La Noël de Marthe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA neige tombait doucement à flocons, mais comme une ouate silencieuse assourdissant le bruit des cloches qui, dans la basse ville, tintaient Noël.

La chambre était une chambre d’enfant, minuscule, avec une fenêtre unique drapée de rideaux de lampas blancs hermétiquement clos...

Ils étaient assis tous deux de chaque côté de la cheminée où flambait un feu vif : lui, cinquante ans au moins, la barbe rare et grisonnante, la physionomie très lasse ; elle, jeune encore, dans la savoureuse maturité de la trentaine, mais les yeux battus comme par ces veilles récentes : tristes, l’un et l’autre, d’une tristesse qu’on sentait planer lourde dans l’appartement étroit.

Elle, renversée dans la causeuse, les pieds croisés, la tête pendante en arrière, gardait les mains jointes, dans une attitude abandonnée ; au bout de ses cils, baissés à demi, une larme tremblait par instants, puis s’égouttait ; lui, avait le buste penché en avant, les coudes aux genoux et maniait d’un geste machinal les pincettes.

Tous se taisaient.

On n’entendait dans le silence que le fusement léger des bûches, parfois un pétard soudain qui secouait les étincelles, et, très loin dans la nuit, le carillon monotone saluant la venue de l’Enfant Dieu.

Si ! L’on entendait encore, mais à peine perceptible, une respiration oppressée qui tantôt semblait près de s’éteindre, et tantôt devenait stridente comme le râle d’un soufflet crevé.

Cela partait d’un petit lit de bambou, chaudement rencogné dans un angle de la chambre, à droite de la cheminée qui le séparait de la fenêtre ; de longues mousselines descendant du plafond l’enveloppaient tout entier.

Voici treize jours, – treize jours et treize nuits –, qu’elle gisait là, presque moribonde, la pauvre chère Marthe Daunoy, la seule enfant que M. le président du tribunal civil eût eue de sa femme, née d’Escoublas. Elle avait toujours été chétive et grêle, avec des épaules trop rapprochées qui se refusaient à laisser entrer la vie. La première fois qu’elle avait ouvert en ce monde ses yeux d’un gris pâle, on y avait pu lire la nostalgie vague d’un autre pays quitté à regret, et ils n’avaient plus perdu cette expression désolée. On l’avait suspendue au sein, puissant et gonflé comme un pis, d’une nourrice normande ; mais ses lèvres n’avaient jamais voulu s’ouvrir à ce lait trop robuste. On l’avait promenée le long des plages, dans la fine et pénétrante lumière des horizons méditerranéens ; on l’en rapporta vidée, transparente comme si le soleil qui devait lui refaire une substance en eût absorbé le peu qu’elle avait. Maintenant elle achevait de mourir à neuf ans, dans la vieille maison penchée haut sur son dos de colline où s’éparpillait, face à la mer, un calme faubourg de petite ville bretonne ; elle achevait de mourir, tandis que naissait Jésus, le Dieu de l’enfance, aux joues roses, aux boucles blondes, qu’on l’avait menée voir à la cathédrale, une nuit précédente, et qui lui avait souri si mignonnement de sa couchette de paille, sous les branches de sapin qui figuraient le toit de la crèche.

– Mère ! murmura une voix si faible qu’on eût dit un souffle.

Madame Daunoy, dressée en sursaut, se penchait déjà sur le lit ; le président s’était levé derrière elle avec précaution...

– Je suis là, Marton chérie !

– Les cloches qu’on entend, c’est pour Noël, n’est-ce pas ?

– Oui, ma mie : elles t’ont réveillée, les vilaines cloches !

– Oh ! J’en suis bien contente... Arrange mes oreillers, dis, que je les entende mieux...

Comme pour répondre à l’appel de la pauvre malade, le carillon précipitait ses notes, les envoyait plus vibrantes à travers l’espace.

– Mère, qu’est-ce qu’elles disent ainsi, les cloches ?

– Elles disent qu’il faut dormir bien sagement, quand on est souffrante, fit le président qui s’était glissé jusqu’au chevet du lit.

Marthe leva vers lui ses yeux agrandis par la fièvre.

À ce moment, de la route qui longeait la grille du jardin, un chant monta, une de ces plaintives mélopées en langue bretonne que les petits gueux du pays vont bramant de porte en porte, la nuit de la Nativité :

 

          Quelle est celle qui vient là-bas, si lentement ?

          C’est la Mère de Dieu qui fit le firmament ;

          C’est la Mère de Dieu qui fit la terre douce,

          Et la fleur qui fleurit, et le blé vert qui pousse !

          Avec sa robe blanche, avec son manteau bleu,

          Elle vient lentement, car elle porte un Dieu...

 

En ces vers naïfs, d’un accent presque biblique, se déroulait ainsi peu à peu toute la gracieuse histoire de l’étable galiléenne.

Puis, transformé soudain en une sorte de lamento, de supplication dolente, l’hymne concluait :

 

          C’est pour les pauvres gens que Jésus est venu...

          Nous n’avons pas de pain et notre corps est nu.

          À tous qui sont ici présents, salut et joie !

          C’est le Dieu de pitié qui vers vous nous envoie.

          D’entre ceux qui mourront nul ne sera damné,

          S’il fait l’aumône à ceux pour qui Jésus est né.

 

On venait de frapper discrètement.

– Entrez !

C’était Guillemette, l’une des bonnes, la préférée de Marthe, et qui la veillait depuis plusieurs nuits.

– Monsieur donne-t-il quelque chose ?... Ce sont les petits mendiants qui font cuignawa (qui demandent leurs étrennes).

– Voilà, et qu’ils aillent piailler assez loin pour qu’on ne les entende plus ! grommela le président, en tirant de son gousset une pièce blanche et en la déposant dans la main tendue de la servante.

– Non ! Je ne veux pas ! gémit la petite malade... Guillemette !

La bonne se rapprocha, d’un pas étouffé.

– Guillemette, continua l’enfant, tu emmèneras l’un d’eux jusqu’ici ; c’est moi qui remettrai la cuignawa.

Le président avait haussé les épaules, d’un air résigné, en regardant sa femme. Et tous deux échangèrent cette réflexion muette : « Caprice de Marthe, chose sacrée ! »

– Père, tu vas, s’il te plaît, m’apporter ma bourse : elle est là, dans ce meuble.

Du doigt, de son grêle doigt maigre, Marthe désignait sur une console une corbeille emplie de jouets d’enfant.

M. Daunoy les sortit l’un après l’autre, et finit par exhiber un petit porte-monnaie d’ivoire.

– C’est ça ?

– Oui ! Donne.

On frappait à nouveau. Sur le seuil de la chambre un bambin apparut que Guillemette bousculait par-derrière, pour le contraindre à avancer. Il pétrissait dans ses mains une loque vague qui avait dû être un béret et il marchait d’un pied hésitant, n’appuyant que sur son orteil, ayant quitté ses sabots au bas de l’escalier. Sa figure, très fine, était comme embroussaillée de grandes mèches blondes, à travers lesquelles ses yeux luisaient, limpides, ainsi que deux sources d’eau vive où se mirent des branches enchevêtrées de saules rouillés par l’automne ; presque immédiatement au-dessous, ses lèvres rouges éclataient comme une fleur de sang.

Sitôt qu’il eut aperçu, entre la dame accoudée au pied du lit et le monsieur debout au chevet, la menue tête de cire qui s’agitait faiblement pour l’encourager, il s’achemina droit vers elle, de son allure de somnambule inquiet.

– Comment t’appelles-tu ? interrogea Marthe.

– Jean !

– Jean qui ?

– On ne m’appelle que Jean.

– Combien êtes-vous dehors ?

– Il y a Pierre et Madeleine et Jacques, et Joseph, et Nicodème...

– Et toi, interrompit la malade, en souriant, voyant qu’il avait parcouru ses cinq doigts sur lesquels il comptait les noms et qu’il s’arrêtait comme embarrassé, avant de poursuivre l’énumération.

– Oui, moi, et mon frère aîné qui aurait dû être avec nous, mais qui est mort.

– Ah !... Y a-t-il longtemps qu’il est mort ?

– Je ne sais pas.

Il y eut un silence. La petite malade avait clos ses paupières, semblait réfléchir. Brusquement elle les rouvrit et s’efforça de rassembler en un faisceau la lumière éparse de ses yeux, pour fixer le mendiant.

– Prends ceci, fit-elle, en lui présentant le minuscule porte-monnaie d’ivoire. Tu distribueras ce qu’il contient à tes compagnons, en souvenir de moi et de ton frère aîné qui est mort.

Ni le président, ni sa femme ne s’interposèrent : « Caprice de Marthe, chose sacrée ! »

Guillemette poussait déjà le bambin par l’épaule et disparut avec lui, après avoir refermé la porte doucement.

– Ils vont être bien contents, n’est-ce pas, père ?

Je le crois : ils n’auront jamais été à pareille fête. C’est une Noël dont ils se souviendront.

Une immense clameur de joie s’éleva dans la rue. S’ils étaient contents, les pauvres petits Bretons dépenaillés !... Ils le témoignaient à leur façon, par cette espèce de hurrah sauvage, par ce trugaré (merci) retentissant, qui fit trembler les vitres de la chambrette et se prolongea très loin, rejeté par de mystérieux échos, dans la solennité de la nuit.

Marthe eut dans ses yeux pâles une flamme, reflet de cette allégresse enfantine qui éclatait au-dehors ; une vibration parcourut sa petite chair moribonde affaissée sous les couvertures.

Le président et sa femme ne lui avaient jamais vu cette expression de béatitude. Pour la première fois dans sa figure mate, si lasse, si rongée d’ennui, transparaissait une joie d’être. Ils ne bougeaient, ils ne parlaient, ni l’un ni l’autre, craignant de faire envoler d’un geste, d’un mot, d’un souffle, ce semblant de vie, de chaleur frémissante qui se prenait à pénétrer le corps de l’enfant.

Marthe elle-même, comme pour mieux retenir en elle cette ivresse inconnue, avait abaissé ses paupières et ne respirait qu’avec une précaution discrète, étonnée d’être si « aise » de se sentir comme baignée par une atmosphère subtile, qui l’envahissait toute, délicieusement. Elle qui n’avait jamais aimé à rien voir ni à se souvenir de rien, s’apercevait soudain que les neuf années qu’elle avait traversées, d’une allure si indifférente, comme un voyageur rompu de fatigue avant de se mettre en marche et qui va parce qu’il faut qu’il aille, et qui ne sait où on le mène et qui n’a même pas le cœur de s’en inquiéter, oui, elle s’apercevait que ces étapes douloureusement monotones avaient déposé en elle à mesure d’ineffables enchantements. Voici qu’elle la refaisait à rebours, la route parcourue ; et elle découvrait, aux deux bords, des fleurs qu’elle n’avait pas soupçonnées, combien doux s’exhalaient leurs parfums ! Des paysages, des choses jadis sans forme et sans couleur se révélaient à elle tout d’un coup, montaient, s’étageaient dans une buée de rêve, dans une sorte de vapeur finement bleutée qui les enveloppait d’une lumière idéale. Ce qu’elle avait gravi comme un calvaire, geignante sous le poids d’une croix qu’elle portait sans savoir comment elle l’avait pu mériter, se déroulait maintenant devant elle comme un paisible et suave horizon. Ah ! que c’était bon et comme elle se sentait bien.

Ainsi, tandis qu’il neigeait, à flocons mous, sur les petits Bretons qui vont chantant Noël, de porte en porte, sur elle aussi une neige tombait, mais de pétales odorants qui lentement s’entassaient, se gonflaient sous la chère Marthe, et très loin de son corps souffreteux, berçait son âme dans un songe de vie joyeuse à vivre. N’est-ce pas la Méditerranée, la « grande bleue », qui bruit là-bas, toute criblée de flèches d’or ? Et cette chanson qui passe, assoupissante ? Quoi ! c’est celle-là même que la nourrice normande fredonnait ? Pourquoi donc est-ce seulement aujourd’hui que le charme de ces choses lui amollit si délicieusement le cœur ?...

De ses paupières abaissées deux larmes avaient coulé sur les joues de l’enfant.

– Tu pleures, Marton ? As-tu plus mal ? interrogea anxieusement madame Daunoy.

– Oh ! non, mère, je suis heureuse, bien heureuse, bien heureuse ! murmura l’enfant, sans rouvrir les yeux. Si vous étiez gentils, père et toi, vous feriez monter Guillemette, et vous iriez vous coucher tous les deux. Moi, je vais dormir aussi : je suis si bien, si bien !

Elle disait cela de sa voix faible de malade, mais avec un accent qu’elle n’avait jamais eu, et qui sonnait presque gaiement.

Le président fit à sa femme un signe de tête qui voulait dire : « Obéissons ! Allons-nous-en. »

Il mit un baiser sur le front de la fillette, se dirigea vers la porte et appela la servante qui parut aussitôt.

– Marthe désire que nous la laissions ; vous la veillerez. Dès qu’elle se sera endormie, vous viendrez nous prévenir.

Madame Daunoy, après avoir soigneusement bordé le lit, embrassait à son tour la malade.

– Quelque chose me dit que demain tu seras guérie, ma mignonne.

– J’en suis sûre, aussi, articula l’enfant. Bonne nuit, mère !

Un grand silence figeait de nouveau la chambre. De nouveau l’on n’entendait plus que le fusement léger des bûches dans la cheminée dont Guillemette avait alimenté la flamme, et, dans la basse ville, le tintement continu, mais plus assourdi, des cloches.

Reprise par son rêve dont la trame s’était renouée d’elle-même, après cette courte interruption, Marthe était retombée en extase.

Il lui semblait que, de son passé, montaient des musiques lointaines qui l’appelaient doucement. À ces musiques des voix se mêlaient, et, dans le chœur des voix, une, surtout, flattait son oreille, caressait tout son être. Elle cherchait à distinguer d’où elle pouvait bien venir, et soudain, d’un emmêlement confus de visages, parmi lesquels elle reconnaissait vaguement ceux de son père et de sa mère, il s’en détachait un, celui qu’elle avait vu tantôt, là, près d’elle, la jolie tête blonde aux traits fins, embroussaillée de cheveux couleur d’automne, avec les yeux clairs, ainsi que deux sources d’eau vive, qui miroitaient au travers, avec les lèvres rouges qui, au-dessous, éclataient comme une fleur de sang.

Et les lèvres susurraient une étrange mélopée, une modulation sans notes, infiniment triste et pourtant d’un charme non moins infini.

Et les yeux versaient sur elle une lumière dans laquelle elle se sentait fondre.

Comment donc avait-il dit qu’il se nommait ? Jean, ah ! oui Jean ! rien que Jean.

– Est-ce que vous le connaissez, Guillemette ?

La bonne, qui sommeillait à demi devant le feu, avait sursauté.

– Qui cela, mademoiselle ?

– Le petit qui est venu tout à l’heure.

Ma fé ! non, on ne sait jamais d’où ils arrivent, ces petits. On en voit qui passent comme cela, par bandes, en chantant, durant les nuits de Noël ; on dirait qu’ils sortent d’entre les pavés ; on entend claquer leurs sabots, quand ils approchent ; ils vous chantent un hymne et puis s’en vont. Voilà tout.

– Ah !

Une idée qui n’avait fait que traverser l’imagination de Marthe, pendant que le gamin était demeuré à côté d’elle, lui revenait maintenant, et s’imposait irrésistible.

– Est-ce que tu ne m’as pas souvent dit, Guillemette, que Jésus cheminait par les routes en ce pays-ci, le soir de la Nativité ?

– Non ! pas lui, mademoiselle ; il reste dans les églises pour recevoir ceux qui s’empressent autour de sa crèche. Mais on prétend, en effet, qu’il envoie ses amis d’enfance ou ses apôtres dans toutes les directions, avec mission de rassembler les fidèles, d’accompagner les valides jusqu’au porche et d’annoncer sa présence à ceux que la maladie retient chez eux. Des gens qui se rendaient à la messe de minuit ont vu ainsi des étoiles descendre du ciel, et marcher devant eux sous la forme d’anges. D’autres, cloués au lit par des fièvres, ont entendu des voix leur promettre la guérison et se sont senti frôler par des ailes qui les rafraîchissaient. Les bêtes elles-mêmes sont prévenues de la naissance du Sauveur. Elles peuvent exprimer, ce soir-là, en langage humain, toutes les peines que, l’année durant, elles ont gardées sur le cœur, et se soulager, en se les contant entre elles.

L’excellente Guillemette n’eût point tari sur ce chapitre qui constituait pour elle une série d’articles de foi.

Mais, d’une voix haletante, Marthe coupa court au verbiage naïf de sa bonne :

– Là... sur la console... près de la corbeille... le livre bleu à filets d’or... Vite !

Guillemette se précipita.

Le livre qu’elle rapporta était une gracieuse chose d’étrennes, un Nouveau Testament en gros caractères, à l’usage de l’enfance, avec de belles illustrations coloriées, où luisaient, nimbés d’auréoles éclatantes, tous les personnages de la divine épopée.

Les pages, un peu fatiguées, disaient qu’on avait dû les feuilleter souvent.

Marthe saisit le volume avec une hâte fébrile.

Elle avait redressé son petit torse exténué et se tenait droite sur son séant, comme si le ressort cassé de son pauvre organisme se fût enfin tenu en elle. Guillemette n’en revenait pas, et considérait la malade silencieusement, avec une sorte de stupéfaction. Si c’était pourtant vrai ce qu’avait dit Madame, si Marthe allait guérir, cette nuit, par la volonté du mabic Jésus, en l’honneur de la Noël ! Après tout, en sa qualité de Bretonne, rien ne lui semblait plus naturel qu’un miracle, et, pour qu’il se réalisât plus vite, elle se plongea dans la causeuse, sortit un chapelet de la poche de son tablier et se mit à rouler les grains entre ses doigts, la tête penchée, les yeux clos, les lèvres à peine murmurantes.

Marthe tournait les feuillets du livre, à la lueur douce de la veilleuse, s’arrêtant pour perler les grosses lignes noires, quand elle croyait tenir le passage cherché. Il se dérobait obstinément, ce passage ; obstinément aussi elle s’acharnait à le découvrir.

Soudain, elle eut un cri de triomphe : elle avait trouvé.

– Guillemette ! fit-elle, approche ton siège... Maintenant, prends ceci, et lis à partir de là... (elle appuyait l’index à l’endroit indiqué)... Va lentement.

Elle s’était recouchée sur le dos, avait refermé les yeux et joint ses mains sur les draps.

Guillemette, obéissante, commença la lecture, débitant les versets évangéliques du ton monotone dont on lit les prières ou la Vie des Saints, le soir, dans les maisons de Basse-Bretagne.

Et le livre disait :

« Or la mère de Jésus, et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Magdeleine étaient debout, près de sa croix.

« Jésus donc voit sa mère, et près d’elle Jean, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : femme, voilà votre fils !

« Or, après cela, Joseph d’Arimathie demanda à Pilate, qu’il lui permît d’enlever le corps de Jésus. Et Pilate le permit. Il vint donc, et enleva le corps de Jésus.

« Et Nicodème vint aussi, portant un mélange de myrrhe et d’aloès... »

À mesure que se déroulait le texte sacré, la figure de la petite malade s’éclairait, rayonnait d’une vie céleste ; un rose délicat fleurissait aux pommettes de ses joues ; le long de ses boucles blondes un frisson lumineux courait, le reflet d’un soleil d’ailleurs.

Et, dans une sorte de parole intérieure, dont les sons expiraient au bord de ses lèvres, elle reprenait chacun des mots du récit de l’apôtre, les appliquant à sa propre mort qu’elle sentait doucement venir, s’en servant pour sa Passion à elle, pour sa touchante Passion enfantine.

« Oui, Marie et Madeleine étaient là, debout dans la neige, qui chantaient, qui m’appelaient... Et Jean est entré, de la part du bon Dieu, et il m’a regardée et il m’a fait comprendre que je ne souffrirais plus... Et Joseph, Nicodème attendaient pour enlever mon corps... et ils l’ont enlevé, et je n’ai plus eu mal, plus mal du tout... Oh ! oui, petite mère, ils m’ont guérie, les amis de Jésus qui vagabondent par les chemins, la nuit de Noël !... Car, c’étaient eux ! c’étaient eux... Oh ! les jolies musiques que j’entends sonner... »

Guillemette continuait à lire, lentement comme on le lui avait recommandé, engourdie par la chaleur du feu, bercée au fredon somnolent de sa voix.

« Ils prirent donc le corps de Jésus et l’enveloppèrent de linges, avec des aromates...

« Or, il y avait, au lieu où il avait été crucifié, un jardin, et dans ce jardin un sépulcre nouveau, où personne n’avait encore été mis... »

Dans le jardin de M. le président du tribunal, entre des thuyas arborescents, non loin de la grille qui donne sur la route est une tombe de marbre blanc, avec cette épitaphe :

 

Marthe DAUNOY

9 ans

25 décembre 188...

 

Quand revient la Noël, des groupes de petits Bretons passent dans la rue en chantant de vieilles hymnes. Volontiers ils stationnent devant la maison, peu engageante pourtant avec ses persiennes fermées et son air de deuil. Dès qu’ils apparaissent, la porte s’ouvre en haut du perron, une bonne en descend, très vite, et leur dit : « Ne chantez pas ! Allez plus loin ! », mais elle laisse couler dans leurs mains une énorme poignée de sous.

 

 

Anatole LE BRAZ, La Noël de Marthe, 1889.

 

Repris dans Contes fantastiques de Noël,

anthologie présentée par Xavier Legrand-Ferronnière,

EJL, 1997, Librio numéro 197.

 

 

 

 

 

 

 

 

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