Le larron

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Madame Henri de LA VILLE DE MIRMONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Henri.

 

 

I

 

VIEUX NOËLS

 

« Le silence retombe avec l’ombre... Écoutez !

Qui pousse ces clameurs ? Qui jette ces clartés ? »

V. HUGO

La ronde du Sabbat.

(Odes et ballades.)

 

 

Le vent d’hiver fait rage. Son souffle puissant pourchasse dans le ciel les lourds nuages, balaye la vaste plaine, s’engouffre en hurlant dans les vallées, entoure les collines d’une longue caresse sifflante. En haut du coteau, il empoigne les châtaigniers centenaires, dépouillés de leurs feuilles jaunies, secoue leurs sommets en tous sens, entrechoque leurs vieilles branches noires, les fait craquer et gémir plaintivement. Il ébranle la porte mal jointe de la chaumière solitaire, comme si, irrité de l’obstacle, il était impatient d’entrer. Mais, subitement lassé, il s’apaise, il se tait, il laisse la nuit redevenir sereine, les étoiles scintiller dans le ciel nettoyé, les arbres se redresser, et, graves, élever dans l’ombre leur immobile silhouette. Puis, reposé, il repart, il reprend ses courses folles et sa grande clameur.

Tout est paix et silence en ce moment dans la petite maison. L’ennemi invisible, insaisissable, qui, tout à l’heure, semblait se ruer sur elle, s’est éloigné. Le susurrement d’une tige de fagot trop verte brûlant dans la cheminée, grande comme une alcôve, accompagne en sourdine le tic-tac d’une haute pendule de noyer. Une chandelle de résine, passée dans un anneau de fer fixé à l’âtre, vacille au courant d’air, et fait couler ses larmes d’ambre par terre. Sa lumière tremblotante, falote, éclaire les traits purs, émaciés par la souffrance, fatigués et brunis par le rude labeur des champs, d’une paysanne jeune encore, vêtue de noir, assise près du feu sur une chaise basse. Sa fine tête est alourdie par le fichu de mérinos des veuves, attaché en rond autour de son chignon serré, laissant à découvert les bandeaux réguliers de ses admirables cheveux bruns, rudes et épais. Un corsage à basques, tout uni, couvre son buste plat, affranchi du corset ; une ample jupe très froncée, tombe de ses fortes hanches, aux mouvements rythmiques, jusqu’à ses pieds chaussés de sabots.

Debout, devant elle, un petit garçon, un blondin aux yeux bleus très doux, enlève, d’un air boudeur, le plus lentement qu’il peut, l’un après l’autre, sa blouse de futaine, ses culottes de drap épais, son gros gilet tricoté. La jeune femme les plie avec soin et les pose sur un coffre de bois, près d’elle.

On aperçoit vaguement, dans le fond de la chambre, outre l’horloge de bois, un lit aux rideaux à carreaux bleus et blancs ; à droite, une armoire à linge en chêne luisant et une antique huche à pain ; à gauche, un vieux vaisselier rempli d’assiettes et de plats à fleurs, sur lesquels se reflète la flamme dansante du foyer.

Maintenant l’enfant n’a plus que sa chemise de toile blanche trop longue, sa première chemise de grand garçon dont il est très fier. Le feu rougit ses vigoureuses jambes brunes, toujours nues, et ses petits pieds nerveux.

– Allons, Yanoulet, dit la mère d’une voix douce, dépêche-toi donc ! Fais vite ta prière, et au lit !

– J’ai pas sommeil !

– Tu dis cela, mais dès que tu auras la tête sur le traversin... Je t’ai mis un caillou bien chaud.

– Je me retournerai un grand moment avant de m’endormir.

– Il est neuf heures et demie ; c’est tard pour un enfant de ton âge.

– Les enfants de mon âge vont à la messe de minuit : Peyroulin, et Yantin, et Joseph de Laborde...

– C’est possible. Mais tu sais bien que toi, tu n’es pas assez fort. Ça te fait toujours du mal de veiller. De plus, nous devons aller voir ta grand’mère à Nay, demain. C’est loin. Que dirait-elle si tu avais l’air fatigué ? Elle croirait que je ne te soigne pas bien.

– Mais c’est de dormir trop, au contraire qui me rend malade.

– Ne dis pas des bêtises. Et puis, ce soir, les chemins sont glissants pour descendre au village ; le vent est si fort qu’il te renverserait, et si froid, qu’il te percerait jusqu’aux os. Sûr, tu attraperais du mal. Allons, mon Yanoulet, ne fais pas le méchant, va te coucher. Si c’était possible, tu le sais bien, je te céderais : je n’aime rien tant que de te faire plaisir. Tu iras à la messe de minuit l’année prochaine. Il te faut manger encore un peu de soupe, vois-tu, avant, devenir grand et gros.

– Alors, si je suis petit, prends-moi sur tes genoux et raconte-moi une histoire, comme autrefois.

– Petit, petit, pas tant petit que cela, tout de même : tu as dix ans. À dix ans on est presqu’un homme. À dix ans ton pauvre père était déjà en condition et gagnait sa vie.

– Il allait à la messe de minuit.

– Peut-être...

– Tu vois bien. Moi, je veux toujours rester petit, être toujours ton hilhot 1, « lou pouricou de mama 2 ».

En disant cela Yanoulet s’était glissé sur les genoux de sa mère ; il entourait sa tête de ses bras déjà robustes et la serrait avec force.

– Lâche-moi, dit la veuve, tu m’étrangles. Ah ! coquin, comme tu sais bien t’y prendre ! Comme tu sais me faire faire tout ce que tu veux ! Mais, si je te cède, promets-moi, au moins, d’être plus sage, plus attentif en classe : le maître m’a dit encore hier que tu n’écoutes pas, que tu restes les yeux en l’air, comme un innocent, au lieu de le regarder, lui ou ton cahier. Promets-moi de bien faire tes devoirs, d’apprendre tes leçons et non pas de t’échapper pour aller dénicher les oiseaux ou voler des fruits avec Peyroulin, ce qui est très laid ; il t’entraîne toujours au mal, ce polisson-là ! Il faut l’envoyer promener, lui dire de te laisser tranquille, que si, lui, veut faire le mauvais sujet, toi, tu ne veux pas.

– Oui, oui, Maï beroye 3, je le lui dirai, sois tranquille.

– C’est que, vois-tu, moi micot 4 je n’ai que toi au monde à aimer, que toi pour m’aider et pour me donner du contentement. Si tu savais comme cela me peine quand tu fais le mal ! Tu es tout pour moi ! Et puis, je sens si bien qu’il faudrait un homme pour te montrer comment faire ; je ne sais que t’aimer et te soigner, moi ; je n’ai pas le courage de te battre et de te punir. Tu ne m’en feras pas repentir, dis, hilhot de mon cœur, tu marcheras droit comme ton pauvre père ?

– Oui, oui, Maï, tu verras !

– Il faut, d’abord, te dépêcher d’apprendre à écrire et à compter, faute de quoi tu te laisserais voler, plus tard, par les gens de la plaine qui sont si rusés. Puis, quand tu sauras, tu m’aideras à bêcher le jardin, à labourer le champ et à soigner les bêtes : bien est besoin d’un homme, pour tout cela. Les ouvriers, vois-tu, ça travaille très peu et ça coûte très cher : c’est la ruine des maisons. Toi, tu seras le maître.

– Oui... et l’histoire ?

– Sens-tu la chaleur du feu sur tes pieds, les pieds du petit enfant de maman qui est devenu un gros garçon méchant ? Es-tu bien, là ? Comme tu es grand et lourd, maintenant ! J’en ai plein les bras, de toi, comme lorsque je porte une belle gerbe de blé !

– Allons, raconte : Il y avait une fois...

– Ah ! petit capbourrut. Il y avait une fois un vilain enfant gâté qui faisait faire bien du mauvais sang à sa pauvre mère qu’il n’aimait pas.

– Ça, ce n’est pas vrai, je t’aime !

– Bien sûr ?

– Sûr comme tu m’aimes, toi !

– Comme je t’aime, moi, c’est pas possible. Mais si je croyais que tu m’aimes seulement un peu... Tiens, fais-moi encore un poutou, prends ma capuche, que je t’enveloppe : tu te refroidirais..... Là !..... Commençons. Quelle histoire veux-tu ?

– Celle de la Terrucole d’abord.

– Bien. Je n’ai pas besoin de te demander si tu la connais, la Terrucole ; tu n’y vas que trop, malgré ma défense. Il ne faut pas être bien fin pour comprendre que ce n’est pas un endroit comme tous les autres. Quand, arrivé au haut du coteau, on quitte la mauvaise route, bordée de châtaigniers, si vieux que les anciens d’ici ne se souviennent pas de les avoir vus planter...

– Le chemin d’Henri IV ? Pourquoi qu’il s’appelle comme cela ?

– Parce que le roi, dit-on, y passait, lorsqu’il s’en venait de Pau pour aller à son château de Coarraze embrasser sa mère nourrice. Quand donc, au lieu de continuer devant soi on tourne à main droite, on trouve un grand champ de tuyas 5, joli à voir, de loin, quand il est en fleurs, mais méchant à qui veut s’en approcher : tu sais comment il pique les pieds et les jambes nues des petits garçons désobéissants. Des serpents sont cachés là-dedans ; aucune fleur n’y pousse, excepté, sur les bords, le safran violet, la fleur des trépassés qui vient à la Toussaint pour les morts dont les tombes sont abandonnées, que l’on dit. De ce terrain, on voit toute la plaine, tous les villages : Angaïs, notre église et le cimetière où ton pauvre père est enterré ; Béouste, avec son clocher pointu qui sort des arbres ; et, de l’autre côté du Gave, qui a l’air tout en vif-argent, Boeilh, Bezing, Assat ; enfin, derrière, encore des coteaux et des villages et les montagnes, que les étrangers trouvent si jolies : paraît qu’il n’y en a pas, ailleurs, d’aussi belles ; mais, à force de les voir, nous autres, nous n’y faisons plus attention. De là on aperçoit la fumée de toutes les chaumières, on voit passer sur les routes tous les chars, toutes les voitures, et le chemin de fer qui semble un serpent. Tu comprends si, à l’idée des esprits, c’est là un bon endroit pour examiner le pays, pour suivre les mouvements des habitants de la plaine, pour les guetter, les pister ; aussi, de tout temps à jamais, il a été le rendez-vous des hades 6 et des broutches 7, il est hanté. Il y en a qui l’appellent le « camp de César » et qui disent qu’autrefois, il y a très longtemps de cela...

– Oui, oui, je sais, le maître nous l’a expliqué. César, c’était un capitaine romain. Il avait pris le pays et mis un camp à la Terrucole. Pour bien se cacher, avec ses soldats, il avait fait faire le talus et le fossé qui est derrière... tiens, juste là où est le Calvaire, maintenant.

– Mais, quand était-ce ça ? Pas au moins du temps de ma mère, ni de ma grand’mère ; personne, ici, ne s’en souvient.

– C’était bien avant !

– Du temps de la reine Jeanne, alors ?

– Non pas, plus avant encore !

– Bah ! tu crois cela, toi ? Ça m’a l’air d’être des histoires que l’on dit pour faire venir les étrangers et pour leur tirer de l’argent en leur montrant le chemin. Moi, je m’en méfie. Le sûr, par exemple, c’est que, dans le vilain bois sauvage qui est après, demeurent les broutches et les hades ; tout le monde dans le pays te le dira. Ma mère et ma grand’mère que j’ai perdues, trop jeunes hélas ! en avaient vu toutes les deux. Aucun chrétien n’oserait y passer quand le soleil est couché. D’ailleurs, n’y a qu’à aller voir : même, en plein jour, il y fait si sombre au sortir du champ, que cela donne peur. Des bêtes courent partout : des crapauds, gros comme ton béret, des serpents, longs comme cette aguillade 8, des araignées, grandes comme la main d’un enfant, qui font leur toile d’un arbrisseau à un autre. On entend des cris de chouette, des sifflets, des plaintes, des gémissements. Les arbres, tant il y en a, se touchent presque. Il pousse là des genévriers et des buis énormes, comme l’on n’en voit que dans le parc du roi Henri, à Pau, et sur le haut des montagnes sauvages. Des ronces méchantes s’accrochent aux branches et retombent partout, griffant ceux qui s’en approchent. La mousse, une mousse presque noire, tant elle est serrée, empêche d’entendre marcher ; l’air, pesant et chaud comme dans les maisons des riches, peut à peine passer. Ce sont les hades qui ont tracé le petit sentier droit qui va à travers les fougères. Quand la lune brille, il paraît blanc et fin comme le fil de ma quenouille. C’est par là qu’elles arrivent toutes, à la suite l’une de l’autre, à minuit, les jolies hades, dans leurs robes qu’on dirait tissées avec des fils d’araignées, couleur de la brume du matin. Leurs pieds touchent à peine la terre. Autour d’elles, les broutches, ces laides, tournent en faisant des grimaces, à cheval sur une racine de buis. Elles font, alors, leur sabbat, qu’on appelle, que c’est un tapage d’enfer. Dès la fine pointe du jour, tout ce monde disparaît. Les hades s’enlèvent ensemble, se perdent dans l’air, pareilles à la fumée ; les broutches rentrent dans ces châtaigniers troués, frappés par le tonnerre, où nichent les hiboux, dans ces chênes qui ont de grosses bosses. Tiens, entends-les crier toutes à la fois... c’est terrible ! Elles s’en donnent tant qu’elles peuvent maintenant, les maudites, sachant que, tantôt, elles devront se taire. Fais bien vite le signe de la croix, mon petit, et surtout, surtout, ne va jamais du côté de la Terrucole quand le soleil est couché, tu m’entends !

– Attends un peu que j’y aille, j’ai bien trop peur, moi ! Mais, es-tu sûre que c’est vrai, tout cela ? « Monsieur » dit que ce sont des histoires, des bêtises inventées par les vieilles femmes pour forcer les garçons et les filles à rester à la maison, le soir.

– Pas vrai ! Monsieur le Régent est bien instruit, bien fin, je ne dis pas non ; il écrit que c’est pareil à un dessin et il raconte des choses comme il y en a dans les livres et sur le journal ; mais il ne peut pas nier, je pense, ce que ma pauvre défunte mère a vu de ses propres yeux, ce qu’elle m’a répété bien des fois. « Allez-y voir, qu’il vous dit, et si vous rencontrez une seule hade ou une seule broutche, je vous donne cent mille francs. » Le farceur ! Les a-t-il, les cent mille francs, lui, d’abord ? Oui, comme moi ! Et puis, on sait trop ce qui arrive quand on va voir : on est pris immédiatement d’un mal très laid, le mal de Saint-Guy, qu’on dit. C’est comme si on avait un esprit dans le corps, qui vous force à faire ce que vous ne voulez pas faire. On devient pareil à un innocent : on tire la langue, on tourne la bouche, on remue la tête, les jambes, les bras. – Tu sais le fils de la Marianne, de Béouste, eh bien ! il l’a eu, ce mal, mais il est guéri parce qu’il a fait le remède. Car, heureusement encore, il y a un remède, et facile. Faut, avant tout, pour apaiser les esprits, jeter dans le trou, avec de l’argent, un morceau de l’habit de la malheureuse ou du malheureux qui est possédé. Les riches y mettent des pièces blanches, s’ils veulent : il y en a même qui ont lancé jusqu’à de l’or, paraît, mais c’est très rare ; ceux qui n’ont pas de quoi donnent des sous, le plus qu’ils peuvent. Pendant trente jours de rang, d’une lune à l’autre, chaque matin, quand le soleil se lève, faut aller dire des prières au pied du Calvaire qui est planté dans le talus.

– C’est pour cela qu’il y a toujours des chiffons par terre ou pendus aux branches, à la Terrucole ! Comme il doit y avoir de l’argent là-dedans, depuis le temps qu’on en apporte !

– Oh bah ! les hades et les broutches ramassent tout, va !

– Et qu’en font-elles ?

– Je n’en sais rien ; mais on pense qu’elles ont un trésor caché quelque part sur la hauteur : tiens, dans le champ de Lacoste, là où la terre sonne quand on y tape dessus avec les sabots ! Mais personne n’a osé y aller voir, et ce n’est pas moi qui commencerai, té !

– Ni moi ! Et puis, Maï, raconte ce que font les hades et les broutches, la nuit de Noël.

– Ah ! voilà ; cette nuit-là elles sont bien badinées ; elles ont peur, tu comprends, elles sont comme folles. Dès que descend le noir, elles font leur sabbat plus fort que jamais ; vienne minuit, elles se taisent ; les hades, fft !... disparaissent, les broutches se serrent dans leurs trous. À partir de ce moment, tout le monde peut passer sans danger par la Terrucole pour se rendre à la messe ou pour en revenir ; et on ne s’en fait pas faute, cela raccourcit beaucoup. Jamais, il n’est rien arrivé à personne. C’est que, l’enfant Jésus, tout faible et tout petit qu’il est, vois-tu, micot, est le vrai roi du monde. Il est plus fort, à lui tout seul, que toutes les hades, que toutes les broutches, que tous les diables de l’enfer.

– Oui. Eh bien ! alors, maintenant, raconte-moi son histoire.

– Mais je ne t’en ai promis qu’une, histoire ; faut aller au dodo.

– Oui, oui, tout de suite. Joseph et Marie où ils allaient, Maï ? J’ai oublié.

– À Bethléem, donc ?

– Où c’est, Bethléem ? Près d’ici ?

– Non, très loin. C’est le village où ils étaient nés, mais ils n’y demeuraient pas. Ils y allaient pour des affaires qu’ils avaient, du blé à vendre ou des bœufs à acheter, peut-être. C’était comme qui dirait un jour de grand marché ou de foire. Dans ces temps-là, on ne connaissait ni les chemins de fer, ni même les courriers, paraît. On allait à pied.

– Comme nous autres, quand nous descendons à la ville ?

– Oui. Il y avait beaucoup de compagnie sur les routes, se rendant aussi à Bethléem. Joseph et Marie marchaient depuis le matin. Marie, la pauvrine, était si fatiguée que ses jambes ne voulaient plus la porter. Enfin, vers le soir, ils arrivent. Toutes les auberges étaient pleines.

– Pourquoi qu’ils n’allaient pas chez leurs parents ?

– Ils n’en avaient plus, faut croire, ils devaient être morts. Que faire, alors ? Ils voient la grande maison d’un homme riche. « Té », qu’ils se disent, « là il y a de la place, nous ne gênerons guère. » Ils frappent et demandent abri pour la nuit, tout juste un coin, n’importe où pour se coucher et dormir. Mais l’homme riche leur fait réponse par ses domestiques :

– Où sont vos mulets et vos chevaux, qu’on les mène à l’écurie ?

– Nous n’en avons pas.

– Alors que venez-vous faire ici ? Passez votre chemin ! Ma maison n’est pas faite pour des mendiants comme vous.

Tout honteux, ils vont chez un hôtelier lui demander logis en payant.

– Gardez vos sous, qu’il leur crie ; on ne reçoit pas ici de mauvais paysans comme vous !

Enfin, ils aperçoivent une auberge bien pauvre et de bien mauvaise mine. Ils frappent timidement à la porte.

– Que voulez-vous ? leur demande le patron, qui avait l’air d’un bandit.

– Nous voulons nous loger pour la nuit, histoire de nous reposer, après avoir mangé un morceau.

– Mon auberge est pleine, qu’il dit, je n’ai pas de place pour vous.

– Même en payant ?

– Quand vous me donneriez de l’or plein mon béret, ça ne changerait rien ; je n’ai plus de place, que je vous dis !

Alors Joseph regarda Marie qui tombait de fatigue et avait bien envie de pleurer.

– N’avez-vous pas un grenier avec un peu de foin, une écurie, une étable, n’importe quoi, que ma femme puisse s’asseoir et se reposer ?

L’aubergiste qui, en fin de compte, n’était pas un méchant homme, regarda Marie à son tour. Il la vit si pâle, si jeune, la pauvre – à peine quinze ou seize ans – et si modeste, si charmante, qu’il eut le cœur crevé de compassion.

– N’est-il raisonnable, aussi, de faire marcher les enfants comme cela, et dans cet état, encore ! qu’il leur dit. Eh bien ! allons, entrez ! nous nous arrangerons tout de même, en poussant l’âne et en attachant le bœuf un peu plus loin vous pourrez vous loger.

Il les fit passer dans l’étable, leur porta une grosse botte de paille, et il dit doucement à la jeune femme : « Ma jolie enfant, asseyez-vous. » Et ce fut là que naquit le Sauveur du monde.

– Et que faisaient le bœuf et l’âne, Maï ?

– L’âne regardait avec des yeux doux, et le bœuf ruminait tranquillement. Marie ôta sa mante, et en entoura le nouveau-né, son cher mignon si beau, aussi blanc que le lait, qui ne criait pas, comme s’il comprenait déjà tout. Joseph mit de la paille au fond d’une crèche avec un caillou rond pour coussin, et y déposa le divin enfant.

– Et les bergers, Maï ?

– Eh bien ! les bergers dormaient chacun auprès de ses moutons dans les étables bien chaudes. Tout à coup, un ange entra auprès de l’un d’eux, et, le tirant fort par le bras, le réveilla en disant qu’il venait lui apprendre une grande nouvelle. Le pasteur, qui s’était levé avant le jour, était très fatigué et dormait de tout son cœur.

– Laisse-moi tranquille, qu’il dit en se retournant et en bâillant. Il n’est pas jour encore, je veux dormir. Et le voilà reparti à ronfler.

L’ange le secoue de nouveau.

– Mâtin ! crie le pasteur ; attends un peu que je te fasse courir avec mon bâton !

Mais, les anges, c’est patient. Celui-ci lui parle d’un grand bonheur qui vient d’arriver au pauvre monde par un enfant qui est né dans une étable.

– Que me chantes-tu là ? qu’il répond, incrédule. Le bonheur n’a jamais été le partage des misérables comme moi. Un enfant naissant pourrait-il changer quelque chose à notre sort malheureux ? Pauvres nous avons toujours été, pauvres nous mourrons ; il n’y a qu’à prendre patience.

L’ange lui explique : cet enfant, c’est le fils de Dieu, qui vient, non pas pour porter la nourriture du corps, mais celle du cœur, pour pardonner les péchés et enseigner le courage à ceux qui souffrent.

Le berger, bien réveillé cette fois, se tire du lit, s’habille, pousse sa porte : il voit le ciel ouvert et des anges qui volent dedans ; une lumière, plus claire que celle de la lune quand elle est dans son plein, plus douce que celle du soleil, éclaire les prairies et les bois. Il entend dans les airs des chants divins ; sur la route des voix, des bruits de sabots ; certes, oui, il se passe quelque chose de pas ordinaire. Tout le village est réveillé ; les pasteurs se rassemblent sur la place ; la nouvelle s’est répandue, l’ange a parlé à plusieurs. Serait-il Dieu possible que cela fût vrai, que le Sauveur du monde vînt de naître, et dans une étable, encore ? Tout tremblant et craintif il court rejoindre les bergers qui se préparent à aller faire visite à l’enfant Jésus.

– Allons, qu’il dit, je vais avec vous.

– Mais que lui porterons-nous, nous autres, pauvres ? se demandent-ils tous ensemble, inquiets. Ce n’est pas l’usage, ici, d’arriver chez les gens les mains vides.

– Té ! ce que nous aurons, tant pis ! Puisqu’il connaît tout, il saura bien que nous ne pouvons pas faire plus.

– Moi, dit un qui était bien gêné, rapport à ce qu’il avait beaucoup d’enfants, je lui donnerai un pain de ma dernière fournée ; moi, dit un autre, un jeune agneau de mon troupeau ; moi, un fromage de mes brebis ; moi, du lait fraîchement tiré ; moi une bourracette 9 bien épaisse, faite avec la laine de mes moutons, pour le garder du froid.

 

                Nicodème, drin 10 de crème !

                Arnautou, escautou 11 !

                Dominique, drin de mique 12

 

– Et toi, Maï, que lui aurais-tu porté ?

– Le cœur de mon hilhot et le mien.

– Oui, mais pour faire comme les autres ?

– Eh bien ! le sac de froment qui n’est pas encore commencé, ou un beau canard avec une tourte.

– Continue l’histoire.

– Mais qui gardera nos bêtes quand nous serons absents ? demande le pauvre pasteur qui avait tant d’enfants.

– Le Bon Dieu veillera sur elles !

– Et comment trouverons-nous notre route ?

– Celui qui se fie à Dieu ne peut pas s’égarer. Mettons d’abord le chemin sous nos pieds, marchons toujours et nous verrons.

Et les voilà partis à travers la glace, la gelée, l’obscurité, car le ciel s’était refermé, partis pour aller voir le petit enfant Jésus tant aimable et la Vierge Marie, adorable. L’un secoue sa clochette, un autre joue du violon, un autre de la trompette, un autre du clairon, un autre de la guitare. C’est un tapage, un combat, comme lorsque c’est la fête de chez nous. Les gens les regardent passer, étonnés. Enfin ils arrivent à Bethléem, trouvent les choses ainsi que l’ange leur avait dit.

Ils étaient tout ébahis, et ils regardaient, la bouche ouverte, ce petit enfant qui dormait comme tous les petits enfants, et qui, pourtant, un jour, devait sauver le monde en mourant sur la croix pour nos péchés.

– Et les mages, Maï ?

– Eh bien ! les mages étaient des espèces de rois très riches et très savants, eux, et pas des pauvres bergers ignorants. Lors donc qu’ils apprirent que le Sauveur était né, ils voulurent aussi aller le voir et lui porter des présents. Et ils pensaient trouver un enfant couvert de broderies, dans un beau palais. Ils ne savaient pas non plus le chemin ; alors il virent une étoile qui marchait devant eux ; ils la suivirent, et, quand elle s’arrêta sur une maison très laide et très petite, sur une auberge où descendaient les gens les plus misérables, ils crurent s’être trompés ; mais l’étoile ne bougeait pas. Au moins le nouveau-né serait couché dans la plus belle chambre, en un berceau bien garni de plumes d’oie : mais non, il était dans l’étable, à côté des pauvres bêtes qui travaillent, dans une crèche, sur du fourrage. Ils furent bien attrapés, étant orgueilleux comme tous les riches ; mais ils l’adorèrent quand même et mirent à ses pieds ce qu’ils avaient apporté : des parfums, de l’or, des bijoux et de l’encens ; tu sais, ce que l’on fait brûler à la messe et qui sent si bon !

– Oui, mais pourquoi l’enfant Jésus n’avait-il pas préféré être dans un grand palais, couché dans un beau berceau, servi par des domestiques avec des galons dorés comme au château du roi Henri, puisqu’il pouvait choisir ? Moi, si j’avais été à sa place, pas si bête, j’aurais fait comme ça.

– C’était exprès, Micot, pour nous enseigner la patience à nous autres, paysans, et pour nous montrer qu’il n’y a pas de honte à n’être pas riches puisque Dieu lui-même a choisi d’être pareil à nous. Maintenant dis vite « notre père » et au lit !

– Et les Noëls ? Rien qu’un... ou deux !

– Encore ? mais quand dormiras-tu alors ?

– Tout de suite après.

– Ah ! enfant gâté, enfant gâté ! Allons, chante avec moi ; je suis l’ange, toi, tu seras le pasteur.

 

 

L’ANGE

 

Un Dieu nous appelle,

Levez-vous, pasteur ;

Courez avec zèle

Vers votre Sauveur ;

Le Dieu du tonnerre

Promet désormais

La fin de la guerre,

La paix pour jamais.

 

 

LE PASTEUR ENDORMI

 

Lechem droumi !

Noum biengues troubla la cerbelle,

Lechem droumi !

Tire en daban, sec toun cami ;

N’ey pas besougn de sentinelle,

Ni n’ey que ha de ta noubelle,

Lechem droumi ! 13

 

 

– Et l’autre, Maï, chante-le, toi, toute seule ! Je suis fatigué, moi !

– Tu t’endors ?

– Non pas, je t’écoute.

 

Entre le bœuf et l’âne gris,

Dort, dort, dort, le petit Fils.

Mille anges divins,

Mille séraphins,

Volent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

Entre la rose et le souci,

Dort, dort, dort le petit Fils.

Mille anges divins,

Mille séraphins,

Volent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

Entre les deux bras de Marie,

Dort, dort, dort le Fruit de Vie.

Mille anges divins,

Mille séraphins,

Volent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

Entre deux larrons sur la croix.

Dort, dort, dort, le Roi des Rois.

Mille Juifs mutins,

Cruels assassins,

Crachent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

 

La voix de la mère s’est faite bien douce, comme pour une berceuse ; instinctivement elle balance son enfant sur son cœur. Lui, ferme les yeux, ravi. Que de fois il s’est endormi au son de cette lente mélodie qu’il aime tant ! Mais il veut tout entendre, ce soir. Il soulève ses paupières alourdies et contemple le cher visage penché sur lui avec tant d’amour. La flamme rouge éclaire les traits délicats et les transfigure. Tiens, c’est curieux : le fichu noir a disparu ; un voile de mousseline, léger comme une nuée d’avril, enveloppe la tête chérie ; la robe n’est plus sombre et sévère, elle est de la couleur du ciel. Bientôt tout disparaît, l’enfant s’anéantit dans un sommeil délicieux, sans rêve.

– Yanoulet, mon Yanoulet, hilhot, et le Pater ?

« Hilhot » ne répond pas.

Tendrement, péniblement, car il pèse beaucoup, la veuve le porte dans son grand lit que tiédit un gros caillou du Gave chauffé sous la cendre ; elle le borde, récite pour lui le Pater oublié, le baise sur le front avec amour. Puis, elle couvre le feu, s’enveloppe de son capulet noir, éteint la chandelle, ferme solidement la porte après elle, et s’en va dans la nuit épaisse, aux premiers sons de la cloche qui, en bas, appelle les fidèles.

 

 

 

 

 

II

 

LA TERRUCOLE

 

« Ici l’on a des fées

Comme ailleurs des oiseaux. »

V. Hugo.

Fuite en Sologne.

(Chansons des rues et des bois.)

 

 

– Pas si vite, enfants ! dit une voix, bien loin, derrière.

Les gamins ne l’écoutent pas. Emmitouflés dans leurs grands cache-nez tricotés aux couleurs voyantes, le béret enfoncé jusqu’aux oreilles, les pieds dans des sabots bourrés de paille, une main dans la poche du pantalon, l’autre tenant une petite lanterne, ils grimpent lestement le long du chemin des fées qui, tout lumineux sous la clarté de la lune, semble conduire à un pays enchanté. De petites lumières vacillent tout au long, comme des feux follets : ce sont les falots des fidèles qui reviennent de la messe de minuit et regagnent le haut du coteau en passant par la Terrucole. Car c’est Noël : hades et broutches sont cachées, le bois est à tout le monde, cette nuit.

– Yanoulet, Peyroulin ! crie encore la voix, de plus en plus lointaine ; mais les enfants ne s’arrêtent pas.

– Dépêche-toi, dit le plus vieux, Peyroulin, le voisin de Yanoulet et son mauvais conseiller. – Si nous nous arrêtons, nous n’aurons pas le temps. C’est cette nuit, seulement, que le bois n’est pas hanté. Voyons : veux-tu, oui ou non, avoir des sous, de belles pièces d’argent, de l’or, peut-être, qui sait ? et cela sans travailler, sans même prendre de peine ? Oui ? Eh ! bien, marche, suis-moi ! C’est un peu plus loin, à gauche. Tu viens ? Prends garde aux épines. Tiens, tu vois ces chiffons ? c’est là.

– Mais c’est voler que de prendre cet argent ?

– Allons donc, quelle bêtise ! Voler qui ? Les broutches ? ce serait pain bénit. Ce sont de mauvaises bêtes qui viennent du démon. D’ailleurs, ce qui est à elles est à tout le monde : elles n’ont qu’à ne pas laisser traîner ce qu’on est assez sot pour leur jeter.

– Mais si elles se réveillent, et nous attrapent ?

– Cette nuit ? Jamais. Elles dorment comme les serpents quand il gèle, et, lors même qu’elles se réveilleraient, elles n’ont, cette nuit, de pouvoir sur personne.

– As-tu dit à ta mère ce que tu allais faire ?

– Innocent ! pour qu’elle m’en empêche ? Elle est bien trop peureuse ; toutes les femmes sont peureuses ; elle craindrait qu’il m’arrive du mal. Mais moi, je suis un homme, je n’ai peur de rien. Maman ne le saura pas, à moins que tu ne me vendes.

– Moi ? Je ne suis pas un traître ; je ne te vendrai pas, je te le promets.

– C’est bon, j’y compte ; allons, viens !

– Mais, tu as beau dire, je crois que ce n’est pas bien.

– Je vois ce que c’est, tu as peur. Va-t’en bien vite rejoindre « Maman », elle te cachera sous sa mante. J’irai seul.

– Peyroulin, attends, écoute ! Tu est donc bien sûr que ce n’est pas mal, ce que tu veux faire là ?

– Mal ? Puisque l’argent n’est à personne, pec 14 ! Et puis, qui le saura ? Je ne l’ai dit qu’à toi. Par exemple, si j’avais su que tu étais un pareil capon... Arnaud et Michel n’auraient pas demandé mieux que de m’accompagner. Seulement je t’ai préféré parce que je t’aime plus. Mais j’ai eu tort ; eux, au moins, sont braves.

– Je suis brave, aussi, moi !

– Oui, oui, joliment ! Après m’avoir promis de me suivre à la Terrucole, tu m’abandonnes au moment d’y entrer. Tiens ! y aller en compagnie ou y aller seul ce n’est plus pareil. Mais je m’en moque, s’il m’arrive malheur, tant pis !

– Je ne savais pas ce que tu voulais y faire, à la Terrucole : tu ne me l’avais pas dit ; je ne pouvais pas le deviner. Pour y aller, bien sûr j’en avais envie et cela me faisait plaisir de te suivre. Mais prendre l’argent !...

– Oui, oui, fais l’honnête ! Comme si tu l’étais plus que les autres ! Alors je suis un voleur, moi ? Merci bien ! Je vois ce que c’est : tu n’es plus mon ami. Si tu l’étais, tu ne me soupçonnerais pas comme cela, tu ne m’abandonnerais pas au dernier moment.

– Mais je ne te soupçonne pas, je ne t’abandonne pas... Seulement...

– Adieu, adieu, suis ton chemin, moi le mien. Bon appétit pour le réveillon !

– Peyroulin !

– Quoi, « Peyroulin » ? Que veux-tu ? Laisse-moi, je n’ai pas le temps de bêtiser. Maman approche.

– Je vais avec toi.

– À la bonne heure ! Voilà, enfin, un garçon courageux. Qui dirait que tu as douze ans passés : tu es toujours aussi craintif. Eh ! si j’habitais la ville, comme toi, depuis un an et demi, si j’étais apprenti dans un magasin où il vient tant de monde, tu verrais comme je serais ! Mais maman n’a pas voulu m’écouter. Elle m’a fait rester aux champs, tandis que toi.....

– Ah ! la mienne, maman, est si bonne ! Tout ce que je veux elle le fait. C’est ma pauvre défunte grand’mère de Nay, morte au printemps, qui m’avait mis cela en tête. Elle me disait : « Toi, tu n’es pas fabriqué pour être un paysan, comme ton père qui était fort et grand ; tu es fin comme une demoiselle. Ça ferait deuil de te voir travailler la terre ; faut que tu deviennes un Monsieur. Tu n’aimes pas assez les livres pour faire un régent ou un curé ; mais dis à ta mère qu’elle te mette commis dans un magasin, à Villeneuve. Je voudrais te voir en veste et en chapeau avant de mourir ». Alors, moi, j’ai cru que je serais plus heureux comme cela. J’ai tant prié Maman, tant pleuré qu’elle m’a écouté. Si j’avais su !...

– Comment, tu regrettes d’être à la ville, bien nourri, bien vêtu, bien logé, et de ne rien faire ?

– Rien faire ? Partout il faut travailler pour gagner son pain, va. Et puis, on s’ennuie à recommencer toujours les mêmes choses. Mais c’est moins pénible que la terre, pourtant.

– Oui, elle est plus basse pour toi que pour les autres, peut-être, la terre, fichu feignant ! Dis donc, quand tu auras ton paletot et ton chapeau, tu ne sauras plus parler patois, tu ne me reconnaîtras plus, j’en suis sûr. Allons, en attendant, viens-t’en, c’est par ici. Tourne ta lumière en dedans, pour qu’on ne nous voie pas. Là, y es-tu ? Gare à cette ronce et à cette branche. Té, regarde, en voilà des sous : deux, quatre, six, dix ! Et toi, tu n’as rien trouvé ?

– Si, un franc.

– Une pièce ?

– Une pièce.

– Veinard, va !

– Yanoulet !

– Oui, Maï !

Il se précipite, mais, horreur ! il se sent retenu par la blouse. Il pousse un grand cri.

– Imbécile, lui dit Peyroulin, veux-tu donc nous faire prendre ? Qu’as-tu à brailler comme un âne ? C’est une épine qui t’accrochait, voilà tout ! Tiens, je l’ai ôtée ! Mets ton argent dans la poche et hardi ! courons rejoindre les autres.

– Où étais-tu, maynat 15, demanda la veuve, quand l’enfant l’eut rejointe en haut de la Terrucole, près du Calvaire, après que les voisines se furent séparées.

– J’étais avec Peyroulin, dans le ravin.

– Pourquoi as-tu crié ? Tu as vu quelque chose ? Une bête t’a piqué ? Tu es tout pâle.

– Non, une ronce avait attrapé ma blouse, j’ai cru que c’était une broutche.

– Aussi quelle idée de nous quitter et de s’en aller comme un fou à travers des broussailles, là où aucun chrétien n’ose s’aventurer.

– C’est Peyroulin qui voulait.....

– Oui, c’est toujours un autre qui veut, mais c’est tout de même toi qui fais la bêtise. Il faut savoir dire non quelquefois, vois-tu, mic 16. Tu devais rester près de moi comme tu me l’avais promis. Mais ne nous fâchons pas, ce soir, je suis trop heureuse de t’avoir avec moi. J’étais si triste l’an passé, sans toi, si tu savais ! C’est que tu es tout pour moi, vois-tu ! Depuis que ta grand’mère est morte je n’ai plus personne que toi au monde puisque je suis orpheline, sans frère ni sœur, et que ton défunt père était fils unique. Je suis bien seule ! Tiens, nous sommes arrivés, voici la clef, ouvre la porte. Ah ! comme il fait bon chez nous, ne trouves-tu pas, mon petit ? Regarde la belle souche, comme elle chauffe ! Je l’ai gardée toute l’année exprès pour ce soir. Et j’allume deux chandelles pour y voir bien clair. Je t’ai fait une tourte et un pastis 17 comme je te l’avais promis. Enlève ton cache-nez, ton béret, et mettons-nous à table. Ah ! ce réveillon, nous y voilà enfin ! L’ai-je assez attendu, mon Dieu ! Il n’y a pas sur la terre une femme plus heureuse que moi, ce soir, puisque j’ai là mon hilhot, tout à moi !

La mère et l’enfant s’asseyent auprès de la table de chêne que recouvre une grosse serviette à liteau bleu.

– Tiens, mange-moi ça, – dit la veuve en servant à Yanoulet un grand morceau de tourte. – C’est bon. J’y ai mis dedans un des poulets de la dernière couvée, tu sais, de ceux de la poule noire. Il est tendre, n’est-ce pas ?

Malgré l’aspect séduisant de la pâte dorée, l’enfant n’a pas faim. Pourtant, il l’aime bien, la tourte ! Il s’était tant promis de s’en régaler ! Il se faisait une si grande fête de ce réveillon, tout seul avec sa maman, dans la chambre claire et chaude, au retour de la messe de minuit, après le passage à travers la sombre et mystérieuse Terrucole ! Pourquoi est-il si triste, maintenant ? Pourquoi son cœur lui semble-t-il si lourd dans sa poitrine ?

– Mais, qu’as-tu ? Tu ne manges pas ! Elle n’est pas bonne, la tourte, peut-être ? Pas assez cuite ? Je m’en doutais : quel malheur ! Eh bien, laisse-la ; il y a autre chose, heureusement.

– Si fait, qu’elle est bonne, mais tu m’en avais donné tant !

– Tiens, du pastis : vois comme il est léger, comme il sent bon la fleur d’orange ! Tu ne me diras pas qu’il n’est pas réussi : j’y ai mis douze gros œufs et je l’ai pétri une heure de temps, au moins. Le trouves-tu à ton goût ?

– Oui, Maï, il est très bon.

L’enfant se force pour manger, mais les morceaux refusent de passer. Ah ! cette pièce de vingt sous, là, dans sa poche, comme elle le gêne ! Elle est bien petite, bien légère, pourtant ! Comment s’en débarrasser ? Où la mettre ? Quand sa mère secouera son pantalon pour le plier, tout à l’heure, elle tombera. Il faudra dire d’où elle vient. Que répondra-t-il ?

– Encore une tranche, allons, et bois un peu de vin pour te délier la langue, car tu n’es pas bavard ce soir. C’est du Jurançon, tu sais ! Je l’ai acheté pour toi chez Puyas, lundi dernier, quand j’ai été voir ton patron pour lui demander de te laisser venir. C’est un bien brave homme, ton patron. Tu es heureux chez lui, n’est-ce pas ?

– Oui, Maï.

– Tu me dis la vérité, au moins. Si tu te faisais du mauvais sang, faudrait me le dire. Tes camarades sont-ils gentils pour toi ? Ils ne te tourmentent pas trop ?

– Non, Maï, ils sont bien aimables.

– Tu as peut-être trop de travail ? Que fais-tu toute la journée ?

– Des paquets, des commissions ; je range les marchandises, je pèse les épices et, quand il n’y a plus rien à faire, je noue des bouts de ficelle, assis sur un grand tabouret, près du comptoir.

– Tout cela n’est pas pénible, en effet. Ainsi, tu te trouves bien ? Pourtant, tu as quelque chose que tu me caches, je vois cela. Tu ne me dis pas tout, ce n’est pas joli. Pourquoi es-tu triste ? Tu ne voudrais pas y retourner, à la ville ? Tu veux rester à travailler avec moi aux champs ? Si c’est cela, dis-le, n’aie pas vergogne, va, tout le monde peut se tromper. Je te reprendrai, voilà tout, et j’en serai même bien heureuse !

– Oh ! non. Je me trouve bien là-bas.

– Alors, c’est que le temps te dure ici. Je ne suis pas gaie, c’est vrai, moi ! J’aurais dû te dire d’amener un camarade. Les mères s’imaginent toujours que les enfants leur ressemblent, qu’ils sont aussi heureux avec elles qu’elles avec eux. Moi, rien que de te voir, ça me rend contente ; je ne demande rien autre chose au bon Dieu.

– Le temps ne me dure pas, Maï, et je préfère être seul avec toi ce soir.

– Alors, tu es malade. Où as-tu mal ?

– Non, je n’ai rien, mais je tombe de sommeil.

– Ah ! c’est donc ça que tu es tout chose ? Eh bien, va te coucher ! Garde tes châtaignes pour demain, si tu ne peux pas les manger maintenant. Ainsi, tu ne veux pas que je te conte les histoires et que je te chante les noëls, comme quand tu étais petit ?

– Je suis si fatigué !

– Que les enfants changent vite, pauvres de nous autres mères ! Tu les aimais tant, les histoires, autrefois ! Jamais tu n’en avais assez, jamais tu ne veillais assez tard ! J’étais obligée de me fâcher pour te faire coucher. Mais on a raison de dire que l’on ne tient qu’à ce que l’on ne peut pas avoir. Viens un peu par ici, là, sur cet escabeau, près du feu, à mon côté, car tu es trop grand pour te mettre sur mes genoux, maintenant. Te souviens-tu quand je te chantais :

 

Entre le bœuf et l’âne gris

Dort, dort, dort le petit Fils ?

 

Le petit fils, c’était un peu mon hilhot, à moi.

 

Entre les deux bras de Marie

Dort, dort, dort le fruit de vie.

 

Sans manquer de respect à la Sainte Vierge, je me sentais un peu comme elle, tenant mon doux « fruit de vie », et quand j’arrivais à la fin :

 

Entre deux larrons sur la croix

Dort, dort, dort le Roi des rois.

 

Tu dormais, toi aussi, et je te portais, pesant comme une souche, dans notre lit ; je t’embrassais et tu ne te réveillais pas. Mais qu’as-tu ? Pourquoi tes yeux sont-ils pleins de larmes ? Que jettes-tu dans le feu ?

– Une peau de châtaigne ; j’ai failli m’étrangler avec. Ce n’est rien. Maï, j’ai froid, je veux aller me coucher.

– Oui, oui, tu vas y aller ; mais avant, mon pouricou, dis avec moi « Notre Père », puis tu iras au dodo et je te borderai encore cette fois.

– Maman, dit l’enfant lorsqu’il fut bien au chaud dans le grand lit maternel, maman, qu’est-ce qu’un larron ?

– C’est celui qui prend ce qui ne lui appartient pas ; c’est un voleur.

– Mais quand ce qu’on prend n’est à personne, est-ce voler ?

– Tout est toujours à quelqu’un ; et puis, il n’y a pas à aller chercher des histoires, c’est bien simple : prendre ce qui n’est pas à soi, c’est voler.

– Mais si on prenait l’argent des broutches, par exemple, celui qu’elles ne ramassent pas, qu’elles laissent traîner par terre, ce ne serait pas voler ?

– Quelle drôle de question ? L’argent des broutches est aux broutches ; c’est pour elles qu’il a été jeté ; le prendre, c’est voler, bien sûr, et, de plus, c’est s’exposer à leur vengeance ; c’est très imprudent. Mais, pourquoi me demandes-tu cela ? Tu n’y as pas touché, j’espère, à leur argent, mon Yanoulet ? Non, ce n’est pas Dieu possible ? Que je suis sotte et peureuse ! Pardonne-moi, hilhot ! Tu es incapable de voler, toi. Mais j’ai si peur que tu fasses le mal ! C’était bien une peau que tu jetais au feu, tout à l’heure, dis ? Oui ? je n’entends pas.

– Oui.

– Mon Dieu, je n’ose pas aller voir ! Dis-moi que je suis une folle, hilhot, hilhot ; que c’est très mal, de soupçonner son enfant. C’est que, vois-tu, je serais trop malheureuse. Oui, bien sûr, mon hilhot est digne de mon amour, mon fils est honnête comme son père. Mais réponds-moi donc ! Lève ton visage que je voie tes yeux, tes yeux francs comme l’or, qui ne m’ont jamais menti ; je te croirai. N’est-ce pas qu’ils ne voudraient pas me tromper ? Tu n’as rien pris ?

– Non, non.

– Ah ! je le savais bien ! merci, mon Dieu ! Oh ! vous qui nous voyez du haut de votre ciel, vous qui êtes venu au monde dans une nuit pareille à celle-ci, tout petit et tout humble, pour nous sauver nous autres, petits et humbles, ayez pitié de nous ! Je ne suis qu’une faible femme, qu’une pauvre paysanne bien ignorante ; aidez-moi à élever mon fils comme il faut. Par dessus toute chose, gardez son cœur pur, préservez-le du mal en dedans et en dehors ; en dedans, surtout. Vous qui pardonniez au larron sur la croix, pardonnez nos péchés, et, si nous ne pouvons pas vous servir en faisant de grandes choses, comme ceux qui sont savants et riches, faites-nous la grâce de nous aider à vous servir en étant honnêtes et en faisant le peu que nous savons faire. Ainsi soit-il !

 

 

 

 

 

III

 

L’EMBUSCADE

 

Quiconque fait le péché

est esclave du péché.

Jean, VIII, 34.

 

 

Rien ne bouge dans le grand magasin de réserve où les ballots amoncelés s’élèvent très haut. Tout autour, des rayons bourrés de marchandises, sandales, paquets de laine, boîtes de diverses grandeurs cachent les murs ; des fouets, des rouleaux de cordes, des licous pour les mules pendent au plafond. Entre deux empilements de caisses, au fond, une grande fenêtre aux vitres dépolies donnant, à hauteur d’homme, sur une cour, laisse filtrer un jour laiteux, blafard.

– Voici le matin, dit une voix étouffée, quelque part, à gauche ; dormez-vous, Georges ? Il ne tardera pas s’il doit venir.

– Je ne dors pas, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, répond une autre voix contenue, à droite. J’ai entendu sonner toutes les heures depuis minuit, écouté tous les bruits, et Dieu sait s’il y en a dans cette vieille baraque ! Je suis moulu, j’ai les nerfs malades à crier, mon cœur bat comme un fou à chaque frémissement. C’est affreux cette veille, le regard fixé sur cette fenêtre qu’il n’y a qu’à pousser pour ouvrir.

– Oui, ce n’est pas drôle. Moi, j’ai bien dormi sur mon pilot de lainage ; mais je suis courbaturé, par exemple, j’ai un cent de clous dans chaque jambe. Il n’y a pas à dire, rien ne vaut le portefeuille.

– Nous n’en avons pas pour bien longtemps, heureusement. Je n’en puis plus. Ce n’est pas que j’aie peur, non, mais je suis écœuré : le mal, le vol, c’est hideux. Et puis, cette incertitude... Lequel, parmi ces garçons que je connais depuis des années, que je coudoie du matin au soir, est une canaille ? Je les passe en revue l’un après l’autre et il me semble que tous ont des visages faux. L’idée que, d’un moment à l’autre, il va falloir sauter sur l’un d’eux, m’angoisse au delà de ce que je puis vous dire.

– Effet du matin. C’est toujours un moment pénible. Ainsi, tenez, quand on vient de s’amuser, on n’est jamais fier lorsque paraît le jour.

– C’est vrai. Est-ce le regret de ce qui finit ou la peur de ce qui commence, je ne sais pas ; mais c’est triste, plus triste que le crépuscule.

– Fichtre ! vous n’êtes pas drôle, vous. Les veilles vous rendent sentimental. Vous devriez mettre cela en vers. Je suis sûr que vous avez besoin de fumer. Avez-vous du tabac ? J’ai oublié le mien.

– Y pensez-vous ! Pour qu’on voie la lumière, du dehors ? Et puis, nous n’aurions qu’à mettre le feu. Non, non, tâchons de nous remonter sans cela.

– Vous avez raison, mais c’est bien assommant : rien ne vaut une bonne sèche pour vous remettre d’aplomb.

– Dites-moi, François, qui pensez-vous que ce soit ?

– Pour cela, mon cher, je suis aussi avancé que vous, je n’en sais rien.

– Mais comment avez-vous découvert la chose ? De peur de l’ébruiter, papa ne m’en a rien dit ; vous avez commencé à me raconter, hier soir, je ne sais quelle histoire de fenêtre, d’espagnolette, je n’ai rien compris et vous vous êtes endormi au beau milieu.

– J’étais éreinté. Pensez donc ! j’ai rangé l’envoi de laine à moi tout seul ; j’aurais ronflé sur une barrique. J’avais bien l’idée de veiller, pourtant, mais ce diable de sommeil... Eh ! bien voici : Vous savez que c’est moi que le patron charge d’aérer les magasins de réserve. Depuis un mois, environ, chaque fois que j’arrivais ici, le matin, je trouvais la fenêtre ouverte : pas toute grande, non, bien poussée, au contraire, mais la barre de fer hors de son trou. Comme c’est moi qui ferme chaque soir, cela m’étonnait. Craignant de me tromper, je fis l’expérience plusieurs fois et toujours c’était la même chose : le soir je mettais bien soigneusement mon espagnolette en travers et le lendemain matin je la retrouvais toujours toute droite, je n’avais qu’à tirer. Qui diable s’amusait à passer avant moi pour m’éviter cette peine ? Quelque farceur, sans doute, pour se payer ma tête. Mais Bibi, se méfiant de quelque mauvais tour, ouvrait l’œil. Rien ne vint. Pourtant, que diable, il n’était pas possible de passer par la croisée avec les gros barreaux qui la défendent. Afin de m’en assurer, hier soir, en faisant ma tournée, je les ébranlai l’un après l’autre. Je devins bleu quand celui du milieu me resta dans la main : il était descellé en haut et limé en bas, si finement que cela ne se voyait pas du tout une fois en place. L’enlever pour passer et le remettre n’était qu’un jeu. « Cela se corse », pensai-je. Je ne fis ni une ni deux et j’allai trouver le patron à qui je contai la chose. Il ne voulut pas me croire, d’abord. Le voler, lui, qui est un père pour ses commis, qui les paye si bien, qui ne les laisse manquer de rien, ainsi que leurs familles : jamais ! c’était impossible. Il était sûr de tous ses employés, des petits comme des grands ; pour un peu il m’aurait dit des sottises. « Venez et voyez », lui dis-je, comme dans les évangiles. « J’ai été fermer moi-même avant de monter, je ne suis ni fou ni ivre : si l’espagnolette a été touchée vous me croirez, j’espère ». Nous y allâmes : elle était tournée.

– Tu as eu l’idée de le faire et tu ne l’as pas fait, ou bien c’est quelque farce.

– Et cela, est-ce une farce, aussi ?

Quand il vit dans ma main le barreau scié, il devint blanc comme sa chemise et me regarda, malheur ! avec des yeux qui me firent froid dans le dos. Nom d’une pipe, quels yeux !

– François, me dit-il, es-tu un homme ?

– Oui, Monsieur Montbriand.

– Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud : veux-tu veiller cette nuit avec un de mes fils pour prendre le voleur ?

– Oui, Monsieur, mais lequel ?

– Georges, qui est fort et résolu. Moi, hélas ! je suis trop vieux, je ne servirais pas à grand chose. Et puis, cela me fait trop de peine. Vous arrangerez des ballots de lainages en guise de lit, vous prendrez de quoi vous couvrir, et un fort gourdin, chacun, pour vous défendre. Mais ne frappez qu’à la dernière extrémité. Si c’est, comme je le crains, un de mes commis qui me vole, il aura plus peur que vous, et, à vous deux, vous en aurez facilement raison.

– Des gourdins ! Il est bon, le patron ! Nous en ferions de la belle besogne, avec des gourdins ! S’ils sont plusieurs solides gaillards, comme je le suppose, nous serions frais, avec nos gourdins ! Un revolver, oui : voilà qui impose le respect et ne rate pas son homme !

Mais il n’aime pas les armes à feu, le papa ! Inutile de les lui mettre, sous le nez, par exemple ? J’ai pris le mien, j’en ai emprunté un pour vous, et voilà : les voleurs n’ont qu’à venir, ils trouveront à qui parler. Mais je crois bien que nous serons bredouilles, car, pour aujourd’hui...

– Chut, j’entends du bruit...

– Non, c’est un rat, en bas, dans la cave, ou une des nonnes ensevelies dans la maison qui se donne de l’air. Vous savez, ceci est bâti sur un ancien cimetière de couvent. En grattant la terre on trouverait des squelettes, paraît-il. Brr... ce n’est pas gai de penser à ces choses ainsi, au petit jour, en attendant un voleur... Voilà que, moi aussi, le trac me prend.

– Mais taisez-vous donc, bavard. Vous allez faire rater le coup. Vous avez donc bien envie de passer une autre nuit sur ces lainages ?

– Ah ! fichtre, non ! Je céderai volontiers mon tour à un autre. Pourtant, je serais curieux de pincer mon tourneur d’espagnolette. J’ai une crampe terrible à une jambe et je n’ose pas me lever pour la faire passer.

– Patience ! ce ne sera pas long. Écoutez : mais oui, ce sont des pas !... Attention, ne bougeons plus !

Une forme indécise se dessine sur les vitres, une main pousse la fenêtre qui cède aussitôt ; un enfant de quinze ans, blond, pâle, et beau comme un séraphin, apparaît. Il s’arrête un instant, debout dans la clarté, semblable à un être surnaturel ; puis, résolument, il saute dans le magasin. Il va d’un pas raide, d’un pas de somnambule, tout droit vers un gros paquet enveloppé dans du papier brun, l’emporte ; il va remonter, disparaître lorsque deux bras vigoureux l’arrêtent.

– Yanoulet ! dit une voix étranglée par l’émotion.

L’enfant pousse un cri de bête blessée, regarde autour de lui d’un air égaré, puis s’affaisse en murmurant :

– Maï !

– Il est mort, dit le commis, déposant la belle tête inanimée sur le plancher. Nous lui avons fait une trop grande peur.

– Non, son cœur bat encore. Prenez du vinaigre, à côté, dans le magasin des liquides, le baril à droite, dépêchez-vous ! Là... merci ! Frottez ses mains, vous, bien fort, moi, ses tempes. Oh ! je n’en reviens pas ; je croyais me tromper ; il me semblait que je faisais un rêve affreux ; j’étais si bien cloué par la stupéfaction que j’ai failli le laisser partir sans l’arrêter.

– Et moi, donc ! J’aurais reçu un poids de cinq kilos sur la tête que je n’aurais pas été plus abruti. Il m’a fallu votre exemple pour me rappeler à la réalité.

– Ainsi, c’était lui, le voleur ! Lui, le mignon petit, si doux, si obéissant, que sa mère nous amenait il y a quatre ans, déjà, tout tremblant, se cachant dans sa jupe ! Qui donc l’aurait cru ? Que dira-t-elle, la pauvre femme, si honnête, si brave ! Quel coup pour elle ! Comment lui annoncer la nouvelle ? Je ne voudrais pas m’en charger pour tout l’or du monde !

– Oui. Pour une surprise, c’est une surprise, et pommée ! Si je m’attendais à l’empoigner, celui-là ! Enfin, cela va bien ! Nous en verrons de belles maintenant que les agneaux deviennent des loups !

– On aurait dit que je le sentais ! C’est sans doute pour cela que j’étais si triste tout à l’heure. Pourtant pas un instant je n’ai pensé à lui. Je me suis attaché à ce petit, moi ! Il était un peu lent, un peu étourdi, léger même, si vous voulez, à cet âge qui ne l’est pas, mais si complaisant, si plein de bonne volonté ! Sa mère, en nous le laissant, nous l’avait tant recommandé ! « Je n’ai que lui au monde, disait-elle. Grondez-le bien, s’il est polisson ou paresseux, mais veillez sur lui. C’est la mauvaise compagnie qui me fait peur pour lui, surtout ; il est si faible ! » Elle avait bien raison, c’est cela qui l’aura perdu. Mais comment surveiller tous les employés, quand ils sont si nombreux, éparpillés dans tant d’endroits divers ! C’est impossible ! Ils vous échappent continuellement. Il aura été entraîné, c’est certain. Car, enfin, ce ne peut être pour son propre compte qu’il vole, cet enfant ! Il n’est pas de force à méditer un coup pareil. Il doit avoir un ou des complices. Le voilà qui reprend ses sens.

Yanoulet revenait à lui, en effet. À mesure qu’il se souvenait, ses yeux, ses grands yeux bleus si doux, si semblables à ceux de sa mère, se remplissaient d’une terreur, d’une angoisse indicible. Il voulait parler pour demander grâce, mais il ne parvenait pas à articuler un son.

– Allons, te voilà remis, malheureux, dit Georges. Ne tremble pas comme cela, il ne te sera fait aucun mal. Nous allons t’enfermer dans le bureau du patron et nous te garderons sous clef jusqu’à son arrivée. Marche donc ! Tu ne peux pas ? Nous allons te porter, alors.

– Quelle misère ! dit François, le prenant par les pieds, tandis que son compagnon le saisissait par les épaules. Si ça ne fait pas pitié ! Un enfant de cet âge ! Ça a du cœur pour le mal et c’est faible comme un poulet, ensuite. Mais, sapristi ! quand on a le courage d’entrer dans une maison la nuit, on doit avoir celui d’en supporter les conséquences !

– Mets-toi là, dit Georges avec douceur, en le faisant asseoir sur le fauteuil du patron, dans son bureau. François, donne-lui donc un verre d’eau, là, sur la petite table. Et maintenant, ne bougeons plus ! Il n’y a pas d’issue, mon bonhomme ! Quand j’aurai fermé la porte à clef tu seras pris, bien pris, comme une souris dans la souricière. Je vais avertir M. Montbriand que la chasse est terminée. Jolie chasse, ma foi ! Partir pour prendre un sanglier et ramener un lièvre ! Ah ! j’en ai assez du métier de gendarme ; ça me dégoûte ; si jamais on m’y reprend !

– Oui, il est beau, le métier ! On croit pincer un homme, on est armé jusqu’aux dents et on voit venir quoi ? un bébé qui s’évanouit de peur. Pourquoi pas une fille, aussi ! Ne parlez pas des revolvers, hein ! Nous serions grotesques. Mais, que diable cet enfant venait-il faire ici ? Pour qui volais-tu, vaurien, car tu n’es sûrement pas assez fort pour avoir comploté cela tout seul ?

– Laissez-le. Il est incapable de répondre en ce moment. Il a besoin de se remettre de sa peur. Dès que les domestiques seront levées, je lui ferai préparer une tasse de café. Allons-nous-en. Nous avons bien travaillé, cette nuit ! J’ai le cœur soulevé de dégoût et de chagrin ; le mal est encore plus vilain à voir de près que je ne le croyais. À qui se fier désormais, si des enfants pareils, à la figure d’ange, se mêlent d’être des coquins ! Vous venez, François ? Laissons-le à ses réflexions. C’est égal, j’aime mieux être dans ma peau que dans la sienne, pauvre petit !

Pauvre petit ! en effet. Revenu de l’horrible frayeur que lui avait faite la vue de ces deux hommes armés, Yanoulet se perdait en un chaos de pensées, plus torturantes les unes que les autres. Une d’elles, surtout, revenait sans cesse à la surface comme, dans un tourbillon, un morceau de bois qui surnage : « Maï ! » Que penserait-elle, quel serait son désespoir, sa honte, en apprenant que son « hilhot » était un voleur ? Le mal était entré en lui, il s’en souvenait, le soir qu’il avait été voler les broutches avec Peyroulin. Qu’elles s’étaient bien vengées, les maudites ! Elles l’avaient ensorcelé, lié à jamais au péché, croyait-il. Ce qui l’ensorcelait, le liait au péché, c’était son silence, son mensonge, cette faute inavouée restée entre sa mère et lui comme une barrière. S’il lui avait tout avoué, ce soir-là, quand, au retour de la messe de minuit, elle le pressait, avec tant de douceur, de lui conter sa peine, les choses eussent été bien différentes ! Elle aurait eu beaucoup de chagrin tout d’abord ; mais, après avoir pleuré et demandé pardon à Dieu pour son enfant, elle se serait hâtée de pardonner à son tour, la mère tendre, et de rendre le repos d’esprit au pauvre petit égaré. L’horrible obsession se serait enfuie, le laissant, repentant, purifié, libre ! Il aurait pu, de nouveau, regarder la bien-aimée en face sans se dire : Ces yeux, dans lesquels elle croit lire comme dans un livre ouvert, l’ont trompée, la trompent, la tromperont encore. Il n’eût pas acquis l’habitude de dissimuler, de mentir sans cesse. Maintenant... oh ! maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière. Le pli est pris. Tout cela est de la vieille, vieille histoire. Il se sent si découragé, si dégoûté de tout ! On dit qu’il a quinze ans ? Ah ! n’y a-t-il pas le double qu’il vit, courbé sous l’oppression du mal, misérable esclave de sa faiblesse ?

Maudit soit le jour où, dans cette maison, si bonne et si hospitalière pourtant, il rencontra celui qui devait continuer l’œuvre de perdition, achever d’éteindre sa volonté, de souiller son cœur. Il aurait dû fuir, c’est vrai ; mais, comment se douter, d’abord ? Il l’avait admiré comme un Dieu pour sa force tranquille, pour son courage, pour sa bonne mine, son intelligence vive et prompte, cet Antoine que tous redoutaient, auquel le patron accordait une si grande confiance ? N’était-il pas dans la maison depuis dix ans déjà. Il portait Yanoulet à bras tendus sans trembler, sans qu’un muscle de son visage tressaillît. Les autres commis houspillaient le petit apprenti, se moquaient de lui parce qu’il était joli comme une fille et que le patron le traitait avec plus d’égards que les autres vu sa faiblesse, la douceur de ses manières, sa qualité d’orphelin, de fils de veuve. Ils en étaient jaloux. Lui, Antoine, le garçon de vingt ans, l’avait pris sous sa protection. « Qui touche au petit, me touche ! » avait-il solennellement déclaré un soir devant les commis assemblés dans le vestiaire, au moment du départ, alors qu’ils ôtaient leurs blouses pour mettre les vêtements du dehors. Les tracasseries avaient immédiatement cessé : on ne résistait pas à Antoine. Il avait une façon de vous soulever un mioche par les deux oreilles ou de le pendre par un pied qu’on n’oubliait pas de sitôt. Avec quelle reconnaissance émue, quelle tendresse exaltée, quel zèle, l’avait-il servi, d’abord, trop heureux s’il l’honorait, en récompense, d’un de ses sourires suffisants ! Tout avait été joie dans cette servitude, les premiers temps. Antoine le cajolait, le comblait de petits cadeaux, de sucreries, volées au patron, il est vrai. Il n’aurait pas dû les accepter bien sûr, mais comment répondre à tant de bonté par des remontrances ? Comment faire la leçon à celui qui était tellement au-dessus de lui par sa position dans la maison, son intelligence, sa force, son courage ! On ne faisait pas la leçon à Antoine pas plus qu’on ne lui résistait. Au moins, s’il avait osé confier ses tourments à sa mère et lui demander conseil ! Il en avait bien eu l’intention et le désir ; mais la barrière, la terrible barrière ! plus il allait, plus il perdait le courage de la franchir, plus elle lui paraissait infranchissable.

Était-il un lâche, pour cela ? Non. Il n’avait peur ni des réprimandes, ni des coups ; la nuit, le silence ne l’effrayaient pas. Il aurait passé des heures tout seul dans les ténèbres, bravé les pires dangers sur un signe de son compagnon ; mais c’est le courage moral qui lui manquait, ou plutôt la force de faire de la peine, de dire non résolument, à ceux qu’il aimait. C’était comme une déviation de sa nature très tendre, très bonne. Il eût souffert mille morts plutôt que de chagriner sa mère ; pourtant il faisait tout ce qu’il fallait pour la désespérer.

Élevé par un être faible auquel il ressemblait trop, il n’avait pas appris à exercer sa volonté, à la diriger, à faire de sa tendresse un puissant mobile pour le bien, une force, un levier. Mal dirigée, elle devenait un piège. Pour ne pas peiner Peyroulin, autrefois, il l’avait suivi à la Terrucole ; pour ne pas l’humilier, le fâcher, il avait pris sans envie la pièce blanche ; pour ne pas le trahir, ensuite, pour ne pas chagriner sa mère, il avait caché ses remords, ses regrets cuisants. Et puis, toujours ainsi, toujours, de chute en chute.

Comme son cœur battait le soir où son nouveau tentateur lui avait dit à voix basse : « Petit, tu m’aimes bien, tu m’es dévoué, n’est-ce pas, tu as confiance en moi, tu sais que je suis ton ami ? Eh bien ! écoute et fais ce que je te dis. Quand François aura fermé la fenêtre du magasin de réserve donnant sur la cour, faufile-toi sans qu’on te voie et tourne l’espagnolette après lui, qu’il n’y ait plus, ensuite, qu’à pousser pour ouvrir.

– Mais pourquoi faire ?

– Cela ne te regarde pas.

« Quelle idée ! » avait-il pensé. À quoi bon ouvrir la fenêtre puisqu’il y a des barreaux de fer qui empêchent de pénétrer à l’intérieur ? Et il avait obéi sans comprendre, certain de ne pas nuire à son patron. Mais, un soir, quelle avait été son horreur en s’apercevant que le barreau, mal remis en place, était scié ! Brusquement il avait compris. Que faire ? Trahir son protecteur, son ami, avertir son maître ? C’était sûrement là le devoir. Mais son tyran avait lu ses indécisions sur son visage : « Qu’as-tu ? » lui avait-il demandé en fronçant ses terribles sourcils. Sans cesse il le trouvait à ses trousses, lui corrompant l’âme de ses paroles insinuantes, le terrorisant de ses menaces.

– Ne t’avise pas de faire le malin ou tu auras affaire à moi, tu m’entends ? – lui disait-il de cet air qui le subjuguait. – Pas de bêtises : tu n’as rien vu, tu ne sais rien, tu es innocent comme l’enfant qui vient de naître, puisque c’est sans savoir que tu t’es engagé ! Mais tu es engagé, tu dois tenir ta promesse ou tu n’es qu’un lâche. Et puis, si tu me trahis, tu es aussi perdu que moi : n’es-tu pas mon complice ? De plus, tu serais un ingrat. N’oublie pas mes bontés pour toi.

Ainsi, de concession en concession, il avait roulé toujours plus bas sur la pente, jusqu’à voler lui-même les marchandises que son ami lui commandait de venir chercher. Qu’en faisait-il ? Il n’en savait rien ; il ne voulait pas le savoir. Tous les matins, à l’aube, il se glissait dans les magasins de dépôt et prenait le paquet préparé la veille par le corrupteur qui l’attendait au dehors, le lui portait, puis n’en entendait plus parler. C’était le cauchemar de toutes ses nuits. Chaque soir, en partant, Antoine lui glissait à l’oreille : « La fenêtre ? » Il répondait : « Oui. » « Demain, à quatre heures. » – « Oui » et c’était tout. Jamais il ne manquait à l’odieux rendez-vous. Il dormait d’un sommeil lourd, mais, à l’heure dite, il se réveillait, et, avec l’angoisse d’une obsession impossible à secouer, il se levait et marchait où la volonté inflexible de son camarade le poussait.... Et cela durait depuis trois mois.

Une espérance lui traversa le cœur. S’il allait être libre, enfin ! Ah ! les punitions les plus cruelles, la prison même, lui paraîtraient douces auprès de cette tyrannie implacable qui tenait sa volonté prisonnière. Ce serait le salut, la délivrance. La délivrance ! Oui, mais sa mère... le coup serait terrible ; comment le supporterait-elle ? Non, non, il est trop tard, maintenant, le nombre de ses méfaits est trop grand, la désillusion serait trop affreuse. De quel front aborderait-il celle qui demandait avant toute chose à Dieu de préserver son fils unique du mal en dehors et surtout « en dedans ». Comme elle avait raison ! En dedans, oui, c’est cela qui est le plus mauvais. Comment, avec ce cœur lourd de péché, oser se présenter devant la sainte, à laquelle il a tant de fois promis d’être un honnête homme, devant cette veuve qui a mis tout son bonheur, toute sa vie en lui, et dont il a si odieusement méconnu la tendresse, trompé les espérances ?

Et puis, quelle honte de paraître tout à l’heure auprès de ses camarades, de retourner chez lui, chassé comme un voleur ! Une fois, il a vu un homme amené entre deux gendarmes. C’était un soldat, un déserteur, un pauvre enfant chétif et pâle qui tournait autour de lui des yeux effarés, qui baissait les épaules sous les injures des passants. Il avait un air si misérable, si abject, que cette image ne s’était plus effacée de l’esprit de Yanoulet. Jamais, non jamais, on ne le prendrait comme cela ! Mieux vaudrait mille fois mourir, ou fuir, d’abord ; oui, fuir... Mais comment ?

La pièce dans laquelle il est enfermé est éclairée par un jour de souffrance, très haut placé, simple carreau de vitre, fixé au mur par un châssis de bois. Monter là-haut n’est rien pour un dénicheur de nids comme le petit paysan ; mais, en brisant le verre, il attirera du monde dans la rue ! il fait jour, maintenant ; les gens commencent à circuler ; il y a toujours des sergents de ville sur la place. Tant pis ! Il n’a pas le choix. Un bruit de porte dans la maison l’avertit que le patron est levé et qu’il va venir. Brusquement, il se décide, grimpe comme un chat le long des rayons chargés de paperasses, brise la glace d’un coup de poing vigoureux et disparaît.

 

 

 

 

 

IV

 

LA FUITE

 

« Que ne puis-je tarir le flot de mes pensées ! »

LECONTE DE LISLE.

Les Spectres.

(Poèmes barbares.)

 

– Eh ! bien, Jean, ce grog ! Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ? Tu as été chercher le rhum à la Jamaïque, que tu restes tant de temps en chemin ? Plus vite que cela, animal ! J’attends depuis dix minutes, montre en main.

– Voilà, voilà ! Fallait faire chauffer l’eau, couper le citron.

– Tu raisonnes, on dirait ! Il est heureux pour toi que je vienne de bien dîner et que je n’aie pas envie de bouger ; sans cela tu aurais reçu le plus beau coup de pied qui ait jamais renversé... il n’est plus là ! Oh ! le pendard ! Il me paiera cela ! Je ne sais ce qu’il a, mais, depuis quelque temps, il en prend à son aise, il est moins soumis. Il va falloir que je le mate de nouveau.

Et, se levant de dessus le fauteuil à bascule où il digérait son copieux repas, Antoine, l’ancien employé de la maison Montbriand et fils, le tentateur de Yanoulet, se mit à arpenter la chambre d’un air furieux.

La pièce, vaste et carrée, était éclairée par une petite lampe au pétrole posée sur une caisse renversée, tenant lieu de table. D’énormes moustiques dansaient autour de la lumière ; dans l’air étouffant leur agaçante musique semblait plus agaçante encore. Les murs, simples cloisons de bois, étaient recouverts de peaux de bêtes, de panoplies d’armes : fusils, poignards, épées, revolvers, pistolets de tous les calibres. Un lit de sangle dans un coin, entouré de sa moustiquaire de tulle blanc, deux chaises et le fauteuil à bascule formaient tout le mobilier. L’appartement s’ouvrait sur une vérandah entourée de lianes : bignonias, aristoloches, dont les fleurs éclatantes répandaient dans l’air une odeur trop forte, presqu’insupportable. À travers leur rideau tremblant, qu’une brise chaude faisait bruire et palpiter, on apercevait la nuit bleue, une nuit étoilée, splendide, claire comme un crépuscule.

Le commis infidèle, vêtu d’amples vêtements de toile blanche, était un homme d’environ trente-cinq ans, grand, vigoureux, et, malgré un embonpoint envahissant, fort beau encore, d’une beauté brutale, vulgaire.

Son teint bourgeonné d’alcoolique, sa sombre chevelure crépue, ses yeux noirs, cruels et froids, qui ne regardaient jamais en face, son expression dure et inflexible, le faisaient ressembler à un marchand d’esclaves d’autrefois.

– Jean, ici ! cria-t-il avec un affreux juron. Ici, un peu vite, chien ! ou je te casse la mâchoire !

Qui aurait reconnu, en l’homme décharné et pâle, aux épaules voûtées, aux yeux hagards, qui entra, l’enfant blond et charmant que sa mère berçait sur son cœur en lui chantant des Noëls, dans la paisible maison de la Terrucole, l’adolescent au doux visage qui avait été surpris comme il volait son patron ? Une barbe embroussaillée, d’un ton fauve, cachait à moitié sa bouche aux contours si nobles, jadis, sur laquelle les mensonges, les mots grossiers avaient laissé leur empreinte hideuse. Elle était amère, haineuse, cette bouche ; les lèvres, qui avaient désappris le sourire, s’affaissaient aux coins, comme sous la hantise d’un découragement sans fond. Des rides profondes sillonnaient son front si blanc autrefois, son front de chérubin que sa mère baisait avec amour et qu’une chevelure mal peignée, débordant en boucles folles, cachait maintenant. Deux lignes dures creusaient ses joues et vieillissaient singulièrement cette figure bronzée, belle toujours grâce à la noblesse des lignes, à la limpidité de deux yeux splendides, qui reflétaient également le mal et le bien, comme un lac pur reflète le ciel bleu ou les nuages. En ce moment ils brillaient d’un éclat extraordinaire.

– Eh bien ! quoi ? dit-il en s’avançant résolument.

– Quoi ? baisse un peu le ton, je te prie. Depuis quand t’en vas-tu lorsque je te fais l’honneur de te parler ?

– Depuis aujourd’hui ; j’en ai assez de tes manières et je suis résolu à ne plus les supporter.

– Tu es résolu à ne plus les supporter ? Fort bien. Tu auras le fouet, mon bonhomme, tout comme un simple Malabar.

– Le fouet, mon gros poussah ? Faudrait m’attraper, d’abord. Je suis plus leste que toi, je sais courir, je connais la brousse et je n’ai pas trop dîné, moi ! Oui, oui, appelle tes Canaques, tes condamnés, tes Malabars, crie, tempête, siffle, tu verras comme ils te répondront. Tu as donc oublié qu’ils sont tous à la fête funèbre pour le vieux sacripant de chef nègre qui vient de mourir ? Le feu serait à la baraque qu’ils ne se dérangeraient pas. Ils ne rentreront qu’au jour, une fois l’orgie terminée.

– Je lancerai mes chiens après toi.

– Tes chiens ! Ils obéissent mieux à ma voix qu’à la tienne : n’est-ce pas moi qui les nourris ? Cesse de caresser ton revolver car le mien partirait comme par hasard et, ce n’est pas pour me vanter, mais je rate rarement mon coup. Donc, pas de manières, plus de patron et d’employé ; nous sommes seuls, personne ne peut nous entendre, expliquons-nous.

Voici plus de quinze ans que je te sers, car tu m’as pris tout petit, quand j’arrivais, bien bête et ignorant, de mon village. Par tes façons hypocrites, tu m’as tout de suite empaumé. Tu m’as montré le mal, poussé vers le vol et le crime ; puis, quand j’ai été aussi bas que toi, tu m’as repoussé du pied, écrasé comme une noix vide ; maintenant, tu me méprises, tu me hais.

– Quelle exagération ! Tu m’es indifférent. Si ça t’est égal, je m’assiérai pour écouter tes explications qui menacent d’êtres longues. Et puis, parle moins fort, tu troubles ma digestion.

– Oui, je suis moins pour toi que la boue de tes souliers.

– Tu exagères encore, tu as trop d’imagination : tu m’es très utile, tandis que la boue de mes souliers est plutôt gênante. Nul mieux que toi ne prépare le bœuf à la mode.

– Tout ce qu’il y avait de bon en moi, tu l’as détruit par tes exemples, par tes maudits conseils.

– Ce qu’il y avait de bon en lui ! Oh ! la la, laissez-moi rire ! Sais-tu que tu es très divertissant, ce soir ? Ce qu’il y avait de bon en toi ? Mais tout était bon, ange, séraphin, tu étais un saint, un petit bon Dieu. Tais-toi. Tu n’as pas honte, voleur, mécréant, chenapan fieffé !

– Qui a fait de moi un voleur, un mécréant, un chenapan, si ce n’est toi ?

– Ah ! mais, sérieusement, tu es malade, tu as la fièvre ! Faudrait soigner ça. C’est moi qui t’ai forcé à voler ? Faut croire que tu avais de fières dispositions car tu n’as guère résisté.

– Pour le compte de qui ai-je volé ? Est-ce pour le tien ou pour le mien ?

– Pour celui des deux, imbécile ! Si nous n’avions pas amassé une pacotille, comment aurions nous pu partir pour la Nouvelle-Calédonie et y fonder cet établissement qui est en train de nous mener à la fortune ?

– Nous mener ? Toi, oui. Moi, quand ? Lorsque tu seras mort. En attendant je suis ton esclave pas payé, mal nourri, moins bien traité qu’un condamné, qu’un de tes Canaques, de tes nègres, ou même, de tes chiens ; car, au moins, moi, tes chiens, je les aime, je les caresse.

– Tu te plains ? Et les autres ? Il n’y en a pas, de la misère, pour eux aussi, peut-être ? La vie est dure pour tous, voyons ! J’aurais voulu faire de toi mon associé ; mais est-ce ma faute si tu n’as pas plus de tête qu’une linotte, tandis que tu as des dispositions remarquables pour la chasse et pour la cuisine ? Nul, mieux que toi, je le répète, n’accommode une pièce de venaison, ne dépiste une vache ou un taureau sauvage, ne le traque, ne le tue proprement, sans dégâts. J’ai coutume d’employer les gens d’après leurs capacités : j’ai fait de toi, tout naturellement, mon grand veneur et mon chef cuisinier. Quant à ce que je consens à appeler « ta part », tu l’auras, sois tranquille, plus tard, quand elle sera constituée. Je me sers le premier, comme de juste, étant le plus vieux. Et puis, je suis la tête tandis que tu n’es que le bras : c’est moi qui pense, toi qui exécutes. Tu maronnes de travailler, et moi, je me tourne les pouces dans ma fabrique, peut-être ? Je n’ai pas à surveiller ces coquins de noirs et les autres brutes qui me servent ! Je voudrais t’y voir, comme moi, le revolver sans cesse chargé à la ceinture, faisant marcher tous ces feignants ! Grâce à mon activité, à mon initiative, nos viandes conservées s’expédient et se vendent en Europe ; notre commerce s’étend...

– Notre commerce !

– Qu’est-ce qui te manque, nom d’un petit bonhomme ! Tu m’as dit cent fois toi-même que tu aimes mieux diriger la chasse que de rester à la fabrique.

– Oh ! ça, oui ! Le métier est dur, on y risque sa peau mais, au moins, il est chouette ! Quand, ma bonne carabine au dos, je pars, suivi des chiens qui sautent d’impatience, des nègres et des Canaques et que j’aperçois, au loin, dans la brousse, un troupeau de vaches et de taureaux, mon cœur bat. Nous cherchons à enserrer les bêtes, mais, rusées, elles s’enfuient dans la montagne. Faut les poursuivre, être plus leste, plus rusé qu’elles. Ah ! lorsqu’une d’elles, se sentant perdue, se retourne brusquement, frappe du pied le sol et, tête baissée, les naseaux fumants, fond sur vous, c’est alors qu’il fait bon vivre : pan ! un coup au cœur. L’animal s’abat, foudroyé, où s’en va se tortiller dans la brousse. À partir de ce moment, par exemple, c’est fini le plaisir. Je laisse Joe et les noirs l’achever, trancher avec un couteau le nerf de la nuque, le dépecer, le mettre au sel dans les barils : toute la sale cuisine, quoi ! C’est l’affaire d’assassins comme ce forçat libéré ou de bouchers. Pour moi, je m’en retourne dégoûté, mort de fatigue, et je reprends ma chaîne. Mais j’en ai assez ! Jamais un mot pour me payer de mes peines, jamais une parole d’amitié ! Pourtant qu’ai-je fait pour que tu aies changé ainsi ? Ne t’ai-je pas servi fidèlement ? Je ne suis pas plus mauvais qu’un autre, pas plus que toi, toujours !

– La belle tirade ! Sais-tu que tu es très éloquent, lorsque tu t’y mets ! J’ai pris grand plaisir à t’écouter. Cette description de la chasse était épatante. Et maintenant le dévouement, l’amitié, c’est touchant, c’est tout à fait prix Montyon. Quelle mouche t’a piqué, ce soir, voyons, que tu parles comme une fillette du Sacré-Cœur ? Toi, le dur à cuire, que nos hommes ont surnommé « la Terreur de la brousse », qu’as-tu ? Serait-ce parce que nous sommes aujourd’hui le 24 décembre, veille de Noël ? Noël, cette vieille rengaine de la vieille Europe ! Oui, l’enfant Jésus, la crèche, les mages, l’étoile, les bergers ! Balançoires, tout cela ! Niaiseries écœurantes pour vieilles filles et pour curés. Parbleu ! Noël a quelque chose de bon, c’est le réveillon ; mais rien ne nous empêche de transporter cette coutume à la Nouvelle. Pour ma part, je n’y ai jamais manqué jusqu’ici et, tout à l’heure, je t’autorise à me servir le reste de la pièce de bœuf et les ananas au kirsch que tu as préparés. Je te donnerai un verre d’eau-de-vie. Nous trinquerons ensemble. Tu le vois, je veux bien te traiter en ami. Nous boirons à la santé de l’ancienne, là-bas ?

– Quelle ancienne ? dit Jean, devenant affreusement pâle.

– Eh ! l’ancienne de la Terrucole ! Elle doit se demander ce que tu deviens depuis le temps. Tu ne lui as jamais écrit et voici douze ans que tu es parti. Pour un fils tendre, pour un homme sentimental qui ne peut vivre sans affection, c’est un peu fort de café, tout de même !

– Taisez-vous ! Je vous défends de parler de ces choses.

– De quoi ! Tu me défends ! Tu te permets de défendre quelque chose, toi, et à qui, à moi ? De mieux en mieux. Attends un peu, canaille, bandit, que je t’étrangle comme un vil misérable que tu es !

Antoine, ivre de colère, s’élance, mais, avant qu’il ait pu l’atteindre, son compagnon avait sauté par la fenêtre et disparu. Un coup de revolver retentit... un sifflet strident déchira l’air, les chiens aboyèrent, puis tout se tut.

Jean courait comme un cerf dans la nuit semée d’étoiles. Il laisse derrière lui la fabrique, immense hangar en planches, dans lequel se trouve le bouge infect, le chenil décoré du nom de « chambre », où, depuis des années, il couche comme un chien de garde ; il passe devant la maison des condamnés qui, tous les soirs, retentit de jurons et de cris ; elle est paisible en ce moment. Silencieuses, aussi, les cases en branchages des Canaques et le camp des Malabars, à droite, groupés sur le mamelon. Condamnés, Canaques, Malabars sont bien tous, comme il le pensait, à la fête orgiaque, au « Pilou-Pilou » qui a lieu dans le village voisin. On entend vaguement des cris mêlés à des chants monotones et au ronflement du tam-tam dans le lointain.

Oh ! quitter tous ces bandits, ces compagnons détestés de misère et d’infamie, fuir, fuir... Il traverse les plantations d’ananas, les champs de manioc, il court comme en un refuge sur les montagnes qui s’élèvent là, tout près, imposantes et sombres, avec leurs grands arbres séculaires. Que de fois il les a escaladées pour aller rejoindre dans la brousse, derrière, les troupeaux sauvages qui y vivent en liberté ! Avec leurs roches ferrugineuses d’un rouge sanglant, leurs verdures presque noires, leurs grottes, leurs précipices, où, depuis des siècles, s’entassent les ossements humains, sinistres ossuaires de ces peuplades cannibales, elles ne ressemblent guère aux douces Pyrénées, à ces montagnes de rêve, entrevues, blanches et idéales, à travers ses jeux d’enfant. Pourtant elles ont leur grandeur, leur beauté, leur charme, même. Des fleurs délicates croissent dans les profondeurs mystérieuses des grands bois ; des sources fraîches sourdent dans la mousse. Mais il ne voit que leur majesté implacable, que la couleur cruelle de leurs rochers ; leur silhouette hautaine, s’élevant brusquement sur la plaine morne, oppresse son cœur ; elles lui cachent durement l’horizon. Derrière leurs sombres remparts ne découvrira-t-il pas la patrie, la vieille France, le Béarn si cher et si beau ? Mais non. Ces montagnes une fois franchies, que de plaines, que de mers il faudrait traverser encore ! Hélas ! des obstacles plus insurmontables que ceux-là le séparent de celle à laquelle il s’interdit de penser. Comment jamais obtenir son pardon ! Comment revenir sur tant d’offenses ! C’est fini, il ne la reverra plus !

– Ah ! que cette nuit de Noël, si chaude en ce pays, est énervante ! Elle ne ressemble guère aux nuits froides des Noëls de France où les cœurs qui s’aiment se rapprochent, se groupent autour du foyer dans une étroite intimité, dans la douceur de la bonne nouvelle envoyée jadis à la terre...

Jean s’arrête dans une clairière, s’étend sur le sol et rêve. Les arbres, tout auprès, avec leurs lianes enlacées, le font penser à la Terrucole, aux grandes ronces qui attrapaient sa blouse autrefois. Non, non, pas de ces souvenirs ! C’est défendu. Aurait-il pu vivre s’il s’était laissé aller à réfléchir ? Où est le flacon qui lui sert à étouffer ces retours vers un passé trop cher encore. Malheur ! Il l’a laissé là-bas, il l’a oublié dans sa hâte de fuir. Comment s’étourdir sans lui ?...

Que va-t-il faire, maintenant qu’il a secoué le joug de son oppresseur ? Pourra-t-il se passer de cette volonté tyrannique qui, après tout, était un soutien ? Qu’entreprendra-t-il pour gagner son pain ? Bah ! il ne sera pas embarrassé ; il connaît plusieurs métiers ; il ne sera jamais plus malheureux qu’il n’a été. Tiens ! une étoile filante ! Celle qui conduisait les mages devait marcher plus lentement. Bon ! encore ses histoires ! Il se lève. La cloche du couvent des Pères de Saint-Louis sonne dans le lointain. Oh ! les cloches du pays, celles d’Angaïs, le frais village couché dans la plaine verdoyante, quel son argentin elles avaient quand leurs voix pures montaient, ainsi qu’une prière ! Un essaim de souvenirs s’éveille en lui. Impressions d’enfance, toutes fraîches encore, qui dormaient, ensevelies, au fond de son cœur. Il revoit les clairs matins du dimanche où, par le chemin d’Henri IV, bordé de vieux châtaigniers, il descendait à la messe, suivi de la jolie « Maï », vêtue de son long capulet noir. Elle a l’air si fin et si doux dans son vêtement de deuil ! Les voisines la saluent avec respect comme elle passe, modeste, digne, retirée en son chagrin ainsi qu’en une forteresse. L’après-midi, que c’était amusant d’aller, avec Peyroulin, regarder voler les quilles dans le « quillier » ensoleillé et bruyant où retentissaient le choc de la boule et les cris des joueurs. Ah ! les radieuses journées où tout chantait en lui avec le carillon joyeux !

– Tais-toi, musique du diable, assez ! Il faut chasser cela ! Je m’abrutis à rester ainsi tranquille, sans pipe ni alcool, – dit-il à haute voix, en se levant vivement. – Pourquoi, ce soir, suis-je si capon ? Que se passe-t-il donc en moi ? Aurais-je peur ? De qui ? De quoi ? Je ne sais. Je tremble, mon cœur bat. Marchons, marchons vite, l’exercice va faire passer cela ; je laisserai loin derrière moi ces idées stupides. Mais ses pensées le suivent, s’attachent à ses pas comme les chiens après leur proie.

« Noël, Noël ! » répètent les cloches. Les mages, les bergers, l’enfant Jésus, toute la naïve et merveilleuse histoire se retrace à sa mémoire. Il revoit la « Maï » au doux visage, il entend les chants berceurs qui l’endormaient sur son sein !

Il ralentit le pas. Quel abîme entre le petit garçon qu’il était alors et l’homme qu’il est à présent ! Le mal est entré en lui en maître depuis qu’il a renoncé à le combattre ; il est devenu sa proie. Son péché s’est personnifié, a pris corps, lui semble-t-il, dans Antoine, son conseiller de perdition. Mais celui-là, au moins, n’aura plus désormais de prise sur lui, il a secoué son joug à jamais. Il le hait, maintenant, autant qu’il l’a aimé, jadis.

Combien n’a-t-il pas souffert depuis que, s’enfuyant du bureau où Georges l’avait enfermé après le vol, il était tombé sanglant, affolé de terreur, aux pieds de son complice qui l’attendait, se doutant que les choses allaient mal. Ils avaient fui, laissant bien vite derrière eux les rares passants groupés, que le bruit de sa chute avait attirés, et le sergent de ville qui les regardait d’un air hébété. Pendant huit jours ils s’étaient cachés dans une petite île du Gave dont les oseraies touffues leur offraient une sûre retraite. Ils en sortaient, la nuit, pour se procurer de la nourriture et pour regagner une chambre qu’Antoine avait louée dans une auberge reculée et louche, hantée par des contrebandiers et des Espagnols pouilleux. C’est là qu’était le dépôt des marchandises volées qui emplissaient plusieurs grandes caisses.

– Petit, tu es perdu, lui avait dit un jour le tentateur. Si l’on te pince, tu es mis en prison, condamné, flétri à jamais : un homme à la mer, quoi ! Je pars pour la Nouvelle-Calédonie, où un de mes amis est déjà depuis quatre ans. Viens-tu avec moi ? La pacotille que j’emporte et que tu m’as aidé à ramasser nous servira de fonds, pour commencer. Nous la vendrons là-bas et en ferons une jolie somme. Dans ce pays, pour un morceau de pain, on a de la terre en veux-tu en voilà. Le climat est si doux que les maisons, légèrement construites, ne coûtent presque rien. Nous aurons du bétail tant que nous en voudrons avec une poignée d’or ; il se nourrit et se garde tout seul, paraît-il, sans fourrage ni étables. Enfin, c’est un pays de cocagne. J’ai mon idée, tu verras ; nous réussirons ; nous ferons une grosse fortune. Il faudra travailler dur, par exemple, mais cela ne te fait pas peur, je le sais. Dans dix ans tu peux revenir en France riche comme un Nabab ! La petite histoire du père Montbriand sera oubliée ; d’ailleurs, si le cœur t’en dit, tu lui restitueras l’infime capital que tu lui as emprunté, un peu de force, il est vrai. Tu retrouveras ta mère, jeune encore, et tu lui offriras une vie toute dorée et douce : cela t’aidera un peu à obtenir son pardon. Tandis que, maintenant, mauvaise affaire ! Quand, une fois, on a goûté de la prison, on ne peut plus se relever, on est fichu !

Il l’avait écouté, il l’avait suivi... Oh ! qui dira jamais la cruauté de cet esclavage, la perfidie de cet homme menteur ! S’il avait su, grand Dieu ! tout n’aurait-il pas mieux valu que cet exil auprès de ce compagnon qui l’avait déçu, trompé, qui lui avait fait connaître la déchéance, le mépris, la haine ?

Enfin, il l’a quitté, et pour jamais. Où aller maintenant ? Où ? Mais il n’y a pour lui qu’un pays possible au monde, la France ; et, dans la France, qu’un endroit, le Béarn ; et, dans le Béarn, qu’un seul être, sa mère.

Oui, soudain ses hésitations, ses scrupules tombent. Il ira la trouver, la Maï abandonnée, il implorera à genoux son pardon, il se traînera à ses pieds, s’il le faut, le front dans la poussière. Il lui dira : « Dis-moi des injures, bats-moi, tue-moi si tu veux, mais pardonne-moi ! Je ne puis plus, je ne veux plus vivre ainsi, loin de toi ; je souffre trop. Oh ! Maï ! Maï ! »

De nouveau il se jette sur l’herbe épaisse, des larmes abondantes tombent de ses yeux. Qu’il y a longtemps qu’il n’a pleuré ! Que cela fait du bien de pleurer ! Ses yeux arides, ses pauvres yeux aux paupières brûlées, habitués à voir le mal, en sont comme purifiés ; son cœur desséché s’attendrit. Il pleure, il pleure longtemps, étendu sur la terre, la tête enfouie dans ses mains rudes.

Le sifflet du maître retentit de nouveau. « Va, va, murmure Jean, se relevant avec une joie délicieuse, fâche-toi tant que tu voudras, cela m’est bien égal. Que d’autres répondent à ton appel impérieux, il ne me trouble plus, il est pour moi comme le cri du hibou dans la nuit. Adieu ; j’étais un condamné volontaire, je suis libéré maintenant, moi aussi ; j’ai rompu ma chaîne, je suis libre, enfin, libre ! »

Sa résolution est prise, il se dirige vers Nouméa ; un bateau part dans deux jours ; il se cachera en attendant, et le prendra. Il a en poche quelque argent, peu de chose, il est vrai, mais il se souvient qu’un homme de la fabrique, envoyé à la ville pour une affaire, en est revenu en disant qu’on cherchait un cuisinier pour le paquebot, celui du bord ayant pris les fièvres.

Il connaît le métier, les concurrents sont rares, il sera peut-être engagé.

D’un pas ferme et rapide il se met en route, sans jeter un regard en arrière sur ce qui représente pour lui le passé maudit, et va devant lui, vers l’avenir, vers le rachat.

 

 

 

 

 

V

 

LE RETOUR

 

« Tais-toi, le ciel est sourd,

la terre le dédaigne. »

LECONTE DE LISLE.

 Le vent froid de la nuit.

(Poèmes barbares.)

 

 

Le bois est solitaire. La lune, dans son plein, éclaire l’étroit sentier qui passe au milieu des hautes fougères brûlées. Les chênes noueux, rabougris, chauves de leurs feuilles, ont l’air de petits vieux transis, se chauffant à ce pâle soleil de rêve. Rien ne bouge. Les lapins et les lièvres, qui, au matin, vont broutant dans la rosée, et, le jour, traversent furtivement le chemin, pelotonnés au fond des terriers, attendent l’aurore ; les reinettes vertes dorment au fond des fossés. Sur la mousse, à gauche, une grande forme noire est étendue immobile.

Soudain, une brise froide se lève et fait frissonner les fougères et les rares feuilles sèches restées aux arbres ; un hibou quelque part, tout près, pousse son cri lugubre. La forme noire remue, se dresse, se lève, c’est un homme. La lune éclaire en plein son visage décharné, où deux grands yeux bleus, sauvages et hagards, brillent comme des vers luisants dans les broussailles d’une chevelure fauve. Il est misérablement vêtu ; sa veste d’alpaga, jadis noire, tournée au vert, est bien légère par cette nuit de fin décembre ; son pantalon est déchiré dans le bas. En même temps que son gros bâton, il ramasse un chapeau de paille défoncé qu’il met sur sa tête, et s’en va d’un pas chancelant, ombre errante et pitoyable, dans la route blanche.

– Sacré froid ! murmure-t-il en soufflant sur ses doigts engourdis pour les réchauffer. Quand je pense qu’à cette heure il y a des gens bien vêtus, bien au chaud dans des maisons fermées, étendus sur des fauteuils rembourrés, devant un feu brillant, digérant quelque bonne dinde truffée, tandis que je grelotte sous mes haillons, que j’ai pour lit le tapis des lapins, pour abri, le plafond des chouettes ; et encore, les lapins, les chouettes, ça a des terriers, des nids, ça mange à sa faim ! Bon sang de bon sang, cela me rend fou, je deviens enragé, féroce comme les loups, mes frères, les seuls qui soient aussi gueux que moi. Tant pis ! Je ferai comme eux, et gare à qui me résistera ! J’ai des dents longues, des crocs, moi aussi ; je suis affamé, je veux manger, me repaître et jouir à mon tour... Assez, assez d’hésitations, Jean, mon garçon, assez de scrupules, de bêtises !

Ah ! les ignobles repus ! Ils me repoussent parce que j’ai faim et que mes habits en loques cachent à peine mes os ! Comme c’est juste, ça ! Si j’avais de belles frusques et la panse ronde, ils me feraient des risettes. Dire que personne n’a voulu de moi, personne ! Qu’ai-je donc dessus qui met les gens en défiance ? Verrait-on sur mon visage... Bah ! des blagues !

Il n’y a pas de justice ! Celui qui m’a poussé au mal vit heureux, riche, sans remords, le gredin, et moi je porte seul la peine. J’avais tout quitté ; plein de bonnes idées, je venais demander pardon à ma mère et passer le restant de ma vie avec elle. J’étais décidé, oui, Dieu m’est témoin, bien décidé à devenir un bon sujet, à travailler dur pour réparer le mal que je lui ai fait. Après un voyage terrible, où je me suis crevé, privé de tout, pour ne pas arriver à elle les mains vides, je cours à la Terrucole. Malédiction ! La maison est fermée, la voisine, mère de Peyroulin, morte ; celui-ci parti pour les Amériques avec son père. Je m’informe : personne ne sait ce qu’est devenue ma mère. Il y a des années qu’elle a quitté le pays. Je descends dans la plaine, je fouille les environs à dix lieues à la ronde, je questionne tout le monde : personne ne l’a vue, personne ne se souvient d’elle. Désespéré, sans le sou, je reviens dans mon village, je demande du travail : tous me tournent le dos. Comment donc ! le fils à la Jeannotte, qui a volé son patron à Villeneuve autrefois, pourquoi pas un galérien, alors ? Ouste ! à la porte, et plus vite que ça ! Je veux parler, expliquer : on ne m’écoute même pas ! Je vais en ville, j’essaie de me placer n’importe où, n’importe comment, cuisinier, domestique, garçon boucher, commis, manœuvre ; partout la même grimace en voyant ma tête, toujours la même question : vos papiers, vos certificats ? Comme si j’en avais, moi, des papiers, des certificats ! Ah ! ils sont plus sauvages, ces chrétiens-là, plus féroces, plus cannibales que les cannibales, là-bas, à la Nouvelle. Au moins, ceux-là, ils vous engraissent avant de vous manger ! Alors, quoi, faut voler encore pour vivre ?

Pourtant, je n’étais pas méchant, moi, ni exigeant. Avec du pain tous les jours et un peu d’amitié, j’étais content. Je n’aurais fait tort à personne. Mais c’était trop pour moi, cela encore ! Rien du tout, voilà quelle est ma part en ce monde. Rien, est-ce assez, je vous le demande ?

L’homme s’était arrêté. Son regard fou semblait s’attacher à un interlocuteur invisible. Il avait saisi le tronc d’un jeune chêne et le secouait comme pour en obtenir une réponse. Brusquement, il le lâcha, reprit sa marche vacillante et sa sourde plainte.

J’ai tendu la main, j’ai mendié de maison en maison : on me jette un vieux morceau de pain et on me fait partir bien vite : si j’allais prendre quelque chose hein ! Marche donc, va-nu-pieds, vagabond, ne t’arrête pas : il n’y a pas d’asile pour toi ! Mange l’air du temps, bois la pluie du ciel, c’est assez pour toi, misérable !

Eh bien ! puisqu’ils croient que je suis un voleur, je le serai ; j’ai pris autrefois pour les autres, je prendrai pour mon propre compte, maintenant. J’en ai assez, de mâcher de la vache enragée, de tremper des croûtes dures dans l’eau des ruisseaux, de croquer des fruits verts ou des châtaignes crues. C’est malsain l’eau pure, c’est plein de petites bêtes, des microbes, qu’on appelle. Le monde est mal fait. Les uns ont trop de tout, jusqu’à en être malades, et moi j’ai pas de quoi ne pas mourir de faim. C’est il bien, cela ? Y en a qui disent que cela ne durera pas et que, bientôt, il y aura un grand chambardement, qu’alors pauvres et riches seront tous pareils, qu’il y aura du bonheur pour tout le monde. Ah ! ouatte ! Quand ? En attendant, faut-il claquer ? Sale machine que cette terre, sale bon Dieu qui voit tout cela et reste bien tranquille dans son ciel ! N’est-ce pas lui-même qui me pousse au mal ? Eh bien ! va pour le mal !

Voici le petit bois, là, sur la hauteur. Mais où est la maison de la vieille ? Elle est calée, m’a-t-on dit, la sorcière ! Paraît qu’elle a un magot caché quelque part dans la baraque. Sacrée égoïste ! Pourvu qu’elle aille à la messe ! Je me cacherai, puis, dès qu’elle aura détalé, ni vu, ni connu, j’enlève la pie au nid. Qui donc saura que c’est moi ? Je n’ai rencontré personne en traversant le village ; et, dans ce bois, sauf les lapins et les grenouilles... L’affaire faite, j’achète habits, chapeau, souliers, je vais chez un perruquier et me voilà honnête homme ; je trouve un emploi, je suis sauvé ! C’est simple et limpide ! Vaut-il mieux tourner l’œil dans un coin pour être ensuite ramassé comme une charogne par quelque paysan ivre revenant du marché ? Si je rate le coup, j’ai ici un vieux camarade qui parle peu mais bien : mon revolver. Il sera temps, alors, de lui faire dire deux mots à mon oreille.

Bon ! la lune se cache : un témoin gênant de moins. Cette petite lumière, là-bas, ce doit être la maison. Allons, courage ! Examinons les lieux et attendons. Si elle n’allait pas à la messe, tout de même ! Bah ! ces bicoques, ça ferme à peine, et les vieilles, c’est faible, ça ne se défend pas. Oui, et c’est là le chiendent, ça pleure, ça tremble... Elle est capable de passer comme un poulet. Je la bâillonnerai, d’abord, sans lui faire du mal, pour qu’elle ne braille pas, puis je la rassurerai, je lui expliquerai... Pour qu’elle te dénonce, après, et te fasse prendre... Sotte affaire ! J’aimerais mieux attaquer des taureaux dans la brousse ! Mais non, faut en finir. Allons-y ! Voici la cahute. Observons...

Jean était arrivé sur le sommet de la butte couverte de chênes dépouillés, sorte de belvédère naturel d’où l’on apercevait vaguement la plaine de Bilhère perdue dans la nuit. Quelques lumières se détachaient dans les ténèbres. Derrière le bois, accotée à lui, une petite maison s’élevait, modeste et solitaire. Posée de champ sur le sentier, elle offrait aux passants son étroite façade blanche percée de deux fenêtres, son toit d’ardoises noires rabattu devant, tombant bas de chaque côté comme un capulet de veuve. Un jardinet, aux carrés de légumes bien cultivés, longeait la partie principale, donnant sur la plaine, où était la porte d’entrée. On distinguait les formes irrégulières d’un bûcher et d’un poulailler derrière la maison. Une faible lueur éclairait la fenêtre donnant sur le chemin. L’homme ouvrit sans bruit la porte du jardinet, s’approcha et regarda.

– Il y a une gosse ! murmura-t-il. Quelle déveine ! Je ne savais pas cela ! Allons, un autre poulet à ficeler !

Deux personnes, en effet, étaient assises dans l’âtre de la petite cuisine proprette : une fillette de dix ans à peu près, blonde, menue, jolie, et une femme âgée, vive encore d’allure, mais le front entouré de bandeaux entièrement blancs.

Où donc le misérable a-t-il vu ces traits réguliers, si délicats, mais si ridés qu’ils en sont effacés, comme un dessin couvert de mille fines ratures ?

Elles sont charmantes à voir ainsi, l’aïeule, sans doute, et la petite-fille : la première, assise sur une chaise basse, l’autre, sur un escabeau de bois tout près, tout près. L’enfant, tournée vers la femme, les coudes appuyés sur ses genoux, une main sous son menton, lève sur elle son gentil visage confiant et présente ses pieds nus à la flamme. Les lèvres de la vieille remuent. Elle doit raconter une histoire. L’homme tend l’oreille. Non, elle chante ! Oh ! que ce chant est doux ! Que la voix est pure et fraîche encore ! Le cœur du malheureux est chaviré. Où a-t-il entendu cet air-là ? Il semble monter en lui d’un passé lointain, lointain, traverser et écarter des brumes amoncelées. Brusquement le voleur tressaille des pieds à la tête, le souvenir lui revient : c’est un Noël et c’est sa mère qui le chantait jadis ! Il faut qu’il l’entende de nouveau, et mieux, avec les paroles. La porte donnant sur le bûcher est ouverte. À pas muets, de son pas de traqueur de bêtes, il pénètre sans bruit dans le fond obscur de la cuisine et se glisse derrière le grand lit dont les rideaux à carreaux bleus et blancs le cachent, tout en laissant voir ce qui se passe. Les deux femmes, absorbées l’une par l’autre, ne s’aperçoivent de rien.

– Encore, Maï, dit l’enfant, encore, je te prie, ne sais-tu pas d’autres Noëls ?

– Si fait, j’en connais un autre, un seul.

– Pourquoi ne me l’as-tu jamais chanté ?

– Parce que cela me faisait trop de peine.

– Il est vilain, il est triste ?

– Non, mais il me rappelle quelqu’un que j’aimais beaucoup et que j’ai perdu.

– Ton pauvre mari, n’est-ce pas ?

– Non, pas mon mari.

– Ta défunte mère ?

– Non plus.

– Qui donc, alors ?

– Un enfant.

– Que tu aimais beaucoup ?

– Beaucoup.

– Gentil ?

– Très gentil.

– Grand comme moi ?

– Plus grand.

– Blond, lui aussi ?

– Bien plus blond que toi, les cheveux plus dorés.

– Mais il n’était pas ton petit enfant ? Tu n’as pas eu d’autre enfant que moi, dis, Maï ?

– Si, j’en ai eu un autre, un fils ; celui-là, justement, auquel je chantais ce Noël.

– Pourquoi tu ne m’as jamais dit que tu avais eu un autre enfant ?

– Parce que je ne pouvais pas ; cela me faisait trop de peine.

– Je comprends, il est mort.

– Non, il n’est pas mort.

– Alors, où il est ?

– Il est parti.

– Bien loin ?

– Très loin.

– Et ce soir, cela ne t’en fait pas, de la peine, de parler de lui ?

– Ce soir, au contraire, c’est drôle, je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de chanter, de rire. Mon cœur bat : tiens, mets ta main là, sens-tu comme il tape fort ?

– Oui. Pourquoi ce soir et pas les autres jours ?

– Je n’en sais rien, c’est comme cela. Est-ce que l’on sait pour quelle raison l’on souffre une fois plus qu’une autre ? Le cœur, sans doute, a besoin de se reposer de souffrir, comme le corps, de travailler.

– Mais je ne l’ai jamais vu « à » ton fils ?

– Non. Il était parti avant que je ne t’aie trouvée.

– Tu l’avais aussi trouvé à la Terrucole, dis, Maï, au pied de la croix, comme moi ?

– Oh ! non ! C’était mon propre enfant.

– Ton propre enfant ? Alors, moi, je ne suis pas ton propre enfant ?

– Oui, oui, migue 18, calme-toi.

– Ce n’est pas vrai que je suis l’enfant des hades, comme on disait là-haut, quand nous étions à la maison blanche et que les maynades 19 me montraient du doigt en m’appelant « fille des hades », « filleule des broutches », « broutchine ». Elles s’échappaient quand je m’approchais d’elles pour jouer. Elles étaient méchantes et je suis bien contente d’être partie.

– Non, ce n’est pas vrai. Tu es ma petite fille chérie.

– Et tu m’aimes autant que ton petit garçon ?

– Je t’aime beaucoup. Tu es ma consolation, ma joie.

– Oui ; mais tu l’aimes plus « à » lui, dis ?

– Non. Seulement toi, tu es là, je t’embrasse, je puis te soigner ; lui est loin ; il est seul, peut-être, il n’a personne pour l’aimer ; alors, tu comprends, il faut que je l’aime beaucoup pour tout ce qui lui manque.

– C’est vrai. Alors il était bien, bien gentil, ton petit garçon ? Aussi gentil que moi ?

– Oh ! oui !

– Comment s’appelait-il ?

– Jean, mais je l’appelais Yanoulet.

– Comme cela, il n’est pas mort ? Il s’est en allé ? Pauvre Yanoulet, je l’aurais bien aimé s’il était resté. Je n’aurais pas été toujours seule ; nous serions descendus à l’école ensemble, comme Jacques et Marie de Lousteau. Mais pourquoi est-il parti ? Il ne t’aimait donc pas lui ? Moi, je ne voudrais pas te laisser, jamais.

– Si, il m’aimait bien, mais il a été entraîné par de mauvais camarades, il a fait des vilaines choses et n’a pas osé revenir me trouver. Il est parti et je ne sais pas où il est.

– Tu ne sais pas où il est ? Il ne t’a rien envoyé dire, donc ? Oh ! pourquoi a-t-il fait cela ? Moi, quand j’ai été méchante, je viens vite te le raconter pour que tu me pardonnes tout de suite. Il y a longtemps que cela est arrivé ?

– Très, très longtemps ; il avait quinze ans, il en aurait vingt-sept, maintenant.

– Vingt-sept ans ! Comme il serait vieux ! Bien, bien plus vieux que moi ! Je ne pourrais pas m’amuser avec lui. Alors je ne regrette pas autant qu’il soit parti. Mais toi, Maï, ça t’a fait de la peine ?

– Oh ! beaucoup, beaucoup de peine ! Je crois que si le Bon Dieu ne t’avait pas donnée à moi, si je ne t’avais pas trouvée, pauvrine, toute faible et mignonne, ayant tant besoin d’être soignée et aimée, je serais morte de chagrin.

– C’est pour cela que tu pleures souvent, la nuit, quand tu crois que je dors ? Je t’entends bien, va, mais je ne fais semblant de rien puisque tu te caches de moi. C’est pour cela, aussi, que tes cheveux sont si blancs, si blancs qu’on dirait que tu es très, très vieille, et que tu as toujours des robes noires ? Dis-moi tout de ton petit garçon, je t’en prie, Maï. Je n’en parlerai à personne et je te consolerai. Quand j’ai un chagrin, vite je cours te le raconter et tu me consoles toujours. Moi aussi je te consolerai, tu verras, veux-tu, dis ?

– Oui. Écoute. Autrefois, tu t’en souviens, nous habitions près de la Terrucole, la maison blanche qui est en haut du coteau.

– Oui, il y avait devant de gros châtaigniers.

– Cette maison, avec la terre qui l’entourait, était le bien que mon pauvre homme m’avait laissé en mourant. Je vivais là, avant ton arrivée, bien seule, cultivant le jardin, le champ, récoltant mes châtaignes, élevant quelques bêtes, mais tranquille et heureuse encore, car j’avais avec moi mon Yanoulet. C’était un si bel enfant ! Je l’avais nourri de mon lait deux ans passés ; tout le monde l’admirait quand je descendais au village, le dimanche, avec lui sur les bras. Son teint était rose et blanc comme celui d’un Jésus de cire, ses cheveux, blonds et bouclés, comme le petit St-Jean Baptiste de la procession. Et « connu 20 », « escarabillat 21 », gros ! Tout le monde lui donnait plusieurs mois de plus que son âge ; ses jambes et ses bras étaient de vraies curiosités tant ils étaient gras, fermes, pleins de trous ! Je l’aimais à vendre mon âme pour lui. Il était tout pour moi. Je l’aimais trop : Dieu n’est pas content qu’on aime ainsi d’autres que lui. Tout ce qu’il voulait, mon « hilhot », je le voulais ; j’étais faible. Je ne savais pas, alors, qu’on peut faire autant de mal en étant bon qu’en étant méchant, plus, même, parfois. Je sais cela, maintenant ; je l’ai appris en souffrant beaucoup. Mais je croyais que d’aimer c’était tout, que, lorsqu’on aimait et qu’on ne pensait pas à soi-même, on ne pouvait mieux faire. Il faut aimer, certes, mais aimer bien, ne pas gâter ceux qu’on aime. Moi, j’ai gâté mon fils. J’étais si heureuse de lui donner ce qui m’a tant manqué, enfant, à moi, pauvre orpheline, un peu de bonheur. J’avais besoin de lui pour cultiver notre bien, mais il trouvait le travail de la terre trop pénible ; il voulait être un monsieur à paletot ; sa grand’mère, qui vivait alors, lui avait mis cette idée dans la tête. Je lui ai cédé, pour notre malheur. Si je lui avais résisté, il serait encore auprès de moi, rien de ce qui est arrivé ne serait arrivé. Qui sait, pourtant ? Faut croire que c’était la volonté de Dieu, car rien ne vient sans sa permission, comme dit monsieur le curé ! Enfin, que veux-tu ! J’ai envoyé mon Yanoulet en ville, ainsi qu’il le désirait tant, apprenti dans un grand magasin. Là il a fait de mauvaises connaissances, il a été entraîné à mal faire, il s’est perdu, puis il est parti.

– C’était bien vilain de s’en aller, comme cela, sans seulement t’embrasser ni te demander pardon. S’il était venu te trouver tout de suite, tu lui aurais pardonné, n’est-ce pas, Maï, comme à moi quand je n’ai pas été sage ?

– Bien sûr ; mais il n’a pas osé revenir, il avait honte. Je le connais, moi, il est bien mon fils ; il aurait préféré mourir plutôt que de voir mon chagrin et que d’entendre mes reproches. Mon pauvre petit ! Il était si doux, si gentil, avant cela ! J’en étais si orgueilleuse ! C’était mal, vois-tu ; les mères ne devraient jamais être orgueilleuses de leurs enfants, ça porte malheur. Il ne m’écoutait pas beaucoup, c’est vrai, mais j’étais si faible, aussi ! Il m’aurait demandé la lune, je crois que j’aurais essayé de la lui donner. Toutes les veillées de Noël, quand il était petit, je le prenais sur mes genoux et je lui chantais des cantiques, comme à toi.

– Et celui que tu ne veux pas me chanter aussi ?

– Surtout celui-là. Il l’aimait beaucoup. Il s’endormait toujours quand nous arrivions au dernier couplet.

– Je voudrais bien le connaître, ce Noël. Cela te ferait-il beaucoup, beaucoup de peine de me le dire ? Oh ! pas l’air, rien que les paroles.

– Non, non ; ce soir, au contraire, ça me fera plaisir. Je vais te le chanter ; une autre fois, peut-être, je ne le pourrais plus. Alors, écoute bien.

 

Entre le bœuf et l’âne gris,

Dort, dort, dort, le petit Fils.

Mille anges divins,

Mille séraphins,

Volent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

Entre la rose et le souci,

Dort, dort, dort le petit Fils.

Mille anges divins,

Mille séraphins,

Volent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

Entre les deux bras de Marie,

Dort, dort, dort le Fruit de Vie.

Mille anges divins,

Mille séraphins,

Volent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

Entre deux larrons sur la croix.

Dort, dort, dort, le Roi des Rois.

Mille Juifs mutins,

Cruels assassins,

Crachent à l’entour

De ce grand Dieu d’amour.

 

 

Qui m’aurait dit lorsque, endormi, j’embrassais sa tête d’anjoulin 22, que, lui aussi, serait un larron !

– Un larron ! Qu’est-ce que c’est qu’un larron, Maï ?

– C’est un voleur.

– Un voleur ! Ah ! Mon Dieu ! Non, ce n’est pas possible, ton petit enfant, Yanoulet, n’était pas un voleur ?

– Hélas, oui, ma fille, ce n’est que trop vrai. Je ne pouvais pas le croire d’abord, moi non plus, tu penses, mais il a bien fallu que je reconnaisse la vérité : on l’a pris emportant un paquet qui n’était pas à lui ; il n’y a pas de doute possible. D’ailleurs, s’il n’était pas coupable, serait-il parti comme cela ?

– Un voleur, un de ceux qu’on amène en prison, entre deux gendarmes ? Oh ! Maï, j’ai peur ! Prends-moi sur tes genoux et serre-moi bien fort. Je ne deviendrai pas une voleuse, dis, tu m’en empêcheras ? Tu ne m’as pas gâtée au moins, moi ? Mais... qui est là ? Il m’a semblé entendre quelque chose, comme un soupir.

– C’est une bête dans le fourrage, en haut, ou la Martine qui se remue dans l’étable. Ne crains rien, mets-toi bien contre moi, là !

– Tu n’as pas peur, toi ? Oh ! moi j’ai si peur !

– Pourquoi veux-tu que j’aie peur, voyons ! D’abord, rien n’arrive sans la volonté du Bon Dieu. Et puis, que craindrais-je ? La mort ? Si je ne devais pas te laisser seule au monde, elle serait la bienvenue. Qu’on me vole ? C’est mon enfant qu’on volerait, pas moi. Le peu de bien que j’ai conservé, après la vente de la maison, je le tiens toujours prêt au cas où il reviendrait. Ce que je gagne en allant travailler aux champs et en filant nous suffit amplement, à toi et à moi, avec les légumes du jardin ; il nous faut si peu de chose ! Mais reviendra-t-il jamais ? Je commence à ne plus l’espérer.

– Comment, ce méchant qui t’a tant fait pleurer, ce voleur, tu n’es donc pas fâchée « après » lui ?

– Fâchée, petite ! Tu ne sais pas ce que tu dis ! Une mère, vois-tu, ne peut pas rester longtemps fâchée après son enfant.

– Mais, pense donc, voler, c’est très, très laid ! Moi, si j’étais toi, je ne l’aimerais plus du tout, il me semble ! Pour rien au monde je ne voudrais l’embrasser, maintenant ! Tiens ! j’ai encore entendu le bruit !

– Non, non, c’est le vent ! Il s’est levé et « burle 23 » comme à la Terrucole.

– C’est vrai. Pourquoi en sommes-nous parties, de la maison de la Terrucole, eh ! Maïotte ? Raconte-le-moi. Jamais tu n’as voulu me le dire.

– Parce que j’avais honte. Tout le monde savait que mon fils avait volé son patron et on me tournait le dos. Tu dis qu’on se moquait de toi en t’appelant « la fille des hades », moi, on m’appelait « la mère de Jean le voleur ». Ah ! j’ai bien pleuré, bien souffert ! Monsieur le curé cherchait à me donner du cœur, le pauvre, il me disait que les fautes de mon fils n’étaient pas les miennes, ça n’y faisait rien : elles me pesaient comme si je les avais faites moi-même, plus encore. Tu ne te doutais pas de cela, toi, tu étais trop petite. Enfin, n’y tenant plus, j’ai vendu comme j’ai pu la maison et la terre, j’ai ramassé mon argent, nos affaires, nos meubles, et nous sommes venues nous cacher ici, dans cette maison écartée, sur cette colline d’où l’on voit la plaine et qui me rappelle la Terrucole. J’ai changé de nom, personne ne sait qui je suis ; les gens du pays me traitent bien ; ils voient que j’ai besoin de vivre, ils trouvent que le travail ne me fait pas peur et ils m’emploient.

– Mais, Maï, si ton petit garçon revenait et allait te chercher à ton ancienne maison, il ne te trouverait pas ! Qu’est-ce qu’il « se » penserait ? Quel chagrin il aurait, le pauvre !

– J’ai prévu cela, tu peux croire. J’ai dit où j’allais à mon amie, la seule qui me soit restée fidèle dans mon malheur, tu sais, la mère du grand Peyroulin qui demeurait aux deux cantons 24, près de chez nous. Je lui ai tout bien expliqué au cas où l’on demanderait après moi ; je lui ai même remis un peu d’argent, pour le pauvre enfant, s’il en avait besoin.

– Cette fois, Maï, je suis sûre que ce n’est pas le vent ; le vent est dehors et le bruit est dans la chambre. On dirait quelqu’un qui pleure.

Jean, écroulé dans la ruelle, derrière les rideaux du lit, n’arrivait plus à maîtriser ses sanglots. Que faire ? Se montrer ? Non. Il s’en trouvait à jamais indigne. Devant la grandeur de l’indulgence maternelle, au récit de cette vie d’abnégation et d’amour, si pure, tout entière consacrée à son souvenir, au bien, son offense lui semblait décuplée, sa propre vie lui apparaissait criminelle, hideuse, intolérable. Ah ! s’en aller, s’en aller ! Se terrer, n’importe où, se tuer sur le pas de la porte en baisant le seuil vénéré. Mais comment sortir sans attirer l’attention éveillée, maintenant ?

– Ne t’effraie donc pas, pègue 25, continua la mère, je te garde. Je n’ai plus que toi au monde, qui donc oserait venir te prendre dans mes bras !

– Alors, s’il revenait, ton petit garçon, au lieu de le gronder, de le punir, tu lui pardonnerais, tu serais contente de le revoir ?

– Il a été bien assez grondé par sa conscience, assez puni par ses remords : on ne peut pas être heureux, vois-tu, quand on quitte le droit chemin, à moins d’être tout à fait canaille, et il ne l’est pas, j’en suis bien sûre. Ah ! s’il revenait, s’il me disait comme autrefois : « Me voici, Maï, pardonne-moi ! » Je lui crierais : « Hilhot, hilhot, viens dans mes bras ! » et je crois que je mourrais de contentement. Ah ! hilhot, hilhot, quand reviendras-tu ! Le temps me dure, mon enfant, je me fais vieille ! Chaque année, sans toi, en vaut dix des autres. Voici bien longtemps que je t’attends ! Je t’attends toujours, toujours, partout ! Les gens prétendent que tu es mort, mais je sais bien que ce n’est pas vrai, moi ! Quelque chose me l’aurait dit ! Les mères sentent ces choses-là. Je sais que tu reviendras : je l’ai tant demandé au Bon Dieu ! Ah ! si je pouvais deviner où tu es, comme je courrais vite ! Je reprendrais mes jambes de quinze ans, je ne craindrais, ni de traverser les mers, ni de monter sur les montagnes, ni de marcher nuit et jour sans me reposer, sans manger ni boire. Je te trouverais, je t’emmènerais, heureuse et fière, plus heureuse et plus fière que le jour où j’entendis ces mots, ragaillardissant comme une liqueur forte : « C’est un fils ! »

Oh ! dis, où es-tu ? Je te vois, tel que tu dois être, grand comme ton pauvre père, maigre, un peu courbé, le front ridé, la barbe fournie, le teint noirci, les yeux, tes beaux yeux si doux, enfoncés, inquiets. J’ai tant pensé à toi ! Toujours, partout, la nuit, le jour, quand je travaille, quand je me repose, quand je mange, quand je dors, je pense à toi. Ah ! reviens ! Mes baisers effaceront tes rides, mes larmes laveront le mal qui est en ton cœur, viens, mon enfant, je t’attends, viens !

« Mon Dieu qui voyez ma souffrance, Dieu de bonté et de pardon, rendez-moi mon fils et je vous adorerai toute ma vie. Ô Tout-Puissant, pour qui rien n’est caché, pour qui rien n’est impossible, allez le chercher là où il est, amenez-le-moi ! Vous que je baise matin et soir sur votre croix, ô Christ qui avez été un petit enfant dans les bras de sa mère, divin martyr, qui pardonniez au larron crucifié avec vous, ayez pitié de nous ! Voyez : ne sommes-nous pas crucifiés, nous aussi, loin l’un de l’autre ? Je me repens comme le brigand, me repousserez-vous ? C’est vrai, vous m’aviez donné ce petit afin que je l’élève pour vous et je n’ai pas su faire, pauvre paysanne ignorante et seule que j’étais ; mais donnez-le-moi une seconde fois et vous verrez, rendez-le-moi, que je puisse vous l’offrir de nouveau ! »

– J’ai bien entendu cette fois, c’est un sanglot ! Je t’assure, Maï, quelqu’un pleure dans la chambre. Oh ! j’ai peur, j’ai peur !

Jean s’était levé, attiré par une force irrésistible.

– Calme-toi. Décroche tes bras de mon cou, tu m’étouffes. Laisse-moi me lever et tiens-toi derrière moi sans bouger, dit la veuve à l’enfant, folle de terreur, qui s’attachait convulsivement à elle.

Elle était bien pâle la Maï, mais si calme, si belle, si grande ainsi, debout, dominant le danger avec le courage de l’absolu désespoir. Sa voix sonnait haut dans la chambre.

– Moi aussi j’ai entendu, mais je ne crains rien. Personne ne peut me faire plus de mal que j’en ai, ni me voler ce que j’avais de plus précieux, je l’ai déjà perdu ! Quant à te prendre toi, mon dernier bien, c’est une autre affaire ; il faudrait passer sur mon corps, avant. Qui est là ? – cria telle. Rien ne répondit. – C’est encore le vent. Voyons, rassure-toi, pauvrine. Mais non, on dirait une plainte. C’est peut-être un esprit. Les âmes des trépassés viennent parfois visiter les vivants. Ah ! mon fils est mort ! Si c’est ton âme échappée de ton corps qui vient me trouver, ô mon enfant, attends, attends, je vais te suivre. Oui, oui, tu es ici, je le sais, je le sens. Yanoulet, mon petit, viens ! Vivant ou mort, montre-toi !

– Aïe, aïe, aïe ! Mai ! là, là, vois, vois, l’homme ! Sainte Vierge, protégez-nous ! Il vient pour nous tuer. Maï, cache-moi, prends le grand couteau... il s’avance...

– Je le vois, je le reconnais, c’est bien lui ! Seigneur ! qu’il est changé, qu’il est maigre et pâle ! Plus encore que je ne pouvais l’imaginer. Il est mort, c’est certain. Approche, âme de mon enfant, je n’ai pas peur de toi. Dieu ! sa figure est chaude, des larmes, de vrais larmes coulent de ses yeux ! Yanoulet, dis, est-ce que je rêve, suis-je folle ou suis-je morte moi aussi, sommes-nous tous deux dans le ciel ?

– Non, non, Maï, tu ne rêves pas, tu n’es pas folle, c’est moi, c’est bien moi, c’est ton hilhot, ton hilhot vivant ! Laisse-moi t’embrasser les mains et la robe, laisse-moi te toucher, te voir..

– Relève-toi.

– Laisse-moi me traîner à tes pieds et te demander pardon encore, et encore...

– Il y a bien longtemps que je t’ai pardonné.

– Mais tu ne savais pas...

– Je ne veux rien savoir. Mon fils a souffert, il se repent, il vit, il est là : voilà ce que je sais. Que me fait tout le reste ?

– Écoute, au moins, il faut que je te dise... j’étais venu...

– Tais-toi, tais-toi, au nom du Christ...

– Je t’avais tant cherchée, je te croyais morte, j’avais si faim ! Dieu m’est témoin que je ne voulais pas te faire du mal ! Quand j’ai reconnu ta voix, je ne sais plus ce qui s’est passé en moi. Tu as chanté... mon péché m’est monté à la gorge comme un vomissement. J’ai cru que j’allais mourir. Je voulais fuir, je ne pouvais pas. Tu as prié, alors, clairement, j’ai vu la chose : j’ai vu les croix, sur la colline, comme à la Terrucole ; au milieu, celui qui souriait, avait ton visage, il me regardait... comme tu me regardes, il me disait des choses... comme tu en disais. Alors mon cœur s’est crevé dans ma poitrine. Ah ! Maï, Maï, j’ai bien fauté, mais j’ai bien souffert, pourras-tu vraiment me pardonner jamais ?

– Ne pas te pardonner, moi, quand il t’a pardonné, Lui ! Va, c’est fait depuis longtemps, te dis-je. Lève-toi, maintenant, je le veux. Tu es le fils, tu es le maître. Ouvre l’armoire ; tu trouveras là, à gauche, sous les chemises, un vieux bas plein d’écus ; dès demain, tu iras les porter à ton ancien patron : c’est ton honneur que je t’ai gardé et que je te rends. Pardonné de Dieu, pardonné de ta mère, en règle avec les hommes : qui donc oserait t’insulter, désormais ?

Et la mère, levant bien droite sa tête blanche, regardait autour d’elle d’un air de suprême défi. Ses yeux rencontrèrent un petit paquet noir, écroulé dans un coin, sur une chaise.

– Ma fille, ma Romaine ! dit-elle, courant à elle, la relevant et découvrant un pâle visage tuméfié par les larmes, encore secoué de sanglots.

L’enfant avait regardé avec épouvante, d’abord, puis avec stupeur la scène entre la mère et le fils. « L’homme » n’était donc plus un brigand venu pour les tuer, ni un revenant. C’était Yanoulet, ce Yanoulet dont elle n’avait jamais entendu parler avant ce soir, mais dont elle sentait la présence mystérieuse dans les pensées de la veuve, depuis si longtemps. Yanoulet le voleur, il est vrai, mais le fils toujours aimé, toujours attendu, celui auprès duquel elle n’était rien qu’une pauvre orpheline élevée par pitié, par bonté. Pour la première fois elle sondait sa misère : personne au monde ne l’aimerait, elle, comme il était aimé, lui, le coupable, envers et malgré tout, d’une tendresse généreuse, magnifique, sans borne ! Et elle s’était agenouillée, elle priait, cherchant instinctivement ailleurs ce qui ne serait jamais pour elle ici-bas, ce dont elle n’avait jamais senti encore en elle le torturant besoin.

– Tiens, – dit la Maï – amenant la petite fille tremblante et résistante à Yanoulet, – voici ma consolation. Je l’ai trouvée au pied du Calvaire, un matin que j’avais été prier pour toi, deux ans après ton départ. Elle est l’enfant de mes larmes ; sans elle je n’aurais peut-être pas supporté mon chagrin : aime-la pour tout le bien qu’elle m’a fait.

Romaine reculait, effrayée, farouche encore. Mais un son vague montait de la plaine, son lointain, d’abord, puis plus proche, plus distinct.

 

Jean courut à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. Le son s’épandit dans la chambre, grave et réconfortant comme la voix du bien, apportant avec lui des torrents de souvenirs, des flots d’espérance.

– Les cloches de Noël ! s’écria l’orpheline. Et tous trois, gravement, en silence, ils se signèrent, adorant en leur âme l’enfant divin !

 

 

Décembre 1901.

 

 

 

Madame Henri de LA VILLE DE MIRMONT,

Contes de Noël, 1906.

 

 

 

 

 


1 Petit fils.

2 Petit poussin de maman.

3 Jolie mère.

4 Petit ami.

5 Ajoncs nains.

6 Fées.

7 Sorcières.

8 Aiguillon monté sur un long manche qui sert à piquer les bœufs pour les faire marcher.

9 Lange de laine.

10 Un peu de crème.

11 Bouillie de maïs à la graisse.

12 Gâteau de maïs à l’anis qu’on fait pour Noël.

13 Laisse-moi dormir !

Ne viens pas me troubler la cervelle,

Laisse-moi dormir !

Tire en avant, suis ton chemin !

Je n’ai pas besoin de sentinelle,

Ni n’ai que faire de ta nouvelle,

Laisse-moi dormir !

14 Sot.

15 Enfant.

16 Ami.

17 Pâté.

18 Amie.

19 Petites filles.

20 Éveillé, qui a de la connaissance.

21 Dégourdi.

22 Petit ange.

23 Hurle.

24 Carrefour.

25 Sotte.

 

 

 

 

 

 

 

 

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