sagacité de Blum pour éviter les obstacles qu’il rencontrait, Lorenz, tout en chevauchant, regarda le vaste paysage. Les champs cultivés devenaient plus rares sur le bord de la route. Les bruyères, les taillis de plus en plus nombreux, et les chaumières espacées offraient un aspect moins riant que celles de la plaine de Nuremberg. Mais l’air vif des montagnes, le parfum pénétrant des forêts de sapins, et l’horizon qui s’agrandissait, charmaient le jeune chasseur, et au-dessus des cimes, dont il gravissait les premières pentes, au-dessus des cascades tombant comme des rubans argentés le long des parois sombres des rochers à pic, son œil perçant distinguait dans l’azur du ciel des points mobiles, noirs et tournants. C’étaient des aigles qui planaient là-haut, fixant le soleil, ou guettant leur proie, des aigles au vol infatigable.
– Oh ! se dit Lorenz, que ne suis-je sur ces sommets, mon arc à la main ! Mais j’y serai demain.
Après avoir marché quatre heures, il arriva enfin au château d’Ittenbach, situé sur un rocher, qui s’avançait comme un promontoire au-dessus d’un lac, dans une vallée pleine de pâturages. Sans donner un regard aux troupeaux de bœufs qui faisaient l’orgueil de son fière, le baron Georges d’Ittenbach, Lorenz monta au château, conduisit lui-même son cheval à l’écurie, et après avoir veillé à ce qu’il fût bien soigné, se rendit dans la grande salle où la baronne Adélaïde d’Ittenbach était occupée à faire souper ses enfants. Elle avait fort à faire, ainsi que ses deux suivantes, pour contenter cette bande turbulente et capricieuse, dont l’aîné n’avait pas dix ans. Ils étaient huit, quatre garçons et quatre filles, blonds, vermeils, joyeux, charmants et absolument insupportables. À la vue de leur oncle, ils poussèrent des cris de joie, s’élancèrent de leurs sièges, renversant assiettes et gobelets, et le plus petit de tous, étant attaché à sa grande chaise à bras, et ne pouvant suivre le mouvement général, jeta des cris de paon.
– M’as-tu apporté quelque chose de la foire de Nuremberg ? Donne, donne, à moi le premier ! Non, à moi !
Lorenz, prenant sa grosse voix, leur commanda de s’asseoir et de se taire, sans quoi, dit-il, je ne donnerai rien. Puis, quand la petite troupe fut de nouveau alignée autour des écuelles, il sortit de ses poches autant de bonshommes de pain d’épice et de jouets de bois coloriés qu’il y avait d’enfants, et distribua le tout, en commençant par la plus petite fille, ses sœurs, et ensuite les garçons. Il offrit un ruban à chacune des servantes, une petite boîte d’ivoire à sa belle-sœur, et ces cadeaux, quoique de très mince valeur, causèrent de vrais transports de joie.
Une heure après, les enfants, ayant croqué leurs pains d’épices, dormaient, les petites filles leurs poupées dans les bras, les garçons, à côté des débris de leurs jouets déjà rompus, et, le baron Georges étant rentré, les gens raisonnables soupèrent tranquillement.
– Je ne vous attendais pas aujourd’hui, mon frère, dit la baronne : la foire n’est pas finie. N’est-elle pas belle cette année ?
– Elle est comme d’habitude, fort brillante, ma sœur ; mais ayant fait mes emplettes, et me trouvant à bout de finances, j’ai mieux aimé revenir au logis que de m’exposer à la tentation de faire des dettes.
– Quelle merveille ! vous devenez raisonnable, mon frère ! Je vous en félicite. Mais, quelle est cette jolie chaîne niellée ? Je ne la connaissais pas ?
– Regardez-la, ma sœur, n’est-elle pas fort belle ? » Et l’ôtant de son cou, il la posa, avec la montre, sur l’assiette de la baronne.
– Une montre ! s’écria-t-elle. Ah ! qu’elle est jolie ! Je n’en avais jamais vu de si petite ! Celle de Georges est bien le double.
– La mienne est bonne et solide, au moins, dit Georges en fronçant le sourcil, et de plus, elle est payée. Voilà encore une de vos folies, Lorenz. Cette montre vous enlèvera une année de votre revenu, et avec quoi remplacerez-vous vos habits ? Je ne suis pas en état de rien ajouter, cette année, à votre pension, vous le savez.
– Rassurez-vous, mon frère, ma montre est payée, ou du moins le sera bientôt. J’ai fait marché, pour solder mon compte, avec le produit de ma chasse.
– C’est cela, vous allez massacrer nos daims et nos lièvres.
– Non, mon frère, je n’en tuerai pas un. C’est avec des oiseaux de proie seulement que je dois payer ma montre.
– Alors, tuez-les tous, si vous pouvez, et ne vous rompez pas le cou ; mais voilà un singulier marché. Si ce n’était vous qui le dites, je n’y croirais point.
– Rien n’est plus vrai, mon frère ; dès demain, j’entre en campagne contre les aigles.
– Ah ! tant mieux, dit la baronne Adélaïde ; hier encore, ils ont enlevé un petit chevreau blanc, âgé d’un jour, et si joli, si joli, que mes fillettes en ont pleuré. Je vous abandonne les aigles, mon frère, et de grand cœur. Mais, que cette montre est donc belle !
Après le souper, la baronne réunit ses gens pour faire la prière, et le signal du coucher dispersa la compagnie.
III
Au vol.
Lorenz ne dormit guère. Il ne fit que rêver qu’il volait et poursuivait les aigles dans la région des nuages. Sa chambre, grande et voûtée, était éclairée au levant, et dès qu’une lueur blanche et bientôt rose apparut à l’horizon, entre l’échancrure de deux montagnes boisées, il se leva, prit ses habits de chasse, de bonnes guêtres, le pieu ferré qui l’aidait à gravir les rochers, son meilleur arc et ses flèches les plus acérées. Il descendit, sans bruit, à l’office, se munit de quelques provisions, et, sans réveiller personne, sortit par une poterne, dont il avait la clef. Son chien favori, enfermé dans le chenil, le sentit passer, et gémit, le nez sous la porte, mais Lorenz lui dit :
– Tais-toi, vieux Rapp. Je t’emmènerai quand je chasserai le poil et non la plume.
Bientôt il eut gagné la forêt de sapins, dont les flèches d’or du soleil levant commençaient à percer les sombres profondeurs ; il la traversa, gagna les bruyères et les rochers stériles, s’embusqua dans le creux d’un rocher, où il savait que nichaient les aigles, et, silencieux et immobile, attendit leur passage. Bientôt un bruit d’ailes résonna dans l’air calme, et, rapide, un aigle passa. Lorenz tira, mais sa flèche s’alla perdre dans l’espace, et l’aigle dédaigneux continua son essor. « J’attendrai qu’il revienne », se dit Lorenz, et il attendit de longues heures. Il ne s’ennuyait pas. Quand ses yeux, fatigués d’explorer le ciel, s’abaissaient vers la terre, il apercevait au penchant d’une montagne, et campé fièrement sur son piédestal de rochers, le château de Drakenberg. À cette distance, cette forteresse semblait grande comme la main, et il fallait l’œil d’un chasseur pour en distinguer les rares croisées. Mais Lorenz les aurait aisément comptées, et n’en regardait qu’une : celle de la tour de l’ouest, celle où, sur un balcon de pierre perché à cent pieds des fossés, venait s’accouder et rêver, chaque soir, à une heure convenue, Hilda de Nauembourg, la dame de ses pensées.
À cette même heure, excepté les jours où il jouait aux dés, regardait battre des coqs ou des ours, soupait en compagnie, ou se laissait entraîner par le plaisir de la chasse, à cette même heure, Lorenz regardait le soleil couchant et l’étoile du soir, et renouvelait dans son cœur le serment de n’aimer jamais que la belle Hilda.
Si cette charmante personne était aussi peu exacte au rendez-vous des astres que son jeune chevalier, je n’en sais rien, mais assurément elle n’avait pas tant de bonnes raisons que lui pour n’y songer point. Fille d’honneur de la vieille princesse de Drakenberg, la plus sévère et la plus sédentaire des femmes, Hilda, depuis plus d’un an, n’avait pas franchi l’enceinte du château. Le prince de Drakenberg, fils de la princesse douairière, s’absentait souvent, et lorsqu’il était au château, n’y amenait aucun divertissement. C’était l’homme le plus triste de la Franconie depuis qu’il avait perdu sa troisième femme, et l’héritier de son nom, seul enfant qui lui restât de ses trois mariages. Le duc de Bavière voulait remarier le prince de Drakenberg, mais de sottes légendes couraient sur son compte. On disait qu’il avait tué ses trois femmes, et dans toute la Franconie et au delà, pas une noble demoiselle n’eût consenti à l’épouser, malgré ses richesses et sa réputation de bravoure et de loyauté.
Quant à Hilda, orpheline et sans biens, elle avait été confiée, à sa sortie du couvent, à une vieille dame, dont le château était le rendez-vous de toute la noblesse des environs ; mais cette noble et prudente dame, s’étant aperçue qu’Hilda aimait trop à se divertir et avait fort causé, tout en dansant, avec le jeune chevalier d’Ittenbach, lequel n’avait pas un sol, et passait pour un cerveau brûlé, s’était hâtée de placer mademoiselle de Nauembourg chez la vénérable princesse de Drakenberg. Là, damoiselle Hilda apprit à broder de cent façons, à se tenir droite, à se taire, à faire des révérences et à prendre patience, en attendant que ses preuves de noblesse fussent faites, pour entrer comme chanoinesse au chapitre de Prague.
– Que fait-elle à présent ? se disait Lorenz. Ah ! si j’avais les ailes de l’aigle, comme je volerais vers ce balcon, comme j’irais lui dire : Chère Hilda, n’entrez point au couvent. D’un moment à l’autre, je l’espère, la guerre éclatera. Je m’engagerai, je ferai des prodiges de valeur ; le duc de Bavière me donnera des domaines à choisir, dans les contrées que j’aurai conquises. Je me jetterai à ses pieds pour lui dire : Monseigneur, je n’en veux qu’un, un tout petit comté ou marquisat, mais donnez-moi la blanche main d’Hilda de Nauembourg, et daignez signer à mon contrat de mariage.
Midi approchait, et Lorenz aperçut, au loin, dans les plaines aériennes, l’aigle qui revenait chargé de butin. Le lièvre qu’il portait dans ses serres alourdissait son vol. Lorenz visa, le trait partit en sifflant, et l’aigle, frappé au cœur, lâcha sa proie meurtrie, tournoya et vint tomber sanglant à deux cents pas du chasseur, sur une pente couverte de bruyère.
Triomphant, Lorenz descendit et admira la taille gigantesque de l’oiseau. Il coupa ses ailes, et, abandonnant le reste aux corbeaux, il revint à Ittenbach et fit ses préparatifs pour retourner le lendemain à Nuremberg.
V
Maître Hyrcanus.
Afin d’attirer le moins possible l’attention des voisins de l’horloger, Lorenz laissa son cheval à l’auberge, et, portant soigneusement enveloppées les ailes de l’aigle sous son manteau, se rendit sur la grand’place. C’était le dernier jour de la foire, et maître Hyrcanus, entouré d’acheteurs, paraissait fort affairé. Néanmoins il tressaillit de plaisir en entendant la voix de Lorenz, et en voyant son visage joyeux et vermeil apparaître au-dessus des têtes pressées des chalands. Lorenz lui fit un signe d’intelligence.
– À ce soir, Monsieur, lui dit Hyrcanus ; je ne puis rentrer avant la nuit, mais, de grâce, venez souper avec moi.
– C’est convenu, dit Lorenz, et mon bagage ?
– Donnez, donnez ! je vous en prie.
Et tendant la main, il reçut le paquet, soigneusement entouré de toile grise et bien ficelé, que Lorenz lui présentait par-dessus les épaules de deux bons bourgeois.
Hyrcanus le serra précieusement dans son grand tiroir, et une commère s’écria :
– Qu’y a-t-il donc là dedans de si beau ?
– Une peau de daim que je ferai tanner pour nettoyer mes horloges et mes montres, dit Hyrcanus.
Et il continua à débiter ses montres et ses chaînes d’or et d’argent.
Pendant ce temps, Lorenz s’amusait à parcourir la foire. Il reconnut l’intendant de la princesse de Drakenberg qui achetait des étoffes de couleur, et, s’approchant de lui, essaya de lier conversation.
– Votre princesse va donc quitter le deuil ? lui demanda-t-il en le saluant.
– Oui, Monsieur, dit l’intendant en ôtant son chapeau : Dieu veuille que ce soit pour longtemps !
– Amen, de tout mon cœur. Le prince est-il revenu de la cour ?
– On l’attend bientôt, Monsieur. Allons, ajouta-t-il en s’adressant au marchand, dépêchez-vous d’envoyer tout cela à mon auberge, Au Soleil-d’Or. J’ai encore bien des emplettes à faire. Vous ferez toucher le mémoire quand vous voudrez.
Il s’éloigna, et Lorenz le vit acheter des dentelles, des galons d’or, et une foule d’autres objets dont il avait la liste à la main.
– Mademoiselle Hilda de Nauembourg vous a-t-elle donné des commissions ? demanda-t-il à l’intendant.
– Certainement, Monsieur, certainement.
– Ah ! et voudriez-vous lui remettre un petit paquet que quelqu’un désire lui envoyer ?
– Ouais ! fit l’intendant, en clignant de l’œil, volontiers, mais je préviens monsieur que, selon l’usage établi à Drakenberg, le paquet en question passera par les mains de la princesse.
– Merci, dit Lorenz, je vais le quérir.
Et il s’éloigna.
Mais il ne revint pas, et se promena en flâneur jusqu’à l’heure du souper.
Maître Hyrcanus traita son hôte encore mieux que la première fois, et se montra si content des belles plumes d’aigle, que Lorenz ne put s’empêcher de lui dire :
– Mais, enfin, maître Hyrcanus, que faites-vous de ces plumes ?
– Vous le verrez bientôt, Monsieur. Je vous en prie, retournez à la chasse le plus tôt possible. La prochaine fois que vous viendrez, je n’aurai plus cette maudite boutique à garder sur la place. Je vous recevrai dès le matin et vous verrez mon atelier. Contez-moi donc comment vous avez tué cet aigle ?
Lorenz, comme tout chasseur, aimait à narrer ses exploits. À mesure qu’il parlait, Hyrcanus remplissait son verre, et l’attention qu’il prêtait au récit excitait la verve du conteur.
– Savez-vous nager ? lui dit-il tout à coup.
– Oh ! oui, dit Lorenz, à la nage comme à la course je ne connais personne qui puisse me dépasser.
– Et vous aimez courir, escalader les plus hautes cimes, les arbres les plus grands, pourquoi ?
– Pourquoi ? Eh ! pour le plaisir de voir au loin, d’éprouver ma force et mon adresse, de m’imaginer que je vais m’envoler au-dessus des montagnes, dans les nuages, dans le ciel ! Presque chaque nuit je rêve que j’ai des ailes.
– Ah ! dit Hyrcanus, le rêve de vos nuits fut celui de toute ma vie. Écoutez, Lorenz. Dès mon enfance j’ai passé l’année entière courbé sur une table, façonnant l’or et l’argent et les pierreries, ou près d’une forge, toujours enfermé. J’ai vécu ainsi, sauf deux années que j’employai à parcourir l’Allemagne pour me perfectionner dans mon art, et où de longues journées se passèrent en voyages à pied. Mais le dimanche, tout enfant, je montais au clocher, et là, regardant les villes, les campagnes et l’immensité du ciel, je suivais d’un œil d’envie le vol des oiseaux, et de toutes les richesses qu’offrait à mes yeux la terre, de toutes les promesses que la religion nous fait au ciel, je n’enviais qu’une chose. Hélas, j’ai désiré, j’ai cherché ce trésor, et l’âge est venu. Je n’ai plus même de jambes pour me traîner sur cette misérable terre, sur cette poussière où je retournerai bientôt. Mais tant que mon cœur battra, tant qu’une lueur d’intelligence animera mon cerveau, tant que ma main, cette main encore la plus habile de l’Allemagne, pourra tenir un outil, indiquer un point, frémir au contact d’un objet, je poursuivrai mon but, j’essaierai, je chercherai....
– Et quoi donc ? dit Lorenz, ému par l’expression passionnée qui animait les yeux du vieillard.
– Des ailes ! dit Hyrcanus, des ailes !!
VI
L’essai.
Le printemps était fini, l’été s’avançait, et Lorenz, qui avait depuis longtemps déjà porté son sixième aigle au vieil horloger, n’entendait plus parler de lui. Hyrcanus, soit qu’il eût craint d’avoir trop parlé, soit qu’il ne fût pas en mesure de satisfaire la curiosité de son jeune ami, avait décliné sa promesse de lui montrer son atelier.
– Je vous le ferai voir plus tard, lui dit-il, quand j’aurai terminé certain mécanisme qui vous intéressera.
Lorenz commençait à oublier l’horloger. On parlait de guerre, et, avide de nouvelles, il courait le pays et venait souvent à Nuremberg.
Un jour qu’il avait donné rendez-vous à un capitaine recruteur de ses amis, sous le porche de Saint-Laurent, cet ami n’arrivait pas. Une pluie d’orage survint, et Lorenz entra dans l’église. Elle était fort assombrie par les vitraux et les nuages noirs, et quelques femmes effrayées priaient dans la chapelle de la Sainte Vierge. Lorenz, après une courte oraison, regarda l’horloge à la lueur d’un éclair. Elle allait sonner : il s’approcha, comme il le faisait dans son enfance, pour voir les figurines de bois sortir au moment où sonnerait l’heure. Elle sonna, mais saint Michel terrassant le dragon infernal ne parut pas, les anges munis de trompettes restèrent muets, et le coq de saint Pierre ne chanta point. Et alors seulement Lorenz s’aperçut qu’à l’intérieur du petit édifice ajouré qui contenait cette horloge, une lumière brillait et l’on entendait le bruit d’une lime.
Il s’approcha, appliqua son œil aux découpures du bois, et aperçut Hyrcanus assis et travaillant à la lueur d’une petite lampe. Il le salua, et Hyrcanus, reconnaissant sa voix, fit une exclamation de joie.
– Ah ! dit-il, que vous arrivez à propos, monsieur Lorenz. Je ne savais comment vous avertir, et j’ai grand besoin de vous. Mon Gnomo est en pleine révolte. Il me faudra le chasser bientôt, mais je ne puis m’en défaire que quand j’aurai trouvé un homme capable de me rendre les mêmes services que lui. Mais ce n’est pas là mon plus grand souci. Écoutez, il faut absolument que demain vous veniez me chercher en litière et que vous m’emmeniez en rase campagne d’abord, hors de la ville, puis dans un bois bien désert. Il faut que nous soyons seuls, absolument seuls, sauf un palefrenier pour conduire les chevaux, un homme stupide, s’il se peut. Je le paierai bien. Il faut aussi que vous fassiez l’achat d’une armure complète de mailles d’acier, la meilleure et la plus légère que vous puissiez trouver. Il faut me garder le secret, et venir me prendre à ma porte, demain matin, dès huit heures. Est-ce convenu ?
– Tubleu ! comme vous y allez, Hyrcanus ! dit Lorenz en riant. Une litière, des mules, un garçon stupide, ce n’est pas difficile à se procurer, mais encore faut-il quelque finance ; une armure de mailles me plairait, mais cela coûte gros, et quant à aller vous promener au bois demain, c’est sans doute fort agréable, mais on m’a invité à un tir à l’arc suivi d’un banquet, et je vous avoue que je regretterais cette partie.
– Non, vous ne la regretterez jamais, soyez-en certain. Quant à de l’or, en voilà. En voulez-vous davantage ? Vous en aurez.
Et allongeant sa main vers Lorenz, il lui passa une bourse pleine de florins d’or.
– Vous avez un excellent procédé pour lever les objections, dit Lorenz : demain matin à huit heures, je serai au rendez-vous. Avez-vous autre chose à me recommander ?
– Non, non, partez vite. Laissez-moi finir ma besogne. Ah ! quel supplice d’être astreint à concentrer mon attention, à perdre les plus précieuses de mes heures, sur un travail mécanique, quand toute ma pensée est ailleurs, quand je suis si près de toucher le but !
Il se remit à limer avec fureur une barre d’acier, et Lorenz courut chez l’armurier faire emplette du plus beau vêtement de mailles d’acier qu’il pût trouver.
Le lendemain, vers dix heures, la litière qui portait Hyrcanus et un assez volumineux paquet arrivait escortée par Lorenz à cheval, près d’un bois, situé à une lieue de Nuremberg. C’était une propriété du baron d’Ittenbach : elle était entourée de fossés pleins d’eau et fermée d’une grille, et Lorenz, qui aimait à y chasser, en avait toujours la clef sur lui. Lorenz fit arrêter près de la grille, ordonna au muletier de l’attendre, et prenant d’abord le gros paquet, le porta dans le bois et le posa avec précaution au pied d’un chêne, puis il revint prendre maître Hyrcanus, le chargea sur ses épaules, comme il eût fait d’un enfant, et le porta près du mystérieux objet. Puis, retournant sur ses pas, il alla s’assurer que la grille était bien fermée, et revint vers Hyrcanus.
En l’attendant, le petit vieillard n’était pas resté inactif. D’une main adroite, mais tremblante d’émotion, il avait ouvert l’enveloppe que fermaient des courroies de cuir, et il déploya aux regards étonnés de Lorenz une paire d’ailes gigantesques, attachées à une sorte de cuirasse aux articulations compliquées. Lorenz reconnut les plumes de ses aigles, montées avec tant d’art que ces ailes artificielles se repliaient comme celles d’un oiseau vivant.
– Approchez-vous, dit Hyrcanus, là ! Mettez cette cuirasse, mais d’abord, ôtez vos habits et revêtez-vous de l’armure de mailles. Il le faut.
Lorenz, étonné, obéit ; il s’équipa en un tour de main, et apparut à Hyrcanus semblable à un saint Michel, sauf le glaive. Il était si beau ainsi, avec ses grandes ailes repliées, que Hyrcanus s’écria :
– Vraiment, Lorenz, vous semblez plutôt un archange qu’une créature humaine. Mais écoutez : voici l’instant qui va décider si je suis un insensé ou un homme de génie. Approchez-vous, baissez-vous, et sur votre vie, faites ce que je vous dirai, rien de plus, rien de moins. Je vais monter les rouages, imprimer le mouvement à vos ailes. Dès que vous les sentirez frémir, levez les bras en joignant vos mains, comme pour nager, élancez-vous ! – Si j’ai réussi, vous planerez, vous vous dirigerez comme un nageur dans l’eau. Mais ne vous élevez pas, restez près de terre, et quand vous voudrez arrêter ou modérer le mouvement de vos ailes, poussez ce bouton.
Lorenz, souriant, se disait intérieurement : – Ce pauvre homme est fou ; si encore je m’élançais d’un lieu élevé, mais partir de terre, avec ce lourd attirail, cette armure ! Quelle folie !
Pourtant il se baissa vers Hyrcanus, et celui-ci, ayant touché quelques ressorts, lui dit :
– Que sentez-vous ?
– Un battement sur la poitrine, dit Lorenz. Quelque chose qui palpite, comme un cœur d’acier qui s’ajouterait au mien. Et, ah ! mon Dieu ! je me sens soulevé, les ailes s’étendent, mes pieds quittent la terre !
– Nagez ! s’écria Hyrcanus, pâle comme un spectre.
– Je m’envole ! dit Lorenz. Victoire !
Et il se mit à nager dans l’air à vingt pieds de hauteur, tournant, planant, redescendant à volonté, ivre de joie et de surprise, et tandis qu’il planait autour de la clairière, il voyait, autre merveille ! Hyrcanus marchant, courant, suivant tous ses mouvements, l’œil en feu, les bras élevés. La joie l’avait guéri, rajeuni, ce n’était plus le même homme.
– Redescendez ! cria-t-il. Je n’ai monté le mouvement que pour dix minutes. Vos ailes vont se fermer !
Lorenz redescendit, et au moment où il posait le pied sur le gazon, ses ailes se replièrent doucement et le cœur d’acier cessa de palpiter.
L’inventeur et son jeune ami s’embrassèrent alors, et Lorenz s’écria :
– Vraiment, vous devez rendre de grandes actions de grâce au bon Dieu, maître Hyrcanus. Vous marchez !
– Je n’y pensais pas : oui, en vérité, je marche ! Ah ! Lorenz, il me semble que c’est le feu du ciel qui circule dans mes veines. Je me sens fort, agile, comme à vingt ans. Je veux essayer mes ailes !
– Les voici, maître. Voulez-vous aussi l’armure ?
– Non. L’expérience est faite, l’armure sera nécessaire pour faire un voyage aérien, pour braver les flèches et les balles, mais ici, nous ne risquons rien.
Il s’équipa, et bientôt, s’élevant en l’air, plana au-dessus de la tête de Lorenz, non avec la même grâce que lui, assurément, mais tout aussi aisément.
Au moment où il redescendait sur le gazon, les yeux de Lorenz s’étant abaissés vers la terre, il crut voir dans un buisson une tête hideuse, de gros yeux brillants sous des sourcils remplis de vase verdâtre. Saisissant son épée qu’il avait posée à terre, il courut vers cette apparition, mais l’être qu’i1 avait entrevu fuyait déjà, et il l’entendait briser des branches sur son passage et se jeter à l’eau. Lorsque Lorenz arriva au bord du fossé, l’eau était encore agitée, mais il ne vit personne.
Ne sachant s’il avait eu affaire à un homme ou à un animal, il revint vers Hyrcanus, qui s’occupait à envelopper son précieux appareil.
– Retournons à Nuremberg, dit 1’inventeur. Il me tarde d’y être pour perfectionner quelque chose.
– Laissez-moi encore voler un peu, dit Lorenz, je voudrais m’élever plus haut que ces arbres afin de voir si j’apercevrais Drakenberg.
– Qu’avez-vous affaire de Drakenberg ? Il ne faut pas risquer d’être vu. Le plus grand secret m’est nécessaire. Je veux partir pour Vienne, je veux vous faire essayer mes ailes devant l’empereur. Lui seul saura récompenser ma découverte.
– Mais, dit Lorenz, qui vous dit que je me soucie d’aller faire le baladin devant l’empereur ? Je suis de trop bonne maison pour cela.
Hyrcanus tressaillit.
– Quoi, s’écria-t-il, vous me refuseriez ? Ah ! Monsieur, ce serait bien cruel ? Songez donc, j’ai compté sur vous ! où trouverai-je réunis comme en votre personne le courage, l’agilité, l’intelligence ? Quel beau spectacle ce serait pour la cour impériale, que de vous voir tel que vous étiez tout à l’heure, planant dans les airs, semblable à un messager céleste ! Ah ! monsieur Lorenz, ne me refusez pas ! Venez avec moi à Vienne. Je vous donnerai ce que vous voudrez ; je suis riche, très riche, et disposé à tout sacrifier pour jouir de ma gloire, pour devenir, grâce à mon invention, l’homme le plus célèbre de la terre.
– Mais, dit Lorenz, vous n’êtes plus infirme. Qui vous empêche de vous servir de vos ailes ?
– Hélas, dit Hyrcanus, je suis vieux, je suis laid, et d’ailleurs, je le sens, la joie seule m’avait rendu des forces, elles m’abandonnent déjà. Je souffre, mes membres se raidissent. Oh ! Lorenz, ne m’abandonnez pas. Je vous ferai riche, célèbre. Songez donc ! Vous rêvez d’aller à la guerre. Songez quels services pourrait rendre dans les sièges, les batailles, un soldat ailé ?
Lorenz se sentait ébranlé. Cette aventure merveilleuse, ces promesses de fortune rapide le tentaient.
– Je me déciderai peut-être, dit-il, mais laissez-moi encore essayer vos ailes.
Il les essaya de nouveau, se convainquit de l’excellence de l’invention d’Hyrcanus, et ne mit qu’une condition à son consentement, c’est que, la nuit suivante, il ferait un voyage aérien au château de Drakenberg. Hyrcanus, ravi, l’initia à tous les détails du mécanisme, s’assura qu’il gouvernait parfaitement l’appareil, et, rentré à Nuremberg, l’inventeur et son aide attendirent la nuit avec impatience.
VII
Voyage nocturne.
La nuit vint enfin, calme et sereine, mais sans lune, et les étoiles étincelantes dans un ciel sans nuages éclairaient doucement les clochers de Nuremberg, lorsque Hyrcanus, appuyé sur un bâton, et Lorenz portant ses ailes se rendirent au fond du jardin de l’horloger ; lequel jardin était situé près des remparts. Le couvre-feu était sonné depuis longtemps et tout dormait. Une petite porte fut ouverte par Hyrcanus ; elle donnait près d’un escalier qui montait au rempart. Lorenz s’équipa, serra la main du vieillard et gravit l’escalier. Bientôt Hyrcanus entendit un bruit d’ailes et vit une forme noire s’élancer dans les airs. Il prêta l’oreille. La sentinelle placée sur une tour voisine n’avait rien entendu. L’heure sonna, et la voix lointaine du guetteur placé sur le beffroi cria :
– Tout est tranquille. Priez pour les trépassés !
Hyrcanus, inquiet, s’enveloppa d’un manteau fourré et attendit, sans pouvoir se résoudre à rentrer chez lui. Il compta les heures avec anxiété. Minuit, deux heures, trois heures résonnèrent dans les clochers. Les étoiles commençaient à pâlir et l’angoisse serrait déjà le cœur d’Hyrcanus, lorsqu’un frémissement d’ailes lui fit lever la tête, et que Lorenz, pâle et exténué, s’abattit près de lui. Hyrcanus lui fit boire un cordial et l’accabla de questions.
Lorenz se remit promptement, ôta ses ailes intactes, et, soutenant les pas de l’inventeur, le ramena dans la maison. Ils firent du feu et prirent quelque nourriture. Mais Lorenz restait sombre et silencieux. Il dit à Hyrcanus qu’il était obligé d’aller à Ittenhach et ne le reverrait que dans deux jours. Hyrcanus le supplia de ne pas rester plus longtemps chez son frère, et lui promit d’employer ces deux jours à faire les préparatifs du voyage à Vienne. Ils se quittèrent au lever du soleil, et Lorenz ne tarda pas à franchir les portes de Nuremberg.
Bientôt, tout en chevauchant dans la campagne où les moissonneurs travaillaient déjà, Lorenz, brisé de fatigue, revit en esprit ses aventures nocturnes, et se demanda s’il n’avait point rêvé.
D’abord, d’un essor calme et rapide, il avait volé vers les montagnes et, à la douce clarté des étoiles, aperçu les tours de Drakenberg où flottait la bannière seigneuriale. Malgré l’heure avancée (il était plus de minuit), des lumières brillaient à plusieurs croisées. Mais une seule intéressait Lorenz. C’était la petite lampe qui éclairait la chambre d’Hilda, au sommet de la tour de l’ouest. Afin de n’être pas aperçu du veilleur, placé sur le donjon, Lorenz abaissa son vol, et, rasant les murailles, s’éleva sans bruit et vint aborder au balcon d’Hilda. Sa fenêtre était ouverte. N’osant entrer, il appela doucement et frappa aux vitraux. Profond silence. Il avança la tête : la chambre était vide. Quelques vêtements épars, une cassette ouverte d’où sortait un fil de perles et un bouquet de roses étaient placés sur le lit, qui n’avait pas été défait. La chambre était en désordre, mais pleine de parfums et d’un air de fête.
Quelques lointains accords de musique arrivèrent aux oreilles de Lorenz. Il ressortit, et, reprenant son vol, franchit les courtines de la muraille de l’ouest, et vint planer dans la cour du château. Elle était fort grande, et, au centre, appuyée au donjon, s’élevait la chapelle. Tout le château paraissait désert, quoique assez éclairé ; mais la chapelle était pleine de monde et si bien illuminée, que les figures des vitraux resplendissaient. C’est là qu’on chantait ; la porte était close.
Lorenz plana au-dessus des différents bâtiments. Il vit des serviteurs ivres qui se partageaient les débris d’un festin, et buvaient à la santé des maîtres du château. Il tourna autour de la chapelle, et apercevant enfin une verrière où manquait un assez grand morceau de vitrage, il put voir ce qui se passait à l’intérieur. Le chapelain du château bénissait un mariage. Le prince de Drakenberg, vêtu de brocart pourpre, redressait sa haute taille, et portant avec dignité son collier de la Toison-d’Or, ses cinquante ans, sa barbe grise et son noble front blanchi sous le casque, conduisait à l’autel une dame voilée, d’une taille gracieuse, et dont la longue jupe de damas blanc et argent était portée par deux belles jeunes filles. Aucune d’elles n’était Hilda, et Lorenz la chercha vainement des yeux dans l’assistance ; mais lorsque la cérémonie, qui touchait à sa fin fut terminée, la mariée revint à son prie-Dieu, et le pauvre Lorenz reconnut Hilda, belle, souriante et triomphante.
S’il n’eût pas été cramponné aux grilles qui protégeaient le vitrail, il fût tombé, oubliant ses ailes. Il pâlit, devint froid, puis le sang revint violemment à son visage, ses oreilles bourdonnèrent, la colère chassa la douleur, et, s’élevant en l’air, il partit à tire-d’aile.... Mais bientôt il revint sur le balcon d’Hilda, posa dans sa cassette un ruban, un gant, des fleurs qu’il tenait d’elle, déchira une belle dentelle, effeuilla les roses, et eût encore fait d’autres folies, sans doute, mais il entendit du bruit dans l’escalier. Alors, d’un nouvel essor, il reprit à travers les airs silencieux le chemin de Nuremberg.
Oui, c’était comme un rêve, et pourtant c’était vrai. Que la poitrine de l’homme se couvre de la cuirasse du guerrier, du froc du moine, de la bure ou de la pourpre, qu’elle se pare des diamants des rois, ou dérobe les ailes de l’aigle, hélas ! le cœur n’en reste pas moins vulnérable, et toutes les richesses et les inventions du monde ne peuvent rien pour apaiser ses douleurs.
Lorenz chevauchait donc tristement, sans même regarder les montagnes dont il s’approchait et les aigles planant au ciel, lorsqu’il entendit résonner des trompettes.
Blum dressa l’oreille : Lorenz se haussa sur la selle et regarda de tous côtés. Au détour du chemin ; il aperçut un gros de cavaliers qui venaient à sa rencontre, enseignes, déployées, plumet et lambrequins au vent. Son frère était à la tête de la troupe, armé de pied en cap. Il cria en l’apercevant :
– Arrivez donc, Lorenz, que faites-vous à Nuremberg ? Un message du duc de Bavière est arrivé cette nuit. Il nous appelle. La guerre est déclarée. Il faut que l’un de nous reste à Ittenbach pour garder le château, et que l’autre parte à la tête de mes vassaux. Le duc me laisse le choix. Ittenhach est une forteresse importante et qui pourrait bien être assiégée.
– Restez-y, je vous en supplie, mon frère, dit Lorenz, laissez-moi vous remplacer à l’armée. C’est mon plus cher désir, vous le savez.... N’est-ce pas mes amis, que vous serez contents de m’avoir pour capitaine ?
– Vive le chevalier Lorenz d’Ittenbach ! s’écrièrent les douze hommes d’armes ; vive notre capitaine !
Et le baron Georges, songeant au bonheur qu’éprouverait sa femme en le voyant revenir, mit pied à terre, changea son armure contre les habits de son jeune frère, lui donna sa bourse, sa rapière, ses pistolets, son beau cheval de bataille, lui fit mille recommandations, l’embrassa, et, enfourchant Blum, reprit le chemin d’Ittenbach.
En le regardant s’éloigner, l’un des hommes d’armes dit en passant sa main sur ses yeux et sur sa barbe :
– Retournerons-nous au logis, nous autres ? Hélas ! plus d’un sans doute ne reverra pas la vallée d’Ittenbach !
– Sonnez, trompettes ! s’écria Lorenz. En selle, mes amis ! le rendez-vous est à Nuremberg, au coucher du soleil. À bientôt la bataille, à bientôt la victoire ! Hurrah pour le noble duc ! Hurrah pour la Bavière !
Et ils partirent au grand trot.
VIII
La tempête.
L’affluence des troupes fut si grande à Nuremberg, que, la ville ne pouvant suffire à les loger, on dut établir un camp dans les prairies, sur la rive droite de la Pegnitz. Du haut des remparts, les bourgeois et leurs femmes, n’osant sortir de la ville, allaient regarder les tentes, les bannières et les mouvements des différents corps d’armée. Hyrcanus s’y fit porter par Gnomo. Il avait de nouveau perdu l’usage des jambes. Inquiet, désolé de ne pas voir revenir Lorenz, il accablait Gnomo de questions et l’envoyait aux informations plusieurs fois par jour.
Gnomo, plus bourru et plus grossier que jamais, finit par lui dire :
– Quand vous me mettriez à la torture, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit cent fois : le chevalier d’Ittenbach est au camp ; il s’occupe du matin au soir d’exercer ses soldats, et n’est pas venu en ville une seule fois. Je lui ai fait dire que vous le demandiez, il a répondu qu’il viendrait vous voir après la guerre.
– Après la guerre, dit Hyrcanus, le fou ! Et s’il est tué ?
– S’il est tué, dit Gnomo, ce sera un freluquet de moins et votre secret sera gardé !
– Quel secret ? dit Hyrcanus en pâlissant.
Il était assis sur l’escarpe du rempart ; Gnomo, accroupi près de lui, tournait le dos à la campagne et regardait le toit de la maison de son maître.
– Quel secret ? répéta Hyrcanus.
– Le secret de vos ailes, parbleu.
– Je ne sais ce que tu veux dire.
– Oui, faites le fin, mentez, cela m’est égal. J’étais dans le bois. J’ai tout entendu. Dans la nuit de mardi passé, j’ai vu Lorenz s’envoler de votre jardin, je l’ai vu revenir. Je sais tout. J’ai une clef de votre atelier. Rougissez, Hyrcanus, d’avoir méprisé l’aide d’un serviteur tel que moi pour donner votre confiance au premier venu, à un enfant. Il vous abandonne, c’est bien fait. À nous deux maintenant. Je veux être de moitié dans votre gloire, dans vos profits. Je veux aller à Vienne et me servir de vos ailes devant l’empereur.
Tout stupéfié qu’il fût, Hyrcanus ne put s’empêcher de sourire à cette idée.
– Espion, traître, s’écria-t-il, monstre d’impudence et de curiosité, tu oublies donc comment tu es fait ? Va te regarder au miroir, et vois si un bloc informe comme toi ferait bonne figure avec des ailes aux épaules. Toute la cour de l’empereur en mourrait de rire.
– Ne riez pas ! s’écria Gnomo en se levant furieux. Si je suis laid, je suis fort, vous le savez. Jurez-moi à l’instant de tout partager avec moi, sinon je vous jette dans le fossé. Regardez !
Il saisit le frêle vieillard, l’approcha du gouffre et le força à regarder en bas. Puis, le replaçant sur le gazon :
– Jurez, dit-il, ou c’est fait !
Hyrcanus, tremblant, fit tous les serments qu’exigea Gnomo, mais se promit bien d’y manquer dès qu’il trouverait moyen de faire emprisonner son valet. Gnomo, de son côté, résolut de ne pas le quitter d’un instant. Voyant quelques promeneurs s’approcher, il chargea son maître sur ses épaules et le rapporta chez lui, sans qu’Hyrcanus terrifié osât dire un mot.
Deux jours après, vers le soir, un orage épouvantable éclata sur la Franconie. Trois clochers de Nuremberg furent frappés de la foudre, et les tourbillons d’un vent impétueux renversèrent presque toutes les tentes du camp. Les chevaux, effrayés, s’enfuyaient, les soldats couraient après eux, toutes les cloches de la ville sonnaient, des clameurs retentissaient partout, et le tumulte régnait au camp. Les chefs tâchaient de rétablir un peu d’ordre dans la multitude affolée. Lorenz, apercevant un groupe de vivandiers, de femmes et d’enfants, réfugiés sous de grands arbres que la tempête faisait plier comme des roseaux, courut à eux et leur cria de s’écarter, qu’ils allaient être écrasés ; tout à coup une masse bruyante passa au-dessus de sa tête, s’abattit dans les branches d’un chêne et s’agita furieusement en criant :
– Au secours ! au secours ! d’une voix étranglée. Lorenz s’élança et reconnut Gnomo, revêtu de l’appareil ailé, sanglant, meurtri, et dont les ailes battant l’air brisaient les branches auxquelles il se cramponnait.
– Malheureux ! lui cria-t-il, poussez le ressort d’arrêt.
– Il est brisé, cria Gnomo ; détachez–moi ; au secours ! au secours !
La tempête redoublait. Lorenz, ému de pitié, saisit une branche, se hissa près du misérable, et se tenant d’une main à l’arbre ébranlé, le visage fouetté par la grêle, essaya de détacher la cuirasse de Gnomo : impossible. Un furieux coup de vent brisa le sommet du chêne. Il tomba, rompant toutes les branches ; Gnomo lâcha prise, et ses ailes, s’agitant avec une force vertigineuse, l’emportèrent dans l’espace. On entendit pendant quelques instants des cris de désespoir, puis la foudre retentit seule, et les nuages entr’ouverts laissèrent tomber les cataractes du ciel.
Une heure après, l’arc-en-ciel brillait, les soldats relevaient leurs tentes abattues, chacun constatait les désastres et se réjouissait de vivre encore, lorsque des cavaliers du guet, venus de la ville, arrivèrent au camp et s’informèrent si on n’avait pas vu un homme ailé traverser les airs.
Oui, nous l’avons vu, dirent quelques vivandiers. Ce n’était pas un homme, c’était le diable. Il a brisé ce chêne-là en passant. Venez, voici là-bas le chevalier d’Ittenbach qui lui a parlé, au risque de se faire emporter en enfer. »
Les cavaliers demandèrent à Lorenz si c’était vrai.
– Oui, dit-il, j’ai vu Gnomo, le valet d’Hyrcanus. Il était blessé et volait avec des ailes fabriquées par son maître. Il doit être mort à présent, le malheureux !
– C’est la justice de Dieu qui passe, dit le cavalier en se signant. Ce misérable venait d’assassiner son maître. Il comptait s’échapper sans que personne eût deviné son crime ; mais avertis par la vieille servante, nous cernions la maison qu’il avait barricadée. L’orage commençait. Il monta sur le toit et tout à coup nous le vîmes s’élever en l’air. Je tirai sur lui, et il disparut du côté du camp. On vient tout à l’heure d’enfoncer la porte d’Hyrcanus, et on l’a trouvé la gorge coupée. J’espère bien retrouver l’assassin, mort ou vif. Ses ailes seraient d’une bonne prise.
– Certes, dit Lorenz ; avertissez-moi, capitaine, dès que vous aurez fait cette trouvaille. Elle vaut la rançon d’un roi.
Les cavaliers de guet battirent en vain tout le pays. Ils ne trouvèrent nulle trace de Gnomo, et la guerre leur donna bientôt d’autres soucis. Faute d’héritiers, les biens de l’horloger furent vendus au profit des hospices et l’histoire des ailes d’Hyrcanus passa au rang des légendes.
Un demi-siècle après, Éric, jeune chasseur d’aigles, trouva, dans une caverne réputée inaccessible et située tout en haut d’une montagne aride, un squelette ceint d’une cuirasse rouillée, d’un travail précieux, mais rompue en plusieurs endroits. Quelques grandes plumes d’aigle tenaient encore aux armatures articulées placées aux épaulières de cette cuirasse.
Le jeune chasseur, surpris, s’empara des débris de métal, et laissant les ossements à leur place, lia d’une courroie les ferrures et les lança au bas du rocher. Puis, redescendant avec l’agilité d’un écureuil, il ramassa la trouvaille et la porta chez lui.
– Grand-père, dit-il en entrant dans la salle voûtée du château d’Ittenbach et en s’adressant à un vieillard à longue barbe blanche assis au coin du feu dans un fauteuil à dais sculpté, grand-père, voyez donc ce que j’ai trouvé là-haut, sur l’Altenberg, dans une grotte où les aigles seuls peuvent aller, disent nos bergers.
Et il lui décrivit ce qu’il avait vu.
– L’oncle Lorenz m’a conté jadis une histoire d’ailes, dit le vieux baron, une histoire que j’ai presque oubliée. Allez le chercher, mon petit Éric, il saura vous dire ce qu’était le malheureux qui est allé mourir là-haut. Tenez, le voilà. »
Lorenz entrait, un faucon sur le poing, droit et hardi chasseur encore, malgré ses soixante-dix ans. Il écouta avec émotion le récit de son petit-neveu, et, le soir, à la veillée, quand toute la famille fut réunie autour de la grande cheminée, il raconta l’histoire que vous venez de lire.
Julie LAVERGNE, Les jours de cristal, 1905.