Une cime sacrée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Avec sa haute croupe solitaire, dressée à plusieurs kilomètres en avant de la chaîne d’Arrée, au-dessus de la plaine trégorroise, le Ménez-Bré produit l’effet d’une montagne, pour ainsi dire, en rupture de ban. Aucun lien géologique apparent ne le rattache aux cimes de l’intérieur. Il a même l’air de leur tourner le dos, de s’en tenir éloigné à dessein, comme s’il était d’une autre espèce et qu’il se fût séparé d’elles, dès les vieux âges, poussé, qui sait ? par quelque secret instinct d’aventure, ou peut-être attiré par la mystérieuse fascination de la mer.

À cheval sur les deux paroisses de Louargat et de Pédernec 1, il domine des lieues immenses de pays, l’horizon, je pense, le plus étendu qui soit en Bretagne. La longue houle des monts cornouaillais, avec ses rebroussis de schistes, pareils à une écume pétrifiée, barre, derrière lui, les profondeurs du sud ; mais rien n’intercepte la vue du côté du septentrion. L’œil plane sans obstacle sur les terres mouvementées du Trégor, du Penthièvre et du Goëlo. Zone heureuse entre toutes, justement saluée du nom de « Ceinture d’or ». Elle ondoie comme une écharpe de féerie, tissée des plus riches nuances. Au printemps surtout, le spectacle est unique. La broderie des ajoncs et des genêts fait courir ses arabesques éclatantes parmi la moire verte des jeunes blés. Dans le creux des vallées, sous le voile léger des frondaisons nouvelles, les quatre rivières sœurs 2 allument de-ci, de-là, de frémissantes clartés qui brillent, à travers les replis changeants du paysage, ainsi que les reflets épars d’une gigantesque agrafe d’argent. La mer, enfin, déroule au dernier plan sa large bande d’azur vif, dont on dirait du ciel condensé. C’est un décor à la fois très harmonieux et très ample, mais qui plaît à l’âme et qui la touche plus encore qu’il ne la saisit. On a écrit de cette région qu’elle était l’Attique bretonne. Son charme est d’essence sobre et fine : c’est une terre spiritualisée.

Le Ménez la contemple, comme en extase, avec une sorte de satisfaction attendrie. Il veille sur elle, il la couve, tel qu’un berger son troupeau. Et, sous sa bure de gazon jaunissant, élimée par places, il semble, en effet, un monstrueux pâtre millénaire, gardant les collines moutonneuses qui s’acheminent côte à côte vers la mer, en un pêle-mêle bariolé de toisons. La sollicitude qu’il paraît montrer à la plaine, la plaine, en retour, la lui rend en vénération. Elle le révère comme un patriarche, comme un aïeul.

– C’est l’ancêtre de la contrée, tad-coz ar vrô, me disait de lui un taupier de Bégard.

Il en est aussi le génie familier. On a plaisir à le sentir là-haut, toujours visible, toujours présent. Il n’est pas assez élevé pour que les nuages le dérobent ; il l’est suffisamment pour que de tous les points du littoral trégorrois on l’aperçoive. Et il n’a pas une silhouette seulement : il a un visage, une physionomie mobile, animée, vivante, et même un langage symbolique accessible aux intelligences les plus humbles.

– Il connaît du temps, me disait encore à son sujet Jérôme Guénézan, le taupier. C’est un voyant, je vous assure, et un avertisseur.

S’il fait mine de froncer les sourcils et de rentrer les épaules, c’est signe qu’il se prépare « du noir » dans l’atmosphère et qu’il est urgent de mettre les foins en meules ou de tirer les barques sur le rivage. Qu’il se hausse, au contraire, en se reculant, et nage suspendu sur l’horizon, comme pour mieux embrasser du regard le panorama qu’il commande, alors, bonace certaine en mer et clair soleil sur les champs. La montagne a, comme on dit, exorcisé l’espace. Car il n’est pas sans posséder une sorte de don magique, le vieux Ménez. Il a des vertus occultes et bienfaisantes. Quelque divinité tutélaire dut habiter ses flancs, au temps où le naturalisme si gracieux des primitives théogonies celtiques florissait ici dans toute sa fraîcheur. Plus tard, en tout cas, les Bretons du sixième siècle n’hésitèrent pas à lui confier l’ombre de leur fameux Gwenc’hlan, dont le souvenir et les chants les avaient accompagnés dans leur exode. Barde et prophète, comme Merlin, Gwenc’hlan, dont le nom veut dire l’homme « de race sainte », passait pour avoir été un de ses plus brillants continuateurs. On sait la plainte amère et sauvage que lui a prêtée, dans le Barzaz-Breiz, le vicomte de La Villemarqué :

 

Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le seuil de ma porte.

Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux, je chante encore.

Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin cependant...

 

Dans toute l’ancienne Domnonée 3, ses prédictions étaient célèbres. Elles furent même rédigées par écrit, et l’on en conservait, paraît-il, un recueil, il y a quelques deux cents ans, chez les moines de Landévennec. Aujourd’hui, ce n’est guère que dans la mémoire du peuple que l’on peut retrouver un écho fort affaibli de ces paroles sibyllines, de ces Diouganou.

Marguerite Philippe – la reine du folklore breton – vous en pourra citer des spécimens étranges. D’elle encore vous apprendrez la véridique histoire de Gwenc’hlan, telle qu’elle se raconte aux « fileries » d’hiver, sous les chaumes. Il habitait, à l’entendre, le manoir du Rûn-ar-Goff, sur le versant occidental de la montagne. Son physique même n’était pas celui du commun des hommes. Il avait la tête mobile sur les épaules, et pour voir derrière lui n’avait pas besoin de tourner le corps. Ainsi, rien ne lui échappait : il avait les yeux partout à la fois. Il était comme le Ménez, qui, sans bouger, regarde les quatre coins du ciel. Au moral, pareillement, il possédait l’omniscience. Les autres mortels ne connaissent les évènements que lorsqu’ils se sont produits ; lui les voyait se mettre en marche. D’humeur taciturne, il se plaisait peu à la conversation des humains, mais il avait avec les animaux de longs colloques. Les corbeaux, avant de regagner leurs gîtes des bois, venaient, le soir, lui faire leur rapport, et les oiseaux de passage s’arrêtaient sur le rebord de sa croisée pour lui rendre compte de ce qu’ils avaient observé d’insolite sur leur parcours.

Une année, il fut informé par eux qu’une horde innombrable de soudards saxons s’apprêtait à faire irruption sur nos côtes. Alors, dédaignant de répondre à ses gens, qui le pressaient de questions, il revêtit son harnois de guerre, ceignit sa lourde épée qui, d’ordinaire, reposait étendue sous son traversin, et, toujours silencieux, le visage plus impénétrable encore que de coutume, se dirigea seul sur la montagne. Parvenu au sommet, il commença de brandir en l’air, tout autour de sa tête, sa flamberge, ahanant et se démenant avec une ardeur farouche, comme s’il eût eu affaire à des milliers d’assaillants invisibles. De l’aube au couchant, il ferrailla de la sorte, au grand soleil. Les coups se multipliaient si brusques et si rapides que, d’en bas, on eût dit un perpétuel jaillissement d’éclairs. Sur le soir seulement il cessa de batailler, puisa de l’eau de pluie dans le creux d’une roche et lava sa sueur.

– Comprenez-vous, maintenant ? demanda-t-il, de retour dans la plaine, aux personnes que sa bizarre conduite avait intriguées.

Il montrait, du geste, le ciel, la mer lointaine, où ruisselaient des pourpres sombres ; les nuages avaient l’air de traîner leurs franges dans du sang, et le vent de Manche charriait des odeurs fades et lourdes, les mêmes qui, après les grands fauchages d’hommes, s’exhalent des champs de massacre. Gwenc’hlan avait exterminé jusqu’au dernier les futurs envahisseurs.

Quand approcha pour lui l’heure fatidique, un aigle de mer la lui vint annoncer. Il arracha une plume à l’aile de l’oiseau, et avec cette plume, il écrivit son testament :

– Je vais disparaître, disait-il. Qu’on ne cherche point ma tombe : il ne sera au pouvoir de qui que ce soit de la découvrir. Je veux dormir en paix dans une sépulture inconnue. Qu’on ne cherche pas davantage mes livres et les secrets qu’ils contiennent. Je les emporte avec moi pour me servir d’oreiller. Quand à mes richesses, qui sont immenses, je les eusse volontiers léguées à mes concitoyens. Mais je leur donnerais là un présent funeste. Que les Bretons gardent leur pauvreté : elle est la source des meilleures joies.

Cela fait, il plia le papier en quatre et le jeta au vent. Puis, à la nuit close, il se mit en route vers le Ménez. Derrière lui venaient les douze chariots de Rûn-ar-Goff, chargés de tonnes d’or, d’argent et d’escarboucles. Il avait eu soin, au préalable, de bander les yeux des conducteurs, en sorte que ceux-ci voyagèrent à l’aveuglette, réglant leur marche sur celle des chevaux. Ils racontèrent le lendemain qu’ils avaient dû accomplir un très long trajet. Le vrai, c’est que Gwenc’hlan, pour les mieux dépister, leur avait fait faire plusieurs fois le tour de la montagne. Brusquement, les attelages s’étaient arrêtés ; d’eux-mêmes aussi les chariots s’étaient vidés : les tonnes pesantes avaient chu sans bruit, comme englouties dans un puits sans fond. Après quoi l’on avait entendu s’élever une espèce de psalmodie vague, suivie d’un grand soupir. Et c’était tout ce que l’on avait su de la fin de Gwenc’hlan.

J’ai rapporté fidèlement le récit de Marguerite Philippe, plus connue sous son sobriquet de Godic ar Vonzès (la Manchote).

– Et depuis ? lui demandai-je ; ces trésors enfouis par le prophète au flanc du mont, ne s’est-il trouvé personne... ?

Elle ne me laissa point achever :

– C’est là une question, voyez-vous, à laquelle je ne réponds jamais. Je n’ai nulle envie d’être citée en justice pour une parole de trop, comme cela est arrivé jadis à la femme Burlu, de Pédemec.

Ses réticences mêmes prouvaient qu’il y avait un épilogue à la légende : j’essayais de la pousser, de lui faire dire au moins quels avaient été les propos compromettants tenus par la femme Burlu, de Pédernec. Mais, sur ce chapitre, elle si expansive, si loquace, elle demeura obstinément fermée.

– Tout ce que je puis ajouter, conclut-elle, c’est que le Ménez-Bré a bon droit pour être la tombe de Gwenc’hlan. Aucune autre n’eût été digne de couvrir la dépouille du grand sorcier. Vivant, il aimait à y promener ses contemplations ; mort, il y repose. Tous les cent ans, dit-on, la nuit de la première lune, la montagne s’ouvre, au moment précis où le disque argenté de l’astre effleure le bord de l’horizon. Si quelqu’un, saisissant cette minute, se risquait dans la fente, une lumière magique se lèverait devant lui, pour le guider jusqu’à Gwenc’hlan. Et il verrait le prince des sages couché là, ses livres sous sa tête. Une branche d’ajonc dans sa main gauche et sa claire épée à son côté ! Peut-être même l’entendrait-il parler comme en songe. L’esprit de Gwenc’hlan remplit les entrailles de la montagne comme la vertu de saint Hervé en parfume le sommet.

 

 

 

II

 

 

C’est, je pense, pour tâcher d’abolir dans la mémoire du peuple la figure semi-païenne du vieil enchanteur que le christianisme imagina d’implanter sur la cime du mont le culte de saint Hervé. Il eût difficilement fait un choix meilleur et qui fût davantage dans le sens de la tradition. C’était, en effet, remplacer par un autre thaumaturge le thaumaturge primitif, substituer un barde réputé orthodoxe à un barde suspect d’idolâtrie. Orthodoxes ? Ces vieux saints de la liturgie celtique ne l’ont jamais été que d’une façon assez libre. Ce n’est point une canonisation posthume, c’est la vénération populaire qui, de leur vivant même, les a béatifiés. Une complète indépendance fut leur trait commun. Chacun d’eux adorait Dieu à sa manière, selon le vœu de son cœur et l’interprétation de sa conscience. Tous furent des individualistes indomptables et doux. C’est à travers leurs rêves et dans les spectacles grandioses ou charmants de la nature qu’ils contemplaient la Divinité. Leur religion, un peu aventureuse, était restée toute pénétrée de l’antique génie de la race. Rien ne le marque mieux que la légende de saint Hervé, telle qu’on peut la lire chez le plus sincère de nos hagiographes.

Cela débute par une idylle d’une grâce toute biblique. Hoël II régnait en Bretagne, lorsqu’arriva au pays léonnais un Breton insulaire, du nom d’Hyvarnion. C’était déjà le temps où la séduction mélancolique et si prenante du chant des Celtes commençait à se répandre sur le continent.

Les joueurs de rote, quittant les bords brumeux de la mer natale, voyageaient par les chemins du monde, bien accueillis des rois barbares, dont l’âme frémissait d’un trouble inconnu à entendre célébrer, par ces passants mélodieux, les merveilles amoureuses et les idéalistes prouesses de la cour d’Arthur. Hyvarnion appartenait à la confrérie de ces aèdes errants. Il avait été quatre ans l’hôte de Childebert, successeur de Clovis.

Et, maintenant, comblé de cadeaux de toute sorte, il n’aspirait plus qu’à rentrer dans sa patrie. C’est dans cette intention qu’il avait gagné l’extrémité de la presqu’île armoricaine, où il espérait trouver quelque navire en partance pour la Grande-Bretagne. Mais à la veille de mettre à la voile, il eut un songe singulier. Une apparition lumineuse se montra près de son chevet et lui dit : « Il est dans les desseins de Dieu que tu t’établisses en ce pays. Tu rencontreras, à la margelle d’une fontaine, une jeune fille nommée Rivanone. Tu la prendras pour épouse, et de vous deux un enfant naîtra qui sera un grand saint. »

Cette vision ne laissa pas d’inquiéter l’esprit d’Hyvarnion. Et toutefois, à l’aube, il s’achemina délibérément vers la mer. Déjà par l’échancrure des collines, il apercevait les hautes vergues du navire qui devait l’emporter, lorsque, à un tournant de la sente, une fontaine brilla, surmontée de son édicule de pierre. Et près de la fontaine se tenait, la main appuyée à la cruche qu’elle venait de remplir, une jeune fille aussi fraîche que l’eau de la source, aussi rose que le matin naissant. Hyvarnion comprit que c’était sa destinée qui l’attendait au bord de la route et qu’il n’y avait plus qu’à marcher vers elle.

– De quel nom dois-je vous « bonjourer » ? demanda-t-il à la jeune fille.

Elle baissa les yeux et répondit :

– J’ai nom Rivanone.

– À qui, reprit Hyvarnion, devra s’adresser l’homme désireux d’obtenir votre main ?

Rivanone dit, rougissante :

– Je suis la sœur de Rivoaré, qui habite derrière ce bouquet d’arbres. C’est la cheminée de sa maison que vous voyez fumer là-bas entre les feuillages.

Il s’ouvrit alors à elle de la vision qu’il avait eue, et la jeune fille lui confessa que le même ange lui était apparu, qu’il lui avait parlé dans les mêmes termes et que c’était sur son ordre qu’elle s’était rendue à la fontaine. Ils descendirent ensemble vers la demeure de Rivoaré, chez qui furent célébrées leurs noces. De ces poétiques épousailles naquit saint Hervé. Au temps du bon hagiographe Albert Legrand, lequel écrivait au dix-septième siècle, on conservait encore au village de Kérérân, en Léon, l’humble berceau du saint, que l’on venait visiter en pèlerinage, comme une relique, et dont on faisait baiser aux enfants malades le vieux rouvre noirci.

Le fils de Rivanone avait, dès son entrée en ce monde, connu la pire infortune ; il était aveugle-né. Il ne sut de la beauté du ciel, des bois et de la mer que ce qu’il en apprit des lèvres maternelles. Mais le paysage intérieur qu’il portait en lui surpassait en magnificence les prestiges les plus admirables de la réalité. Comment se fût-il plaint de ce que l’univers visible lui était fermé ? Il vivait dans l’infini. Et quelle lumière terrestre eût été capable de rivaliser de richesse et d’éclat avec celle qui lui baignait toute l’âme de sa pure, de son inaltérable clarté ? Conduit aux écoles, il émerveilla ses condisciples et ses maîtres. Jamais personne n’avait vu aussi loin dans la création que cet infirme privé d’yeux. L’évêque de Léon, ayant ouï parler de son extraordinaire sagesse, le manda près de lui et, malgré sa cécité, lui voulut conférer la prêtrise. Hervé n’accepta que de recevoir les ordres mineurs, alléguant qu’il ne se sentait point de force de soutenir une dignité plus haute. Sans doute répugnait-il à se laisser emprisonner dans une hiérarchie. De son père le jongleur il avait hérité, avec le don d’harmonie, le goût de la vie aventureuse.

Comme ces bardes nomades que l’on rencontre encore de-ci, de-là, sur les routes trégorroises, il allait vagabondant à travers la péninsule, guidé par son inséparable Guiharan, sorte de Sancho breton, âme un peu grossière qui mettait souvent à l’épreuve la patience du saint, mais qui lui resta fidèlement attaché jusqu’à la mort. Un loup qui s’était pris pour Hervé d’une affection de caniche complétait le trio. L’on cheminait au hasard, par petites étapes, hébergés tantôt dans une ferme, tantôt dans une abbaye. Guiharan ne se faisait pas faute d’exhiber le fauve docile et d’en tirer de menus profits, à la façon de ces montreurs de loups qui, dans mon enfance, descendaient à époques fixes des forêts de l’Argoat 4 pour promener leurs captures de porte en porte dans les bourgades du littoral. Hervé, devant les auditoires paysans, exerçait son incomparable talent de chanteur, et, parmi les moines, ses prodigieuses facultés d’exorciste. Il faut lire dans Albert Legrand le récit de cette naïve odyssée. La popularité du moine aveugle fut bientôt universelle dans les sept évêchés. Il n’y eut point de fête à laquelle on ne le conviât, et, dans les graves circonstances, on tint plus de compte de ses lumières que de la science des plus grands docteurs.

On le vit bien lorsqu’il fut question de juger Comorre le Tyran, qui commandait au pays de Vannes. Ce Comorre, le plus odieux des hommes, couronnant une longue série de crimes par un forfait abominable, avait mis à mort sa femme, la douce et mélancolique Tryphine, pour anéantir avec elle le fruit qu’elle portait. Une immense clameur d’exécration s’éleva dans toute la Bretagne. Cédant à la voix populaire, les prélats décidèrent de s’assembler en concile afin de retrancher solennellement de l’Église « ce membre pourri ». Restait à choisir le lieu. Les avis différèrent : ceux-ci opinaient pour Tréguier, ceux-là pour Quimper, d’autres pour Dol.

– Qu’Hervé tranche le débat, dit-on finalement.

Un cavalier fut dépêché à la recherche du barde. Il le trouva, prétend la légende, qui dormait dans un courtil du terroir de Pédernec, sur un lit de sauges en fleurs, la tête appuyée à une ruche d’abeilles. Les bestioles autour de lui butinaient en silence, par crainte de troubler son repos, et de temps à autre venaient au-dessus de ses lèvres entrouvertes pour y laisser tomber leur miel. Informé de ce qu’on lui voulait, le saint étendit le bras dans la direction du Ménez-Bré.

– Une sentence prononcée de là-haut atteindrait plus sûrement le coupable, déclara-t-il au messager.

Son conseil fut suivi, et le tribunal se réunit sur la montagne. L’humble clerc avait été prié d’en faire partie et de siéger à côté des évêques. Aveugle et, par surcroît, Celte, c’est-à-dire volontiers flâneur, il ne se pressait point de paraître. Tout le monde avait depuis longtemps pris place, qu’on l’attendait encore. Attente médiocrement récréative, sur cette cime dénudée, en plein soleil et en plein vent. La morgue de quelques dignitaires en murmura, et lorsqu’il arriva enfin, escorté de son loup domestique et précédé de l’éternel Guiharan, plus semblable sous ses haillons à un obscur quêteur d’aumônes qu’à un barde glorieux, d’autant qu’il achevait de croquer des mûres enveloppées dans un pan de son manteau, un des assistants, qui le voyait sans doute pour la première fois, ne put se défendre de chuchoter à l’oreille de son voisin :

– Quoi ! C’est pour ce misérable aveugle qu’on nous a fait tant patienter !

Si bas qu’eût été proférée cette réflexion désobligeante, elle n’échappa point, sinon à l’ouïe d’Hervé, du moins à sa divination.

– Mon frère, dit-il avec douceur, pourquoi me reprochez-vous mon infirmité ? Ne savez-vous pas que Dieu nous a faits comme il lui a plu ?...

Un cri d’épouvante l’interrompit. L’orgueilleux prélat s’était affaissé sur lui-même : il avait les yeux hors de la tête et sentait pendre le long de ses joues leurs orbes sanglants. Touché de compassion, Hervé se pencha, cueillit à ses pieds une poignée de ces simples dont la montagne foisonne, et, les ayant appliqués sur la plaie, rendit instantanément la vue au maléficié. Ce ne fut pas le seul miracle qu’il accomplit ce jour-là. Sur les midi, en effet, après que la délibération eut pris fin et que l’archevêque de Dol, métropolitain de Bretagne, debout sur le plus haut sommet du mont, eut chargé les souffles de l’espace de porter jusqu’à Comorre le verdict qui le mettait au ban de la chrétienté celtique, il se trouva que les membres du concile, altérés par la chaleur de l’atmosphère, peut-être aussi par celle de la discussion, s’enquirent, comme il était naturel, d’une fontaine où se rafraîchir. Des pâtres, hélés, offrirent leurs gourdes. Ce n’était pas de quoi étancher la soif de six-vingts personnes. D’autre eau, il n’en fallait pas chercher dans la montagne : les ardeurs de juillet avaient tout desséché, même le creux de roche où, jadis, se lava Gwenc’hlan. Hervé, cependant, souriait dans sa barbe inculte. Soudain, on le vit saisir des deux mains son dur bâton de chêne, qui, chaque printemps, reverdissait comme un jeune arbre, et le planter droit dans la terre ainsi qu’un épieu. Des ondes, aussitôt, jaillirent en bouillonnant.

Elles coulent depuis lors, intarissables, entre les mamelons jumeaux du Ménez-Bré. Après avoir fourni à boire à des évêques, à des abbés mitrés, à des primats d’Église, elles n’abreuvent aujourd’hui que des gardeurs de moutons qui paissent leurs troupeaux dans ces parages. Mais ce sont, j’imagine, ces âmes rustiques dont la reconnaissance reste la plus douce au cœur d’Hervé. Elles ont fait de lui une sorte de dieu indigète, de bon génie de la montagne. Par leurs soins, un fruste oratoire de pierre lui a été érigé là-haut, au point culminant de la petite Alpe bretonne. Quatre murs bas et solides, percés au levant d’une lucarne à vitraux, une toiture massive, fleurie de lichens et de joubarbes, avec un clocheton de granit posé à cheval sur le faîtage, un porche, enfin, où les jeunes agneaux se viennent volontiers abriter des vents d’est : c’est tout l’édifice. Telle quelle, cette humble « maison de prière » n’en jouit pas moins, aux yeux des Bretons du Trégor, d’un prestige unique. Vous chercheriez vainement à quinze lieues à la ronde un sanctuaire aussi renommé.

De jour, l’on ne s’y rend guère. La dévotion à saint Hervé n’est point une dévotion diurne : elle veut le silence, la solitude et l’ombre. Et cela se conçoit : le bon thaumaturge ne vécut-il pas dans une perpétuelle ténèbre ? C’est donc le soleil couché qu’il est d’usage d’aller lui demander audience. La chose est passée en proverbe ; on dit : « Voyager de nuit comme les pèlerins de saint Hervé. » Je fis rencontre, il y a quelque quatre ans, d’un de ces pèlerins. C’était un vieillard du pays de Trégrom. Assis au bord de la route, les pieds dans la douve, il attendait, avant de poursuivre vers la montagne, que le crépuscule fût moins clair. Son visage trahissait la fatigue, et l’on pouvait lire dans ses yeux une vague appréhension. Il m’avoua qu’il n’était pas, en effet, très rassuré de s’engager seul, à pareille heure, dans le Ménez. La nuit n’a pas cessé d’apparaître aux Bretons entourée du cortège des épouvantes primitives. J’offris au vieux de le ramener jusqu’au prochain village, il hocha la tête, refusa.

– Quel vœu si pressant avez-vous donc fait ? m’informai-je.

Il répondit avec une candeur touchante. Une simplicité d’enfant :

– Eh ! ce n’est point un vœu. Je n’ai désir que de savoir combien j’ai de temps encore à être de ce monde.

Les somnambules extra-lucides, qui commencent à prendre les chemins de nos « pardons », ne tarderont sans doute pas à diminuer la clientèle du « saint de la montagne ». Mais, jusqu’à nouvel ordre, il demeure le grand voyant, l’oracle des oracles. Et il ne révèle pas seulement le destin des vivants, mais aussi celui des morts. Les Celtes sont peut-être, de toutes les races, la plus hantée par les préoccupations de l’au-delà. C’est une croyance, en Bretagne, que le sort heureux ou malheureux de l’« âme défunte » est irrévocablement fixé le trentième jour après le décès.

Mais ce redoutable mystère d’outre-tombe, comment le percer ? Comment découvrir si c’est heur ou malheur, condamnation ou salut ? Il y a un moyen, vous dira-t-on, et il n’y en a qu’un, qui est de faire célébrer un office de « trentaine » dans la chapelle du Ménez-Bré.

J’ai eu l’occasion de décrire, dans la Légende de la Mort, cette pratique étrange où semble survivre, adoucie et poétisée par l’imagination bretonne, je ne sais quelle réminiscence de la « Messe noire » et de l’horrible sabbat. L’essentiel est, d’abord, de trouver un prêtre au cœur assez hardi pour renouveler là-haut les exorcismes dans lesquels excella saint Hervé. Car il y faut beaucoup de courage en même temps que beaucoup de science. La défaillance la plus légère peut avoir pour l’officiant les conséquences les plus tragiques. Jadis, on s’adressait toujours à Dom Guillermic, recteur de Bégard, plus souvent désigné par son surnom de Tadic-Coz 5.

On le citait dans la contrée pour sa maîtrise incomparable en ces matières, et le digne homme était probablement le seul à ignorer les singulières attributions que lui prêtait la rumeur publique.

La tradition nous le montre se déchaussant au bas de la montagne et gravissant la pente pieds nus, « afin d’être prêtre jusqu’à la terre », selon les exigences du rite. D’une main il portait un bénitier d’argent, de l’autre il brandissait un goupillon. Et, naturellement, c’était à la nuit close que cela se passait.

Lorsqu’il avait atteint la chapelle, – au prix de quels efforts, le pauvre Tadic-Coz ! – il pénétrait sous le porche, allumait un bout de chandelle, tirait d’une cachette qui était là, dans la pierre, une poignée de graines de lin, et, après avoir invoqué saint Hervé, se mettait en devoir de débiter la « messe de trentaine », qui veut être dite à rebours. Des heures durant, il marmonnait de la sorte, et avec une telle application d’esprit, avec une telle volubilité de langue, que le sol était encore humide, le lendemain, de la sueur qu’il avait répandue. De grands vols noirs, cependant, tournoyaient dans l’espace et venaient s’abattre à l’orifice du porche. C’était tout l’essaim des démons infernaux, accourus à l’appel de l’exorciste. Il les faisait défiler un à un devant lui, et pour qu’ils ne se plaignissent pas d’avoir été dérangés en vain, les renvoyait munis chacun d’une graine. Si l’âme dont il s’agissait de connaître la destinée n’était vue par lui entre les griffes d’aucun d’eux, c’est qu’elle n’était pas tombée en leur possession, et, partant, qu’on pouvait la tenir pour sauvée.

 

 

 

III

 

 

Les légendes, comme les nuages, s’assemblent volontiers autour des cimes. Le Ménez-Bré en a, quant à lui, toute une couronne. Sépulcre d’un prophète, trône d’un barde, asile des incantations nocturnes, il est par là triplement sacré aux yeux d’un peuple qui ne se complaît guère que dans les songes et dont le surnaturel est l’atmosphère, pour ainsi dire, normale. Les Bretons le vénèrent un peu comme les anciens Grecs vénéraient leur montagne delphique, où parlait la voix de la Pythie et d’où s’épanchaient les sources aimées des Muses. C’est le Parnasse de la Bretagne. Nos chanteurs populaires eux-mêmes s’en rendent compte et subissent en quelque sorte son attraction. Je demandais un jour à l’un d’eux, précisément à ce Yann ar Minouz dont j’ai relaté ailleurs l’histoire 6, quelle raison l’avait poussé à quitter son pays de Pleumeur et sa famille pour venir habiter Bégard, où il n’avait aucune attache.

– C’est, me dit-il, que, là-bas, je me sentais trop loin du Ménez.

Et il m’expliqua qu’il ne se mettait jamais en chemin pour sa « tournée de chansons » sans avoir été, au préalable, saluer saint Hervé dans sa chapelle, boire une gorgée d’eau fraîche à sa fontaine et se fleurir le chapeau d’un brin de genêt cueilli sur sa montagne.

– De même, quand je rentre, ajouta-t-il, mon premier soin est de lui porter mon bâton de route et de le suspendre dans son porche, en guise d’ex-voto.

Nos ballades et nos mythes, toute la floraison littéraire de la Bretagne, en un mot, c’est, on peut le dire, dans le rayon du Ménez-Bré qu’elle s’est épanouie. Là, notre folkloriste national, M. Luzel, a engerbé les épis les plus abondants de sa magnifique moisson ; là aussi, M. Bourgault-Ducoudray a noté, de la lèvre des fileuses et des pâtres les plus purs, les plus pénétrants de nos vieux airs. S’il prenait jamais fantaisie aux Bretons de symboliser dans un monument le génie poétique et légendaire de leur race, c’est sur la montagne trégorroise et la face orientée vers la Manche qu’il sera juste de l’édifier.

 

 

 

Anatole LE BRAZ,

Contes du soleil et de la brume,

1905.

 

 

 

 

 



1 Dans l’arrondissement de Guingamp.

2 Ce sont le Jandy, le Guindry, le Trieux et le Guer.

3 On désignait ainsi le versant nord de la péninsule, sur la Manche.

4 C’est le nom par lequel on désigne l’intérieur boisé de la Bretagne.

5 Vieux petit père.

6 Cf. Au pays des pardons.

 

 

 

 

 

 

 

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