Minou-Minette

 

CHRONIQUE NORMANDE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je vois encore sa démarche discrète

Sa grâce, sa blancheur et ses yeux caressants :

Sa mort nous fit pleurer ; pourtant Minou-Minette

Était un simple chat...

(Chants d’autrefois.)

 

 

 

I

 

 

LES CHATS D’ALGUEVILLE

 

 

DANS une des plus fraîches vallées de Normandie, en vue de la mer, mais, abritée du vent du nord-ouest par une haute falaise, s’élève le vieux château d’Algueville. Ses possesseurs ne l’habitent pas, mais le font garder et entretenir avec soin ; et les rares voyageurs qui passent sur la route départementale, en admirant les tourelles reflétées dans l’eau des fossés, la ferme, le parc et les prairies d’Algueville, envient souvent le sort des châtelains absents.

Un vieux régisseur et quelques domestiques jouissent seuls des agrestes beautés de ce domaine ; encore voudraient-ils, s’il existait des fées, prier l’une d’elles de le changer de place, et de le mettre aux portes de quelque gros bourg, loin des brouillards marins, plus près de l’église et du marché. Personne, parmi eux, ne songe à se promener dans le parc au clair de la lune, ni à monter sur la plate-forme de la tour ; encore moins à regarder les anciens portraits qui décorent les appartements fermés, et à lire les volumes poudreux de la bibliothèque. Les hirondelles nichent sous les mâchicoulis, les corbeaux dans les cheminées, et çà et la, dans les interstices des pierres, sur la poussière imprégnée d’humidité par les brouillards du Cotentin, la mousse pose ses petits coussins de velours, et des graines enlevées par le vent s’arrêtent et germent au soleil de mars.

Les maîtres du logis séjournent l’hiver en Italie, au printemps à Londres ou à Paris, l’été en Suisse, l’automne aux Pyrénées, cherchant partout le plaisir, et s’ennuyant partout. Peut-être, sur le soir de leur vie, s’apercevront-ils qu’Algueville est le plus bel endroit du monde pour abriter l’étude, la prière, les affections de la famille, et viendront-ils vieillir sur ces bords charmants où chantent incessamment et la brise et les flots. Ils se diront alors C’est ici que nous aurions dû passer nos jeunes années, cultiver la terre natale, protéger les pauvres, donner à qui le mériterait cet or que nous avons jeté au vent et aux gouffres insatiables. Que nous est-il resté de ce passé rapide, de ces courses folles ? Hélas ! pas même d’heureux souvenirs.

Quelquefois un promeneur, venu d’une station de bains de mer distante de deux lieues d’Algueville, demande à visiter le parc et le château. La permission lui est aisément accordée ; un garçon jardinier le guide d’abord, puis une fille de basse-cour lui montre les vaches, dont il ne se soucie point ; alors elle appelle son petit frère pour qu’il fasse voir à monsieur les écuries, où pourraient tenir trente chevaux, et où s’abritent, quand il pleut, le bidet du régisseur et quatre ou cinq juments poulinières. Tout cela n’amusant guère le Parisien, un vieux portier en bonnet de coton bleu lui fait visiter le château, ils parcourent les appartements obscurs et sentant le renfermé, et où les rayons de lumière que fait entrer l’ouverture des volets intérieurs se constellent de myriades de grains de poussière. Au sortir de là, un autre domestique fait voir à monsieur la pièce d’eau et les ifs taillés en forme de dragons volants. Enfin, au moment de s’en aller, le curieux aperçoit, rangés près de la grille, toutes ces bonnes gens, souriant, saluant, lui souhaitant bon voyage et bonne santé. Il ne peut moins faire, vu leur nombre, que d’extraire de ses poches plusieurs piécettes, et il s’en va médiocrement satisfait de son excursion. Je parle ici du curieux banal, de ce personnage que l’on rencontre partout, qui sait un peu de’ tout, parle de tout, vrai passe-partout, et dans ses voyages n’étudie à fond que les notes des hôtels où il est plus ou moins écorché, plumé ou empoisonné. Mais quand un... – comment dirai-je ? artiste, poète, archéologue, sont des noms, si profanés ! – quand un de ces pèlerins de l’idéal qui s’en vont à travers le monde en quête des parcelles de beauté, de grâce et d’harmonie qu’il renferme encore, quand un de ces chercheurs visité Algueville, il y revient, et, tout en donnant pourboire aux rusés Normands qui se sont coalisés pour le servir, il les remercie et se tient leur très obligé.

Sur Algueville j’écrirais des volumes. Il y a certaine tourelle d’où l’on entrevoit la mer entre deux sapins ; certaine chambre voûtée dont l’écho semble être la voix d’un lutin moqueur ; certaine plaque de cheminée.. : Et quels beaux rosiers, grimpant à la façade de l’est, enserrent de leurs guirlandes embaumées les meneaux de la fenêtre où jadis s’accoudait Blanche d’Algueville, l’héroïne d’une belle histoire que je sais ! Mais ce sera pour une autre fois, ami lecteur. Aujourd’hui je ne veux conter que Minou-Minette.

Au coup de huit heures du matin, tous les jours, la fermière d’Algueville se rend sous un petit hangar voisin de la porte qui de la basse-cour conduit dans la cour des communs du château. Elle porte un grand vase de cuivre brillant, contenant une soupe au lait fort appétissante, bien qu’elle ne soit faite que de pain bis et de lait écrémé. À Paris, ce lait passerait aisément pour crème que Dieu fit. La fermière verse cette soupe chaude dans une grande terrine plate, et elle appelle à claire et haute voix : « Minou-Minette ! Pst ! pst ! »

Alors arrivent de différents côtés dix ou douze chats, tous blancs, la plupart angoras. Les uns, jeunes et alertes, accourent en sautant ; les autres, d’une démarche plus posée, s’avancent avec grâce, tournent autour du plat, choisissent leur place, et, après avoir flairé, goûté, hésité, se mettent à laper doucement, tandis que les plus jeunes se jettent sur la soupe et ne s’interrompent que pour repousser d’un coup de griffe le voisin qui les gêne. Quand ils sont repus, tous ces heureux chats retournent à leurs affaires. Les jeunes montent au grenier, où ils font la guerre aux souris ; les chattes qui nourrissent des petits vont les rejoindre dans les cachettes où elles les ont installés ; les vieux matous se dispersent silencieusement et s’en vont d’un air de mystère guetter le gibier sous les prochains taillis. Quant aux deux vieilles chattes qui, de mère en fille, s’appellent Minou-Minette, elles se placent invariablement vis-à-vis l’une de l’autre des deux côtés du tournebroche, à la cuisine, et y dorment jour et nuit, les pattes repliées, ne donnant d’autre signe de vie qu’un léger ronronnement, et aussi immobiles que les chiens de faïence qui ornent le portail de la Villa-Prudhomme, à Aubervilliers-les-Vertus.

Les chats ne finissent jamais un plat, à moins qu’ils ne l’aient volé. Ceux d’Algueville font de même, et de leur repas du matin il reste toujours assez de pain trempé pour régaler les poules. Aussitôt le dernier chat parti, la gent gallinacée accourt : coqs, poules, poulettes, poulets enroués et poussins effarés, se bousculent, mettent les pattes dans le lait, picorent, barbotent, et en deux minutes font plat net.

À cinq heures du soir en été, quatre heures en hiver, même festin est servi. La fermière se garderait bien d’y manquer. L’obligation de nourrir ainsi les chats d’Algueville est la plus bizarre assurément, mais la première de son bail. Si elle y manquait, elle perdrait tous ses droits à la faisance valoir du domaine, ce dont elle ne se soucie point du tout.

Nourris ainsi, on pourrait croire que les chats d’Algueville se multiplient d’une façon inquiétante. Il n’en est rien : la fermière prend soin d’en noyer une ou deux douzaines en bas âge, chaque année, sans le dire à personne. Et le garde-chasse, aimant mieux tuer lui-même les lapins, qui sont de droit son partage, que de laisser braconner les matous dans la garenne, tend de petits lacets où ceux-ci se laissent prendre parfois. Leur belle fourrure blanche alors s’en va chez quelque « voisin fourreur », et, agrémentée de queues noires, se transforme en manchons d’hermine destinés aux mains des élégantes.

Malgré ces causes de destruction, la dynastie Minou-Minette est florissante et prospère ; il ne lui manque qu’un historien ; les chats n’ont jamais su bien écrire, mais j’aime les chats, je prends volontiers leur défense. Ils ont un instinct (j’allais dire une vertu) fort rare. Ils aiment le logis, et savent y revenir de fort loin, même quand le foyer s’est éteint, quand les maîtres sont partis. Ils aiment mieux souffrir au pays natal que de jouir chez l’étranger. Est-il rien de joli comme un petit chat ? rien d’élégant, de souple et de gracieux comme ses mouvements et ses malices ?

C’est en souvenir d’un mien chat, nommé Ronron, qui fut le compagnon de mes jeunes années, que j’ai promis aux minets d’Algueville de transmettre à la postérité l’histoire de leur trisaïeule, Minou-Minette première du nom. Or donc, écoutez cette histoire.

En 1778, le comte d’Algueville et sa seconde femme née lady Georgina Talbot, après un séjour de quelques années en Angleterre, se résolurent à revenir habiter leur château de Normandie. L’éducation de la fille unique du comte était terminée ; elle avait dix-huit ans, et le moment de la marier était venu. Sans qu’elle en sût rien, sa main était promise depuis bien des années à un jeune gentilhomme normand. M. et Mme d’Alguevihle passèrent huit jours à Paris, et, à la veille de leur départ, la comtesse se rendit au couvent des Dames Anglaises pour y prendre sa belle-fille. Elle fit demander au parloir la révérende mère supérieure, et bientôt mère Élisabeth Douglas, grande et belle sous son costume blanc, parut à la grille, et salua Mme d’Algueville avec une grâce majestueuse.

« Vous venez nous réclamer le trésor que vous nous avez confié, madame la comtesse ? lui dit-elle : je vois partir avec regret Mlle d’Algueville, mais j’ai la consolation de pouvoir vous assurer qu’elle est digne de toute votre affection. C’est la jeune demoiselle la mieux douée, la plus pieuse que j’aie jamais connue. Dieu veuille qu’elle soit heureuse dans le monde !

– Est-elle joyeuse d’y entrer, ma mère ?

– Mlle d’Algueville aurait bien souhaité rester encore un an ici, Madame ; mais elle obéira sans murmurer. Elle pleure cependant beaucoup.

– Hélas ! dit la comtesse, cela ne me surprend pas. Nous avons passé tant d’années loin d’elle, son père et moi, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle nous préfère son cher couvent. Nous allons l’emmener en province et l’établir richement. Elle va épouser le chevalier d’Algueville, son cousin fort éloigné, bon et loyal jeune homme à peine plus âgé que ma belle-fille. Tout nous fait espérer qu’elle sera heureuse.

– Assurément, Madame, elle le sera. Faut-il la faire appeler ?

– Je vous en prie, ma mère. »

Bientôt après Madeleine d’Algueville entrait au parloir et vint embrasser sa belle-mère. Elle avait les yeux fort rouges, et sa robe noire et son petit voile lui eussent donné l’air d’une novice, si elle n’eût été affublée des paniers et des souliers à talons hauts dont la mode commençait à se passer. En dépit de tout cela elle était fort jolie, bien faite, et ne paraissait pas avoir plus de quinze ans. Mme d’Algueville la caressa, lui fit présent d’une belle montre ornée de perles fines et d’un portrait de M. d’Algueville, et lui demanda si elle n’était pas bien contente de revenir à la maison.

« Oh ! oui, Madame ; oui, maman, dit-elle ; mais j’aime bien ces dames et mes compagnes, et... je ne les verrai plus ! »

Elle fondit en larmes à ces mots. La supérieure et Mme d’Algueville la consolaient doucement.

« Chère enfant, lui dit sa belle-mère, dites-moi ce qui pourrait vous faire plaisir. Vous l’aurez, je veux vous voir contente.

– Je voudrais... je voudrais emporter quelque chose d’ici, dit en sanglotant la pensionnaire.

– Et quoi, ma fille ? Vos compagnes vous ont donné des images ; les religieuses aussi. Vous avez cueilli les fleurs et récolté les graines de votre petit jardin. Que voulez-vous de plus ?

– Je voudrais emporter quelque chose de vivant, ma révérende mère. Je vous en prie, donnez-moi Minou-Minette !

– Oh ! bien volontiers, ma chère enfant. »

La supérieure appela une sœur converse, et, quelques minutes après, la jeune fille montait en carrosse avec sa belle-mère, emportant dans ses bras une toute petite chatte blanche, la plus jolie du monde, et qui, depuis un mois ou deux, était le jouet favori des pensionnaires du couvent.

Minou-Minette s’acclimata parfaitement en Normandie. Elle y fut considérée comme une merveille, les angoras étant encore inconnus dans cette province. Pour l’amour d’elle les chiens favoris du comte d’Algueville furent privés de leurs entrées au salon, au grand scandale du vieux piqueur, Godefroy, qui haïssait les chats. Plus d’une fois, à l’office, il se permit de critiquer l’affection exclusive de mademoiselle pour Minou-Minette.

« Notre demoiselle ne regarde ni chiens ni chevaux, disait-il, pas même les daims du parc, et cette jolie biche que j’ai apprivoisée pour elle. C’est désolant. Pour sûr elle ne chassera jamais. Sa chatte est jolie, c’est vrai, mais c’est une sotte bête, après tout, qui ne fait que dormir, et laisserait volontiers les souris nicher dans ses oreilles, tarit elle est paresseuse. Je ne comprends pas qu’on puisse s’attacher à une créature pareille. »

Godefroy ne voyait en Minou-Minette qu’une petite chatte. Madeleine d’Algueville en jugeait autrement, Les mouvements doux et gracieux de Minou-Minette évoquaient pour elle de riants souvenirs. Elle revoyait à son aspect le jardin du couvent, ses amies, ses jeux de jeune fille, et, en écoutant le soir, au moment de s’endormir, le ronronnement de Minou-Minette couchée sur le tapis près d’elle, Madeleine entendait, dans le vague lointain du rêve pressenti, les cloches et les cantiques harmonieux qui avaient bercé sa pieuse et paisible enfance.

Que de fois on se prend à sourire en voyant certaines personnes attacher un prix exagéré à des objets vulgaires, insignifiants, presque ridicules ! Ceux qui les gardent savent pourtant quels parfums, quelles mélodies s’exhalent de ces fleurs fanées, de ces pages jaunies, de ces meubles hors d’usage, et ce que dit encore l’oiseau qui ne chante plus, le clavecin fermé, la harpe muette et la chambre silencieuse où l’on n’entre que rarement, et le cœur oppressé. De ces ruines, de ces débris, sortent incessamment les visions du bonheur évanoui ; les passants ne sauraient tes deviner, niais elles n’en sont pas moins douces et précieuses aux cœurs qui l’ont perdu et le pleurent en silence.

 

 

 

II

 

 

L’ENTREVUE

 

 

L’hiver était venu, et la neige qui couvrait les rivages de la baie d’Algueville faisait paraître noirs et le ciel et les flots. Nul bruit autre que leur éternelle plainte ne se faisait entendre, et Madeleine seule dans sa grande chambre regardait tristement la campagne silencieuse et glacée. Minou-Minette s’était frileusement rapprochée du feu, et sur les vitres verdâtres s’étalaient çà et là les délicates arabesques tracées par la gelée.

« Je vais encore bien m’ennuyer aujourd’hui, se dit Madeleine ; à l’heure qu’il est, au couvent, on s’amuse à balayer la neige et à jeter du pain aux petits oiseaux. On entend les cris des pensionnaires du collège des Écossais qui font des glissades et se battent à coups de boules de neiges. On est plus gai qu’ici. Quel silence ! quel froid ! Si au moins ma belle-maman me permettait de sortir avec miss Betzy, mais elle croit que cela me rendrait malade. »

En effet, Mme d’Algueville, d’une santé très délicate, et tout occupée à soigner son mari, toujours souffrant, ne pouvait s’imaginer que ce fût une bonne chose de sortir par tous les temps, et ne laissait descendre sa belle-fille dans le jardin, que lorsqu’il n’y avait ni pluie, ni vent, ni soleil. Miss Betzy, personne indolente, qui ne se plaisait que dans un fauteuil, enchérissait encore sur les recommandations de la comtesse, et tenait la jeune fille prisonnière les trois quarts du temps.

Miss Betzy entra, l’air empressé : « Mademoiselle, dit-elle, madame la comtesse désire que vous vous fassiez recoiffer et habiller. Il va venir des visites.

– Des visites par ce temps, Miss ? En êtes-vous sûre ?

– Parfaitement sûre. J’ai prévenu Renotte. »

Renotte, en effet, arrivait, portant dans une toilette de taffetas vert une robe de damas couleur fleur de pêcher, garnie de cygne, un collier de velours noir et un petit chapeau de roses grand comme la main, et si joli que rien plus.

« Voici les habits de Mademoiselle ; madame la prie de se dépêcher de les mettre.

– Quelle jolie robe, ma bonne ! Mais qui donc va venir ?

– Oh ! Mademoiselle je n’en sais rien, mais il ne faut pas être bien fine pour le deviner. Ce doit être un épouseur. »

Madeleine devint pourpre et se mit à trembler.

« Taisez-vous, Renotte, dit-elle ; vous êtes une méchante fille de me faire peur ainsi. Je sais que c’est M. l’abbé de Saint-Aubin que mes parents attendent ces jours-ci, et madame sa grand’mère, qui est un peu notre cousine.

– C’est possible, dit Renotte ; niais si on n’attendait qu’une douairière et un abbé, madame la comtesse ne m’aurait pas tant recommandé de coiffer Mademoiselle à la Dauphine, et ne m’aurait pas fait passer la nuit pour retoucher les engageantes de cette belle robe-là. Et on a ôté les housses du salon, on y fait du feu depuis ce matin comme pour rôtir un bœuf ; et monsieur, malgré son rhumatisme, s’est habillé comme pour aller à la cour ; et madame est en train de mettre sa robe de velours gris, garnie de martre, et le cuisinier apprête une collation superbe : il y a des cailles à la gelée, des pommes à la Condé, des crèmes à la rose, etc., etc. »

Miss Betzy, entrant, coupa court au caquet de Renotte.

« Comment, Mademoiselle ! dit-elle, vous n’êtes pas encore prête ? N’avez-vous pas entendu le carrosse ? Il y a une visite au salon, et madame la comtesse vous attend. Mettez vite vos gants, allons !

– Encore un peu de poudre sur cette boucle ! dit Renotte. Mademoiselle est tout habillée sous son peignoir. Je l’ai coiffée en dernier, parce que la robe n’aurait pu entrer. »

Madeleine, en effet, était coiffée à la dernière mode, et sa chevelure abondante et naturellement frisée, relevée avec art, s’étageait jusqu’à une hauteur d’un pied, poudrée de poudre blonde, et gracieusement ornée de gaze rose et de fleurs de pêcher.

« Pourquoi êtes-vous si rouge, Mademoiselle ? dit miss Betzy ; c’est très laid pour une demoiselle. Ne sauriez-vous pâlir un peu ? À côté de ce duvet de cygne, vos joues ont l’air de cerises tombées dans la crème. C’est affreux !

– Par exemple ! s’écria Renotte, Mademoiselle est jolie comme un cœur, ainsi. Voudriez-vous qu’elle fût pâle comme vous, Miss ?

– Taisez-vous donc, Renotte, dit Madeleine. Miss, je vous en prie, dites-moi qui est au salon.

– La baronne douairière du Plaissis-d’Algueville, Mademoiselle, et son fils, l’abbé de Saint-Aubin.

– Est-ce tout ?

– À peu près, dit Miss, qui n’osait mentir. Il y a aussi le chevalier, un petit jeune homme sans conséquence, qui sort du collège, un bambin, une figure de rhétorique. Allons, venez. Quand aurez-vous fini de tirer sur ce gant ? Il est entré, il va bien. »

Mais Madeleine tremblait comme la feuille. Tout en lui ajustant son collier, Renotte lui murmurait à l’oreille : « Eh bien, quoi ? Après tout, si Mademoiselle n’en veut pas, elle le dira. Est-ce que Mademoiselle veut se faire religieuse ?

– Oh ! non, ma bonne Noton.

– Eh bien, alors, ne faites pas l’enfant.

– Partons ! » dit miss Betzy.

Madeleine, se baissant, prit Minou-Minette dans ses bras.

« Que voulez-vous faire de ce chat ?

– Il me servira de contenance dit Madeleine ; si je n’ai Minou-Minette, jamais je n’oserai entrer au salon.

– Hé ! laissez-la faire, c’t’enfant ! » s’écria Renotte.

Renotte, qui avait vu naître Madeleine, était une autorité dans la maison. Miss Betzy laissa faire, et descendit l’escalier en maugréant contre les couvents, les femmes de chambre et les petits chats.

La compagnie qui attendait Madeleine au salon était groupée autour de la cheminée, et tous les regards se dirigèrent vers la jeune fille, qui, dès le seuil, fit une profonde révérence. Son père s’avança vers elle, lui offrit la main et la présenta, en grande cérémonie, à la vieille baronne et au jeune abbé. Madeleine leva timidement les yeux et fut frappée de l’air vénérable de la douairière, et de l’expression vraiment angélique du visage de l’abbé. Du premier coup, elle se sentit attirée vers eux. Quant à la comtesse, tout à la fois ravie de voir sa belle-fille si jolie, et scandalisée de l’étrange idée qu’elle avait eue d’installer Minou-Minette sur son vertugadin, elle ouvrait la bouche pour gronder, lorsqu’un sixième personnage, qui n’avait pas dit un mot, tandis que la baronne et l’abbé s’espaçaient en compliments, s’écria de la voix la plus franche et la plus joyeuse :

« Oh ! Mademoiselle, que vous avez là un joli petit chat !

– N’est-il pas vrai, Monsieur ? dit Madeleine, c’est une petite chatte ; elle s’appelle Minou-Minette.

– Prêtez-la-moi, de grâce, dit le chevalier. Tenez, madame ma mère en avait une toute semblable, qu’elle aimait fort. »

Il prit Minou-Minette, l’embrassa, la caressa ; tout le monde parla de la petite chatte ; la glace était rompue. Une demi-heure après on fit collation, et lorsque, après le départ de la baronne et de ses fils, les parents de Madeleine lui demandèrent si elle accepterait pour son fiancé le vicomte d’Algueville, elle répondit naïvement que, s’il était aussi bon chrétien qu’il lui avait paru aimable, elle serait très contente de l’épouser.

L’hiver se passa joyeusement au château d’Algueville, et aussitôt que les cloches de Pâques eurent annoncé les fêtes printanières, on fit les apprêts des noces, et, le 1er mai, l’abbé d’Algueville maria les jeunes fiancés.

 

 

 

III

 

 

Dix années se passèrent heureuses et paisibles. Le jeune ménage habitait le château, et y attirait la noblesse du voisinage à certaines époques de l’année. On citait dans tout le pays la jeune vicomtesse d’Algueville comme le modèle des mères de famille et des dames châtelaines. Nulle part la Saint-Hubert, le réveillon de Noël, les festins de Pâques, n’étaient plus joyeux qu’au château d’Algueville, et la présence de l’abbé, devenu curé du village et commensal du château, aidait Madeleine à maintenir ses convives dans les bornes d’une honnête et gracieuse gaieté. Après avoir vu naître les deux premiers enfants de sa belle-fille, la comtesse d’Algueville, Anglaise de naissance, avait souhaité retourner dans ses terres du comté de Sussex, et son mari, dont l’esprit commençait à s’affaiblir beaucoup, avait consenti à s’expatrier de nouveau. Il ne tarda pas à succomber à la maladie de cœur qui le minait depuis longtemps.

La douairière d’Algueville était morte aussi. Son fils aîné, marié au Canada, où il était allé refaire sa fortune dilapidée par des folies de jeunesse, ne voulait pas revenir en France, de sorte que les jeunes époux devinrent de très bonne heure chefs de famille. Cette tâche ne les effraya point, et, guidés par les conseils de leur frère l’abbé, ils vécurent aussi irréprochables qu’heureux jusqu’à la funeste année 1789.

Alors commencèrent à s’avancer des nuages dans le ciel si pur de leur destinée. Alain d’Algueville et son frère furent nommés députés aux états généraux, et partirent pour Versailles. Madeleine ne pouvait accompagner son mari. Déjà mère de trois enfants, elle nourrissait sa petite Aline, aussi frêle que les deux garçons, nés avant elle, étaient vigoureux, et elle dut rester au château.

Les deux messieurs d’Algueville ne se quittèrent pas, et assistèrent à toutes les péripéties du drame révolutionnaire. Fidèles à leur mandat de députés, ils firent jusqu’au bout partie de cette minorité, toujours vaincue, toujours insultée, qui essayait d’arrêter l’Assemblée constituante sur la pente effroyable où elle s’était engagée. Dès le début, ils avaient perdu toute espérance. En effet, les gens superficiels qui prétendent établir une distinction entre 89 et 93 oublient tout d’abord les dates. Le 5 mai, Sa Majesté très chrétienne, Louis XVI, ouvrait les états généraux au milieu des acclamations et des espérances enthousiastes de la nation tout entière.

Le 23 juin, le tiers état se séparait de la noblesse et du clergé, bravait l’autorité royale, par le fait s’emparait du pouvoir.

Le 14 juillet, la Bastille était prise.

Le 17 juillet on tirait sur le carrosse du roi, venu à Paris, et Louis XVI prenait la cocarde tricolore.

Le 6 octobre, roi, reine, enfants de France, entraînés à Paris dans l’épouvantable appareil que l’on sait, précédés par les têtes sanglantes de leurs plus fidèles serviteurs, commençaient l’ère de la captivité, et savouraient par avance le calice de la mort. Le désordre, la ruine, l’effroi, régnaient partout en France. En quatre mois, le plus beau royaume du monde en était devenu le plus infortuné.

Madame Élisabeth, le 6 octobre, passant devant sa maison de Montreuil, en regarda les ombrages, et dit : « Adieu, Montreuil, adieu pour toujours ! » Elle ne se trompait pas. Quand la majesté royale cesse d’être considérée comme sacrée, quand le roi accepte le symbole de la révolution, il n’est plus que le jouet et la victime du peuple. La cocarde tricolore acceptée, c’était le premier pas vers l’échafaud.

Pendant deux mortelles années, la vicomtesse, d’Algueville ne vit pas son mari. Il lui écrivait souvent et tâchait de calmer ses inquiétudes. « Ma qualité de député me rend inviolable, disait-il. Dès que l’assemblée sera dissoute, j’irai vous retrouver. »

Madeleine ne pouvait quitter ses enfants. Respectée, chérie de ses fermiers et de ses domestiques, elle semblait n’avoir rien à craindre. On espérait encore.

La fuite et l’arrestation du roi à Varennes enlevèrent les dernières illusions. L’émigration augmentait toujours. Les lois les plus iniques, les plus extravagantes étaient promulguées. Enfin le 30 septembre 1791, après avoir tout détruit en France, l’Assemblée constituante se sépara, décidant que pas un de ses membres ne pourrait être réélu. Elle avait enlevé le toit et sapé les fondements de l’édifice social, mis la torche aux mains des incendiaires, ouvert les portes, et chassé les gardiens. Il ne restait plus qu’à mettre le feu.

L’Assemblée législative se chargea de ce soin.

En apprenant la dissolution de l’Assemblée constituante, Madeleine espéra que son mari reviendrait au château. Il revint eu effet avec l’abbé, mais ce fut pour bien peu de temps. À peine eut-il passé quelques heures avec sa femme et ses enfants, qu’il annonça son projet bien arrêté de retourner à Paris. « Le roi a besoin de défenseurs, dit-il à Mme d’Algueville. J’ai promis à Madame Élisabeth que je reviendrais. J’habiterai près des Tuileries, à l’hôtel de Nantes, et me tiendrai jour et nuit à la disposition de la famille royale. Comme député, je n’ai rien pu empêcher. Peut-être comme gentilhomme, comme soldat au besoin, pourrai-je servir le roi. Épargnez-moi vos instances, chère Madeleine, ma résolution est irrévocable. L’abbé restera près de vous. Je reviendrai quand l’honneur le permettra. »

Pâle et froide, Madeleine restait muette. Un combat violent se livrait en son cœur. Ce mari tant aimé, ces enfants si heureux de revoir leur père, les jours de bonheur qu’elle avait espérés, il fallait tout sacrifier. Mais deux années de pleurs, de solitude et de prières avaient mûri cette jeune mère. Sans se faire illusion sur le poids de la croix qui lui était présentée, Madeleine l’accepta, et dit simplement à son mari : « Faites votre devoir, mon ami. À Dieu ne plaise que je vous en détourne jamais ! Je resterai ici, avec vos enfants. Oubliez-nous s’il le faut, et ne songez qu’à l’honneur. »

L’abbé se leva brusquement, et sortit du salon en étouffant ses sanglots.. Les enfants jouaient au jardin Le crépuscule d’une belle soirée d’automne commençait à voiler de ses ombres légères les prairies d’Algueville, et l’étoile du soir brillait déjà.

Les deux époux, la main dans ta main, restèrent silencieux. Ils osaient à peine se regarder, de crainte de pleurer. Ces deux années d’angoisses avaient effacé leur jeunesse. Déjà, sur leurs fronts pâlis, quelques traces de neige paraissaient. Aucun bruit, aucun mouvement autour d’eux ne troublaient leur rêverie douloureuse. Tout à coup la vieille Minou-Minette, qui dormait sur un coussin, se leva doucement et vint se frotter contre la robe de sa maîtresse. M. d’Algueville ne s’en aperçut pas. Alors Minou-Minette, agile encore, sauta sur les genoux d’Alain.

« Pauvre Minou-Minette, lui dit-il, je t’ai bien caressée le jour où j’entrai ici pour la première fois. T’en souviens-tu, Madeleine ?... »

Et tous deux éclatèrent en sanglots.

Quand le souper et la prière du soir furent terminés, et les enfants couchés, Alain, prenant une bougie sur la table du salon, pria sa femme et l’abbé de le suivre, et les emmena au premier étage, dans un petit cabinet boisé en chêne, voisin de sa chambre à coucher, et que l’on appelait la bibliothèque. Quelques livres poudreux posés sur des rayons justifiaient à peine ce titre avant le mariage de Madeleine ; mais le jeune vicomte et l’abbé avaient acheté une centaine de volumes destinés à l’éducation des enfants ; Rollin, Fénelon et les classiques avaient pris place à côté des mémoires et des romans du VXIIe siècle. Depuis le départ des deux frères, Mme d’Algueville venait rarement dans la bibliothèque, et le précepteur de ses enfants était, avec elle, le seul habitant du château qui en eût la clef. Ce précepteur, prêtre déjà âgé, souffrant, et naturellement timide, était parti depuis deux jours pour l’Angleterre, à bord d’un bateau pêcheur. Tous les maîtres des domaines voisins d’Algueville avaient émigré comme lui. Mme d’Algueville était la seule châtelaine qui fût restée chez elle.

Le vicomte referma la porte avec soin, et posa sa bougie sur une table. « Le moment est venu, dit-il, de vous faire connaître à tous deux la cachette pratiquée autrefois dans les murailles de ce château. Votre père, ma chère Madeleine, me la fit voir le lendemain de notre mariage, et il me demanda ma parole que je ne la révélerais jamais qu’à mon fils, à moins d’absolue nécessité.

« Le temps où nous vivons, les malheurs qui nous menacent, m’obligent à ne pas attendre que mon fils ait l’âge d’homme pour transmettre mon secret. Je prévois que d’ici à peu de temps les prêtres restés fidèles seront poursuivis. Mon frère aura besoin d’un asile sûr, et qui ne l’éloigne pas des chers trésors que je lui confie. Cet asile est ici même. Vous l’allez voir. »

Et déplaçant quelques livres dû rayon inférieur de la bibliothèque, il fit jouer un ressort, un panneau de boiserie glissa, et découvrit un enfoncement obscur, entre la cheminée et la bibliothèque.

« Prenez chacun une bougie et suivez-moi, dit Alain. »

Ils pénétrèrent dans un étroit corridor, pratiqué dans l’épaisseur du mur, et, montant quelques marches, suivirent un autre passage. Ils arrivèrent dans une très petite pièce, aérée par des meurtrières, et qui communiquait avec la plate-forme d’une tourelle, dont l’escalier rompu ne servait plus depuis deux cents ans au moins. Pour descendre de cette tourelle il eût fallu avoir une échelle assez longue. Le cas était prévu ; une échelle de cordes goudronnées était roulée dans la cachette. Madeleine, qui habitait le château depuis douze ans, ne s’était jamais doutée de l’existence de cet étrange réduit.

« Je vous recommande les plus grandes précautions vis-à-vis des enfants et des domestiques, dit Alain. Petit à petit, sans que personne le puisse voir, il faudra garnir cette cachette, y placer de vieux tapis, de la paille, du linge, de l’eau surtout, et quelques provisions. Dieu veuille que ce soit inutilement ! »

Ils revinrent dans la bibliothèque. Alain referma soigneusement la cachette, enseigna la façon de l’ouvrir à la vicomtesse et à l’abbé, et après s’être bien assuré qu’ils en venaient aisément à bout, les embrassa tous deux et se retira dans sa chambre.

Il repartit le lendemain, bien armé, muni d’argent, mais vêtu fort simplement, et voyageant tantôt à pied, tantôt par les voitures publiques pour ne pas attirer l’attention. Toutes ses mesures étaient prises pour qu’il pût correspondre avec la vicomtesse sous le couvert d’un de leurs fermiers. Après avoir dit adieu à sa famille et à ses domestiques en pleurs, il s’éloigna, le cœur douloureusement oppressé de ce qu’il délaissait et de ce qu’il prévoyait, et mit près de huit jours à gagner Paris.

Un ancien valet de son père tenait, sur la place du Carrousel, l’hôtel de Nantes. C’est là qu’Alain se logea et reçut souvent les visites de nombre de ces fidèles et derniers serviteurs de la maison de France, qui erraient autour des Tuileries, guettant l’occasion de saluer les augustes captifs et de leur montrer encore quelques visages sympathiques et respectueux. Les révolutionnaires les surnommaient les chevaliers du poignard, probablement parce qu’ils n’en portèrent jamais. Ils devaient presque tous périr assassinés.

Le 20 juin 1792, le roi et le Dauphin furent coiffés du bonnet rouge. Le 10 août, la famille royale, emmenée des Tuileries, fut enfermée au Temple. Un massacre horrible ensanglanta les Tuileries. Le soir vint ; M. d’Algueville n’avait pas reparu à l’hôtel de Nantes. Ses hôtes le cherchèrent parmi les cadavres des Suisses et des autres défenseurs du château. Ils ne le trouvèrent pas. Un portefeuille qui lui appartenait fut ramassé dans le sang. Après de vaines recherches, Gervais l’hôtelier envoya ce funeste gage à Mme d’Algueville.

Sa douleur fut de celles qui n’éclatent point au dehors. On la vit rester plusieurs heures immobile, agenouillée devant un crucifix, les lèvres collées sur le portefeuille sanglant. Ses enfants l’entouraient en pleurant.

L’abbé, à genoux près d’elle, lui disait quelques paroles à voix basse. Elle ne semblait rien entendre. Enfin on la vit se relever. Elle tendit la main à son frère, bénit ses enfants, et, montrant à l’abbé une statue de la Vierge des Sept douleurs qui ornait son oratoire, elle lui dit : « Ne soyez pas en peine de moi, mon frère. Je sais quel est mon devoir. Je resterai debout pour mes enfants. Stabat Mater. »

De ce jour, en effet, elle ne montra plus aucune faiblesse. Sous l’étreinte d’une douleur cruelle, on vit cette jeune femme grandir en force, en courage, en invincible espérance. Elle ne voulut pas émigrer, resta dans son château, centre et providence des malheureux du pays, et, secondée par son frère, ne songea plus qu’à instruire et à élever ses enfants.

Bientôt l’abbé dut fuir. Un prêtre intrus fut envoyé au village, et resta seul dans l’église, tandis que les paysans se rendaient dans une forêt voisine, où l’abbé de Saint-Aubin, caché dans la hutte d’un bûcheron, leur disait la messe sous les chênes ou dans quelque caverne. Puis, l’hiver l’obligeant à quitter cette vie errante, il rentra une nuit au château, et s’installa dans l’appartement secret. La vicomtesse seule le savait. Elle prit l’habitude de se tenir presque toujours dans la bibliothèque, et grâce aux nombreuses aumônes en nature qu’elle avait coutume de distribuer elle-même, elle put donner au prêtre caché tout ce dont il avait besoin sans éveiller l’attention des domestiques.

L’hiver se passa ainsi. L’abbé ne sortait que lorsqu’on le réclamait pour assister un mourant ou baptiser un nouveau-né. C’était alors la vicomtesse elle-même qui le guidait pendant la nuit jusqu’à la petite porte de sortie, l’attendait, et, lorsqu’il rentrait avant l’aube, lui rouvrait sa cachette. Les paysans ne savaient pas où il s’abritait, et, soit peur, soit discrétion, ne le demandaient pas. Les domestiques, quoique fidèles, n’avaient été mis qu’à moitié dans le secret. Ils croyaient que l’abbé logeait encore dans la forêt.

Une belle nuit de printemps était sur le point de finir. Le ciel blanchissait à l’orient, et un vent plus frais agitait les feuillages. Enveloppée d’une mante et assise près du feu dans la bibliothèque, la vicomtesse d’Algueville priait et sommeillait tour à tour. Elle priait pour l’âme de son mari, pour les captifs du Temple, et ses courts instants de sommeil étaient troublés par d’affreux rêves. À côté d’elle, sur une table recouverte d’un tapis, Minou-Minette dormait paisiblement. La lampe posée sur la cheminée n’éclairait presque plus. On entendait déjà les chants d’oiseaux, annonçant le lever du jour. L’abbé ne rentrait point, et sa sœur frissonnait de crainte.

Tout à coup la petite sonnette qui annonçait son retour tinta dans l’angle obscur où elle était cachée. La vicomtesse se hâta de descendre l’escalier de service, et ouvrit sans bruit une petite porte qui donnait sur te parc. Elle se trouva en face de l’abbé, mais il n’était pas seul. Un homme enveloppé d’un manteau à capuchon te suivait. « Je vous amène un messager de bonnes nouvelles, ma sœur, dit l’abbé tout bas, avec une singulière expression de joie. Montez vite, je fermerai la porte. »

Madeleine les précéda, et rentra dans la bibliothèque.

« Asseyez-vous là, dit l’abbé à l’inconnu. Ma sœur, continua-t-il en se tournant vers Madeleine et en la faisant asseoir, je viens de chez le garde-côte. Vous savez qu’il est pour nous. Il m’a remis cette lettre. Lisez-la tout haut, je vous prie. Monsieur doit l’entendre ; il sait de qui elle est.

– C’est l’écriture de ma belle-mère, dit Madeleine. Elle me dit :

 

« Chère amie, il faut venir me rejoindre avec vos enfants. Mon frère a mis son yacht à ma disposition. Le passager qu’il vous amènera vous dira combien ce bâtiment est fin voilier ; il sera la nuit prochaine à l’îlot de Sainte-Barbe ; prenez la barque de pêche du château. Emmenez avec vos enfants et l’abbé un ou deux domestiques bien sûrs. N’emportez que vos diamants et vos papiers. Tout ce que je possède est à votre disposition, mais il faut fuir. La France est perdue. Je vous attends.

« Votre mère, Georgina d’ALGUEVILLE. »

 

« Je ne partirai pas, dit Madeleine. Les biens des émigrés sont confisqués. Partir ce serait ruiner mes enfants. Je n’ai rien à craindre, d’ailleurs.

– Si on me découvre, dit l’abbé, vous serez arrêtée. Il y a une loi terrible contre les personnes qui cachent un prêtre réfractaire.

– Eh bien, mon frère, partez. Profitez du moyen d’évasion qui vous est offert. Emmenez mes enfants.

– Non, dit l’abbé, je suis encore, je serai, jusqu’au dernier jour de ma vie, curé d’Algueville. Je ne dois point abandonner mon poste.

– Ni moi le château, dit Madeleine ; c’est mon poste à moi.

– Mais, ma sœur, si votre mari était proscrit, ne le suivriez-vous pas ?

– Je veux le suivre au ciel où il m’attend, dit Madeleine ; et le chemin du ciel, c’est le devoir et non la fuite. »

L’inconnu fit un mouvement.

« Ma sœur, reprit l’abbé, peut-être n’est-il pas mort. »

Madeleine se leva droite, les mains étendues et tremblantes : « Que dites-vous ? s’écria-t-elle. Il vivrait lui, lui ! Alain !

– Il est près de vous, ma sœur », s’écria l’abbé. Elle chancela, et Alain, s’élançant, la reçut dans ses bras.

Il est des choses que les mots ne peuvent décrire, des joies si grandes, qu’on ne saurait les peindre. Madeleine, dès qu’elle eut retrouvé assez de force pour marcher, conduisit son mari dans les chambres où dormaient leurs enfants. Il eut bien de la peine à ne pas les éveiller.

« Retournons dans la bibliothèque, dit l’abbé. Il ne faut pas que personne nous voie, mon frère. La nuit prochaine, vous partirez avec votre femme et vos enfants.

– Oui, si vous venez avec nous, mon frère, dit Madeleine ; sinon, nous resterons.

– Il faut que l’abbé parte, dit Alain. Sa tête est mise à prix, comme la mienne le serait, si je ne passais pour mort. La Providence nous envoie le salut, acceptons-le. Je ne puis plus combattre. Madeleine, regardez ! »

Et il découvrit sa main droite, qu’il avait tenue jusque-là cachée dans les plis de son manteau. Elle était affreusement mutilée.

« J’ai reçu vingt blessures, dit-il, et, sans le dévouement d’un ami, je serais mort sur la place. Il m’a tenu caché six mois, et grâce à lui j’ai pu m’échapper de Paris et passer en Angleterre. Je suis allé à Talbot-House, chez votre belle-mère, espérant vous y trouver. C’est elle qui, à force d’argent et de soins, m’a donné les moyens de venir vous chercher. Hâtez-vous de tout préparer. Ce soir, nous partirons, et le garde-côte s’embarquera avec nous. Il n’y a pas à hésiter. »

À peine achevait-il ces mots, qu’on entendit frapper violemment à la porte du château, et une voix brutale cria : « Ouvrez au nom de la loi ! »

Madeleine s’élança vers une fenêtre qui donnait sur l’entrée principale, et, pâle d’effroi, se rejeta en arrière en disant :

« Ce sont les républicains. Ils viennent faire une perquisition ; nous sommes perdus !

– Non, s’écria l’abbé. Personne ne nous sait au château : la cachette est introuvable. Viens, Alain. Faites bonne contenance, ma sœur. À ce soir. »

Et, entraînant son frère, il courut s’enfermer avec lui dans l’appartement secret.

Restée seule, Madeleine éteignit la lampe qui brûlait encore, rentra dans sa chambre et poussa les verrous de la porte. Puis, à genoux, près du lit de sa fille endormie, elle écouta.

Les domestiques s’étaient levés et avaient ouvert. On montait l’escalier. Des pas et des voix retentirent dans la galerie, et on frappa du poing à la porte de Mme d’Algueville.

D’un geste brusque elle défit sa longue chevelure, et, tout enveloppée d’un peignoir blanc, comme si elle sortait du lit, elle ouvrit sa porte et se présenta d’un air tranquille et fier aux yeux d’une troupe d’hommes de mauvaise mine dont pas un ne lui était connu.

« Que voulez-vous, citoyens ? dit-elle. Je suppose que vous êtes fort pressés pour vous présenter ainsi, avant le lever du soleil, chez une femme peu accoutumée à recevoir des visites aussi matinales ? »

Ébloui de la beauté de la jeune châtelaine, le chef de la troupe, manant coiffé d’un chapeau à plumet et ceint d’une écharpe tricolore, se troubla un instant ; puis, reprenant son aplomb : « Citoyenne, dit-il, je suis délégué de la municipalité de Valognes, et je viens arrêter le conspirateur que vous cachez ici.

– Je ne cache point de conspirateurs, citoyen. Cherchez partout : si vous en trouvez un seul, je consens à passer pour traître à la patrie. Mes gens vont vous ouvrir toutes les portes. Laissez-moi, je vous prie, terminer ma toilette et habiller mes enfants.

– Oui-da ! voilà qui serait fort commode pour vous, citoyenne, mais ce n’est pas ainsi que nous procéderons. Vous allez nous conduire vous-même partout et nous livrer les suspects qui sont ici. Allons. »

Et prenant le poignet à Mme d’Algueville, qui frémit au contact de sa main, il l’emmena d’abord dans la chambre de ses fils. Heureusement ils dormaient encore.

« Par pitié, ne les éveillez pas, dit la pauvre mère. Je vous le demande au nom de vos enfants. »

Le commissaire en avait. Il ne fit pas de bruit, supposant bien, dans sa sagesse normande, que si Mme d’Algueville avait des secrets elle ne devait pas les confier à de si jeunes enfants. Il sortit de la chambre, qui n’avait d’issue que dans celle de Mme d’Algueville, et un de ses compagnons lui dit tout bas :

« Je crois que tu te laisses enjôler, Marcus. J’aurai l’œil sur toi. » Et il le suivit d’un air sombre.

Ils parcoururent toutes les pièces du premier étage. Les domestiques consternés étaient gardés à vue au rez-de-chaussée.

Tandis que le délégué et ses hommes fouillaient partout, la vicomtesse faisait bonne contenance. Elle se disait : « Ils auront bientôt fini. La cachette est introuvable. Rien dans la bibliothèque ne peut la faire soupçonner. »

Tout à coup une pensée lui vint, et son cœur se glaça. La lettre apportée par son mari était restée sur la table. On la verrait du premier coup.

Elle pâlit et chancela.

« Oh ! dit l’homme qui avait menacé Marcus ; la citoyenne se pâme. Regardez dans ce coffre. »

Il y avait là un grand bahut où deux personnes auraient pu se cacher. On le fouilla. ; il ne contenait que du linge.

Rien de suspect n’apparaissait aux yeux des républicains. Les domestiques, interrogés séparément, juraient tous que personne au monde n’habitait le château qu’eux, madame et les enfants. Le commissaire, un peu déconcerté, ordonna de servir à boire dans le salon. Il s’étendit sur un canapé, but deux verres d’eau-de-vie, et dit à la vicomtesse, qui se tenait debout devant lui : « Citoyenne, je sais que vous êtes veuve et que vous donnez beaucoup aux indigents. Vous. n’avez pas émigré. C’est bien. Écoutez, si vraiment vous n’avez pas ici de traîtres cachés, ni d’armes, ni de poudre à canon, si vous voulez bien trinquer avec moi et crier : Vive la nation ! je m’en irai pénétré d’estime pour vous. Ça vous va-t-il ? »

La vicomtesse assura qu’elle ne cachait ni traître ni munitions, se versa un peu de vin ; et approchant son verre de celui du délégué, dit le plus fort qu’elle put : Vive la nation ! Elle but, et se croyait quitte, lorsque l’homme qui surveillait le commissaire vint lui dire : « Il y a au bout de cette galerie une petite pièce pleine de livres que vous n’avez pas visitée.

– Allons-y », dit le commissaire en avalant une troisième rasade.

Il se leva chancelant, reprit la main de Mme d’Algueville, et, tout en s’avançant le long de la galerie, lui dit tout bas : « Vous me plaisez, foi de patriote ; si vous voulez, citoyenne, je suis veuf, vous êtes veuve, et...

– On nous écoute, murmura Madeleine plus morte que vive : prenez garde ! »

Ils arrivaient à la bibliothèque. D’un coup d’œil rapide Mme d’Algueville vit que Minou-Minette s’était couchée sur la lettre et la cachait entièrement. Elle dormait, mais un bruit, un geste pouvait l’éveiller... Il y eut un moment d’indicible angoisse. Marcus et son compagnon firent le tour de la pièce ; n’y voyant d’autre issue que celle par laquelle ils étaient entrés, et nulle autre chose que des livres bien rangés, ils sortirent en peu d’instants.

Ils retournèrent aux flacons, burent encore un peu, puis s’éloignèrent enfin en promettant de revenir bientôt.

Il était temps. Mme d’Algueville, à bout de forces, ne pouvait plus se soutenir. Elle s’évanouit, et ce ne fut que plus d’une heure après le départ de la troupe maudite qu’elle put aller reprendre la lettre, et tirer d’inquiétude les habitants de l’appartement secret.

Ils se hâtèrent de faire leurs préparatifs ; la nuit suivante ils sortirent du château et s’embarquèrent. Est-il besoin de dire qu’ils emportaient au nombre de leurs trésors la vieille petite Minou-Minette ? Elle vécut encore plusieurs années en Angleterre, et lorsque ses maîtres revenus dans leur pays rentrèrent en possession du château d’Algueville, acheté par un de leurs fermiers, ils y ramenèrent quelques Minou-Minette nées dans l’exil, et dont les arrière-petits-chats jouissent encore des privilèges et de la rente dont la reconnaissance des châtelaines d’Algueville a gratifié toute la descendance de Minou-Minette Ire du nom.

 

 

Julie LAVERGNE, Fleurs de France, 1880.

 

 

 

 

 

 

 

 

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