Jean Pentecôte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT en mai 1902.

J’avais mis à profit les vacances de la Pentecôte pour aller respirer les premières senteurs sylvestres dans ces bois de la Bretagne intérieure, restes majestueux de l’antique Brocéliande qui gardent encore, en leurs profondeurs, un peu de la poésie et du mystère des vieilles forêts sacrées. Un ami de collège, établi comme médecin à Belle-Isle-en-Terre, m’avait offert l’hospitalité dans sa maison, située hors ville, presque à l’orée de l’immense hêtraie de Coat-an-Noz.

Le mois de mai est proprement le mois des arbres : sous la grâce des verdures nouvelles, leur beauté méditative s’anime, revêt quelque chose de jeune, de souple et de frémissant. Ils ont l’air de boire l’espace, d’embrasser l’azur. Tout leur être végétal est comme bandé vers la vie. Les hêtres surtout, avec leurs grands fûts lisses et blancs, poussés d’un seul jet, et que couronne un abondant feuillage, épais et dru comme une toison, font penser à des torses juvéniles d’adolescents nus, gonflés de toutes les sèves du printemps. Ceux de Coat-an-Noz sont magnifiques. On imaginerait difficilement, je crois, un plus merveilleux clan d’arbres. De la vallée du Guêr, en amont de Belle-Isle, aux cimes lointaines de l’Arrée, derrière Gurnhuël et Plougonvêr, ils couvrent de leur frondaison mouvante une étendue de près de cinq lieues de pays. J’avais ainsi devant ma fenêtre une mer d’émeraude dont les houles ondulaient pacifiquement avec le pli des collines et où, de place en place, le trou d’une clairière se creusait comme un remous.

Le hêtre est l’arbre des sabotiers. Les tribus nomades de ces ouvriers du bois comptent en tout temps une demi-douzaine de chantiers fonctionnant à Coat-an-Noz. Je ne distinguerais point leurs huttes de branchages, noyées dans le moutonnement infini de la forêt ; mais, à des spirales de fumée bleue tournoyant au dessus des clairières, mes yeux pouvaient jusqu’aux limites de l’horizon visible, deviner leurs campements et les dénombrer.

Je n’avais pas laissé, dès mon arrivée à Belle-Isle, de rendre visite aux plus voisins.

Le commerce de ces hommes simples, restés en communion étroite avec la nature, m’a toujours été cher. Ma toute première enfance s’est écoulée parmi eux. Plus tard, j’ai goûté leur entretien. Ils savent les vieilles histoires de la terre et comment les troncs moussus conversent entre eux dans le silence des nuits d’été. Puis, ils ont dans leur manière la noblesse des races primitives, avec des mœurs, des rites étranges qui ne sont qu’à eux, mystérieuses survivances d’un passé dont ils demeurent les derniers témoins. Les regarder travailler est un plaisir d’art, attendu qu’ils sont à leur façon des artistes, des espèces de sculpteurs barbares, ayant l’herminette pour ébauchoir et la tarière pour ciseau. D’avoir serré leurs mains on emporte aux siennes une fine et pénétrante odeur de bois fraîchement ouvré.

 

Un soir que nous nous étions attardés à causer d’eux, après-dîner, dans la paix du crépuscule où flottait en une pénombre violette l’haleine des bois endormis, la servante vint annoncer au docteur Garel qu’un « gall » était dans la cuisine, qui demandait à lui parler sur-le-champ. Gall est le terme générique par lequel on désigne en Basse Bretagne la corporation des sabotiers. Proprement, il veut dire « étranger », ce qui donnerait à croire que ces populations forestières sont d’une autre origine que les Bretons.

– Il est tout en nage, poursuivit la bonne. Depuis le Dour-Glaz il a couru sans discontinuer.

– Fichtre ! c’est donc près de trois lieues en forêt qu’il a dans les jambes, fit le docteur en se tournant vers moi. Il est vrai, ajouta-t-il, que ces diables d’hommes sont un peu frères des chevreuils.

Nous avions quitté nos sièges.

Dans la cuisine, nous nous trouvâmes en présence d’un robuste gaillard, puissamment découplé, la chemise ouverte sur un poitrail velu comme celui d’un fauve, où de grosses gouttes de sueur tremblaient suspendues. Il était nu-pieds et nu-tête. Autour de ses reins se nouait un court tablier de cuir brut, taillé dans une peau de mouton.

– Qui es-tu ? questionna mon ami.

– Guyon Quéré, l’abatteur d’arbres, répondit-il avec une simplicité qui avait un je ne sais quoi d’épique. Je suis au compte des Mallégol, à l’atelier du Dour-Glaz.

– Et il y a quelqu’un de malade chez eux ?

– Chez eux, non… Ou plutôt, si… Mais ce n’est aucun d’eux. C’est un ancien compagnon qui est arrivé, ce tantôt, à leur loge, bien las, et qui, peu après, soudainement a passé.

– Il est mort, dis-tu ? En ce cas, il n’a nul besoin de mes services : je ne peux plus rien pour lui ; je ne ressuscite pas les morts, mon pauvre garçon.

– Oui, mais c’est à cause des mauvaises langues… Les Mallégol pourraient être reprochés, quand on saura qu’il a passé chez eux, comme ça, tout d’un coup, avant même qu’on ait eu le temps d’aller chercher le prêtre, et ils m’ont envoyé vous quérir pour que vous disiez que ce n’est pas leur faute, et que vous fassiez un certificat.

Il prononçait : « un sanctificat. »

Sa phrase poussée quasi tout d’une haleine, il respira profondément et se mit à pétrir entre ses doigts son feutre informe, les yeux rivés au parquet.

Le domestique étrillait le cheval, dans la cour : Carel lui donna l’ordre d’atteler.

– Tu m’accompagnes, me demanda-t-il.

Je n’aurais eu garde d’y manquer.

La voiture prête, le messager fut convié à y monter avec nous : il préféra s’en retourner comme il était venu, alléguant qu’on l’avait chargé aussi d’annoncer la chose au « recteur » de Plounevêz, quoi que ce ne fût point la paroisse d’où ressortissaient les chantiers du Dour-Glaz.

– D’ailleurs, fit-il, par les sentes traversières, je serai bien rendu là-bas un bon quart d’heure avant vous, et, comme cela, les Mallégol seront plus vite tirés de souci.

Il plongea dans le noir de la hêtraie, tandis que nous filions sur la grand-route, entre une double rangée de troncs bleuâtres dont les feuillages en arceaux découpaient par intervalles, au-dessus de nos têtes, une nappe de saphir sombre où des étoiles perlaient.

Nous roulâmes une heure, une heure et demie environ, au milieu d’un silence magique, d’un silence surnaturel, que troublaient seuls le trot du cheval et le tintement de son collier à grelots.

Chemin faisant, le docteur m’apprit, entre autres choses, que le camp des Mallégol occupait, au fond d’une vallée, la berge escarpée d’un ruisseau tout foisonnant de plantes rivulaires, – d’où, sans doute, son nom « d’Eau Verte », de Dour-Glaz.

Une voie charretière, qui s’amorçait à gauche, y conduisait sous bois.

Craignant qu’elle ne fut médiocrement praticable, mon ami Garel jugea prudent de laisser la voiture à la garde du domestique, sur la route, et d’accomplir à pied le reste du trajet.

Rien de plus émouvant que de péleriner en forêt, la nuit. On eût dit que nous marchions sur une tapisserie de haute laine que les pâles lueurs stellaires, filtrées par les ramures, brodaient d’imprécises arabesques. Les mousses où s’étouffaient nos pas exhalaient vers nous leur moiteur embaumée. Des souffles tièdes comme une haleine d’êtres vivants nous caressaient le visage dans l’ombre. Parfois il tombait des arbres une nuit plus lourde, capiteuse et comme fermentée. Soudain les ténèbres se rompirent : une lanterne parut.

– C’est moi. Je viens à votre rencontre.

Nous reconnûmes la voix de Guyon Quéré. Il crut devoir ajouter, en manière d’explication :

– Il faut se méfier de la forêt : elle n’est bonne enfant qu’avec son monde et joue volontiers de mauvaises farces aux gens du dehors.

La descente, en effet, commençait à devenir scabreuse : des saillies de roches crevaient le gazon par endroits, et d’énormes racines à nu bossuaient à tout instant la rampe inégale de leurs muscles crispés. La précaution du « boisier » n’était vraiment pas superflue. Guidés par lui, nous eûmes bientôt atteint le Dour-Glaz sans encombre.

 

Dans une déchirure subite de l’écran des bois, une large bande de ciel libre se déployait au-dessus d’une coulée vaguement verdoyante que jonchaient de vastes tronçons d’arbres, encore vêtus de leurs écorces d’argent pâle, d’un luisant de cuirasses métalliques sous la diffuse clarté du firmament.

Au penchant du ravin s’élevait le village forestier : quatre ou cinq huttes en forme de ruches, faites de branches entrelacées dont on avait bourré les interstices avec du genêt et de la fougère.

Elles étaient groupées en cercle autour d’un espace herbeux – d’un placître, comme disent les Bretons.

Sur un âtre en plein air, construit à l’aide de quelques pierres au centre du placître, achevait de se consumer le feu des copeaux que les filles, vestales de la tribu, ont mission d’entretenir jour et nuit, et dont elles activent tantôt la flamme, tantôt la fumée, selon qu’il s’agit de sécher les sabots neufs ou de les dorer, après les avoir durcis. Une dizaine d’hommes assis sur des bibelots, dans le halo rougeâtre du foyer, rêvassaient, la pipe aux lèvres, la veste de peau de bique jetée en travers sur l’épaule.

À notre approche, ils se levèrent.

C’étaient les Mallégol, père, fils, beaux-frères et cousins, tous appelés, comme le veut l’usage, d’un nom unique, celui du chef de la parenté.

– Voici le médecin, annonça Guyon Quéré à voix presque basse et d’un ton aussi solennel que s’il eût introduit quelque affilié de marque dans une antre de conspirateurs.

Les sabotiers, en guise de salut, se bornèrent à toucher le bord de leurs chapeaux. Tous restaient immobiles et silencieux.

– Où est le mort ? demanda le docteur.

Alors seulement, un d’eux, celui qui paraissait le plus âgé, s’avança :

– Venez par ici, monsieur.

Il n’y avait qu’une de ces huttes qui fut éclairée : il s’y achemina, et nous pénétrâmes derrière lui dans une espèce de rotonde aux parois de feuillages à demi roussis, étayée par des poteaux de bois brut. Les souffles du dehors s’y engouffraient par une large ouverture ménagée au sommet de la coupole et faisaient vaciller les flammes fumeuses de deux chandelles de suif allumées sur une table, de chaque côté d’un plat d’argile vernissée où trempait dans de l’eau bénite une branchette de houx.

À l’intérieur de cette ruche humaine flottait, comme un bourdonnement d’abeilles, un murmure d’oraison qui s’interrompit à notre entrée : c’étaient des femmes qui priaient, en veillant le mort. Elles s’écartèrent, sans quitter leur posture agenouillée et nous vîmes le cadavre.

Il était couché, tout vêtu, sur une couette, dans un cadre de genêt tressé que supportaient des pieux fichés en terre. On lui avait seulement ôté ses sabots, et le regard était d’abord attiré par ses pieds rigides, comme sculptés dans du buis et incrustés de la poussière des routes, ses pieds durs et meurtris de vagabond des bois, maintenant joints dans l’éternel repos.

Set-hu ! 1 dit, en se découvrant, le patriarche des Mallégol.

Le docteur prit une des chandelles et la promena sur le visage du mort. Je fus frappé de la singulière noblesse d’expression de ces traits figés où les tremblotements de la flamme éveillèrent comme un frisson de vie. N’eut été la blancheur des cheveux qui pendaient en longues mèches d’argent, n’eût été la barbe, blanche aussi, étalée sur la poitrine, on eût dit une de ces têtes de saints barbares que taillaient au couteau, dans les églises, les primitifs imagiers bretons. Les plissements rugueux du front et des joues, la forte arête du nez, le luisant des pommettes, l’orbe des yeux clos visible en relief sous le voile des paupières abaissées, tout faisait penser à une figure hiératique, lentement, patiemment fouillée en plein chêne, puis usée, polie, patinée par les ans. L’entrebâillement de la chemise sur la gorge laissait passer le menu carré d’étoffe d’un scapulaire.

Après avoir décroisé les mains, que les femmes avaient nouées d’un chapelet, Garel s’était mis en devoir d’examiner le cadavre. Tout en le palpant, il interrogeait l’homme qui nous avait servi d’introducteur.

– Alors, il n’était pas du tout malade, quand il est arrivé ?

– Il ne paraissait pas, du moins… Il dit seulement, après avoir bonjouré tout le monde, qu’il avait beaucoup de route… Il y avait trois jours qu’il marchait. Il venait du pays de la mer, où il avait été chercher des pierres à affûter, du côté de la baie de Craka, dans le nord, plus loin que Paimpol… Voyez son bissac, que nous lui avons placé sous la nuque, en est encore presque rempli, malgré qu’il en eût distribué pas mal le long du chemin… Il n’aurait pas dû en ramasser une si grande charge, peut-être…

Je ne puis retenir une question :

– Il en faisait donc commerce, de ces pierres à affûter ?

L’homme se récria vivement :

– Commerce !… oh ! que non pas !…

Puis, d’un ton plus modéré, mais qui sonnait fier :

– Chez nous les vieux compagnons sans famille, quand ils ne sont plus en état de travailler, n’ont pas la honte d’aller tendre la main, comme dans les autres professions : ils sont nourris sur le commun. Partout où il y a des sabotiers, ils trouvent des frères. Dans tous les chantiers, ils ont leur écuelle, leur cuiller et leur couette. La ménagère leur rapièce leurs habits et, au départ, leur remet une paire de bas tricotée à leur intention. Pour la bienvenue, ils nous apportent en présent des affûtoirs qui ne leur coûtent que la peine de les trier parmi les galets de l’armor 2 et de les trimbaler dans leur bissac. Les grèves de la contrée de Paimpol en sont pleines ! mais les plus onctueux, les plus fins sont ceux de Craka… Je ne dis que ce qui est, n’est-ce pas, monsieur le médecin, vous qui savez ?…

– Oui bien, fit Garel, en acquiesçant de la tête ; mais revenons à la manière dont les choses se sont passées… Le vieux ne s’est pas plaint ?

L’homme reprit :

– Il avait couché, la nuit dernière, chez les boisiers de la foret de Beffou, qui est, comme vous n’ignorez pas, à quatre bonnes heures, quand on a le pied leste. Aussi il n’arriva que tard dans le jour, comme on allait mettre la bouillie sur le feu. Il avait la courte haleine. Il dit, en s’asseyant sur l’escabeau : « Ha ! ha ! le temps est proche, tout de même, où je ne verrai plus pousser les hêtres que par les racines. » Ma femme le plaisanta : « Oh ! j’aurai encore plus d’une paire de bas à vous tricoter. » Il eut une espèce de sourire tout drôle. Je lui dis : « Si vous vous sentez patraque, vieux père, allez donc vous étendre un peu sur mon lit, en attendant le souper. Ça vous reposera les sangs. » Il y alla, et moi, je m’en fus dehors, car il y avait une charretée de sabots à expédier dans le bas pays. Tout à coup, pas longtemps après, puisque la bouillie n’était pas encore à moitié cuite, j’entends la femme qui me hèle de la loge : « Jérôme ! Jérôme !… Iann Bantécost dit, comme ça, qu’il faut faire venir tous les cousins, et de se dépêcher !… » Entre nous, gens des bois, c’est l’usage qu’on s’appelle tous des « cousins »… Nous voilà de courir, comme si le feu était à la hutte. « Qu’est-ce qu’il y a ? » que je fais. L’ancien était assis sur le lit, son bissac entre les genoux. Sa tête branlait. Il avait l’air je ne sais comment. Sans parler, il nous donna à chacun une pierre. Nous étions là, gênés, n’osant souffler mot. À la fin, je lui demandai : « Voulez-vous qu’on aille chercher le prêtre ? » Il dit : « Mes papiers sont en règle. » De la main, il nous fit signe de nous mettre un peu de côté, parce que nous lui bouchions la lumière, et il regarda vers la porte : nous regardâmes aussi, pensant qu’il voyait quelque chose ou quelqu’un. Mais il n’y avait rien que l’herbe du placître, la forêt et le soleil couchant. Après avoir fait un soupir, il dit encore : « Vous avertirez, s’il vous plaît, le recteur de Plounevêz. » Puis il s’allongea sur le dos, les yeux levés vers le trou du toit. Comme il ne bougeait plus, je le secouai : « Iann Bantécost !… Iann Bantécost !… » Il ne broncha point. Presque aussitôt ses lèvres devinrent bleues, et nous vîmes que son âme était partie…

– Dieu la reçoive ! murmurèrent en sourdine les femmes qui veillaient.

Le chef sabotier conclut :

– Les choses se sont passées comme je vous l’ai dit, monsieur le médecin.

Et, se tournant vers toute la troupe des Mallégol qui, pendant cette scène, était venue se masser sans bruit au seuil de la hutte :

« N’est-ce pas, vous autres ?

– Oui, en vérité, confirmèrent-ils d’une seule voix, tandis que le docteur, son examen terminé, prenait son stylographe, détachait une feuille de son carnet et s’apprêtait à libeller le certificat.

– Oh ! ne vous tourmentez plus la conscience à ce sujet, fit-il. Le vieux est paisiblement mort de vieillesse, au bout de son âge, comme on dit, et je vais vous délivrer un papier que vous n’aurez qu’à présenter demain matin à la mairie, pour qu’on dresse l’acte de décès… Au fait, comment l’appeliez-vous déjà, cet ancien ?

– Iann Bantécost, sauf votre respect.

– « Jean Pentecôte », un nom qui ne se rencontre pas tous les jours, fit observer mon ami.

J’allais lui suggérer que ce n’était peut-être là qu’un sobriquet, un de ces noms de guerre que les sabotiers ont coutume de décerner entre eux, lorsque Jérôme Mallégol déclara de lui-même :

– Nous l’avions baptisé ainsi, parce que notre tour de le nourrir tombait chaque année devers la Pentecôte, au temps que les bois sont nouvellement feuillus.

– Diable ! mais c’est son vrai nom qu’il me faut !

– Ah ! oui, son vrai nom…

Le forestier se gratta la tempe gauche, demeura un instant perplexe, consulta d’un regard, à la ronde, les hommes, puis les femmes, qui gardèrent unanimement le silence et finit par me répondre :

– Ma foi, nous ne le lui avons jamais demandé.

– Savez-vous, au moins, d’où il était ?

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, monsieur le médecin ?… Les gens de notre métier sont de partout et de nulle part. On n’a pas de maison, nous autres. À force d’aller et de venir, comme les vents et comme les saisons, on oublie de quel terroir on est natif… Forêt de Coat-an-Noz ou Forêt de Coat-an-Hai, des arbres c’est toujours des arbres… Nous sommes de là où il y a des hêtres à tailler en sabots, voilà tout.

– Et le vieux ne vous a jamais rien confié sur lui-même ?

– Il était assez particulier, vous savez… Il n’était pas du tout comme ceux de son âge qui, ne pouvant plus besogner des mains, se consolent en besognant de la langue… Il nous disait bien les nouvelles des autres bois, les naissances, les mariages, les accidents et les morts dans les loges où il avait couché ; mais à part ça, il était plutôt chiche de ses paroles… Il y a cependant la tante Gode avec laquelle il causait quelquefois, parce qu’ils étaient nés tous deux au temps du roi Bourbon… Peut-être qu’à celle-là il en a conté plus long qu’à nous… Seulement, – fit-il en baissant la voix, – je dois vous dire : depuis l’année où son fils Bernard a été trouvé mort, dans la forêt, la figure à moitié mangée par les fourmis, sa connaissance a beaucoup diminué, sauf votre respect.

Il appela d’un ton d’autorité :

– Ho ! tante Gode, arrivez un peu !

 

Du coin sombre où les femmes s’étaient reculées sur les genoux, au moment de notre entrée, nous vîmes se lever et s’avancer cahin-caha, claudicante, une pauvre vieille, atteinte de quelque déboitement des hanches qui la jetait tantôt à gauche, tantôt à droite, comme un triste pantin cassé. De ses traits je ne pus apercevoir qu’un front ligneux, ridé comme une écorce, car, soit infirmité contractée avec l’âge, soit effarouchement d’avoir à s’exhiber de la sorte devant des inconnus, elle tint constamment le visage incliné sous sa cape de bure blanche, aussi ample qu’une coiffe de nonne. Jérôme Mallégol, l’ayant prise par l’aisselle, l’amena jusqu’au lit funèbre :

– Entendez-moi bien, tante Gode. Le médecin a besoin de vous, pour que vous lui disiez qui était Iann Bantécost.

Elle prononça très vite :

– Un brave homme, pour sûr, et un homme capable ! C’est lui qui a peint en lettres moulées ce que je voulais qu’on écrivît sur la croix de mon fils Bernard, quand…

– Oui, mais… ce n’est pas ça, tante Gode, interrompit le chef de clan. Son histoire ?… Les après-midi de soleil, lorsque vous restiez des heures à débiter ensemble, en ramassant les copeaux, qu’est-ce qu’il vous racontait, de son histoire ?

Elle eut un léger soubresaut des épaules.

– C’est vrai, fit-elle, comme se recueillant, il trouvait toujours moyen de reparler de cette histoire-là… même qu’il y avait dispute entre nous, chaque fois, parce qu’il soutenait avoir rencontré le marquis, des années après le meurtre, tandis que je savais bien, moi, qu’il était mort en Amérique, à preuve qu’on avait vendu toutes ses terres à la criée…

– Elle extravague, me chuchota Garel.

Et les Mallégol partageaient sans doute son sentiment, à en juger par les regards désappointés qu’ils échangeaient avec leur chef. Celui-ci se disposait à couper de nouveau la parole à la bonne femme. Je le prévins !

– Qu’est-ce que c’était déjà que ce marquis ? demandai-je à la vieille, pour l’encourager.

– Celui de Tréanna, donc ! reprit-elle. Ils étaient deux frères : vingt-quatre ans l’un, dix-huit ans l’autre. Le plus jeune étudiait à Plouguernevel, pour devenir prêtre. À cause de cela, on l’appelait « le clerc ». Mais, un été, les Lissillonr vinrent camper dans la forêt de Belfou, qui était aux Tréanna. Le clerc vit Aliette Lissillonr, la fille du chef, et, comme c’était la plus belle créature qui ait jamais poussé parmi les arbres des bois, il tomba follement amoureux d’elle. Il n’eut plus qu’un rêve : l’avoir pour femme. Mais le vieux Lissillonr lui dit : « Ma fille n’épousera jamais qu’un cousin. – Je me ferai donc cousin ! répliqua-t-il. – Soit ! si les anciens de la corporation veulent de vous, malgré que vous ne soyez point de notre race, alors, nous verrons. » En ce temps-là, on ne fabriquait pas un sabotier avec n’importe qui. Il fallait subir les épreuves avant de recevoir le baptême de la forêt…

– Ah ! fis-je, lesquelles ?

J’eus, un instant, l’illusion que j’allais apprendre d’elle quelque chose de précis sur les rites d’initiation qui passent pour être encore en vigueur chez les sabotiers et dont j’avais ouï parler à mots couverts, dans mon enfance, sans avoir jamais pu, depuis lors, en pénétrer le secret. Mais, toute à son récit qu’elle débitait d’une voix rapide et monocorde, comme s’il se fût agi d’une leçon de catéchisme, la vieille, ou bien n’entendit pas ma question, ou bien feignit de ne pas l’avoir entendue.

– Il fut proclamé digne, et il le méritait, car c’était un gars ! La marquise, sa mère, cependant, considérait comme un déshonneur qu’un Tréanna se fût mis à vivre parmi les sabotiers et voulût épouser une sabotière. Excité par elle, son frère obtint congé du roi de le faire enlever par la maréchaussée et l’enferma sous triple verrou dans une des chambres hautes du château de Kergalaon, où les Tréanna faisaient leur demeurance, les mois qu’ils n’étaient point à Paris. Tous les matins, l’aîné lui criait à travers la porte : « Consentez à prendre la soutane, et vous serez libre ! » Tous les matins, il répondait : « Je ne veux de la liberté qu’avec Aliette. » Voyant qu’il était si entêté de son amoureuse, l’aîné imagina une chose vilaine. Il vint le trouver, un jour, et lui dit : « Celle que vous aimez est ma maîtresse, et s’il vous faut une autre preuve que ma parole, tenez-vous, la nuit prochaine, à la fenêtre qui donne sur l’étang : il y aura claire lune ; vous nous verrez nous promener ensemble dans l’allée du bord de l’eau. » Or il avait décidé Aliette Lissillonr à venir à ce rendez-vous en lui jurant que c’était pour son frère, qui se languissait d’elle au point d’en mourir. Plut à Dieu, créateur de la lune et des étoiles, que cette nuit là ne fût jamais tombée ! Le lendemain, le garde-chasse trouva l’aîné des Tréanna étendu, la face contre terre, dans l’allée du bord de l’eau : il avait la nuque fendue d’un coup de hache, et tout son sang avait coulé sous lui…

– Le coup de hache dans la nuque, observa sentencieusement Jérôme Mallégol, cela s’appelait autrefois « la signature du sabotier ».

La vieille poursuivit, du même ton lointain et quasi somnambulique :

– La chambre du « clerc » était vide. À tort ou à raison, le bruit courut que c’était lui le meurtrier. On le chercha vainement dans toute la région. Plus tard, on sut qu’il était décédé en Amérique, et comme, dans l’intervalle, la marquise elle-même était morte de navrement, les biens furent vendus. Voilà l’histoire.

Elle fit une pause de quelques secondes, puis ajouta :

– Il y a eu juste soixante ans hier que la chose s’est passée… Je ne sais rien de plus…

Et, balançant sur ses hanches inégales son maigre corps disloqué, elle retourna s’accroupir parmi les femmes. Mon ami me regarda, regarda Mallégol. Ce fut celui-ci qui exprima la réflexion que nous avions sur les lèvres :

– Mais, tante Gode, il n’est pas question de Iann Bantécost… là-dedans !

La vieille se redressa pour répondre :

– Iann Bantécost travaillait, à cette époque, dans le chantier des Lissillonr. Il avait connu Aliette ; je crois même qu’il aurait été bien content si, dans la suite, au lieu de rester fille, elle avait voulu de lui pour son homme ; car il m’a toujours parlé d’elle dévotement et il n’a jamais manqué d’aller, tous les ans, au cimetière de Plounêvez, porter un bouquet de primevère sur sa tombe. Je suis sûre qu’il a dû faire un crochet par là, ce matin, en venant de Beffou, et m’est avis que c’est cette longue route en plus qui est cause s’il est parti comme ça dans l’éternité, Dieu lui pardonne !

– Dieu lui pardonne ! répétèrent en écho les femmes.

– Inutile, n’est-ce pas, de pousser plus avant l’interrogatoire ? me dit Garel. Finissons plutôt par où nous aurions dû commencer et voyons si le mort n’a pas quelque pièce d’identité sur lui.

Nous visitâmes les poches de la veste, du gilet et du pantalon. Elles contenaient les objets les plus divers : une boîte à briquet, du tabac en carotte, une minuscule pipette de terre noircie, – le tuyau cassé presque au ras du fourneau, – de la monnaie de billon nouée dans un coin de mouchoir, un couteau à manche de corne, une pelote de fil, un croûton de pain de seigle, un papier enfin, crasseux, sordide, qui fît naître en nous une lueur d’espoir aussitôt dissipée, – car, lorsque nous l’eûmes déplié avec d’infinies précautions, de crainte que les loques ne nous en restassent aux mains, il se trouva que c’était un imprimé, une de ces chansons populaires sur feuilles volantes qui se débitent autour de tous les sanctuaires de Basse-Bretagne, les jours de « pardon ». Le titre manquait. J’eus la curiosité de déchiffrer la première strophe et je réussis, non sans peine, à restituer ces deux vers :

 

          Iostaët bag e clewft canan eur gevall burzud

          Arrnët en Plônevez, Kerz amzer Louis Falup… 3

 

Le nom de « Tréanna », qu’on pouvait lire en lettres grasses presque à tous les couplets suivants, ne permettait pas de douter que la giverz 4 ne roulât précisément sur l’épisode tragique dont la tante des Mallégol venait d’évoquer les principaux traits.

Le docteur, cependant, continuait d’explorer les vêtements du cadavre.

– Ah ! fit-il tout à coup, voici qui va peut-être nous fournir quelque indice.

Il ramenait de dessous la chemise une espèce de sachet en basane attaché au cordon du scapulaire. La forme en était celle d’un cœur, et, dans le cuir onctueux, boucané par un long contact avec la peau, se révélaient encore les traces d’une ornementation primitive rappelant la manière des brodeurs orientaux. Une fine serrurette d’or bruni le fermait… Par l’effet de quels hasards et à la suite de quelles mystérieuses odyssées ce minutieux travail d’art exotique était-il venu s’échouer, comme un reliquaire-épave, sur la poitrine du vieux sabotier ?… Le sachet ouvert, ce qui en sortit, aux doigts de Garel, ce fut une mèche de cheveux, de beaux cheveux souples, d’un noir bleuâtre, qui, approchés de la chandelle, se recroquevillèrent soudain comme une boucle vivante.

Je ne pus me défendre d’une impression de malaise à laquelle le docteur lui-même ne fut probablement pas insensible, car il s’empressa de réintroduire les cheveux dans leur étui et de faire disparaître le tout par l’échancrure de la chemise du mort.

– Allons, prononça-t-il, laissons en paix cette dépouille, de quelque nom qu’elle se soit appelée… Va pour Jean Pentecôte, puisque Jean Pentecôte il y a ! C’était un brave homme, dites-vous ? Il arrivera bien au Paradis sans passeport.

Amen ! répondit en chœur l’assistance, visiblement soulagée.

Éclairé par Jérôme Mallégol, mon ami avait commencé d’écrire : « Je soussigné, docteur-médecin à Belle-Isle-en-Terre… » quand la voix de Guyon-Quéré retentit au dehors, annonçant :

– Place !… Voici monsieur le recteur de Plounêvez !

 

Les hommes dont le groupe obstruaient la porte s’effacèrent respectueusement devant un prêtre d’une cinquantaine d’années, plutôt court de taille, carré des épaules, la face un tantinet rougeaude, avivée encore par la dure marche qu’il venait de fournir en montagne, à travers des combes semées de fondrières et des pentes abruptes, hérissées de bois. Les plis de sa soutane, qu’il avait retroussée sur ses guêtres d’étoffe grossière, en tout semblables à celles des paysans de la région, pendaient lourds de rosée et souillés de crotte. Il était escorté d’un acolyte qui portait en bandoulière le sac de velours noir contenant les saintes huiles.

Si peu imposant que fût l’extérieur du personnage, je fus troublé d’un pressentiment secret et comme d’une mystérieuse angoisse, en voyant la façon brusque dont il se dirigea vers le lit du mort, sans même prendre le temps de répondre au salut des Mallégol qui se confondaient en politesses.

– C’est lui-même ! murmura-t-il avec une gravité triste, après être resté penché, l’espace d’une minute, sur le cadavre.

Et il s’agenouilla au pied de la couche.

Dans la hutte, un silence régulier planait…

En se relevant, sa prière mentale achevée, le prêtre s’aperçut de notre présence. Il s’excusa et, très cordialement, nous tendit la main. Garel lui dit :

– Vous arrivez, comme moi, trop tard, pour l’accomplissement de votre ministère, monsieur le recteur.

– Oh ! fit-il, le défunt avait pris ses précautions, et je suis tranquille sur le sort de son âme.

– Vous le connaissiez ?

– De ce matin seulement… Comme je me rendais à l’église, vers les sept heures, pour ma messe, un vieillard d’assez pauvre mine, qui priait sur une des tombes du cimetière, m’accosta, demandant à être entendu en confession et à recevoir l’eucharistie. « Est-ce donc si pressé ? » objectai-je. Il me répondit, en excellent français : « À mon âge, il est prudent de se tenir prêt au grand départ. » Ces façons, qui contrastaient si fort avec son accoutrement, m’intriguèrent : « Vous n’êtes pas de la paroisse, que je sache ? – Je suis un ancien compagnon sabotier, par conséquent le paroissien de tous les pasteurs qui veulent bien accueillir la brebis errante. – Soit ! Venez, je suis à vous. – Merci. Mais, auparavant, un mot encore, s’il vous plaît. Le Dour-Glaz, où j’ai mon gîte marqué pour le printemps, sera, je le présume, ma dernière étape. Or, le Dour-Glaz est en Plougonvêr, et c’est dans ce cimetière de Plounêvez, près de cette tombe au pied de laquelle j’ai déposé un instant mon bissac de route, que je souhaiterais d’être enterré. Promettez-moi, dès à présent, je vous en supplie, de faire le nécessaire pour cela, aussitôt que vous serez avisé par les boisiers du Dour-Glaz que Jean Pentecôte aura cessé d’être… C’est ainsi qu’ils me désignent là-bas. Mon nom véritable, vous allez le savoir avec mes péchés… »

– Vous l’a-t-il dit, au moins ? s’écria Garel.

– Il me l’a dit.

– Et pourrais-je l’entendre à mon tour ?… Voici plus d’une heure que j’essaie en vain de me renseigner. En désespoir de cause, je m’apprêtais, quand vous êtes entré, à libeller le certificat de décès au nom de Jean Pentecôte, le seul, paraît-il, que lui aient jamais donné les Mallégol.

– C’est bien pourquoi je suis accouru ! repartit le prêtre. Le défunt avait prévu l’embarras dans lequel se trouveraient ces braves gens, lorsqu’il s’agirait de déclarer sa mort à l’état-civil… Voulez-vous prendre la peine d’écrire sous ma dictée, docteur ? Car c’est assez compliqué.

– Comment donc, monsieur le recteur !

Je n’oublierai de longtemps cette minute, d’une solennité si formidable, pendant laquelle il me semble que la loge elle-même tressaillait jusqu’en ses frêles fondements.

Garel s’était installé sur un escabeau, les jambes croisées, son carnet au genou.

– Voyons, fit-il. « Je soussigné… etc… etc…. certifie que le nommé… ? »

Debout, appuyé d’une main à l’un des pieux qui servaient de soutiens d’angle à la couchette funéraire, le recteur de Plounêvez articula d’une voix lente, espaçant les mots, scandant chaque syllabe :

– Jean… Brieuc… Chrétien… Dieudonné… Le Bonniec de Coëtnizan…

– De Coëtnizan, répéta le docteur.

– Seigneur de Kergalaon, marquis de Tréanna… C’est tout ! conclut le prêtre simplement.

 

 

 

Anatole LE BRAZ.

 

Recueilli dans Conteurs français de terroir,

Duvivier, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1 « Le voilà ! »

2 Le rivage de la mer.

3 « Approchez et vous entendrez chanter une sinistre aventure, arrivée à Plounévez, sous le règne de Louis-Philippe… »

4 Complainte.

 

 

 

 

 

 

 

 

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