Ceux de la « Gorgone »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE m’étais embarqué à l’île de Sein sur un lougre paimpolais qui, la saison de pêche terminée, rentrait hiverner au pays.

Nous venions de doubler les Pierres-Noires, au sud d’Ouessant. La tristesse du crépuscule occidental commençait à se vaporiser sur les eaux, noyant les confins de l’espace où les phares s’allumaient un à un, comme de pâles veilleuses de la mer, d’un éclat encore incertain.

Le grand silence nocturne avait quelque chose de religieux. Nous causions à mi-voix, accoudés au bordage. Jean Marker, le patron du lougre, souleva tout à coup son bonnet en peau de lapin.

– Saluez, me dit-il d’un ton grave. Nous traversons un cimetière.

Et, comme je le regardais sans comprendre :

– Les morts de la Gorgone ont trouvé ici leur sépulture, prononça-t-il. Vous êtes trop jeune ; vous ne savez pas le deuil que cela répandit sur nos côtes. L’équipage, pour les deux tiers, se composait de Bretons... Moi-même, j’avais tout au plus quinze ans à l’époque ; mais à ce naufrage se rattache un de mes souvenirs les plus singuliers... Descendons à la chambre, je veux vous en faire le récit.

L’écoutille fermée au-dessus de nos têtes, Jean Marker ôta sa chique, la serra soigneusement dans la doublure de son bonnet et fit la narration que voici...

 

... Voilà. Je vous parle d’un temps où le pont de Lézardrieux n’était pas encore construit. On eût même fort étonné les bonnes gens de la contrée en leur donnant à entendre qu’un jour à venir on irait de Trégor en Goëlo par une route en fil de fer tendue dans l’espace, à cent vingt pieds de hauteur. Un bac mettait en communication les deux berges de l’estuaire. Le passeur, c’était mon père, Olivier Marker, plus connu sous le sobriquet de Saperlott. On l’avait surnommé ainsi à cause d’un juron dont il était coutumier, quand les choses ne marchaient pas à son goût. Nous demeurions sur la rive trégoroise, dans une maisonnette en chaume accrochée à mi-pente, derrière la chapelle de Saint-Christophe.

Dès le petit matin, mon père dévalait, par un étroit sentier taillé dans le flanc de la colline, jusqu’à la jetée en pierres frustes où le bac s’amarrait la nuit. Le vieux s’était arrangé là, tout au fond de l’anse, dans le creux d’un rocher, une espèce de niche, meublée d’une couchette de varech comme en ont les douaniers dans leurs huttes, sur laquelle il s’allongeait pour fumer en attendant la pratique. Vers onze heures, un de nous lui apportait son repas, de la soupe dans une écuelle, une tranche de lard sur un morceau de pain. Il faisait ensuite sa sieste, son somme de midi, dont il ne se fût pas privé pour tout l’or du monde, pas même pour passer le roi, pas même pour passer le pape. Avant comme après, en revanche, c’était l’homme le plus obligeant que l’on pût voir. Il n’était pas de ces bateliers qu’il faut héler vingt fois : à la première, il avait entendu. D’un bond, il gagnait son banc et en quelques coups de rames il avait touché l’autre rive. C’était un fier manieur d’avirons. Les gens disaient de lui :

– Il n’y en a pas eu de pareil à Saperlott, depuis saint Christophe, le patron des passeurs, qui passa le Christ.

Jusqu’au soleil couché, il ne s’écartait point de son poste. Nous ne le revoyions là-haut que le soir, quand déjà le phare terrien de Bodic avait allumé son feu. Encore, tout en gravissant le sentier, se retournait-il sans cesse pour écouter si aucun bruit de voiture, aucun pas de piéton n’arrivait du côté de Paimpol. Il avait une âme compatissante et douce. Même étendu dans ses draps, si quelque appel retentissait au-dehors, il se rhabillait en hâte. Beaucoup abusaient de son humeur complaisante, les ivrognes surtout, qui s’attardent à boire les jours de marché. Vainement les aubergistes leur disaient, pour les forcer de partir :

– Gare au passage ! Vous resterez le bec dans l’eau : l’angélus aura sonné.

Ils répondaient en ricanant :

– Ta, ta, ta ! Saperlott est un brave homme qui ne se règle pas sur l’angélus !

Et c’était vrai. Saperlott bougonnait un peu d’être réveillé en plein sommeil, se levait néanmoins, courait à la cale et passait les ivrognes. Ma mère le grondait :

– Tu es stupide, Olivier, tu attraperas la mort à ce métier, tu verras.

Excusez ces préliminaires. Maintenant, voici l’aventure.

C’était l’hiver de l’année 69, le 18 décembre, vers le milieu du « mois très noir », comme nous disons. Ce jour-là se trouvait être un dimanche. Ma mère nous avait menés à la messe et à vêpres, puis, nos prières récitées sur les tombes des parents défunts, nous avions regagné Saint-Christophe aux premières ombres. Il faisait ce que nous appelons un temps pourri, quand il y a comme une moisissure sur les choses. Une brume rousse, charriée par le flot, s’épaississait en une atmosphère d’étoupe au-dessus de la rivière salée, transformait les arbres en quenouilles d’ouate grise, enveloppait lentement les campagnes d’une vaste toison floconneuse qui sentait je ne sais quelle odeur de brûlé. Nous trouvâmes le père qui fumait sa pipe à l’angle du foyer, en regardant cuire le repas du soir. Il venait de remonter du passage, sa journée close, car il n’y avait pour lui ni fêtes ni dimanches, si même ces jours-là ne lui apportaient un surcroît de fatigue. La vieille, dès le seuil, lui demanda comme à l’ordinaire :

– Tu as eu beaucoup de monde, Olivier ?

– Beaucoup, répondit-il. Il paraît que c’est demain la foire de Saint-Tudual, à Tréguier.

– Pourvu qu’on ne s’avise pas de te déranger cette nuit, reprit ma mère en disposant le couvert. Tu as vu le temps : Dieu même, par une brume pareille, ne reconnaîtrait pas les siens dans la vallée de Josaphat... Si tu étais raisonnable, tu me promettrais de faire le sourd, pour une fois, quoi qu’il arrive.

Mon père sourit, secoua les cendres de sa pipe sur la pierre de l’âtre et prononça d’un ton bonasse :

– Il n’y aura, ce soir, que les aveugles qui verront clair... Va, je suis assuré de dormir en paix.

La soupe servie, chacun s’installa devant son écuelle. Soudain ma sœur Augustine, l’aînée de la famille et qui approchait de ses dix-huit ans, s’arrêta de manger, la cuiller suspendue, la nuque dressée, prêtant l’oreille.

– Est-ce qu’il y a quelqu’un de mort dans le pays ? demanda-t-elle. On dirait qu’on entend un glas.

Nous crûmes, en effet, percevoir une sorte de carillon, mais si menu, si voilé qu’on l’eût plutôt pris pour un grelot de charrettes lointaines. Le père eut un haussement d’épaules et dit avec une indifférence feinte :

– Ne faites pas attention, les enfants ! Ce sont les cloches de la mer.

– Les cloches de la mer ? répéta mon frère André. Qu’est-ce que cela peut bien être ?

– C’est un signe de brouillard, voilà tout. Vous comprendrez cela quand vous serez marins. Et maintenant finissez votre soupe.

Force nous fut de nous satisfaire de cette explication qui n’en était pas une. Le reste du repas fut silencieux ; nous ne pouvions nous défendre d’écouter ces cloches du mystère dont les sons tremblotants continuaient d’arriver jusqu’à nous. Nous éprouvions une vague angoisse et comme l’appréhension d’un malheur inconnu. D’ordinaire, on prolongeait à plaisir le souper, chacun ayant à rendre compte de sa journée. Mais ce soir-là, aussitôt la dernière cuillerée, ma mère nous commanda de nous mettre à genoux pour les « grâces ». Elle les débitait à voix haute et nous donnions les réponses. Lorsqu’elle fut à la série des De profundis, elle annonça :

– Nous en dirons un de plus pour les trépassés des eaux, les âmes errantes des pauvres noyés.

Cette formule inusitée accrut encore notre malaise. Je couchais avec mon frère André dans une espèce de bahut, d’ancienne arche à blé, au bas bout de la maison, juste en face de la porte. Nous n’y fûmes pas plus tôt étendus, l’un contre l’autre, qu’il me chuchota timidement à l’oreille :

– Est-ce que tu n’as pas peur, toi ?

– De quoi veux-tu que j’aie peur ? murmurai-je pour le rassurer, car il était mon cadet.

– Est-ce qu’on sait ?... Moi, j’ai idée qu’à cette heure il se passe quelque chose.

– Où ?

– Là-bas, dans la brume, au large, quelque part... Cette nuit-ci n’est pas semblable aux autres nuits.

C’était aussi mon impression. Nous demeurâmes longtemps les yeux ouverts dans l’ombre. Le père s’était rassis sur l’escabelle au coin du feu ; Augustine, accroupie sur le foyer, lisait à la lumière de la résine ; la mère allait et venait, rangeant les ustensiles, nettoyant la table, remettant la vaisselle en ordre dans le dressoir. Vous ne sauriez croire combien tous ces détails me sont restés présents, avec quelle extraordinaire netteté je revois les figures, les attitudes, les gestes... Les cloches étranges ne sonnaient plus. Mon frère avait fini par se laisser glisser dans les limbes du sommeil ; moi-même, je commençais à perdre connaissance, quand tout à coup j’eus le sentiment qu’on loquetait à la porte. Je me penchai hors de l’arche pour voir qui allait passer le seuil. La porte s’entrebâilla, un souffle d’air humide me frôla le visage, mais le visiteur nocturne qui devait être là ne se montra point. J’appelai doucement ma mère qui, debout près de la table, achevait d’envelopper le pain dans la nappe, comme c’est l’habitude dans les maisons bretonnes :

– Mamm ! mamm !

– Quoi ? qu’est-ce qu’il y a encore ? Pourquoi ne dors-tu pas ?

– Quelqu’un a loqueté...

– Ce quelqu’un, c’est le vent de la nuit, grand dadais !

– Non, la porte est ouverte.

– Il rêve, intervint ma sœur. Je suis sûre d’avoir poussé le verrou tout à l’heure, quand j’ai été donner à manger au porc.

Elle n’avait pas terminé sa phrase qu’au loin, dans les ténèbres extérieures, un appel retentit, un « ho ! »prolongé, suivi tout aussitôt d’un grand soupir, d’une plainte triste, infiniment triste. Le vieux, du coup, se leva de l’âtre, courut précipitamment à l’huis.

– Le gars a raison, dit-il. Si la porte était fermée, il faut que quelqu’un l’ait rouverte.

Ma mère, ma sœur se regardaient, immobiles, les mains jointes, les traits bouleversés, la face pâle comme un linge. Mon père, cependant, avait fait quelques pas dans la cour.

– Tiens ! dit-il, qu’est-ce que c’est que ça ?... Je viens de sentir quelque chose de velu contre mes jambes... Il y a un animal ici.

La brume était si dense qu’on ne pouvait rien distinguer à terre, quoique dans les profondeurs de cette mer de brouillard flottât, comme un reste de lumière noyée, un livide halo de lune.

– Katel ! Augustine ! Apportez donc une lanterne, saperlott ! cria le vieux aux deux femmes, dont aucune n’osait bouger, figées qu’elles étaient par l’attente et par la terreur de l’invisible.

Ma mère enfin obéit, plus morte que vive, décrocha le fanal, l’alluma à la chandelle de résine, puis, l’élevant au-dessus de sa tête, sans dépasser le cadre de la porte, elle en promena les rayons sur le tapis de fougères desséchées qui jonchaient la cour. Je m’étais glissé derrière, en chemise, nu-pieds, n’ayant même pas pris le temps de chausser mes sabots, et j’entendis le père articuler d’un ton plus calme :

– C’est quelque chien perdu, Katel, tout simplement.

Ce n’était qu’un chien, en effet, mais d’une espèce insolite, et tel que nous n’en avions jamais vu de semblable dans notre pays. Il nous parut d’une taille démesurée, aussi haut sur pattes qu’un veau de cinq mois, les oreilles droites et pointues, le pelage couleur gris fer marbré de taches d’un brun sombre, les prunelles fauves et brûlant d’une flamme verdâtre, comme celles des loups. Il haletait, la langue pendante ; son poil rude était tout dégouttant d’eau. Et il ne cessait de tourner autour de mon père, d’un air humble, les reins ployés, la queue basse.

– Qu’est-ce qu’il peut bien vouloir ? murmura le vieux.

– Tu ferais mieux de rentrer, Olivier, supplia ma mère, et de laisser à son sort cet animal d’Apocalypse !

À ce moment, l’appel plaintif qui s’était déjà fait entendre déchira de nouveau l’espace, mais plus lamentable encore et plus rapproché. Le chien, comme pour y répondre, poussa un long hurlement de bête aboyant à la mort.

– Enfermez-vous au logis, vous autres !... Moi, il faut que j’aille voir ! déclara mon père.

Ce disant, il arrachait le fanal des mains de sa femme. Celle-ci, affolée, lui cria :

– Tu ne trouveras seulement pas ton chemin dans cette obscurité de malheur !

– Mes pieds ont des yeux, riposta-t-il. D’ailleurs l’animal me guidera.

Et, passant le poing sur le dos mouillé du chien mystérieux :

– Va devant, bonne bête, et mène-moi où nous devons aller : je te suis.

Nous les vîmes franchir l’échalier l’un derrière l’autre, puis s’évanouir comme deux ombres, comme deux figures de songe, dans les grandes ténèbres diffuses de la nuit.

Elles furent longues et sinistres, les heures qui sonnèrent à notre horloge après ce départ !... Au lieu de me recoucher à côté de mon frère André, qui n’avait pas même entrouvert les yeux, je m’habillai sommairement et courus me blottir dans l’âtre, où ma mère et ma sœur s’étaient réfugiées. Nous restâmes d’abord sans ajouter une parole, les lèvres comme scellées par l’effroi. Puis, ce funèbre silence devenant lui-même une cause de peur, ma mère dit :

– Qu’en pensez-vous, les petits ? Si nous récitions le chapelet...

Elle tira de la poche de son tablier le vieux rosaire à grains d’ébène qu’elle portait constamment sur elle, ainsi qu’un talisman, depuis le jour de son mariage, et se mit à l’égrener d’une voix monotone entre ses pauvres doigts tremblants... Ah ! nous en marmottâmes, ce soir-là, des patenôtres !... Je me rappelle qu’il me vint une idée bizarre, une idée d’enfant – celle de compter à part moi au bout du quantième Ave nous entendrions dans la montée de Saint-Christophe les sabots de mon père. Ce calcul m’absorba bientôt au point de me distraire de mon épouvante. Il eut un autre résultat, encore plus favorable, qui fut de m’endormir. À partir de je ne sais plus quel chiffre, ma tête s’embruma, et, bercé par le fredon de la prière, je m’assoupis... Ce fut un cri de ma sœur qui me réveilla :

– Mamm ! C’est lui, cette fois !... C’est bien lui !

Elle ne fit qu’un bond jusqu’à la porte, le verrou grinça ; quelques secondes plus tard, mon père entrait. Il était un peu pâle, malgré la sueur qui perlait à ses tempes, à moins que ce ne fussent des gouttes de brume. Ma mère ne s’empressa point au-devant de lui – chez nous, vous savez, on n’est point démonstratif – mais des larmes de contentement ruisselaient le long de ses joues.

– Eh bien ? interrogea-t-elle quand il se fut assis à sa place accoutumée.

Et, sans attendre sa réponse, elle ajouta :

– Tu nous as donné de fières transes, Olivier Marker !

– Oui, fit-il avec un sourire contraint, et ça n’en valait vraiment pas la peine. J’ai été un sot de me déranger.

– Ce qui ne t’empêchera pas de recommencer demain !... Conte-nous du moins la chose, pour ta punition. Puisqu’il ne t’a pas mené à ta perte, ce chien diabolique, où donc t’a-t-il conduit ?

– Eh ! mon Dieu, à la cale, tout droit ! Même qu’il en connaissait fameusement le chemin. L’embarcation était à quai, déjà pleine de monde – des cols bleus à ce que j’ai cru voir, au nombre d’une douzaine environ, tous en costume de service... D’une seule voix, ils crient :

» – Korymbo !

» Et le chien de sauter au milieu d’eux. Moi, cependant, je demande :

» – Qui êtes-vous, camarades ?

» – Ceux de la Gorgone, Olivier, me répondent-ils toujours en chœur.

» – Et vous allez en Goëlo ?

» – Oui ! si en bon chrétien que tu es tu consens à nous passer.

» J’avais pris mes rames dans la cahute ; je fixe le fanal à l’avant du bateau et, souque les gars ! nous voilà partis à l’aveuglette, au petit bonheur. Harassés peut-être par une longue route, les mathurins ne soufflaient mot et se tenaient tassés les uns contre les autres comme pour se réchauffer ; leurs vêtements me parurent aussi trempés que les poils du chien. Histoire de causer, je dis :

» – Vous n’êtes pas gais, pour des permissionnaires !

» Mais eux :

» – Nous ne sommes pas des permissionnaires.

» – Des libérés, alors ?

» Ils eurent un drôle de rire, un rire en dedans :

» – C’est cela, oui, des libérés !

» Je n’essayai plus de rien tirer d’eux ; je pensais : « Ils auront visité trop de chapelles, ils sont soûls. » J’avais assez à faire, d’ailleurs, de vaquer à la manœuvre. Le brouillard sur la rivière était si opaque qu’on ne voyait même pas trembler dans l’eau le reflet du fanal. Et puis cet air épais vous pesait aux épaules : on eût dit que ce n’était pas de l’air naturel, mais une fumée exhalée des soupiraux du purgatoire. Parfois j’avais le sentiment qu’au lieu d’avancer nous virions sur place. Cette idée m’énervait. Je commençais à craindre de ne pouvoir aller jusqu’au bout ; je trouvais aux rames une lourdeur inusitée, comme si l’onde invisible qu’elles remuaient eût été du plomb fondu...

– Eh quoi ! interrompit ma mère, ces jeannots-là, des matelots ! ne se sont pas offerts pour te donner un coup de main ?

– Oui-da ! Ils ne bougeaient pas plus sur leurs bancs qu’à nuit close les poules sur leur perchoir. Des farceurs, du reste !... Sais-tu ce que j’ai reçu pour paiement ? Un « Dieu te le rende ! » suivi d’un hurlement du chien, de leur satané Korymbo !... Et voilà mes gens disparus, évaporés sur l’autre berge. Oh ! mais je leur revaudrai cette mauvaise plaisanterie, et pas plus tard que demain matin. Je veux bien être obligeant pour un chacun, mais je n’entends pas être mystifié. Ils auront de mes nouvelles, ceux de la Gorgone. Ce n’est pas pour rien qu’il y a un commissaire de la marine à Paimpol !

Et, se tournant vers moi, le père conclut :

– Tâche de dormir double. Tu auras à me remplacer, dès l’aube, au passage, avec ton frère André.

Je ne me le fis pas répéter deux fois... Le lendemain, au petit jour, j’étais sur pied. Les brumes pendaient par grandes masses molles, comme des voilures à demi carguées, les choses avaient repris leurs formes et leurs couleurs. Par-delà le miroir vert de la rivière, à peine terni de place en place, la côte du Goëlo étageait ses lourdes assises de pierre brune, fleuries de goémons et que surmonte une fine colonnade de pins ébranchés. Nous y débarquâmes notre père, dont le sommeil n’avait pas adouci le ressentiment... Son absence ne fut pas longue. Paimpol, vous le savez, n’est qu’à six kilomètres de Lézardrieux. À l’angélus de midi, il était de retour. Mais lui, qui était parti si gaillard, il revenait accablé ; en escaladant le sentier de Saint-Christophe, il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre.

– Seigneur Dieu ! s’écria ma mère, qu’est-ce que tu as ? Que t’est-il arrivé ?

Il répondit d’une voix sombre :

– Il y a que mon bail expire cette année et que, l’année prochaine, sera passeur qui voudra, mais pas Olivier Marker, foi de chrétien !

– Le commissaire t’a donc mal reçu ?

– Le commissaire m’a traité de vieux fou, et n’importe qui, sachant ce qu’il savait, eût fait de même.

– Pourquoi parler par énigmes, Olivier ?

Ma sœur, qui écoutait toute pâle, murmura :

– Eh bien ! moi, j’y avais songé... J’en étais sûre !

– Oui, prononça le père, une dépêche est venue annonçant que la Gorgone avait sombré cette nuit, corps et biens, dans les parages d’Ouessant ; parmi les hommes de l’équipage, le quartier de Paimpol comptait douze inscrits...

Il n’en dit pas davantage. Ma mère et ma sœur étaient tombées à genoux sur le sol de terre battue ; nous autres, les garçons, nous nous signâmes en silence...

 

– N’est-ce pas que l’aventure n’est pas ordinaire ? poursuivit le patron Jean Marker en retirant de la doublure de son bonnet la chique noire qu’il y avait momentanément reléguée... Toutes les fois que je navigue par ici, j’y repense, et, toutes les fois aussi, j’éprouve le même malaise superstitieux, la même oppression... Mais, ajouta-t-il après avoir regardé l’heure à son chronomètre, le cimetière de la Gorgone doit être passé. Montons respirer les étoiles !...

 

 

Anatole LE BRAZ, Contes du soleil et de la brume.

  

 

 

 

 

 

 

 

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