Le vernis des Amati

 

CHRONIQUE ORLÉANAISE DU XVIIIe SIÈCLE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À M. JEAN RONDELET

 

 

I

 

 

LE MAITRE LUTHIER

 

 

MAÎTRE Euverte Lupot était, en 1745, le meilleur luthier d’Orléans, et sa boutique à l’enseigne de Sainte-Cécile, située sur la place du Martroy, l’une des plus achalandées de la ville. La jeune femme de Lupot, la belle Firmina, et sa sœur cadette Rosine, en faisaient les honneurs aux nombreux musiciens et amateurs de la ville, et les envieux de maître Lupot ne manquaient pas d’attribuer le prix élevé qu’atteignaient ses violons, basses, pochettes, altos et guitares, à la bonne grâce des jolies marchandes qui les vendaient. Assurément la bonne grâce n’y gâtait rien, mais les instruments étaient fort bons. Maître Lupot, ses trois compagnons Anselme, Aignan et Nicolas, et son apprenti Marcellin, surnommé Colophane, travaillaient sans relâche, et, malgré leur activité, n’arrivaient pas à servir tous leurs clients.

« Je prendrais bien un quatrième compagnon s’il s’en présentait, dit un beau matin Lupot à sa femme ; je suis fâché, Minette, que vous ayez renvoyé celui qui est venu hier. Vous auriez dû m’envoyer chercher ; si je l’avais vu...

– Vous auriez vu un vilain magot, répliqua Firmina, brunette au nez retroussé, coiffée à la culbute, et dont la robe de droguet fond pêche à bouquets de cerises était toute fanfreluchée de ruches de taffetas vert-pomme : c’était un garçon mal vêtu, l’air marmiteux, un épouvantail ! Il venait de Saint-Flour. C’était évidemment un chaudronnier manqué. Je lui ai dit que vous n’aviez besoin de personne, et je lui ai donné une pièce de douze sous. Vous m’auriez bien grondée si je vous avais dérangé pour un pareil galopin. Je savais que vous étiez en train de vernir un violon, et j’ai fait pour le mieux ; mais ne vous inquiétez pas : il en vient à chaque instant de ces compagnons qui font leur tour d’Europe. Rosine en a congédié un aussi, je crois. N’est-ce pas, Rosine ?

– Oui, ma sœur, mais pas tout à fait. Je lui ai dit de revenir tantôt. Vous étiez à votre toilette, et mon frère entre les mains de M. Catogan, qui lui faisait la barbe. Celui-là est un grand garçon, bien mis, mais noir comme un chapeau. Il dit qu’il est de Crémone.

– De Crémone ! s’écria Lupot : en es-tu bien sûre, Rosine ? Ah ! pourvu qu’il revienne ! Guettez-le, et appelez-moi aussitôt qu’il reviendra. Pourvu qu’il n’aille pas chez mes confrères ! »

Rosine, ravie d’avoir un prétexte pour regarder les passants, ne fit pas ce matin-là plus d’une douzaine de mailles à son filet, et Firmina non plus n’avança guère sa broderie. C’était jour de marché ; il y avait foule sur la place du Martroy ; le beau temps aidant, les deux jeunes belles-sœurs allèrent s’asseoir en dehors de la porte de la boutique sur deux pliants ; elles s’amusèrent à regarder les allées et venues des ménagères et des passants.

Deux vieilles commères du voisinage haussèrent les épaules en se désignant de loin Rosine et Firmina.

« Regardez-moi ces étourdies ! dit dame Pétronille Lahuchette : ne feraient-elles pas mieux de travailler à l’intérieur de la maison que de se mettre ainsi en espalier sur la rue ? On voit bien que la maman Lupot n’est plus de ce monde. De son temps pareille chose n’était pas permise. Maître Lupot est beaucoup trop indulgent pour les étourderies de sa femme. Vous verrez qu’elle fera parler d’elle.

– Cette Firmina n’est qu’une poupée vivante, reprit charitablement dame Anastasie Gatineau : elle ne pense pas à mal, c’est une enfant ; mais elle devrait donner meilleur exemple à Rosine Lupot. Depuis que cette péronnelle est sortie du couvent, elle ne fait rien que s’attifer et batifoler du matin au soir. Elle chante, elle danse : Qui bien chante, qui bien danse, guère n’avance, dit le proverbe. Celui qui l’épousera sera un grand sot. Tenez, regardez, voilà un quidam qui les accoste ni plus ni moins que si elles étaient des marchandes de pommes. »

Un grand jeune homme, très brun, les cheveux sans poudre, vêtu à l’italienne, et tenant à la main un chapeau de feutre mon orné d’une plume de coq, s’était, en effet, approché de Firmina et de Rosine et leur parlait fort civilement. Elles se levèrent et rentrèrent avec lui dans la boutique.

« C’est un musicien ambulant, pour sûr, dit Pétronille ; il porte sur son dos une boîte à violon.

– Il a aussi une trousse d’outils en bandoulière, reprit Anastasie. Ça doit être un compagnon luthier qui fait son tour de France. »

Elle ne se trompait pas. Amadeo Rinaldo était un compagnon luthier de Crémone qui, selon l’usage, avant de se faire recevoir maître, voyageait pour se perfectionner dans son état. Il avait parcouru l’Italie et la Provence ; il arrivait de Lyon, et, avant de se rendre à Paris et en Allemagne, attiré par la réputation de maître Lupot, sollicitait l’honneur de travailler quelque temps chez lui.

Rinaldo parlait assez bien français, et ses manières plurent à maître Lupot. Avant de rien décider pourtant, il voulut voir les papiers du jeune luthier. Rinaldo les lui remit, et s’en alla dîner à l’auberge de la Croix-Blanche, disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

À peine fut-il parti, que maître Lupot appela Rosine.

« Tu vas me rendre un service, petite sœur, dit-il, et nous verrons si les leçons d’italien que tu as prises pendant cinq ans n’ont pas été données en pure perte. Traduis-moi toutes ces pièces. »

Rosine fit une petite moue, et, montant dans sa chambrette ronde, située dans une tourelle sur le jardin, s’en alla dénicher tout en haut d’une armoire son dictionnaire et sa grammaire italienne, et se mit à l’ouvrage, accoudée sur son joli petit bureau de bois de rose, qui contrastait fort avec les vieilles tapisseries et la voûte de pierre de cette chambre contemporaine de Jeanne d’Arc.

Par bonheur, les différentes pièces que Rosine avait à traduire n’étaient ni longues ni compliquées, et, sa version finie, elle la porta, fort proprement écrite, à son frère.

Il la remercia, se mit à lire, et, dès les premières lignes, fit une exclamation de surprise et de joie.

« Quel bonheur ! ce Rinaldo a fait son apprentissage chez Guarnerius ! et sa mère s’appelle Flavia Amati ! – Serait-il un descendant des Amati ? n’est-ce qu’une ressemblance de nom ? – Ah ! s’il avait vraiment dans les veines du sang des Amati, que je serais content !

– Et qu’est-ce donc que les Amati, mon frère ? demanda Rosine étonnée.

– Comment ! Rosine, tu ne sais pas cela, toi, fille et sœur de maîtres luthiers ! Mais, ma petite, les Amati, André d’abord, puis Antoine et Nicolas, furent les plus illustres luthiers de Crémone aux XVIe et XVIIe siècles. André Amati travailla pour le roi Charles IX. Leurs violons sont des merveilles, et l’élève de Nicolas Amati, Stradivarius, qui est mort il y a dix-sept ans, en 1728, n’avait pas moins de talent que les Amati. Si, par bonheur, ce jeune homme avait un violon d’Amati ! – Je vais aller le lui demander. Il loge à la Croix-Blanche, n’est-ce pas ?

– Oui, mon frère ; mais il doit revenir demain matin. Le souper sera bientôt prêt. Dorothée sera fâchée si vous sortez.

– Tant pis pour elle. Je reviendrai dans une demi-heure. »

Et le maître luthier, ôtant prestement son tablier de peau de daim et. sa veste de travail, prit son habit, sa canne et son chapeau, et sortit.

Rosine alla le dire à Firmina, qui essayait un bonnet neuf, tout en roses pompon.

« C’est fort loin l’auberge de la Croix-Blanche, dit Firmina, c’est à la porte de Bourgogne. Nous aurons largement le temps d’aller faire une petite visite à la cousine Denisette. Je voudrais savoir ce qu’elle dira de mon bonnet. Mets vite ton mantelet, Rosine. »

Et elles s’amusèrent à voisiner et à chiffonner, tandis que les compagnons s’en allaient souper chez eux, et que Marcellin fermait les volets et mettait le couvert.

 

 

 

II

 

 

RINALDO ET LA LUNE

 

 

Arrivé à l’auberge de la Croix-Blanche, maître Lupot demanda M. Rinaldo.

« Qui est-ce, monsieur Rinaldo ? dit la grosse servante Marion, fort occupée à faire de la pâte à crêpe dans une grande terrine jaune.

– C’est un jeune Italien, arrivé hier soir ou ce matin à Orléans.

– Ah ! c’est le violoneux alors. Il est au jardin avec la patronne et les enfants. Vous savez le chemin, Monsieur, n’est-ce pas ? C’est derrière la maison, au bout du grand couloir qui est à main gauche, près de la remise. »

Lupot s’engagea dans le couloir, assez large, mais encombré de caisses vides, de roues plus ou moins rompues, de. cages à poulets et de toutes sortes d’ustensiles hors de service. À peine arrivé au milieu du corridor, il entendit les sons d’un excellent violon, joué par une main légère, et les voix rieuses d’une troupe d’enfants qui dansaient.

Dès l’entrée du jardin il aperçut le musicien et les danseurs. Debout près de l’hôtesse de la Croix-Blanche, dame Jeanneton Gaillard, que l’on avait surnommée la Gaillarde, Rinaldo jouait du violon pour faire danser quatre petites filles et quatre garçonnets, vermeils comme des pommes d’api et gais comme des pinsons. La Gaillarde, les deux poings sur les hanches, regardait son petit quadrille et criait les figures, que brouillait à plaisir la troupe enfantine.

« Allez donc en mesure : en avant quatre ! la promenade ! la queue du chat ! etc. »

C’était charmant ; mais Lupot, qui n’avait point d’enfants et ne se souciait point de leurs jeux, interrompit le bal sans miséricorde et se mit à questionner Rinaldo ; tandis que la Gaillarde et ses enfants se disaient :

« Attendons : ce monsieur va peut-être s’en aller, et nous finirons la contredanse. »

Mais Lupot ne s’en allait point, et les réponses de Rinaldo paraissaient l’intéresser beaucoup. Rinaldo était, en effet, arrière-petit-fils, par sa mère, de Nicolas Amati, mort en 1692, ne laissant qu’un fils qui n’avait que fort peu travaillé, et était mort peu de temps avant le mariage de sa fille Flavia. Le père de Rinaldo était sculpteur, et Rinaldo l’avait perdu depuis longtemps. Il était alors entré en apprentissage chez Guarnerius, et comptait s’établir dès qu’il aurait vingt-cinq ans.

« J’obtiendrai alors la permission de joindre au nom de mon père celui de ma mère, dit Rinaldo ; mais, tant que je n’aurai pas fait un chef-d’œuvre digne d’être comparé à ceux de mon bisaïeul, je n’oserai signer un violon du nom glorieux des Amati. Ma mère ne le souffrirait pas. Elle est restée dépositaire de bien des secrets professionnels conservés dans sa famille depuis deux cents ans, et j’ai beaucoup appris d’elle. C’est sur son ordre que je me suis décidé à voyager, afin de connaître les inventions nouvelles ; mais je vous avoue que nulle part encore je n’ai trouvé de meilleurs instruments ni de plus habiles luthiers qu’à Crémone.

– Le violon que vous avez là, et que vous employez, sans égard pour sa beauté, à faire sauter cette marmaille, ce violon est-il d’un maître de Crémone ?

– Regardez ! » fit Rinaldo en souriant d’un air fier. Lupot prit le violon et l’archet, et admira longuement cet instrument bombé, à la gracieuse volute, aux formes élégantes, au poli précieux, et dont toutes les parties étaient si exactement jointes entre elles et si harmonieusement proportionnées, qu’il semblait avoir été créé d’un seul jet. Il en tira quelques sons, d’une suavité exquise, et, aux derniers rayons du jour, lut, tracés au vernis noir sur la table même du violon, les mots. Niccolò Amati, Cremona, 1692.

« C’est le dernier violon que fit mon bisaïeul, dit Rinaldo : il est daté de l’année même de sa mort ; mon grand-père et mon père en ont refusé de grosses sommes pour me le conserver, et ce violon ne me quitte jamais. Écoutez, écoutez, quelle voix il a ! Il s’appelle l’Angelo, et il est bien nommé. »

Au son du violon les enfants s’étaient rapprochés, et Babonnette, blondine de quatre ans, aux cheveux follets et crêpés, s’avança vers Rinaldo, et, le tirant par son habit, lui dit :

« Fais-nous danser encore, monsieur le musicien, tu seras bien gentil ! »

Les autres accouraient déjà, mais la Gaillarde les appela :

« Venez, enfants, venez souper. Marion fait des crêpes ! rentrez vite, ou je les donne au chat.

– Des crêpes ! quel bonheur ! » s’écria la bande joyeuse ; et ils coururent au logis, rapides comme une volée de pigeons.

« Allons souper aussi, Rinaldo, dit maître Lupot. Je vais envoyer prévenir ma femme et je souperai ici avec vous. Nous causerons plus à l’aise que chez moi. »

Lupot alla donner ses ordres à l’hôte, et Rinaldo, essuyant son violon avec un mouchoir de soie, le serra précieusement dans un étui doublé de flanelle parfumée d’ambre et d’iris.

Tôt après le maître luthier et le jeune compagnon, attablés devant des pigeons à la crapaudine, une omelette au lard et un fromage d’Olivet, qu’ils arrosèrent d’un bon piot de vin de Touraine, soupèrent de fort bon appétit en devisant violons et violoncelles, altos et guitares.

Il fut convenu en ce petit festin que Rinaldo travaillerait aux pièces chez Lupot pendant six mois, et que, s’il le quittait avant la fin de son engagement, il lui payerait un dédit de trois louis. Lupot s’engageait de même à le dédommager par une somme semblable s’il cessait de l’occuper avant le terme convenu. Là-dessus ils rédigèrent et signèrent un petit chirographe, qu’ils devaient le lendemain faire approuver par le syndic le plus ancien de la corporation des luthiers, et prirent deux bonnes tasses de café suivies d’un pousse-café de ratafia de coings, chef-d’œuvre de la Gaillarde.

Lorsque maître Lupot s’en retourna chez lui, au clair de la lune, Rinaldo voulut l’accompagner, et, chemin faisant, lui chanta une si jolie chanson italienne, que bien des fenêtres s’ouvrirent malgré la fraîcheur d’une, nuit d’automne, et que plus d’une jeune femme en cornette de nuit, plus d’un bourgeois en bonnet de coton, se penchèrent pour apercevoir la silhouette du nocturne chanteur.

Arrivés à la porte de maître Lupot, Rinaldo et lui se serrèrent la main, et se souhaitèrent mutuellement une bonne nuit. Toutes les lumières étaient éteintes ; maître Lupot tira sa clef de sa poche, rentra, et, à la lueur d’une. petite lanterne que la prudente Dorothée avait préparée pour lui, mit les verrous et monta se coucher, fort satisfait de sa soirée.

Le jeune Italien, serrant son manteau autour de son cou, reprit à grands pas le chemin de son auberge. En passant le long de la cathédrale il se dit : Qu’il doit faire froid en décembre dans ce pays-ci ! J’ai eu tort de promettre à ce Français de passer six mois chez lui. C’est trop long ; je m’ennuierai. Mais qu’importe ! si j’ai le mal du pays, je romprai mon engagement. Un dédit de trois louis n’est pas grand’chose.

Et, regardant la lune, il se mit à fredonner une canzona qui disait ceci :

« Belle reine des nuits, du haut de ton trône azuré, tu vois la tour de Crémone, tu vois mon cher pays. De tes rayons si doux va caresser le seuil, le toit, la blanche muraille du logis où ma mère s’est endormie ce soir en priant pour moi.

« Belle reine des nuits, que ne puis-je m’élancer vers toi, me baigner dans ta fraîche et sereine lumière, et redescendre avec elle vers ma patrie, vers les rives de l’Oglio et ses échos harmonieux ! »

Tout en chantant, Rinaldo atteignit son logis, et s’endormit pour rêver de Crémone au moment où l’horloge de Sainte-Croix sonnait dix heures, et où l’hôte, finissant sa ronde, éteignait les dernières chandelles et détachait dans la cour de l’auberge son chien de garde Médor.

 

 

 

III

 

 

LA BELLE ARMOIRE

 

 

L’habileté du jeune luthier de Crémone, sa conduite régulière et sa belle humeur, lui gagnèrent bientôt les bonnes grâces de Lupot et de Firmina. Il se fit aimer des compagnons et de l’apprenti par quelques libéralités faites à propos, et Rosine prenait plaisir à l’entendre chanter dans l’atelier à l’heure du goûter. Jacquette, la chambrière, le trouvait civil et bien appris, parce qu’il était le seul des compagnons qui ne se moquât jamais des cheveux rouges de la pauvre fille. Mais, moins d’un mois après son arrivée, Rinaldo encourut la disgrâce de Dorothée, et voici à quelle occasion.

Dorothée était depuis quarante-cinq ans dans la maison. Elle avait vu naître Lupot, et lui était dévouée corps et âme, ainsi qu’à sa jeune sœur. Cette Dorothée avait mille vertus, mais elle les faisait haïr quelquefois par son humeur acariâtre. Firmina, qui était douce et paresseuse, n’avait nulle envie d’enlever les rênes du ménage à la vieille servante, et maître Lupot la traitait avec les égards dus à ses longs services. Quant à Rosine, Dorothée la gâtait et la servait à baisemain, ne l’appelant que ma petite princesse, et la traitant toujours comme si elle n’avait que six ans.

Dorothée, fidèle aux anciens usages, n’allumait point de feu dans la maison avant les fêtes de Toussaint, tout en octroyant à ses maîtresses chaufferettes, moines et bassinoires, aussitôt que Rosine se plaignait du froid.

Or, cette année-là, il gela le 20 octobre, et Rinaldo, un matin, ne pouvait travailler tellement il avait l’onglée.

« Allez vous dégourdir les doigts au feu de la cuisine, lui dit maître Lupot : vous aurez soin de m’avertir quand vous irez dîner. Je vous donnerai une lettre à mettre à la poste. Je vais écrire à mon correspondant de Lucerne, et, tout en lui faisant ma commande, le tancer de la belle façon.

– Vous ferez bien, maître : il vous trompe indignement. Le bois qu’il vous envoie est trop jeune. »

Maître Lupot s’en alla écrire, et Rinaldo se rendit à la cuisine. Tout en se chauffant les mains, il examina cette grande pièce voûtée et dallée en pierres de taille, et pourvue d’une grande cheminée à hotte, que garnissaient deux bancs de pierre, d’énormes chenets en fer forgé et une crémaillère qui eût aisément supporté douze marmites. Pour le moment une seule y était suspendue, et mijotait doucement au-dessus d’un feu à demi couvert. Dorothée était au marché, Jacquette à l’étage supérieur, et la vieille perruche, juchée sur son perchoir près de la fenêtre, et le grillon qui chantait dans l’âtre, étaient pour le moment seuls à rompre le silence de la cuisine. La perruche, inquiète de voir une figure nouvelle, regardait de travers Rinaldo et répétait les seuls mots qu’elle sût dire : Bonjour, Cocotte ; baise, baise petite Cocotte.

Une grande armoire d’érable était placée vis-à-vis de la cheminée, et, par ses vantaux entr’ouverts, on apercevait des piles de linge et des faïences soigneusement rangées sur dix rayons. Cette armoire peu ornée, mais dont le bois ondé était d’une couleur admirable, attira l’attention de Rinaldo. Il s’en approcha, heurta du doigt les parois et les vantaux, regarda les rayons, et après un examen minutieux de toutes les parties de ce meuble, s’en retourna dans l’atelier. Mais, au lieu de se remettre à l’ouvrage, il alla frapper à la porte de l’atelier de Lupot, qui occupait le rez-de-chaussée de la tourelle sur le jardin.

« Qu’y a-t-il, Rinaldo ? dit le luthier en posant sa plume.

– N’écrivez pas à Lucerne, Monsieur.

– Pourquoi cela ? vous savez bien que nous n’avons presque plus de vieux bois.

– Pardon, Monsieur, vous avez ici même assez de bois pour fabriquer une grande quantité d’instruments. Venez voir. »

Il emmena Lupot dans la cuisine et lui fit remarquer que l’armoire d’érable et ses dix épais rayons de sapin n’offraient pas trace de vers ni d’humidité, et que le bois en était sonore, fin, et veiné à merveille.

Maître Lupot se récria :

« Ces bois sont excellents, en effet, dit-il ; mais je n’aurais jamais songé à détruire un meuble pour y tailler des violons.

– Les Amati le firent plus d’une fois, Monsieur : de tout temps il a été difficile de se procurer des bois assez vieux. et assez bien conservés pour en faire de bons instruments. Les marchands trompent souvent en affirmant que telle pièce de plane ou de sapin fut coupée il y a vingt ou trente ans. Les meubles, par leur forme même, donnent la date de leur fabrication, et cette armoire que voici, très certainement, fut faite sous le règne de Louis XIV.

– En effet, elle fut achetée par ma mère lorsqu’elle se maria, en 1740. Mais, si je la détruis, que dira Dorothée ?

– Essayez d’employer un rayon, Monsieur. Voyez, ils ont justement la dimension d’une table de contrebasse.

– Oui, prenons-en un tout de suite. Jacquette, Jacquette ! venez. Dépêchez-vous de débarrasser ce rayon d’armoire. »

Jacquette obéit ; mais à peine eut-elle empilé les serviettes sur la table placée au milieu de la cuisine, que Dorothée, rentrant du marché, s’exclama d’étonnement.

« Que faites-vous là, Monsieur ?

– J’ai besoin de cette planche, ma bonne. On vous en posera une semblable tout à l’heure. Je vais envoyer querir le menuisier. »

Dorothée murmura, mais n’osa pas se révolter pour une seule planche. Elle la vit cependant emporter avec beaucoup de déplaisir, et reçut fort mal le menuisier.

« Que veut-on faire de ce rayon d’armoire ? demanda-t-elle à Marcellin le lendemain en lui donnant sa soupe du matin.

– On l’a déjà scié, taillé et raboté pour en faire la table d’une contrebasse. L’Italien dit que ce bois-là vaut son pesant d’or. Toute l’armoire y passera, mam’selle Dorothée.

– C’est ce qu’il faudra voir ! s’écria Dorothée. On me pendra plutôt ! – Une armoire que je range depuis trente-cinq ans, un meuble de famille ! Ce pédant d’Italien veut donc mettre la maison au pillage. – Je m’en vais parler au patron, madame, et nous verrons ! »

Elle alla de ce pas chanter pouilles à maître Lupot, mais ce fut en pure perte. Il avait déjà commandé une autre armoire, faite sur les mesures de l’ancienne, et il la fit placer, au grand désespoir de Dorothée. Elle prit dès lors en grippe le jeune Italien, et se promit de lui jouer un mauvais tour dès que l’occasion s’en présenterait.

 

 

 

IV

 

 

PROPOS D’ATELIER

 

 

Cependant avec l’excellent bois de plane et de sapin provenant de la belle armoire maître Lupot et Rinaldo avaient fabriqué une énorme contrebasse destinée à la maîtrise de Sainte-Croix. L’instrument était fini : restait à le vernir.

Je m’étonne, dit Rinaldo, que les luthiers français emploient des vernis à l’esprit-de-vin. Les Amati, Stradivarius, Guarnerius et tous les bons luthiers italiens se sont toujours servis de vernis gras, et, au lieu de peindre d’abord les violons, colorent le vernis, ce qui vaut beaucoup mieux. Si vous le permettez, maître Lupot, je vernirai cette contrebasse à la mode de Crémone.

– Faites, Rinaldo, s’empressa de dire Lupot, qui avait constaté depuis longtemps déjà l’habileté du jeune artisan. Faites, et colorez cette contrebasse au safran ou au curcuma ; notre maître de chapelle aime les couleurs vives. Voici un louis : allez acheter ce qu’il vous faut.

– Tout d’abord, il est nécessaire de préparer de l’huile siccative, dit Rinaldo : je vous demanderai la permission d’installer un réchaud dans le jardin, afin de ne pas remplir la maison d’une odeur et d’une fumée désagréables.

– Le jardin est à votre disposition. Il y a au fond, à gauche, un petit hangar où vous serez abrité de la pluie. »

Une heure après, par une brumeuse matinée de mars, Rinaldo, installé sous le petit hangar, surveillait un feu de charbon sur lequel bouillait dans une marmite de terre vernissée un mélange d’huile de lin, de litharge, de plâtre, de terre d’ombre et de céruse. Armé d’une écumoire, Rinaldo enlevait à mesure l’écume rousse et infecte qui montait à la surface du liquide brûlant.

« Quelle ratatouille de sorcier fait cette peste d’Italien ? grommelait Dorothée en l’observant à travers le vitrage losangé de la cuisine.

– Ciel ! quelle vilaine odeur ! » s’écria Rosine, qui venait d’ouvrir la croisée de sa chambre.

Elle pencha en dehors sa tête blonde hérissée de papillotes, et aperçut à travers le brouillard Rinaldo incliné sur le réchaud incandescent.

« Bon ! se dit-elle : voilà une nouvelle mode ! Quoi ! les ouvriers vont entrer au jardin à présent ! ce sera joli, en vérité. Je vais le dire à Firmina. »

Firmina, très étonnée de voir ainsi envahir le petit Jardin dont l’usage lui était absolument réservé, s’alla plaindre à son mari, qui lui dit :

« Ce n’est que pour une fois, ma chère amie. Aimeriez-vous mieux que la maison fût empestée de fumée ! Vous ne seriez pas descendue au jardin par ce brouillard, n’est-ce pas ? Eh bien, tenez-vous contente et n’en parlons plus.

– Mais enfin que fait ce Rinaldo ?

– Il prépare le célèbre vernis des Amati, et j’espère bien qu’il m’en donnera le secret pour rien. Mais, entre nous soit dit, ma petite femme, je le payerais bien cinq cents livres ! »

Firmina, qui savait son mari fort intéressé, en conclut que le vernis des Amati devait être chose bien profitable, et elle alla conter à Rosine ce qu’elle venait d’apprendre, tandis que maître Lupot rejoignit Rinaldo dans le jardin.

À l’atelier, les compagnons causaient, et Marcellin, monté sur son établi, cherchait à voir ce qui se passait dans le jardin par les carreaux supérieurs de la fenêtre, les seuls qui ne fussent pas dépolis. Deux autres fenêtres, donnant sur la place, éclairaient les établis où les compagnons luthiers, maniant la varlope, les scies et les canifs d’acier fin, taillaient, polissaient et ajustaient les soixante-neuf pièces dont se compose un violon.

« Êtes-vous sûr que Rinaldo partira le mois prochain ? demanda tout bas Anselme à son camarade Nicolas.

– Très sûr. Il ne restera pas même pour voir les fêtes du 8 mai. Il a promis à sa mère de ne pas passer plus d’une année en France, et il tient beaucoup à se rendre à Paris, où il doit travailler, chez les Leonardi. C’est même bien étrange qu’il ait consenti à passer tout l’hiver à Orléans.

– Oh ! il ne l’a pas fait gratis. Maître Lupot le paye plus cher qu’aucun de nous. Ce n’est pas encourageant pour moi, qui suis ici depuis dix ans, de voir cet étranger gagner le double de ce que je reçois.

– Il faut avouer qu’il est habile.

– Hum ! c’est vrai. Jamais je n’ai vu poser l’âme d’un violon aussi vite et aussi bien que lui. Puis il est insinuant, beau parleur. Le patron en est coiffé, et l’on dit par la ville qu’il lui donnerait volontiers sa sœur en mariage pour le retenir ici.

– Ça, c’est un faux bruit. Il y a d’autres projets, et, quand le beau cousin Miche ! Dupré, le fils de l’orfèvre, aura fini son tour de France, je suis sûr qu’il épousera Mue Rosine. Vous verrez ! Elle a une trop belle dot pour se contenter d’un compagnon luthier.

– Compagnon devient maître, reprit Nicolas, et maître Lupot n’ayant pas d’enfants...

– Il peut en venir... Après tout, il n’est pas marié depuis plus de trois ans, et sa femme n’en a que vingt-deux.

– Voici maître Lupot qui revient ! dit Marcellin en descendant prestement de l’établi, et en se remettant à polir un violon. Rinaldo le suit, portant sa marmite. Bon ! nous allons lui voir faire le fameux vernis. Attention ! »

Mais, au grand désappointement de ses camarades, Rinaldo dit qu’il ne pourrait faire le vernis que lorsque l’huile serait bien clarifiée, et il pria maître Lupot de lui permettre de revenir après souper pour y travailler. Les compagnons lui offrirent de l’aider, mais il leur dit qu’il n’avait besoin de personne. « D’ailleurs, ajouta-t-il, l’opération que je ferai ce soir n’est que préparatoire, je la renouvellerai toutes les vingt-quatre heures ; ce n’est que dans huit jours que je pourrai terminer le vernis. »

La semaine suivante, en effet, Rinaldo fabriqua son vernis ; mais, bien qu’il fît l’opération dans l’atelier, personne ne put voir ce qu’il mélangeait à l’huile et à l’essence de térébenthine. C’étaient plusieurs poudres, qu’il tira, bien enveloppées et cachetées, de sa trousse de voyage, et lorsque Marcellin, plus naïf que les autres, lui demanda : « Qu’y a-t-il là dedans ? » Rinaldo répondit : « C’est là mon secret, c’est le secret des Amati. »

 

 

 

V

 

 

VERNISSAGE D’UNE CONTREBASSE

 

 

La contrebasse fut vernie à deux couches seulement (d’habitude maître Lupot vernissait ses instruments sept fois), et néanmoins elle devint si brillante, d’une si belle couleur et d’un poli si parfait, que maître Lupot et ses compagnons en furent émerveillés. La contrebasse, d’ailleurs, était d’une forme et d’une sonorité admirables.

« Vous me vendrez votre recette Rinaldo, n’est-ce pas ? dit maître Lupot.

– Non, Monsieur ; j’ai promis de ne la transmettre qu’à mon fils aîné, si jamais j’en ai un. Sinon, le secret mourra avec moi.

– Quel enfantillage ! Si encore d’un vernis plus ou moins bon dépendait le mérite d’un violon ! Mais c’est un accessoire de peu d’importance, et lorsque vous serez établi luthier à Crémone, peu vous importera qu’un luthier d’Orléans se serve du même vernis que vous.

– C’est vrai, Monsieur, mais la question n’est pas de savoir si je me ferais du tort ou non ; c’est une question d’honneur. En vous donnant une certaine quantité de ce vernis, j’ai voulu vous témoigner ma reconnaissance pour le bon accueil que vous m’avez fait, je ne puis davantage. Épargnez-moi des instances auxquelles je ne pourrais céder qu’en me parjurant. »

Il rentra dans, l’atelier, et maître Lupot, demeuré seul dans l& petite pièce où l’on suspendait les instruments pour les vernir, resta longtemps pensif, considérant la belle contrebasse, aux parois brillantes et couleur d’or bruni.

Elle était sèche : il y plaça des cordes de Naples, l’accorda, et l’essaya. Des sons puissants retentirent dans la maison, et Dorothée s’écria :

« C’est comme les orgues de Sainte-Croix, ni plus ni moins. »

Maître Lupot aurait dû être content, mais il ne l’était point. Il soupa sans appétit et dormit fort mal. Le lendemain matin, il avait si mauvaise mine, que sa femme s’inquiéta et lui demanda pourquoi il était soucieux. Il le lui dit.

« N’est-ce que cela ? fit-elle. Que me donnerez-vous si je surprends le secret ?

– Comment ferez-vous ?

– Laissez-moi faire : donnez-moi seulement un peu de ce vernis. Mon oncle est expert en droguerie : il nous dira bien ce qu’il y a là dedans.

– Ah ! s’il y réussit, Minette, je vous donnerai une robe de soie couleur de rose. »

Les compagnons étaient à dîner : maître Lupot alla prendre dans l’atelier la bouteille où restait un peu de vernis, en mit dans une petite fiole bien bouchée, et Firmina et Rosine, prenant leurs mantelets, se rendirent, rue Pierre-Percée, chez maître Bertinot, syndic de la corporation des apothicaires.

Le bonhomme, habillé de toile grise et la figure couverte d’un masque de verre, était dans son laboratoire et pilait lui-même une drogue dangereuse à respirer, lorsqu’un apprenti, entrouvrant la porte, lui annonça la visite de Mme et Mlle Lupot.

« Faites asseoir ces dames au salon, dit-il, j’y vais aller dans cinq minutes. »

Le salon, ou plutôt l’arrière-boutique de maître Bertinot, était une pièce assez obscure, meublée de quelques fauteuils de cuir, et tout environnée d’armoires vitrées remplies de bocaux et de vases de vieille faïence qui de nos jours vaudraient leur pesant d’or. Au milieu était une table où, sur un plateau de porcelaine de Saxe, douze petits verres à pied, rangés autour d’un flacon d’élixir de Garus, témoignaient des habitudes hospitalières du maître du logis. On respirait dans cette chambre sans air tous les parfums de la pharmacie, et la vue de quelques pièces d’anatomie, conservées dans l’esprit-de-vin, fit une telle peur à Rosine, qu’au bout de cinq minutes elle voulait s’en aller.

« Attendons mon oncle, dit Firmina ; il ne peut tarder. Sais-tu pourquoi je suis venue, Rosine ? »

Elle le lui dit, pour lui faire prendre patience, et Rosine s’écria :

« Si ton oncle ne devine pas le secret, je me charge de te l’apprendre, moi ; mais alors la robe couleur de rose sera pour moi.

– Comment feras-tu ? »

L’oncle arrivait. C’était un bon gros homme, d’une soixantaine d’années, garçon et joyeux compère. Il embrassa galamment les jeunes visiteuses, et tout d’abord leur fit accepter un petit verre d’élixir.

« Je défie qu’on en trouve de meilleur en France, dit-il. Je l’ai fait moi-même avec une recette rapportée d’Allemagne, une recette que je n’ai donnée à personne. »

À propos de cette recette, Firmina parla du vernis qu’elle apportait.

« Mon mari, dit-elle, a reçu ce vernis d’Italie, et voudrait savoir avec quoi il est fait. »

La jeune femme se garda bien de parler de Rinaldo et de son secret, connaissant le respect de maître Bertinot pour les recettes mystérieuses.

Maître Bertinot lui promit de si bien analyser ce qu’elle apportait, que dès le lendemain il lui donnerait la formule pour en fabriquer de semblable.

Quel plaisir ! pensa Firmina ; j’aurai ma robe rose !

À son tour, elle ne dormit guère la nuit suivante, et avant que minuit sonnât elle avait déjà décidé de quelle façon seraient les falbalas de la robe promise.

Mais, hélas ! le lendemain maître Bertinot vint en personne annoncer à sa nièce que le vernis des Amati contenait quelque chose d’inconnu, d’insaisissable, et déjouait tous ses efforts d’analyse.

« À moi de jouer, se dit Rosine tout bas. Demain, à la noce de Denisette, nous verrons ! »

 

 

 

VI

 

 

UNE NOCE À LA CROIX-BLANCHE

 

 

Un ancien compagnon de maître Lupot, devenu maître, et nouvellement établi rue de la Chèvre-qui-danse, allait se marier avec Denisette Bimbelot, cousine de Firmina. Rosine était demoiselle d’honneur, et tout l’atelier de maître Lupot invité à la noce, Rinaldo compris. Il devait y chanter, danser la tarentelle, et s’était acheté un bel habit de velours noir à boutons de clinquant. Rosine, de son côté, se préparait une jolie robe de gaze bleu céleste, relevée par des nœuds de satin rose, sur une jupe de taffetas gonflée par ces petits paniers que l’on appelait alors des « considérations ». Une guirlande de primevères roses, des souliers brodés de paillettes, et des mouches de la bonne faiseuse, taillées les unes en croissant, les autres en étoiles, devaient compléter sa toilette. Quant à Firmina, elle n’avait rien négligé pour faire valoir sa taille élégante et ses beaux yeux noirs ; et sa robe de pékin couleur de soufre, relevée par des bouquets d’épis et de coquelicots et toute garnie des dentelles de son habit de noces, lui allait à ravir.

« Comme nous allons nous amuser ! dit-elle à Rosine : le salon des noces et festins de la Croix-Blanche est le plus grand de la ville, et parqueté à merveille. Sais-tu bien, Rosine, que je n’ai dansé que trois fois depuis mon mariage !

– Et moi donc ! je n’ai été au bal que ce jour-là, et on m’a envoyée coucher après la première contredanse ! Maman était si sévère ! Pourvu qu’il fasse beau demain ! »

Le temps fut à souhait. Il y eut messe en musique à la cathédrale et grand dîner. Puis les dames allèrent changer de toilette, tandis que les messieurs jouaient aux boules et que les valets, stimulés par la Gaillarde, débarrassaient la salle du festin.

C’était une très grande pièce, à huit fenêtres de chaque côté, garnies de rideaux de toile de Jouy à ramages multicolores. Le plafond, à poutres apparentes, et les boiseries étaient peints en blanc. Quelques lustres de verre à facettes l’éclairaient, et les portraits du roi Louis XV, de la reine Marie Leczinska et du maréchal de Saxe, le récent vainqueur de Fontenoy, peints par un artiste forain généreux en vermillon, ornaient trois des principaux panneaux. Sur une petite estrade se perchèrent trois violons et une clarinette, et les valets rangèrent le long des murs de longues et dures banquettes recouvertes de velours d’Utrecht grenat, miroité par l’usage. Tout cela n’était pas fort élégant ; mais il y avait de l’air, de l’espace, un parquet si élastique, qu’il faisait bondir les plus lourds danseurs. Il n’en fallait pas davantage aux bonnes gens d’autrefois, et le bal fut d’une gaieté folle.

Rosine dansa trois fois avec Rinaldo, et se montra si aimable pour lui, que le jeune luthier ne put moins faire que de causer beaucoup avec sa jolie danseuse. Il ne lui avait parlé que fort rarement, et jusqu’alors elle lui avait paru passablement dédaigneuse. Au souper, il fut placé près d’elle, et la belle Rosine lui donna ce qu’on appelle un Philippe, c’est-à-dire qu’elle partagea avec lui une amande double. L’Italien ne savait pas à quoi cela l’engageait. Son autre voisine de table, dame Herlevin, femme expérimentée en toute chose, le lui expliqua.

« Si, demain ou tel autre jour, vous rencontrez Mile Rosine, le premier de vous deux qui dira à l’autre : « Bonjour, Philippe », aura droit d’en exiger un cadeau. Il va sans dire qu’en homme bien appris vous vous garderez de parler le premier, et vous offrirez à la demoiselle un beau bouquet ou une boîte de bonbons fins.

– C’est entendou ! » dit le jeune Italien, dont l’accent divertissait fort son interlocutrice.

Il était plus de minuit. Maître Lupot parla de se retirer.

« Quoi ! s’écria Firmina, avant d’avoir vu Rinaldo danser la tarentelle ! Ô mon cher petit mari, vous ne serez pas si méchant !

– Qu’il la danse donc tout de suite, dit Lupo, je tombe de sommeil. »

Les violons préludèrent. Une jeune Italienne, qui faisait profession de chanter et de danser dans toutes les fêtes, s’avança un tambourin à la main. Elle était assez laide, mais dansait à merveille ; Rinaldo, muni de castagnettes, l’amena au milieu du salon, et tous deux dansèrent si bien, que toute l’assemblée fut charmée.

Puis, les mariés étant partis tandis que l’on dansait la boulangère pour terminer le bal, les invités s’encapuchonnèrent, et, les uns à pied, les autres en chaise à porteurs, s’en retournèrent chez eux par un si beau clair de lune, que pas un réverbère n’était allumé cette nuit-là dans la bonne ville d’Orléans.

Rinaldo, qui logeait à la Croix-Blanche, n’avait qu’un pas à faire pour aller se coucher ; mais il ne dormit point, et dès l’aurore descendit au jardin.

Les violettes de mars étaient en fleur, et les oiseaux bâtissaient leurs nids dans le grand noyer et dans les trous des murailles couvertes de giroflées et de mousses verdoyantes. L’air était doux et tiède, et Rinaldo, grâce à ses vingt ans, en humeur poétique. Il se mit donc à faire un sonnet, se promettant de le réciter à la belle Rosine quand elle lui dirait : « Bonjour, Philippe ! »

Faire un sonnet en italien n’est pas un opéra bien compliqué. Pourtant le jeune luthier s’y attarda, et l’horloge d’un couvent voisin l’avertit qu’il aurait dû être depuis une heure déjà rendu à l’atelier. Il déjeuna en cinq minutes, partit d’un bon pas, et n’entra point en passant à la cathédrale, comme il le faisait d’habitude. Mais le temps perdu ne se rattrape pas, et ce ne fut qu’à huit heures et quart qu’il atteignit la place du Martroy et la maison de maître Lupot.

 

 

 

VII

 

 

BONJOUR, PHILIPPE !

 

 

Rinaldo rencontra sur le seuil la vieille Dorothée, en bonnet blanc et cotillon rayé.

« Vous voilà, beau danseur ! fit-elle : ce n’est pas trop tôt ; le patron est sorti, et cet hurluberlu de Marcellin vient de faire un miracle : il a cassé la bouteille du fameux vernis.

– C’est bien ennuyeux, dit Rinaldo : j’avais justement un violon à vernir ce matin. Je vais être obligé de refaire du vernis ; avez-vous du feu, ma bonne ?

– Certainement ; ne faut-il pas faire le café au lait de madame et le chocolat de mademoiselle ?

– Eh bien ! apportez-moi tout à l’heure, je vous prie, une pelletée de charbons bien allumés.

– Faites plutôt votre affaire à la cuisine. Marcellin lave le plancher de l’atelier, tandis que les compagnons sont allés avec le patron porter la grosse contrebasse à la cathédrale.

– Tenez, voici une place libre pour poser le réchaud, et voici de la braise en quantité. »

Un peu surpris de tant de complaisance, Rinaldo se mit à l’œuvre.

Après tout, se dit-il, en préparant mon vernis à la cuisine, j’y gagnerai de n’être pas espionné.

Rinaldo se trompait. Dorothée, qui était fort curieuse, avait plus d’une fois, tout en servant ses maîtres à table, entendu parler du secret des Amati, et elle se promit bien de ne pas manquer une si belle occasion de s’en emparer. Elle regardait du coin de l’œil comment procédait Rinaldo, et, tout en ne paraissant s’occuper que de préparer le déjeuner, elle escamota très habilement un des paquets de poudres mélangées que contenait la trousse du jeune luthier.

Attrape, se dit-elle in petto. J’ai la drogue, et quant à la mélanger avec l’huile et la faire chauffer doucement, c’est simple comme bonjour, et infiniment plus aisé que de faire du cotignac. Ce soir, je ferai du vernis de Crémone, et mon patron sera content. Cela t’apprendra, freluquet, à m’avoir pris ma belle armoire !

À peine Rinaldo eut-il fini, et au moment même où il posait la marmite de fer toute brûlante sur l’appui d’une fenêtre ouverte, un pas léger effleura le seuil, une tête blonde parut dans l’embrasure de la porte, et d’une voix joyeuse Rosine s’écria : « Bonjour, Philippe ! »

Elle était en déshabillé blanc, ses cheveux épars, à demi retenus par une fanchon de dentelle noire, et si jolie en ce simple appareil, que Rinaldo en fut ébloui. Il voulut réciter son sonnet, balbutia, rougit, et, finissant par où il aurait dû commencer, salua Rosine et lui demanda si elle avait bien dormi.

« J’ai dormi comme quatre marmottes, dit-elle ; mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. Et mon cadeau ?

– Je cours de ce pas le chercher, Mademoiselle. Je ne croyais pas vous voir si matin.

– Non, restez. Le cadeau que je désire est ici-même ; vous êtes un trop galant cavalier pour me le refuser. C’est si peu de chose ! vous l’avez sur vous.

– Je voudrais avoir des diamants à vous offrir, Mademoiselle », fit Rinaldo ; il avait à sa cravate une petite épingle en filigrane que Rosine avait admirée la veille.

« Daigneriez-vous accepter cette épingle de Gênes ? fit-il en la présentant à Rosine.

– Une épingle! fi donc ! cela pique et brouille les amis. Non, je veux autre chose. »

Très intrigué, Rinaldo ne savait quelle contenance tenir. Dorothée riait sous cape.

« Enfin, di-il, que voulez-vous, Mademoiselle ? Je ne puis deviner.

– Je veux savoir ce qu’il y a là dedans, dit Rosine en désignant le vase où refroidissait le vernis.

– Eh ! c’est le vernis des Amati, Mademoiselle, vous le savez bien.

– Avec quoi est-il fait ?

– Je ne puis le dire.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai promis de ne révéler à personne le secret de sa composition.

– Chansons ! dit Rosine : c’est parce que vous êtes un méchant garçon, un ingrat, un avaricieux ; si vous ne me dites pas ce que je veux savoir, je ne vous reparlerai de ma vie. Je vous donne la journée pour y réfléchir. Ce soir, nous nous reverrons à la Croix-Blanche. On y va manger les restes du festin d’hier en petit comité. J’ai bien regarde votre danseuse et je saurai danser la tarentelle avec vous. À ce soir ! »

Et elle s’enfuit en riant, laissant Rinaldo fort perplexe.

Maître Lupot rentra tout joyeux. La contrebasse, essayée au chœur de Sainte-Croix, avait fait l’admiration des chanoines et des musiciens de la maîtrise. Elle avait des sons d’une puissance incroyable, et ses belles formes, et l’éclat de sa couleur d’or, ravissaient tous les regards.

« Si vous étiez arrivé plus tôt ce matin, Rinaldo, je vous aurais emmené à la cathédrale, et vous auriez vu le triomphe de notre contrebasse. Avez-vous verni le petit violon ?

– Non, Monsieur, Marcellin avait cassé la bouteille au vernis : j’ai dû en refaire, et je viens seulement de finir...

– Vous auriez dû m’attendre, dit maître Lupot, visiblement contrarié. J’aurais voulu voir... Voyons, décidément ne me donnerez-vous pas cette recette ?

– Je ne le puis, Monsieur. Je suis lié par un serment.

– Vous ne vous établiriez pas en France ?

– Oh ! non. J’aime trop mon pays.

– C’est dommage. J’avais pensé... ; mais c’est inutile. Allez vernir le violon, Rinaldo. Vous savez que vous êtes invité au retour de noce, ce soir !

– Je compte bien y aller, Monsieur. »

 

 

 

VIII

 

 

AU FEU

 

 

La petite fête fut encore plus gaie que celle de la veille. On chanta force couplets, on joua aux petits jeux les plus sots et les plus divertissants, et enfin Rosine voulut danser la tarentelle. Ses gaucheries et ses grâces plurent également à la compagnie, et achevèrent de tourner la tête au pauvre Rinaldo. Il avait offert à Rosine un peau bouquet, lié d’un ruban lamé d’or, et se croyait quitte de son « Bonjour, Philippe ! » mais tout en dansant elle lui dit : « Avez-vous réfléchi ? me direz-vous ce que je peux savoir ?

– Cruelle ! répliqua Rinaldo, demandez-moi toute autre chose. Celle-là m’est impossible.

– Je la veux, et je l’aurai », dit Rosine.

Et, le quittant brusquement, elle alla s’asseoir, disant qu’elle était lasse.

Maître Lupot en profita pour ordonner aux musiciens de jouer l’air connu : Allez-vous-en, gens de la noce, et la compagnie se sépara.

À peine les invités furent-ils sortis de l’auberge, que la cloche de la maison de ville sonna le tocsin. Chacun, inquiet, courut vers sa demeure, et un sergent du guet, interrogé par un passant, cria : « C’est sur la place du Martroy, chez le luthier ! »

Maître Lupot, ses compagnons et Rinaldo se mirent à courir à toutes jambes, et les porteurs des deux chaises où étaient Firmina et Rosine hâtèrent le pas, tandis que les deux belles criaient et pleuraient comme deux ahuries de Chaillot.

Par bonheur, ce n’était qu’un feu de cheminée, qui fut éteint promptement. Les capucins étaient arrivés au premier signal. Tous les voisins de maître Lupot s’étaient empressés d’accourir au secours de Dorothée, qui poussait des cris affreux en voyant tomber sur le foyer d’énormes paquets de suie enflammée.

Mais comment se faisait-il qu’elle eût du feu à une pareille heure ? Voilà ce que chacun se demandait. On avait beau interroger la vieille sibylle, elle ne répondait que des phrases incohérentes, et semblait avoir perdu l’esprit. Jacquette, qui s’était couchée à huit heures, ne savait rien.

Enfin maître Lupot, remerciant les voisins et les congédiant avec politesse, déclara qu’il était temps de se coucher. Les bons pères capucins avaient disparu sitôt le péril conjuré. Chacun se retira ; Firmina et Rosine, toutes tremblantes, défirent leurs atours avec l’aide de Jacquette ; Dorothée monta dans sa chambre, et elle allait en refermer la porte lorsqu’elle s’entendit appeler. Maître Lupot la suivait ; il entra chez elle, s’assit, et lui fit subir un interrogatoire en règle.

« Que faisiez-vous ce soir, ma bonne ?

– Pardine, je puis bien le dire à vous ; j’essayais de faire du vernis, comme celui que votre maudit Italien a fabriqué ce matin devant moi. C’était pour lui faire pièce, et pour vous rendre service.

– Faire du vernis ? mais qui vous avait donné les choses nécessaires ?

– Pardine, je savais bien où étaient l’huile et l’essence, et j’avais pris un paquet de poudres mélangées dans la pochette de l’Italien.

– Fi ! Dorothée : c’est voler cela.

– Voler ! pour qui me prenez-vous ? Ces drogues avaient été achetées avec votre argent et pour vous. Je vous l’avais entendu dire à madame. Ce que j’ai fait, c’est pour vous obliger ; mais vous n’êtes qu’un ingrat ! Je m’en irai dans mon village, je suis de trop ici...

– Mais non, mais non, ma vieille amie ; ne te désole pas ! Dis-moi seulement comment l’accident est arrivé, je n’en parlerai à personne. Tu as fait une maladresse, avoue-le.

– Non pas : j’ai pris toutes les précautions possibles ; mais une maudite étincelle a volé sur le vernis, qui chauffait doucement. Il a pris feu, la flamme est montée dans la cheminée avec un bruit terrible ; j’ai crié pour réveiller cet imbécile de Marcellin, qui dort comme trois sonneurs ; le veilleur a vu la flamme du haut du clocher, et vous savez le reste. C’est votre faute. Il y a plus de trois ans que vous n’aviez fait ramoner. Vous n’êtes qu’un étourdi, un sans-soin, un homme sans prévoyance. »

Maître Lupot en convint, et, souhaitant le bonsoir à sa vieille bonne, redescendit chez lui.

Le lendemain, il répondit à toutes les questions qu’on lui fit que la Dorothée avait mis le feu en faisant fondre des graisses de cuisine ; mais Rinaldo et les compagnons, qui avaient vu la marmite au vernis sur le foyer, devinèrent bien à quoi s’était occupée la cuisinière de maître Lupot. Rinaldo, d’ailleurs, s’était aperçu qu’un de ses paquets de résine et de gommes mélangées lui avait été soustrait. Il s’imagina que Dorothée avait agi par les ordres de son maître, et, profondément blessé d’un tel procédé, se tint sur la réserve avec maître Lupot.

Il fut tenté de partir son engagement allait finir dans huit jours. Ce n’est pas la peine de me brouiller avec maître Lupot pour si peu, se dit-il. Après tout, il a été très bon pour moi.

Mais la raison déterminante, c’est qu’il pensait à Rosine, et retardait l’instant de lui dire adieu pour toujours. Il était cependant bien sûr de ne point l’aimer. C’est une petite  folle, sans cervelle et sans cœur, une coquette, une boutique de vanité... Il n’y penserait plus une fois les portes d’Orléans franchies... C’était chose sûre et positive. Et il restait, tant il est vrai que certaine passion est chose ridicule et bizarre.

 

 

 

IX

 

 

COMMANDES ET TENTATIONS

 

 

Huit jours après, un bel équipage s’arrêta devant la porte du luthier, et une dame en robe de soie verte à fleurs d’or, dont les paniers remplissaient la voiture, et cachaient jusqu’aux épaules deux petites suivantes assises en face de leur maîtresse, une dame coiffée à poudre, et dont le joli visage était gâté par un doigt de rouge et cinq ou six mouches, dit à ses laquais d’appeler maître Lupot afin qu’ilS vînt lui parler à la portière de son carrosse. C’était Mme l’intendante d’Orléans, la marquise de Bellavoine, personne toute charmante, riche, généreuse et aux trois quarts folle.

« Çà, dit-elle en répondant aux profonds saluts de maître Lupot par une gracieuse inclination de tête, çà, maître Lupot, il me faut une contrebasse toute pareille à celle de la cathédrale. Je l’ai promise à mon cousin l’archevêque de Tours pour la fête de saint Mania. C’est dans une éternité, le il novembre ; mais ce qui est très pressé, c’est un violon que je veux pour mon fils, un joli violon, de la même couleur que la contrebasse, très léger, très mignon. Mon fils est si jeune ! Il me le faut dans huit jours. Je ne vous fixe pas de prix. Je veux un bijou de violon. Il me faut aussi un alto et une guitare. Le tout bien joli, bien soigné. Mettez-vous vite à l’ouvrage. Quelle heure est-il ?

– Deux heures viennent de sonner, madame la marquise. Deux heures ! juste ciel ! et je dîne à deux heures précises au château de Claire-Fontaine ! – Comtois, dites au cocher de crever mes chevaux s’il le faut. Je veux être exacte ! je le veux absolument. »

Le carrosse partit au grand trot, et à peine eut-il disparu, qu’une voiture moins brillante, mais fort commode, traînée par deux bons chevaux gris pommelé, vint s’arrêter devant le magasin.

Un bon vieil abbé en descendit, et, s’appuyant au bras d’un laquais en livrée brune, entra chez Lupot et s’assit.

« Je voudrais une contrebasse exactement semblable à celle que vous avez faite pour la cathédrale, mon cher monsieur Lupot, dit-il ; c’est pour l’abbaye de Saint-Mesmin. Combien cet instrument vaut-il ? Pourra-t-il être prêt pour l’Assomption ? »

Puis vinrent des amateurs, apportant des violons à revenir. Tous voulaient qu’ils fussent vernis comme la belle contrebasse qui..., etc. Ils semblaient tous s’être donné le mot. Ce vernis éblouissant paraissait avoir centuplé le mérite des instruments de maître Lupot.

Il appela Rinaldo dans son petit atelier, ferma la porte au verrou, et, le faisant asseoir près de lui, le pria, le supplia de lui vendre sa recette. Il étala cinquante louis tout neufs sur la table et les lui offrit. Il lui proposa une association des plus avantageuses, qui ne l’empêcherait pas d’aller tous les ans passer trois mois à Crémone. Enfin, voyant tous ses arguments inutiles, il parla de Rosine. Rinaldo changea de visage, et ses refus parurent moins absolus. Il lui échappa de dire un peut-être... « si ma mère y consentait... »

On entendait le clavecin de Rosine qui chantait, dans la chambre au-dessus, une ariette à la mode alors, et elle en était au couplet :

 

                Pourquoi chercher, sur la rive lointaine,

                        Berger volage, une autre chaîne ?

                Reste avec nous, parmi nos prés en fleur,

                        Près de Climène est le bonheur.

 

 

« Rinaldo, reprit maître Lupot après un silence de quelques instants, vous réfléchirez. Après-demain, je dois donner un dîner aux jeunes mariés. Vous serez des nôtres, n’est-ce pas ?

– Bien volontiers, Monsieur », dit Rinaldo. Il prit congé. C’était l’heure du souper, il s’en alla lentement vers l’auberge de la Croix-Blanche.

 

 

 

UNE LETTRE DE CRÉMONE

 

La Gaillarde l’attendait sur le seuil entourée de sa poussinière d’enfants qui soupaient en plein air avec des tartines de rillettes. Du plus loin qu’ils aperçurent Rinaldo, ils coururent à lui les bras ouverts.

« Ami Dodo, criaient-ils, maman a reçu pour toi une lettre de ton pays. Viens vite. »

Et ils se pendaient à ses mains et à ses habits pour l’embrasser.

Rinaldo, enlevant dans ses bras les deux plus petits, pressa le pas. Jeanneton, tirant la lettre de la poche de son tablier, fit quelques pas à sa rencontre.

« Enfin ! s’écria Rinaldo ; je croyais ma bonne mère malade. Elle m’a laissé si longtemps sans nouvelles ! »

Il décacheta la lettre, s’assura d’un coup d’œil qu’elle était bien tout entière de l’écriture de sa mère, et monta dans sa chambre pour la lire à son aise.

Une demi-heure après, il redescendit, et, en payant le port de sa lettre, dit à l’hôtesse de régler son compte, parce qu’il voulait la payer le lendemain.

« Mais, Monsieur, ce n’est pas la fin du mois qui vous presse ?

– Je m’absenterai peut-être après-demain, dit Rinaldo. À quelle heure part le coche de Bourgogne ?

– À cinq heures du matin, Monsieur. Il va le premier jour jusqu’à Gien,. où l’on couche. Faut-il vous retenir une place ?

– J’irai moi-même. Merci. »

Il soupa en dix minutes, et, la soirée étant fort belle, s’en alla se promener au bord de la Loire vis-à-vis de l’île Charlemagne. La lune éclairait si bien, qu’il s’assit pour relire la lettre de sa mère.

 

 

« Mon cher fils, lui écrivait Flavia, l’hiver m’a bien vieillie, et je voudrais te revoir. Ton séjour à Orléans a été déjà trop long. Si tu vas encore à Paris, ce sera comme à Orléans, on t’y retiendra. Il y a près d’une année que je suis privée de toi, et je ne me sens pas le courage de t’attendre plus longtemps. Reviens, je t’en prie, avant que les grandes chaleurs rendent le voyage trop pénible. Ne le fais pas à pied. Je viens d’hériter de la petite fortune de ma tante Beppa, et tu pourras te payer le coche sur l’argent que tu comptais me rapporter. Le signor Guarnenius m’a promis de te donner de l’ouvrage, et, l’âge venu, tu pourras t’établir à ton compte et faire honneur au sang des Amati.

« Voici le bon frère Crispino qui vient me voir, et veut ajouter un mot à ma lettre.

« Adieu, cher fils, je t’embrasse et te recommande à la sainte Vierge et à ton ange gardien. Puisse-t-il te protéger et hâter ton retour.

 

« Ta mère,

« Flavia AMATI, veuve RINALDO. »

 

 

De sa grande écriture tremblée, le vieux frère Crispino, quêteur des capucins, avait ajouté ces mots :

« La maman s’ennuie de toi, mon ami Rinaldo. Reviens, sinon elle tombera malade. Je te bénis. Pax. »

Rinaldo referma la lettre, et regarda longtemps les flots paisibles de la belle Loire.

Ils s’en vont à l’Océan, se dit-il, comme nos jours s’écoulent vers l’éternité, et pas une goutte de ces eaux passagères ne retournera vers la source du fleuve. Et moi, je puis revoir la maison paternelle, l’Italie et son ciel si doux, retrouver près de mon berceau la plus constante, la plus pure de toute les affections, et j’hésite ! N’est-ce pas folie ? Après tout, je pourrais aller solliciter le consentement de ma mère, revenir ici avec elle, épouser Rosine...

Mais sa conscience lui disait : Tu n’obtiendras les bonnes grâces de Rosine qu’en trahissant ton secret, et, d’ailleurs, tu le sais bien, Rosine n’est pas l’épouse que ta mère eût choisie pour toi. Prends garde, Rinaldo, le jour qui va se lever décidera de toute ta vie.

« Ô mon Dieu ! murmurait Rinaldo ; donnez-moi un signe, je vous en supplie. »

Une musique lointaine se fit entendre : il leva les yeux et vit une barque illuminée qui remontait la rivière. Elle promenait toute une élégante compagnie rassemblée pour fêter une châtelaine des environs qui s’appelait Léonie. Bien qu’on ne fût qu’au 10 avril, l’air était très doux, cl les passagers et les bateliers chantaient en chœur.

Quand leur chanson fut finie, une guitare préluda, et la petite chanteuse italienne, d’une voix mélodieuse, commença une barcarolle que Rinaldo avait entendue cent fois et chantée lui-même à Crémone.

Et tandis que la barque illuminée passait lentement, il semblait à Rinaldo que c’était l’Oglio qui coulait à ses pieds,’ le ciel de l’Italie dont il voyait scintiller les étoiles, et la voix de la patrie qui lui disait : Reviens !

Un mal étrange, inconnu jusque-là de ce cœur de vingt ans, l’oppressait, le glaçait. C’était le mal du pays. Tout le reste s’effaçait devant cette souffrance, et Rinaldo n’hésita plus.

 

 

 

X

 

 

APRÈS LE DÉPART

 

 

Le lendemain, un peu avant midi, maître Lupot, qui avait été de fort mauvaise humeur toute la matinée, appela Marcellin et lui commanda d’aller à l’auberge de la Croix-Blanche voir pourquoi Rinaldo n’était pas venu à l’atelier.

« Ne fais qu’aller et venir, dit-il ; si tu t’amuses en route, tu auras affaire à moi. »

Marcellin partit en courant, et revint une demi-heure après.

« L’hôtesse de la Croix-Blanche a une lettre pleine d’argent pour vous, Monsieur, dit-il ; mais elle ne veut vous la remettre que ce soir, d’après la recommandation de Rinaldo.

– Peste soit de la pécore ! Je vais y aller. »

Maître Lupot se rendit à l’auberge, et eut le déplaisir de ne pas trouver dame Jeanneton. Se doutant qu’il viendrait, et voulant tenir parole à Rinaldo, la Gaillarde était allée voir sa mère à la campagne.

« Et Rinaldo ? demanda Lupot à l’hôte.

– Rinaldo ? il a réglé son compte, et il est parti si matin, que les enfants dormaient encore. Le bon garçon ! Croiriez-vous, monsieur Lupot, qu’il a demandé à ma femme la permission de les embrasser avant de partir. Il avait la larme à l’œil, et la petite Babonnette s’est éveillée, s’est pendue à son cou, et a crié comme une merlusine pour qu’il ne s’en aille pas ! Ma femme en pleurait. Vrai, c’était un charmant jeune homme, honnête, rangé, complaisant... »

Maître Lupot, impatienté, tourna le dos à Gaillard et revint chez lui. Il y trouva Rosine tout en larmes. Marcellin avait jasé ; Firmina était furieuse, et Dorothée disait pis que pendre du fugitif.

« Partir avant la fin de son engagement, disait-elle, n’est-ce pas agir en vrai coquin ? Et dire qu’il a fait mettre cri pièces une si belle armoire, une armoire qui n’avait pas sa pareille à Orléans ! »

La journée se passa tristement. Enfin, vers le soir, l’hôtesse de la Croix-Blanche arriva et remit à maître Lu Dot une lettre contenant trois louis, une recette écrite, et quelques lignes d’un français assez baroque, mais intelligible.

Rinaldo remerciait maître Lupot de ses bontés, envoyait ces trois louis de dédit convenu, et s’excusait de partir si brusquement, rappelé qu’il était par le désir de sa mère. Il offrait à maître Lupot la recette d’un vernis gras, en usage chez Guarnerius et Stradivarius, presque aussi beau que celui des Amati, et qui dédommagerait certainement maître Lupot du déplaisir que Rinaldo était forcé de lui causer. Il lui recommandait de ne pas confier à Dorothée le soin de fabriquer ce vernis, et terminait en souhaitant toutes sortes de prospérités à maître Lupot et à sa famille.

Maître Lupot, quoique fort en colère, ne trouva rien à redire à cette lettre. Il n’avait cherché que son intérêt en accueillant Rinaldo, et d’ailleurs il n’était pas sans remords à l’endroit de Rosine.

Il interrogea Firmina.

« A-t-elle vraiment du chagrin ? dit-il. Aurait-elle voulu épouser ce Rinaldo ? »

– Qui sait ? dit Firmina. Elle est si capricieuse ! Mais, entre nous, je crois que je connais le moyen de la consoler. Nous en reparlerons. »

Rosine avait la migraine et s’était mise sur son lit. Maître Lupot, en homme accoutumé à voir le côté pratique des questions, s’en alla de ce pas acheter les drogues mentionnées sur le petit papier de Rinaldo. Il les pila lui-même, les dosa méthodiquement, et, dès le lendemain matin, fit un vernis qui lui parut fort bon.

Dorothée, pendant ce temps, se ruait en cuisine pour festiner les nouveaux mariés. Les garçons pâtissiers arrivaient, chargés de friandises ; Firmina était habillée, et Rosine boudait encore en robe de chambre. Le coiffeur survint. Quand il eut fini de poudrer et de friser maître Lupot et Firmina, il alla frapper à la porte de Rosine. Elle lui dit de s’en aller, qu’elle ne se coifferait pas ce jour-là, ne voulant pas paraître au dîner. Très étonné, M. Catogan tira sa révérence et redescendit. Firmina l’arrêta au passage. « Attendez un instant, dit-elle, et chauffez vos fers à friser. Je vais parler à ma belle-sœur. Venez avec moi, monsieur Lupot, nous allons remettre Rosine en belle humeur. Je ne vous demande que de dire comme moi.

– Pauvre petite sœur ! dit Lupot : j’ai agi bien imprudemment. Qui sait le mal que je lui ai fait !

– Rosine, dit Firmina en entrant, sais-tu la nouvelle ? Ton frère a ce qu’il voulait, ou à peu près, et il t’achètera une robe de soie rose. La veux-tu en taffetas ou en gros de Tours ? »

Rosine, qui était à demi couchée sur une bergère, en bonnet de nuit et un mouchoir à la main, se leva toute droite, rougit et s’écria :

« Vrai ? Eh bien ! c’est en lampas que je la voudrais. C’est un peu plus cher, mais c’est beaucoup plus joli. Merci, mon bon frère ! »

Elle l’embrassa si vivement qu’un nuage de poudre jaillit des ailes de pigeon de maître Lupot.

« Bon, dit-il, moitié riant, moitié vexé, me voilà tout décoiffé. Il faut rappeler Catogan.

– Monsieur Catogan, monsieur Catogan ! cria Firmifla en sortant sur le palier, montez ici, on a besoin de vous ! »

Catogan monta l’escalier quatre à quatre, refit les ailes de pigeon du frère et coiffa la sœur à la dernière mode, c’est-à-dire au cerf-volant. Les convives arrivèrent, on dîna gaiement, et maître Lupot retrouva si bien sa belle humeur, qu’il fit un Philippe au dessert avec sa femme, et, le lendemain, lui donna une belle robe de lampas toute pareille à celle qu’il acheta pour Rosine.

 

 

 

ÉPILOGUE

 

 

Et tandis qu’à Orléans l’on se consolait ainsi du départ de Rinaldo, Rinaldo cheminait vers son pays, tantôt lentement caboté par le coche, tantôt prenant les devants et montant les côtes de son pied léger. Du haut de la première colline qu’il eut à franchir, il vit à l’horizon les tours jumelles de Sainte-Croix dominant les nombreux clochers et les remparts d’Orléans. Il allait soupirer, mais une brise du nord-ouest soufflait, chassant vers l’Italie des nuages dorés par le soleil levant. Bien haut, dans l’air frais et embaumé d’effluves printaniers, chantaient les alouettes. Rinaldo se mit à chanter aussi et ne regarda plus en arrière.

Il arriva sans encombre à la première couchée, puis aux autres, s’embarqua sur la Saône à Chalon, revit Lyon, franchit les Alpes, et, de fil en aiguille et d’étape en étape, rentra joyeux au logis maternel, rapportant intact le secret des Amati, et ne gardant au fond du cœur qu’un chagrin si mignon, qu’il s’effaça et disparut avant la fin de la saison des roses.

 

 

 

Julie LAVERGNE, L’Arc-en-ciel.

 

 

 

 

 

 

 

 

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