Le familier

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Sheridan LE FANU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

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Parmi environ deux cent trente cas plus ou moins étroitement apparentés à celui que j’ai intitulé Thé vert, je choisis le suivant que je nommerai Le Familier.

Selon son habitude, le Docteur Hesselius a joint à ce manuscrit quelques feuilles de papier à lettre où sont inscrites, de son écriture presque aussi serrée que des caractères d’imprimerie, les remarques qu’il a faites sur ce cas.

« Pour ce qui est de la conscience », dit-il, « on n’eût pu choisir narrateur plus irréprochable que le vénérable Ecclésiastique Irlandais qui m’a donné cette note sur le cas de Mr. Barton. Cet exposé est, néanmoins, imparfait au point de vue médical. Le rapport d’un médecin intelligent, qui eût observé le développement de ce cas et donné ses soins au malade, des premières phases de l’affection à la fin de celle-ci, m’eût fourni ce qui fait défaut pour me permettre de me prononcer avec assurance. J’eusse été instruit des probables dispositions héréditaires de Mr. Barton ; j’eusse appris, sans doute par des manifestations très anciennes, quelque chose sur l’origine du mal, origine plus lointaine qu’on ne peut le dire maintenant.

« Il est possible, en gros, de réduire tous les cas similaires à trois catégories distinctes. Celles-ci sont fondées sur la distinction première entre le subjectif et l’objectif. Parmi les gens dont les sens sont supposés être sujets à des impressions surnaturelles, les uns sont simplement des visionnaires et c’est leur cerveau ou leurs nerfs malades qui produisent les illusions dont ils se plaignent. D’autres sont incontestablement infestés par ce que l’on nomme des agents spirituels, qui leur sont extérieurs. D’autres encore doivent leurs souffrances à un état mixte. Le sens intérieur est « ouvert », il est vrai ; mais il l’a été et continue de l’être sous l’action de la maladie. Cette forme de maladie peut, en un sens, être comparée à la perte de l’épiderme et à la mise à nu, qui en résulte, de surfaces pour l’excessive sensibilité desquelles la nature a prévu une couverture. La perte de cette enveloppe s’accompagne d’une sensibilité inhabituelle à des influences contre lesquelles il était décrété que nous fussions gardés. Mais dans le cas du cerveau et des nerfs immédiatement liés à son fonctionnement et à ses impressions sensitives, la circulation cérébrale subit périodiquement ce trouble vibratoire que j’ai, je le crois, examiné et démontré de façon satisfaisante dans mon essai manuscrit A.17. Ainsi que je le prouve dans ledit essai, ce trouble vibratoire diffère essentiellement du trouble congestif dont j’ai analysé les phénomènes dans mon essai A.19. Ce trouble, quand il est excessif, s’accompagne invariablement d’illusions.

« Si j’avais vu Mr. Barton et si je l’avais examiné sur les points de son cas qui réclament une explication, j’eusse découvert sans difficulté la maladie à laquelle se rapportent ces phénomènes. Mon présent diagnostic est, par nécessité, conjectural. »

C’est là ce qu’écrit le Docteur Hesselius ; et il ajoute un grand nombre de choses qui n’ont d’intérêt que pour un savant et un médecin.

On trouvera, dans les chapitres qui suivent, le Récit du Révérend Thomas Herbert, qui contient tout ce que l’on sait sur ce cas.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE I

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DES PAS

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J’étais un jeune homme à l’époque et j’ai fort bien connu quelques-uns des personnages de cette étrange histoire ; l’impression qu’en firent sur moi les incidents fut donc profonde et durable. Je vais m’efforcer à présent de les rapporter tous avec précision, faisant, bien entendu, entrer dans mon récit tout ce que j’ai pu apprendre de sources diverses et qui peut contribuer, si imparfaitement que ce soit, à dissiper l’obscurité qui en enveloppe le progrès et la fin.

Aux environs de l’an 1790, le plus jeune frère d’un certain baronnet que j’appellerai Sir James Barton, revint à Dublin. Il avait servi avec quelque distinction dans la marine, ayant commandé l’une des frégates de Sa Majesté pendant la plus grande partie de la guerre d’Amérique. Le Capitaine Barton paraissait âgé d’environ quarante-deux ou quarante-quatre ans. C’était, lorsqu’il le voulait, un compagnon intelligent et agréable, encore que généralement réservé, voire même, à l’occasion, irritable.

En société, néanmoins, il se conduisait en homme du monde et en gentleman. Il n’avait point contracté cette tapageuse brusquerie que l’on acquiert parfois en mer : bien au contraire, ses manières étaient remarquablement aisées, calmes et, même, élégantes. De sa personne, il était plutôt corpulent et à peu près de taille moyenne ; sa physionomie était marquée par les rides de la réflexion et, dans l’ensemble, avait une expression de gravité et de mélancolie. Mais, comme c’était, ainsi que je viens de le dire, un homme d’une parfaite éducation en même temps que de bonne famille et qu’il jouissait d’une large aisance, il n’avait, bien entendu, pas eu besoin d’autres lettres de créance pour être reçu dans la meilleure société de Dublin.

Personnellement, Mr. Barton avait des habitudes d’économie. Il occupait un petit appartement dans l’une des rues alors à la mode, du côté sud de la ville, n’avait qu’un seul cheval et un seul valet, et, bien que libre-penseur avéré, menait une vie rangée et morale, ne se livrant ni au jeu, ni à la boisson, ni à aucune autre activité répréhensible, vivant toujours seul, sans se lier intimement avec personne ou sans avoir de préférence pour tel ou tel compagnon, et paraissant hanter les salons de la bonne société plutôt à cause de l’animation qui y régnait et pour se distraire, que pour les occasions qu’elle lui offrait d’échanger des idées ou des opinions avec ses semblables.

On décréta donc que Barton était un garçon du genre économe, prudent et peu sociable, qui était plus que capable de défendre son célibat à la fois contre les stratagèmes et contre les assauts, qu’il vivrait probablement jusqu’à un grand âge, qu’il mourrait riche et qu’il laisserait son argent à un hôpital.

Il devint, néanmoins, bientôt apparent que l’on s’était totalement mépris sur la nature des plans de Mr. Barton. Une jeune personne, que je nommerai Miss Montague, fit à cette époque son entrée dans le monde, sous les auspices de sa tante, la Douairière Lady L... Miss Montague était tout à fait jolie et accomplie et, ayant naturellement un certain esprit et beaucoup de gaieté, elle devint pendant un moment la coqueluche de la bonne société.

Pour un temps, néanmoins, sa popularité ne lui apporta rien de plus que cette admiration vide qui, si plaisante soit-elle comme encens pour la vanité, ne précède en tout cas pas le mariage ; car, malheureusement pour la jeune personne en question, c’était chose admise que, à part ses charmes personnels, elle n’avait pas la moindre fortune, ni la moindre espérance. Telle étant la situation, on comprendra sans difficulté que la surprise générale ne fut pas mince lorsque le Capitaine Barton se posa en soupirant déclaré de l’impécunieuse Miss Montague.

Comme on pouvait s’y attendre, la cour du Capitaine fut agréée et, au bout de peu de temps, la vieille Lady L... confia successivement à chacun de ses cent cinquante amis intimes que le Capitaine Barton avait, avec son approbation, fait des propositions formelles de mariage à Miss Montague, sa nièce, laquelle avait, du reste, consenti à lui accorder sa main, sous réserve du consentement de son père qui était alors en train de revenir des Indes et que l’on attendait dans deux ou trois semaines au plus.

Quant à ce consentement, il ne pouvait pas y avoir de doute : le délai n’était donc qu’une question de formes, et on considérait Miss Montague et le Capitaine comme officiellement fiancés, aussi Lady L..., avec la rigueur d’un décorum dont sa nièce se fût, sans nul doute, allègrement passée, empêcha dès lors celle-ci de participer davantage aux divertissements de la ville.

Le Capitaine Barton était un visiteur constant aussi bien que l’hôte fréquent de Lady L..., et tous les privilèges d’intimité que l’on accorde habituellement à un fiancé lui étaient concédés. Telles étaient les relations des parties intéressées, lorsque les mystérieuses circonstances qui assombrissent ce récit commencèrent pour la première fois de se manifester.

Lady L... avait pour résidence une belle maison au nord de Dublin, et le logement du Capitaine Barton était situé, ainsi que nous l’avons déjà dit, au sud de cette ville. La distance qui les séparait l’un de l’autre était considérable, et le Capitaine Barton avait en général pour habitude de rentrer chez lui à pied et sans être accompagné d’un serviteur, toutes les fois, et elles étaient nombreuses, où il passait la soirée avec la vieille dame et la belle pupille de celle-ci.

Le plus court chemin pour lui, dans ces randonnées nocturnes, suivait pendant une distance considérable l’ébauche d’une rue qui, jusque là, n’en était encore qu’à son tracé et dont les maisons dépassaient à peine les fondations.

Un soir, peu de temps après le début de ses fiançailles avec Miss Montague, il lui arriva de rester plus tard que de coutume en la compagnie de la jeune fille et de Lady L... La conversation avait roulé sur les preuves de la Révélation, qu’il avait contestées avec le grossier scepticisme d’un infidèle endurci. Ce que l’on appelait les « principes français » s’était alors largement introduit dans la société élégante, surtout dans cette partie de celle-ci qui professait la fidélité aux idées Whig, et ni la vieille dame, ni sa pupille n’étaient assez complètement exemptes de cette corruption pour voir dans les opinions de M. Barton une objection sérieuse à l’union projetée.

La discussion avait dégénéré en une conversation sur le surnaturel et le merveilleux, dans laquelle le Capitaine s’était tenu exactement à la même ligne d’argument et de ridicule. En tout ceci, la vérité m’oblige à le dire, le Capitaine Barton n’était coupable d’aucune affectation : les doctrines sur lesquelles il insistait n’étaient, en réalité, que trop véritablement la base de ses propres croyances, si l’on peut ainsi les nommer ; et peut-être ne fut-ce pas la moins étrange des étranges et nombreuses circonstances qui se rapportent à mon récit, qu’il ait été, lui, le sujet des terribles influences que je vais décrire, lui, dont des années de réflexion avaient fait un incroyant convaincu en ce que l’on nomme d’ordinaire les agents surnaturels.

Il était bien plus de minuit lorsque Mr. Barton prit congé et s’engagea sur le solitaire chemin du retour. Maintenant, il avait atteint la rue déserte dont j’ai parlé, cette rue où des murs nains et inachevés marquaient de chaque côté les fondations des futures rangées de maisons ; la lune brillait dans la brume et sa clarté imprécise ajoutait encore à la désolation du lieu ; et dans le silence total qui y régnait, ce silence total qui a en soi quelque chose d’indéfinissablement émouvant, dans ce silence, donc, que seuls ils rompaient, les pas du capitaine résonnaient avec une force et une netteté extraordinaires.

Il avait de la sorte parcouru une certaine distance lorsque, tout à coup, il entendit trottiner à pas mesurés, à une quarantaine de yards, semblait-il, en arrière de lui.

Soupçonner que l’on est suivi est, en tout temps, désagréable : ce l’est encore plus quand cela se passe dans un endroit aussi solitaire ; et ce soupçon devint si puissant dans l’esprit du Capitaine Barton, qu’il se retourna brusquement pour faire face à son suiveur, mais quoique la lune ait brillé avec assez d’intensité pour permettre de distinguer n’importe quel objet sur la route qu’il venait de parcourir, il n’y put découvrir aucune forme de quelque genre que ce fût.

Les pas qu’il venait d’entendre ne pouvaient avoir été l’écho des siens, car il frappa le sol du pied et marcha vivement de long en large sans éveiller le moindre écho ; il fut, donc, bien que nullement imaginatif, finalement contraint d’imputer à son imagination les sons qui avaient frappé son ouïe et de les considérer comme une illusion. Se satisfaisant de la sorte, il reprit sa marche, mais il n’avait pas fait une douzaine d’enjambées que le mystérieux bruit de pas fut de nouveau perceptible derrière lui, et, cette fois-ci, comme dans le dessein bien arrêté de montrer que ces sons n’étaient pas le fait d’un écho, les pas ralentissaient parfois jusqu’à presque s’arrêter et, parfois, se hâtaient jusqu’à courir pendant quelques instants, avant de reprendre de nouveau le rythme de la marche.

Comme précédemment, le Capitaine Barton fit de nouveau demi-tour, et, cette fois encore, avec le même résultat : au-dessus du niveau désert de la chaussée, nul objet n’était visible. Il refit en sens inverse le trajet qu’il venait de parcourir, décidé à ce que la cause, quelle qu’elle pût être, des sons qui l’avaient ainsi déconcerté, n’échappât pas à ses recherches : mais toutes ses investigations demeurèrent vaines.

En dépit de tout son scepticisme, il se sentit rapidement gagné par quelque chose qui ressemblait à une crainte superstitieuse, et ce fut en éprouvant ces sensations aussi inaccoutumées que désagréables qu’il fit une fois de plus demi-tour et poursuivit sa route. L’obsédant bruit de pas ne se répéta qu’au moment où il eut atteint le point où il s’était précédemment arrêté pour revenir en arrière : là, les pas reprirent, et ceci avec de brusques départs de course qui menaçaient d’amener l’invisible poursuivant à la hauteur du piéton alarmé.

De nouveau, le Capitaine Barton interrompit sa marche, car la nature inexplicable de l’incident l’emplissait de sentiments vagues et gênants, et cédant à la vive émotion qui était en train de le gagner, il cria sévèrement : « Qui va là ? » Le son de votre propre voix, retentissant de la sorte dans une complète solitude et suivi d’un silence total, a, en soi, quelque chose de désagréablement troublant, et le Capitaine Barton atteignit un degré de nervosité auquel, sans nul doute, rien auparavant ne l’avait jamais fait parvenir.

Les pas le poursuivirent jusqu’au bout de cette rue solitaire, et il lui fallut un grand effort d’opiniâtre fierté pour résister à l’impulsion qui, à chaque instant, le poussait à chercher le salut dans la fuite, et une fuite à toutes jambes. Ce ne fut qu’après avoir atteint son logis et s’être assis au coin de son feu, qu’il se sentit suffisamment rassuré pour remettre de l’ordre dans son esprit et y repasser les évènements qui l’avaient tellement troublé.

Il faut si peu de chose, après tout, pour abattre l’orgueil du scepticisme et venger, en nous, les vieilles et simples lois de la nature.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

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LE GUETTEUR

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Le lendemain matin, Mr. Barton était en train de prendre tardivement son petit-déjeuner et il réfléchissait aux incidents de la nuit précédente avec plus de curiosité que de crainte, tant les lugubres impressions faites sur l’imagination disparaissent avec promptitude sous la réconfortante influence du jour, quand une lettre, que le facteur venait tout juste d’apporter, fut placée devant lui, sur la table.

Il n’y avait rien de remarquable dans la suscription de cette missive, sinon qu’elle était d’une écriture qui lui était inconnue, peut-être même une écriture déguisée, car les lettres hautes et étroites étaient penchées vers la gauche ; et, s’imposant à lui-même, comme on le fait souvent en de tels cas, un long et énervant délai, Mr. Barton resta un bon moment à interroger la suscription avant de briser le cachet. Cela fait, il lut les mots suivants, tracés de la même écriture :

 

Mr. Barton, ex-capitaine du Dauphin, est averti d’un DANGER. Il fera bien d’éviter X... Street (tel était le nom de la rue qui avait été le théâtre de son aventure de la nuit précédente). S’il y passe comme à l’ordinaire, il lui arrivera quelque chose de funeste. Qu’il en prenne note une fois pour toutes, car il a tout lieu de redouter

LE GUETTEUR.            

 

Le Capitaine Barton lut et relut cette étrange missive ; il la retourna en tous sens et la considéra sous tous les éclairages ; il examina le papier sur lequel elle était écrite et scruta une fois de plus l’écriture. Ne trouvant rien, il regarda longuement le sceau, mais ce n’était qu’une pastille de cire sur laquelle l’empreinte accidentelle d’un pouce était à peine visible.

Il n’y avait pas la moindre marque, pas le moindre indice, de quelque sorte que ce fût, qui pût l’amener à deviner l’origine possible de ce message. Le propos de celui qui l’avait écrit semblait amical, et pourtant il se désignait comme quelqu’un que le Capitaine avait « tout lieu de redouter ». Tout ensemble, la lettre, son auteur et le dessein réel de celui-ci étaient, pour Mr. Barton, un insoluble problème et, qui plus est, un problème qui suggérait de façon déplaisante à son esprit de nouveaux prolongements à l’aventure de la nuit précédente.

Obéissant sans doute à un quelconque sentiment d’amour-propre, Mr. Barton ne fit part à personne, pas même à sa future épouse, des évènements que je viens de rapporter en détails. Si insignifiants qu’ils puissent paraître, ils avaient en réalité très désagréablement affecté son imagination, et il ne se souciait pas de révéler, même à la jeune personne en question, quelque chose qu’elle considérerait peut-être comme une preuve de faiblesse. Cette lettre pouvait fort bien n’être qu’une mystification, et le mystérieux bruit de pas qu’une illusion ou une supercherie. Mais, bien qu’il affectât de traiter toute l’affaire comme indigne d’une seule pensée, elle l’obsédait, néanmoins, avec persistance, le harcelait de doutes embarrassants et l’accablait de craintes vagues. Il est certain, en tout cas, que, dans la suite, pendant un temps considérable, il évita soigneusement la rue désignée dans la lettre comme étant le lieu du danger.

Ce ne fut qu’une semaine environ après réception de la lettre que j’ai transcrite, qu’autre chose se produisit pour en rappeler la teneur au Capitaine Barton, ou, si l’on veut, pour empêcher que disparussent graduellement de son esprit les fâcheuses impressions qu’il avait alors reçues.

Un soir, après l’entracte que je viens de mentionner, il rentrait du théâtre, alors situé dans Crow Street, et, ayant conduit Miss Montague et Lady L... jusqu’à leur voiture, il s’attarda à flâner quelque temps avec deux ou trois personnes de connaissance.

Il se sépara néanmoins de ces personnes près du Collège et poursuivit seul son chemin. Il était alors plus d’une heure et les rues étaient totalement désertes. Pendant tout le temps où il avait marché avec les compagnons qu’il venait de quitter, il avait parfois eu la douleur de percevoir le bruit de pas, qui semblait les suivre.

Une ou deux fois, il avait jeté un regard en arrière, avec le pénible pressentiment d’être de nouveau sur le point d’éprouver les mêmes mystérieux tracas que ceux qui l’avaient tant déconcerté une semaine plus tôt, mais en espérant sincèrement cette fois pouvoir voir une forme quelconque qui donnât à ces sons une explication naturelle. Mais la rue était déserte et il ne put voir personne.

Poursuivant maintenant tout seul la route qui le menait chez lui, Mr. Barton devint vraiment nerveux et mal à l’aise quand il entendit, avec une netteté accrue, le bruit bien connu et, à présent, redouté.

Mr. Barton longeait alors le haut mur qui limite le parc du Collège, et le bruit le suivait, recommençant presque au moment même où il reprit sa marche. Ce même pas inégal, parfois lent et parfois, sur une distance d’une vingtaine de yards, accéléré jusqu’à être un pas de course, était perceptible en arrière de lui. Encore et encore, Mr. Barton se retourna ; tous les six pas ou presque, il jetait de rapides et furtifs coups d’œil par-dessus son épaule, mais sans jamais voir personne.

L’irritation produite par cette poursuite intangible et invisible devint graduellement presque intolérable ; et, lorsque, enfin, il arriva chez lui, sa tension nerveuse avait atteint un tel point qu’il ne put prendre de repos et qu’il n’essaya même pas de s’étendre avant le lever du jour.

Il fut éveillé par un coup frappé à la porte de sa chambre, et son domestique, entrant, lui tendit plusieurs lettres qui venaient d’arriver par la poste. L’une de ces lettres attira sur-le-champ l’attention du Capitaine Barton, et un seul coup d’œil à sa suscription le réveilla tout à fait. Reconnaissant instantanément l’écriture, il lut ce qui suit :

 

Songer à m’échapper, Capitaine Barton ? Autant espérer échapper à votre ombre. Quoi que vous puissiez faire, je vous verrai aussi souvent qu’il me plaira, et vous me verrez aussi, car, contrairement à ce que vous croyez, je ne veux pas me cacher. Mais que cela ne trouble pas votre repos, Capitaine Barton, car, si vous avez bonne conscience, que pouvez-vous craindre de l’œil du

GUETTEUR ?            

 

Il est à peine nécessaire de s’étendre sur les sentiments qui accompagnèrent la lecture de cette étrange communication. Pendant plusieurs jours dans la suite, on remarqua que le Capitaine Barton avait un air anormalement absent et abattu. Mais nul ne devina la cause de son humeur.

Quoi qu’il pût penser des pas fantomatiques qui le suivaient, il ne pouvait y avoir d’illusion possible quant aux lettres qu’il avait reçues ; et leur arrivée, faisant immédiatement suite aux mystérieux sons qui l’avaient obsédé, était, pour le moins, une bizarre coïncidence.

Dans son esprit, Mr. Barton rattachait vaguement et instinctivement la situation tout entière à certains moments de sa vie passée, des moments qu’il avait particulièrement horreur de se rappeler.

Il se trouva, néanmoins, que, outre de ses noces prochaines, le Capitaine Barton eut à s’occuper précisément alors, et sans doute heureusement pour lui, d’une affaire d’un genre très absorbant, relative au règlement d’un grand et interminable procès concernant certaines propriétés.

L’existence active et pleine d’émotions qu’il dut mener alors eut sur lui un effet tout naturel : elle dissipa graduellement la mélancolie qui, pour un temps, l’avait parfois oppressé, et, bientôt, son humeur eut entièrement retrouvé sa couleur habituelle.

Pourtant, au cours de cette période, la répétition du même phénomène, de temps en temps et sous une forme indistincte et à peine perceptible, vint l’effrayer quelque peu ; cela se passait toujours dans des endroits solitaires, mais, maintenant, pendant la journée aussi bien qu’après la tombée de la nuit. Ces retours des étranges impressions dont il avait tant souffert, ne furent néanmoins que faibles et intermittents, à tel point que, souvent et à sa grande satisfaction, il était vraiment incapable d’établir une distinction entre elles et les simples suggestions d’une imagination surexcitée.

Un soir, il accompagna jusqu’à la Chambre des Communes un Membre de celle-ci, lequel était une relation commune à lui et à moi. Ce fut là l’une des rares occasions où je me trouvai en la compagnie du Capitaine Barton. Cependant que nous marchions tous les trois, je remarquai qu’il devint absent et silencieux, et ceci à un point qui semblait dénoter la pression d’une angoisse aussi vive qu’absorbante.

J’appris plus tard que, tout au long de notre promenade, il avait entendu se mêler à celui des nôtres le bruit de pas bien connu, qui le suivait.

Ce fut, néanmoins, là la dernière fois qu’il eut à souffrir cette phase de la persécution dont il était déjà la victime angoissée. Une nouvelle phase, et bien différente, était sur le point de commencer.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

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UNE ANNONCE

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Je fus, ce soir-là, témoin de la première dans la nouvelle série d’impressions qui devaient, par la suite, mener à son terme la destinée du Capitaine Barton ; et, n’eût été sa relation avec les évènements qui suivirent, c’est à peine si, maintenant, je me souviendrais de l’incident.

Comme nous atteignions le passage qui vient de College Green, un homme, dont je me rappelle seulement qu’il était de petite taille, qu’il avait l’air d’un étranger et qu’il portait une sorte de casquette de voyage en fourrure, s’avança, très rapidement et comme sous l’empire d’une violente surexcitation, droit vers nous, tout en grommelant avec volubilité et véhémence.

Ce personnage d’aspect singulier marcha droit sur Barton, lequel nous précédait un peu, et s’arrêta, le regardant pendant quelques instants avec une expression de menace et de fureur maniaque ; et puis, faisant demi-tour aussi brusquement qu’il s’était arrêté, il se mit à marcher en avant de nous du même pas précipité et disparut dans un passage latéral. Je me rappelle très nettement avoir été grandement frappé par la mine et le comportement de cet homme, lesquels produisirent vraiment sur moi l’irrésistible impression d’un vague danger, une impression telle que je n’en avais jamais ressentie auparavant ou telle que ne m’en a jamais fait ressentir depuis la présence de quelque chose d’humain ; mais, en ce qui me concernait, cette sensation était loin d’atteindre à quelque chose d’assez déconcertant pour me mettre en émoi ou m’agiter : je venais seulement de voir une physionomie singulièrement méchante et animée, semblait-il, par la surexcitation de la folie.

En tout cas, l’effet que produisit cette apparition sur le Capitaine Barton m’ahurit littéralement. Je le connaissais pour un homme d’un grand courage et plein de sang-froid en présence d’un danger véritable, ce qui rendit d’autant plus bizarre le comportement qu’il eut en cette occasion. Comme l’étranger s’avançait, il recula d’un ou deux pas et me saisit silencieusement le bras, d’un mouvement qui ressemblait à un spasme d’agonie ou de terreur. Ensuite, me repoussant rudement quand l’inconnu s’éloigna, il le suivit pendant quelques pas, et puis, s’arrêtant très troublé, il s’assit sur un banc. Jamais je n’ai contemplé visage plus défait ni plus hagard.

– Au nom du ciel, Barton, qu’avez-vous ? lui demanda notre compagnon sincèrement alarmé. Vous n’êtes pas blessé, n’est-ce pas ? Ni malade ? Qu’y a-t-il ?

– Qu’a-t-il dit ? s’enquit Barton, ne tenant nul compte de la question de notre compagnon. Je n’ai pas entendu. Qu’était-ce ?

– C’est absurde, déclara X..., grandement surpris. Qu’importe ce qu’a dit cet individu ? Vous êtes souffrant, Barton, il n’y a aucun doute. Laissez-moi vous appeler une voiture.

– Souffrant ! Non, je ne le suis pas, s’exclama Barton faisant visiblement un effort pour retrouver la maîtrise de soi-même. Mais, à dire vrai, je suis fatigué, un peu surmené, et, peut-être, exagérément inquiet. Je viens, vous le savez, de passer devant la Chancellerie, et le règlement d’un procès est toujours quelque chose d’éprouvant pour les nerfs. Je me suis senti mal à l’aise toute la soirée, mais, maintenant, je vais mieux. Allons, allons, qu’attendons-nous pour repartir ?

– Non, non, répliqua X... Suivez mon conseil, Barton, et rentrez chez vous. Vous avez vraiment besoin de repos. Vous avez l’air très malade. J’insiste vraiment pour que vous me permettiez de vous raccompagner chez vous.

Je joignis d’autant plus volontiers ma voix à celle de X... qu’il était évident que Barton, lui-même, était plutôt disposé à se laisser persuader. Il nous quitta néanmoins, déclinant notre offre de l’escorter. Je n’étais pas suffisamment intime avec X... pour discuter avec lui de la scène dont nous venions d’être les témoins. J’eus néanmoins la conviction, à voir le visage qu’il avait tandis que nous échangions quelques banalités, qu’il était aussi peu satisfait que moi-même de la brusque maladie qui avait servi de prétexte à Barton pour expliquer cette étrange exhibition, et que nous étions tous les deux d’accord pour soupçonner qu’un quelconque mystère se cachait derrière cette affaire.

Je passai le lendemain chez Barton, afin de demander de ses nouvelles, et son domestique m’apprit que, depuis son retour, la veille au soir, son maître n’avait pas quitté sa chambre ; mais que son indisposition était sans gravité et qu’il espérait sortir dans quelques jours. Ce soir-là, Mr. Barton envoya chercher le Docteur B..., qui avait alors une nombreuse et élégante clientèle à Dublin, et leur entrevue fut, paraît-il, singulière.

Barton exposa en détail ce qu’il ressentait, mais ceci d’une façon distraite et décousue qui semblait dénoter le peu d’intérêt qu’il portait à sa guérison et qui, en tout cas, prouva péremptoirement qu’un sujet bien plus important que sa présente indisposition lui occupait l’esprit. Il se plaignit d’avoir parfois des palpitations et des maux de tête.

Le Docteur R... lui demanda, entre autres, si quelque chose d’irritant, évènement ou souci, ne le tracassait pas. Barton répondit négativement à cette question, et cela vivement et presque avec humeur ; et, là-dessus, le médecin déclara que, à son avis, le Capitaine n’avait rien de grave, qu’il avait seulement un peu de dyspepsie, et il était sur le point de se retirer après avoir rédigé l’ordonnance adéquate, lorsque Mr. Barton le rappela, avec l’air d’un homme qui vient de se souvenir de quelque chose qui lui avait presque échappé.

– Je vous demande pardon, Docteur, mais j’ai bien failli oublier... Me permettez-vous de vous poser deux ou trois questions médicales, des questions plutôt bizarres, sans doute, mais un pari dépend de leur réponse. Vous voudrez bien, je l’espère, excuser mon extravagance ?

Le médecin se déclara prêt à satisfaire son interlocuteur.

Barton parut éprouver quelque difficulté à poser les questions annoncées, car il resta silencieux pendant un bon moment, puis, après être allé jusqu’à sa bibliothèque et en être revenu, il s’assit finalement et dit :

– Vous allez penser que ce sont des questions très puériles, mais je ne puis gagner mon pari que si vous y répondez. Il faut donc que je vous les pose. Voici. Je voudrais d’abord des renseignements sur le tétanos. Si un homme a vraiment été atteint de cette maladie et qu’il semble en être mort, qu’il le semble tellement qu’un médecin moyennement savant puisse déclarer sans hésiter qu’il est mort, cet homme peut-il, ensuite, se rétablir malgré tout ?

Le médecin sourit et secoua la tête.

– Mais... Mais, reprit Barton, une erreur peut être commise. Supposez un ignorant qui prétende s’y connaître en médecine. Cet ignorant pourrait-il être abusé par une phase quelconque de la maladie au point de confondre ce qui n’est qu’une étape dans la progression du mal avec la mort elle-même ?

– Nul homme, s’il a jamais vu la mort, ne pourrait la confondre avec un cas de tétanos, répondit le Docteur R...

Barton réfléchit pendant quelques minutes.

– Je vais vous poser une question, dit-il, encore plus puérile peut-être. Mais, tout d’abord, pouvez-vous me dire si les règlements des hôpitaux étrangers, de ceux de Naples, par exemple, sont très élastiques et s’ils sont mal faits. Toutes sortes de bévues et d’erreurs ne peuvent-elles s’y produire en ce qui concerne l’inscription des entrants, et ainsi de suite ?

Le Docteur R... s’avoua incompétent sur ce sujet.

– Alors, Docteur, voici la dernière de mes questions. Vous allez sans doute en rire, mais je ne puis faire autrement que de la poser. Existe-t-il, dans toute la série des maladies humaines, une affection quelconque qui aurait pour effet de réduire sensiblement la taille et la charpente osseuse, une affection qui fasse en quelque sorte rétrécir un homme mais sans altérer un seul détail de sa physionomie générale, une affection, en somme, qui n’influe que sur la hauteur et sur la corpulence ? Une affection, n’importe laquelle, notez-le bien, et si rare soit-elle, et même dont l’existence soit en général contestée, mais qui puisse peut-être produire un tel effet ?

Le médecin sourit et répondit avec une grande fermeté qu’une semblable affection n’existait pas.

– Alors, fit brusquement Barton, autre chose ! Si quelqu’un a des raisons de craindre d’être attaqué par un fou qui est en liberté, ce quelqu’un ne peut-il se procurer un mandat d’arrêt contre ce fou et le faire emprisonner ?

– En vérité, répondit à cela le Docteur R..., c’est là plus une question pour un juriste que pour moi-même ; mais je crois que si votre quelqu’un s’adressait à un magistrat, c’est une telle manière d’agir qui lui serait indiquée.

Le médecin prit alors congé du Capitaine Barton et s’en alla ; mais, au moment même où il arrivait à la porte du vestibule, il se rappela avoir laissé sa canne en haut et revint sur ses pas. Son retour chez le Capitaine Barton mit le Docteur R... dans une situation embarrassante, car, lorsqu’il entra il vit se consumer lentement dans le foyer un morceau de papier dans lequel il reconnut son ordonnance. Quant à Barton, il était assis tout près de la cheminée, avec, sur le visage, une expression prononcée de tristesse et de consternation.

Le Docteur R... avait trop de tact pour s’attarder plus longuement ; mais il en avait suffisamment vu pour être convaincu que le siège des souffrances du Capitaine Barton était l’esprit, et non le corps.

Quelques jours plus tard, l’annonce suivante parut dans les journaux de Dublin :

 

Si Sylvester Yelland, anciennement matelot à bord de la frégate de Sa Majesté le Dauphin, ou quelqu’un de sa famille, veut bien se présenter à l’étude de Maître Hubert Smith, avoué, Daine Street, il lui, ou leur, sera communiqué quelque chose de très avantageux pour lui, ou eux. Au cas où les intéressés désireraient passer inaperçus, ils pourront être reçus à n’importe quelle heure de la journée, jusqu’à minuit. On s’engage sur l’honneur à garder le secret le plus strict sur toute communication de caractère confidentiel.

 

Le Dauphin, ainsi que je l’ai mentionné, était le vaisseau qu’avait commandé le Capitaine Barton ; et cette circonstance, jointe aux extraordinaires efforts qui furent déployés pour assurer à cet étrange avis le maximum de publicité, tant par la distribution de prospectus que par la répétition de l’annonce, amena le Docteur R... à penser que l’extrême malaise du Capitaine Barton avait un rapport quelconque avec le personnage auquel l’annonce était adressée et que le Capitaine lui-même était l’auteur de celle-ci.

Ceci, inutile de le dire, n’était néanmoins rien de plus qu’une supposition. Aucune information, de quelque sorte que ce fût, quant à l’objet véritable de l’annonce, ne fut divulguée par l’avoué, lequel s’abstint même de la moindre allusion qui pût mettre sur la voie les personnes qui eussent été curieuses de connaître l’identité de celui qui l’employait.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

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ENTRETIEN AVEC UN ECCLÉSIASTIQUE

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Bien que ces derniers évènements eussent donné à Mr. Barton la réputation d’un hypocondriaque, il était encore très loin de la mériter. Ce n’était nullement un bon vivant, mais il possédait encore, par nature, ce que l’on nomme une « humeur égale » et n’était pas sujet à d’excessifs abattements.

Il commença, donc, bientôt à reprendre ses anciennes habitudes ; et l’un des premiers symptômes de cette plus saine disposition d’esprit, ce fut sa présence à un banquet de Francs-Maçons – il appartenait en effet à cette honorable confrérie. Barton qui, tout d’abord, avait été morose et distrait, but beaucoup plus copieusement que de coutume, peut-être afin de dissiper ses secrètes inquiétudes, et sous l’influence du bon vin et de l’agréable compagnie, il devint peu à peu (ce qui ne lui ressemblait guère) bavard et, même, bruyant.

Ce fut dans cet état d’excitation anormal que, vers dix heures et demie, il quitta ses commensaux ; et, la chaleur communicative des banquets étant un puissant stimulant de la galanterie, il lui vint à l’idée de se rendre séance tenante chez Lady L... et de passer le restant de la soirée auprès d’elle et de Miss Montague.

En conséquence, peu de temps ensuite, il était à X... Street, en train de bavarder gaiement avec ces deux dames. On ne doit, néanmoins, pas supposer que le Capitaine Barton avait outrepassé les limites que la bienséance impose à la célébration de l’amitié : il avait seulement bu assez de vin pour s’égayer, sans toutefois, ébranler le moins du monde sa raison ou modifier son comportement habituel.

À cette bonne humeur inaccoutumée s’ajoutait un oubli total, ou, si l’on veut, un mépris complet, de ces vagues appréhensions qui, pendant si longtemps, avaient pesé sur son esprit et l’avaient, jusqu’à un certain point, tenu à l’écart de la société ; mais, la nuit s’avançant et cette gaieté artificielle commençant à diminuer, ces idées pénibles s’emparèrent de nouveau graduellement de lui et il redevint distrait et anxieux comme précédemment.

Quand il prit congé de Lady L... et de Miss Montague, il avait le désagréable pressentiment d’un malheur imminent, et il s’en alla, l’esprit hanté de mille mystérieuses appréhensions contre lesquelles il luttait intérieurement ou qu’il affectait de mépriser, bien qu’il en ressentît vivement le poids.

Ce fut cet orgueilleux dédain de ce qu’il considérait comme une faiblesse de sa part, qui lui dicta, en cette occurrence, la conduite qui devait se terminer par l’aventure que je vais maintenant relater.

Il eût été facile à Mr. Barton d’appeler une voiture, mais il était conscient que la forte envie qu’il avait de le faire n’avait pas d’autre cause que ce en quoi il persistait désespérément à voir uniquement des craintes superstitieuses.

Il eût également pu rentrer chez lui par une route différente de celle contre laquelle il avait été mis en garde par son mystérieux correspondant ; mais, pour la même raison, il écarta également cette idée, et, avec la décision, têtue et à demi désespérée, d’amener les choses à une crise quelconque, si les causes de ses souffrances passées avaient la moindre réalité, et, dans le cas contraire, de faire de façon satisfaisante la preuve de leur caractère illusoire, il résolut de prendre précisément le chemin qu’il avait parcouru lors de la nuit, si douloureusement gravée dans sa mémoire, où l’étrange persécution avait commencé. La vérité m’oblige pourtant à dire que le pilote qui, pour la première fois, dirige un bateau sous le feu des batteries ennemies, ne se voit pas assigner une tâche plus ardue que celle que s’imposa le Capitaine Barton quand il s’engagea, haletant, dans cette rue solitaire, une rue qu’il sentait, malgré tous les efforts de son scepticisme et de sa raison, être le domaine incontesté d’une créature maléfique et qui n’en voulait qu’à lui.

Il avançait résolument et rapidement, respirant à peine tant était grande son inquiétude ; le bruit de pas redouté ne se fit, en tout cas, pas entendre de nouveau, et le Capitaine Barton commençait à sentir renaître son assurance quand, après avoir parcouru impunément plus des trois-quarts du chemin, il approcha de la longue rangée de lampes à huile clignotantes qui annonçait les rues fréquentées.

Ce sentiment de satisfaction ne fut, néanmoins, que momentané. La détonation d’un mousquet, à quelque cent yards en arrière de Mr. Barton, et le sifflement d’une balle tout près de sa tête, dissipèrent désagréablement et soudainement ce sentiment. Le premier mouvement du Capitaine Barton fut de revenir sur ses pas pour découvrir l’assassin ; mais, ainsi que nous l’avons dit, la chaussée était encombrée de chaque côté par les fondations d’une rue, au-delà desquelles s’étendaient des terrains vagues, pleins de gravats, de fours à chaux et à briques à l’abandon, et tout cela était maintenant aussi totalement silencieux que si jamais aucun son ne fût venu troubler cette sombre et affreuse solitude. La futilité d’entreprendre, seul et dans de telles circonstances, la recherche du meurtrier, était manifeste ; étant donné, surtout, que le Capitaine Barton n’entendait aucun bruit, que ce fût de fuite ou de tout autre genre, qui pût orienter cette recherche.

Agité des sentiments désordonnés de quelqu’un dont la vie vient d’être l’objet d’une tentative d’assassinat et qui n’a échappé que de très près à la mort, le Capitaine Barton fit de nouveau demi-tour, et, sans toutefois accélérer l’allure au point de courir, il poursuivit en hâte sa route.

Ainsi que je l’ai dit, il venait de faire demi-tour après quelques secondes de pause et il commençait tout juste sa retraite précipitée lorsqu’il se trouva soudain devant le fameux petit homme à la casquette de fourrure. La rencontre fut de peu de durée. L’homme marchait du même pas exagérément pressé et il avait la même étrange expression de menace que la fois précédente ; et quand il passa près du Capitaine Barton, celui-ci crut l’entendre qui disait, dans un murmure furieux : « Encore en vie, encore en vie ! »

À la suite de cet incident, l’état d’esprit de Mr. Barton commença de provoquer une altération correspondante de sa santé et de sa physionomie, et ceci à un tel point qu’il fut impossible que ce changement échappât à l’attention générale.

Pour des raisons connues de lui seul, Mr. Barton ne fit pas la moindre démarche pour porter à la connaissance des autorités compétentes l’attentat dont il avait failli de si peu être la victime ; bien au contraire, il en garda jalousement le secret ; et ce ne fut que plusieurs semaines après l’incident qu’il parla de celui-ci, et encore sous forme de confidence, à quelqu’un que les tourments de son esprit le forcèrent finalement à consulter.

Malgré son humeur noire, le pauvre Barton, n’ayant pas de raison satisfaisante à donner à un relâchement anormal dans les attentions que lui imposait le lien existant entre Miss Montague et lui, fut, néanmoins, obligé de faire des prodiges pour offrir au monde un visage confiant et enjoué.

Il taisait la véritable source de ses souffrances et tout ce qui se rapportait à lui-même, avec une réserve si jalouse qu’elle semblait dictée tout au moins par la possibilité que l’origine de l’étrange persécution dont il était l’objet lui fût connue, et cette origine d’une nature telle qu’il estimait ne pas pouvoir, ou qu’il n’osait pas, la divulguer.

Son esprit ainsi renfermé sur lui-même et sans cesse hanté par une angoisse qu’il n’osait ni révéler ni confier à une oreille humaine, se troublait chaque jour davantage et devenait, bien entendu, chaque jour plus fortement impressionnable, et tout le système nerveux était, en quelque sorte, attaqué. Étant dans cet état, Mr. Barton n’était que plus destiné à subir, de plus en plus fréquemment, les furtifs retours de cette apparition qui, tout de suite, avait paru avoir un si terrible empire sur son imagination.

Ce fut vers cette époque qu’il alla voir le Pasteur X..., prédicateur alors célèbre, qu’il connaissait vaguement, et cette visite donna lieu à une extraordinaire conversation.

L’ecclésiastique était assis dans son cabinet de travail, entouré d’ouvrages se rapportant à ses études favorites, et il était plongé dans la théologie quand Barton fut introduit.

Il y avait dans l’attitude du Capitaine quelque chose d’à la fois embarrassé et fiévreux qui, s’ajoutant à un visage blême et hagard, impressionna désagréablement le savant et lui fit penser que, sans nul doute, son visiteur devait avoir souffert récemment et d’une manière bien terrible pour justifier une altération aussi frappante et presque terrifiante.

Après qu’ils eurent échangé les salutations d’usage et quelques remarques banales, le Capitaine Barton, qui se rendait visiblement compte de la surprise qu’avait provoquée sa visite et que le Pasteur X... était incapable de dissimuler complètement, rompit un court silence en déclarant :

– C’est une étrange visite que la mienne, Monsieur, et que, peut-être, n’autorisaient qu’à peine des relations aussi peu intimes que les nôtres. Dans des circonstances ordinaires, je n’aurais pas eu l’audace de venir vous déranger ; mais ma visite n’est l’intrusion ni d’un oisif ni d’un impertinent. Je suis sûr que vous ne la jugerez pas telle lorsque je vous aurai dit quelle est mon affliction.

Le Pasteur X... l’interrompit avec les protestations que lui dictait le savoir-vivre, et Barton reprit :

– Je suis venu mettre votre patience à l’épreuve en vous demandant conseil. Et quand je dis votre patience, je pourrais, certes, dire plus : j’aurais pu dire votre humanité... votre compassion, car j’ai souffert et je souffre beaucoup.

– Mon cher monsieur, répondit l’ecclésiastique, ce me sera, en vérité, une joie infinie si je puis apporter du soulagement à la détresse de votre âme ! mais, voyez-vous...

– Je sais, je sais ce que vous allez dire, répliqua vivement Barton ; je suis un incroyant et, partant, incapable de trouver un refuge dans la religion ; mais ne soyez pas trop sûr de cela. Si faibles que puissent être mes convictions, il ne faut pas, du moins, que vous supposiez que je n’éprouve pas un profond, un très profond intérêt pour ce sujet. Les circonstances l’ont, ces temps derniers, imposé à mon attention au point de me forcer à reconsidérer la question tout entière, avec un esprit plus ouvert et plus docile, je le crois, que celui avec lequel je l’avais étudié dans le passé.

– Les difficultés que vous rencontrez ont sans doute trait aux preuves de la Révélation, suggéra l’ecclésiastique.

– Ma foi... non, pas tout à fait... À la vérité, je suis honteux d’avoir à dire que je n’ai même pas examiné suffisamment mes objections pour les exposer de façon cohérente ; mais... mais il y a un sujet pour lequel j’éprouve un intérêt particulier.

Il se tut de nouveau, et le Pasteur X... le pressa de continuer.

– Le fait est, dit Barton, que, quelle que puisse être mon incertitude quant à l’authenticité de ce que l’on nous a appris à nommer la Révélation, il est une chose dont je suis profondément et horriblement convaincu, c’est qu’il existe vraiment par-delà ce monde où nous sommes un monde des esprits, un monde dont le fonctionnement nous est, en général et par pitié pour nous, caché, un monde qui peut nous être, et qui nous est parfois, partiellement et pour notre terreur, révélé. Je suis sûr, je sais, continua Barton avec une fièvre croissante, qu’il y a un Dieu, un Dieu redoutable, et que le châtiment suit la faute, qu’il nous atteint par les voies les plus mystérieuses et les plus extraordinaires, et qu’il nous est infligé par les plus inexplicables et les plus terribles des agents. Il y a un monde des esprits – oh, Dieu, avec quelle force j’en ai été convaincu ! – un monde maléfique, un monde implacable, un monde omnipotent, dont j’endure et dont j’ai enduré les persécutions, connaissant les tourments des damnés !... Oui, Monsieur, oui... connaissant les flammes et la furie de l’enfer !

Tandis que Barton parlait, son agitation devint si violente que le prédicateur en fut frappé et même alarmé, car l’impétuosité et la fièvre avec laquelle le Capitaine s’exprimait et, surtout, l’indéfinissable horreur empreinte sur ses traits, formaient avec son calme et son sang-froid habituels un contraste au plus haut point saisissant et pénible.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

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MR. BARTON EXPOSE SON CAS

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– Mon cher monsieur, dit le Pasteur X... après un temps bref, je crains, en vérité, que vous n’ayez été très malheureux ; mais j’ose prédire que l’on trouvera l’origine de la dépression dont vous souffrez dans des causes purement physiques, et que, avec un changement d’air et grâce à quelques toniques, votre humeur normale vous reviendra, ainsi que votre sérénité coutumière. Il y avait, somme toute, plus de vérité que nous ne voulons bien l’admettre dans les théories classiques qui attribuaient la prédominance anormale de n’importe quelle affection de l’esprit au fonctionnement, ou à l’engourdissement anormal de l’un ou l’autre de nos organes. Croyez-moi : surveillez un peu votre régime, faites de l’exercice, en un mot, menez, sous la direction de quelqu’un de compétent, une vie saine, et vous vous retrouverez tel que vous étiez, tel que vous pouvez souhaiter être.

– Monsieur le Pasteur, dit Barton avec une sorte de frisson, il m’est impossible de me bercer d’un tel espoir. Non, le seul espoir qui me reste, la seule chose à laquelle je puisse me cramponner, c’est que l’agent spirituel qui me torture puisse être combattu par un autre agent spirituel plus puissant que lui, et qu’ainsi je sois délivré. Si cela n’est pas possible, je suis perdu, perdu dès maintenant et pour toujours.

– Mais, Mr. Barton, insista l’ecclésiastique, il ne faut pas que vous oubliiez que d’autres ont souffert comme vous et que...

– Non, non, non, l’interrompit le Capitaine avec irritation, non, vous dis-je, je ne suis pas un homme crédule, et encore moins un homme superstitieux. J’ai peut-être été trop le contraire, trop sceptique, trop lent à croire ; mais à moins d’être quelqu’un qu’aucune preuve ne peut convaincre, à moins de mépriser le témoignage répété, continuel de mes propres sens, je suis maintenant, maintenant enfin, contraint de croire... je ne puis maintenant échapper à la conviction, à l’accablante certitude... que je suis hanté et traqué, où que j’aille, par... par un DÉMON !

Pendant que Mr. Barton s’exprimait de la sorte, il y avait sur son visage, dont il tourna les traits moites et cadavériques vers son interlocuteur, une énergie surnaturelle née de son horreur.

– Dieu vous vienne en aide, mon pauvre ami, dit le Pasteur X..., très frappé. Dieu vous vienne en aide ; car vous êtes, en vérité, quelqu’un qui souffre, quelle qu’ait pu être la cause de vos souffrances.

– Oui, oui, que Dieu me vienne en aide, répéta Barton d’un air sombre ; mais voudra-t-Il me venir en aide, le voudra-t-Il ?

– Implorez-Le, priez-Le avec une âme humble et confiante, dit le Pasteur X...

– Prier, prier ! s’écria le Capitaine du même air sombre. Je ne puis prier : autant pour moi essayer de faire se mouvoir une montagne par l’effort de ma volonté. Je n’ai pas assez de foi pour prier ; il y a quelque chose au-dedans de moi qui refuse de prier. Ce que vous me prescrivez est impossible, littéralement impossible.

– Mais non, dit le Pasteur X..., si vous voulez bien essayer, vous vous apercevrez que ce n’est pas quelque chose d’impossible.

– Essayer ! Mais j’ai essayé, et ces tentatives ne m’apportent que confusion et, parfois, terreur : j’ai essayé, mais en vain et plus encore qu’en vain. L’affreuse, l’inexplicable pensée de l’éternité et de l’infini accable mon cerveau et le met sur le chemin de la folie, toutes les fois que mon âme se tourne vers le Créateur : et cet effort me laisse tremblant et épouvanté. Je vous le répète, Monsieur le Pasteur, si je dois être sauvé, il faut que ce soit par d’autres moyens. L’idée d’un Créateur éternel est pour moi intolérable, mon esprit ne peut la supporter.

– Alors, mon cher monsieur, fit l’ecclésiastique d’un ton pressant, alors, dites-moi quel secours vous souhaitez recevoir de moi, dites-moi ce que vous souhaitez apprendre de moi, ce que je puis faire ou dire pour vous soulager ?

– Tout d’abord, veuillez m’écouter, répliqua le Capitaine Barton d’un ton radouci et faisant un effort pour dominer son agitation. Laissez-moi vous relater en détails les circonstances de la persécution qui a rendu ma vie à peu près intolérable... une persécution qui me fait redouter la mort et le monde qui est au-delà du tombeau, autant que cette existence que je me suis pris à haïr.

Barton se mit alors en devoir de rapporter les circonstances que j’ai déjà relatées, ensuite de quoi il ajouta :

– La chose est maintenant devenue courante, habituelle. Non point le fait de le voir effectivement en chair et en os : Dieu merci, cela du moins n’est pas permis tous les jours. Dieu merci, des intervalles de repos m’ont été miséricordieusement accordés et je ne connais pas constamment les ineffables horreurs de cette présence, des intervalles m’ont été accordés mais point de sécurité ; mais, jamais, même pendant un seul instant, je ne cesse d’être conscient que, partout où je vais, un esprit maléfique me suit. Des blasphèmes, des hurlements de désespoir, d’épouvantables cris de haine me poursuivent. Quand je tourne le coin d’une rue, je les entends, ces horribles hurlements, ils frappent mes oreilles ; et la nuit, alors que je suis assis tout seul dans ma chambre, ils retentissent aussi ; partout, ils me hantent, m’accusant de crimes hideux et – oh, Dieu ! – me menaçant d’un châtiment prochain et de souffrances éternelles. Chut ! entendez-vous cela ? cria-t-il avec un horrible sourire de triomphe. Vous entendez, vous entendez ? Cela vous convaincra-t-il ?

L’ecclésiastique se sentit saisi d’un frisson d’horreur lorsqu’il entendit, ou crut entendre, en même temps que le gémissement d’une brusque rafale de vent, des sons indistincts de rage et de dérision qui se mêlaient au sifflement de la bourrasque.

– Eh bien ? s’exclama finalement Barton, respirant longuement entre ses dents serrées. Eh bien, que pensez-vous de cela ?

– J’ai entendu le vent, dit le Pasteur X... Que devrais-je penser ? Qu’y a-t-il là de remarquable ?

– Le prince des puissances de l’air, murmura Barton, en frissonnant.

– Allons, allons, mon cher Monsieur ! dit le savant faisant effort pour se rassurer, car, bien qu’il fît grand jour, il y avait, néanmoins, quelque chose de désagréablement contagieux dans la surexcitation nerveuse dont son interlocuteur était si douloureusement la proie. Il ne faut pas que vous vous abandonniez à ces idées extravagantes ; il faut que vous résistiez à ces impulsions de votre imagination.

– Oui, oui ! fit du même ton le Capitaine. « Résiste au démon et il fuira loin de toi. » Mais comment lui résister, à lui ? C’est là, oui, c’est là que gît la difficulté. Que dois-je faire ? Que puis-je faire ?

– Mon cher monsieur, tout cela est le fait de votre imagination, dit le lettré. Vous êtes votre propre bourreau.

– Non, non, répondit Barton avec une certaine rudesse. L’imagination n’a rien à voir là-dedans. L’imagination ! est-ce elle qui vous a fait entendre, tout à l’heure, à vous aussi bien qu’à moi, ces accents venus de l’enfer ? L’imagination, vraiment ! Non, non.

– Mais, dit l’ecclésiastique, si vous avez fréquemment vu cette personne, pourquoi ne l’avez-vous pas abordée ou mise hors d’état de nuire ? C’est conclure un peu rapidement, pour ne pas dire plus, que d’invoquer, ainsi que vous le faites, l’existence d’une intervention surnaturelle ; alors que, somme toute, en s’employant convenablement à l’examen attentif de la chose, on pourrait aisément lui trouver une explication.

– Il y a, dit Barton, des circonstances se rapportant à cette... à cette apparition, qu’il est superflu de faire connaître mais qui, pour moi, sont les preuves de son horrible nature. Je sais que l’être qui me poursuit n’est pas humain, je vous affirme que je le sais ; je pourrais vous en convaincre. Quant à l’aborder, ajouta-t-il après un court silence, je n’ose le faire, j’en serais incapable ; lorsque je le vois, je suis réduit à l’impuissance ; je me trouve face à la mort, en la triomphante présence du pouvoir et de la malignité de l’enfer. Mes forces, mes facultés, ma mémoire, tout m’abandonne. Je crains, hélas, que vous n’ignoriez ce dont vous parlez. Grâce, grâce ! Le ciel ait pitié de moi !

Appuyant son coude sur la table, il se passa la main sur les yeux, comme pour chasser une vision d’horreur, et murmura à plusieurs reprises les derniers mots de la phrase qu’il venait d’achever.

– Monsieur le Pasteur, dit-il enfin, se levant brusquement et regardant l’ecclésiastique bien en face et d’un œil suppliant, je sais que vous ferez pour moi tout ce que l’on peut faire. Vous connaissez maintenant intégralement les circonstances et la nature de mon affliction. Je vous répète que je ne puis rien pour moi-même ; je n’ai pas d’espoir de me sauver ; je suis entièrement passif. Aussi, je vous conjure de bien examiner mon cas, et, si les supplications d’autrui peuvent quelque chose pour moi, ou l’intercession des justes, ou une aide ou une influence quelconque, je vous implore, je vous adjure au nom du Très-Haut, de me faire bénéficier de cette influence, de m’arracher à cette lente mort. Luttez pour moi, ayez pitié de moi ; je sais que vous le ferez ; vous ne pouvez me le refuser ; c’est là le but et l’objet de ma visite. Ne me laissez pas partir sans me donner un espoir, si mince soit-il, le faible espoir que je sois finalement délivré, et je trouverai le courage de supporter, heure après heure, le rêve hideux qu’est devenu mon existence.

Le Pasteur X... assura le Capitaine Barton que tout ce qu’il pouvait faire, c’était de prier ardemment pour lui et que, cela, il ne manquerait pas de le faire. Ils se séparèrent en échangeant des adieux sommaires et mélancoliques. Barton se précipita dans la voiture qui l’attendait à la porte, en baissa les stores et s’éloigna, cependant que le Pasteur X... retournait dans son cabinet, pour y ruminer à loisir sur l’étrange entrevue qui venait d’interrompre ses études.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

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MR. BARTON « LE » VOIT UNE FOIS DE PLUS

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On ne pouvait s’attendre que les nouvelles et excentriques habitudes du Capitaine Barton échappassent à l’attention et aux commentaires. Nombreuses furent les théories que l’on avança pour expliquer le changement de son comportement. Les uns l’attribuaient à de secrets embarras d’argent ; d’autres à la répugnance qu’il avait à remplir un engagement pris, supposait-on, un peu trop à la légère ; et d’autres encore, probablement aux premières manifestations d’une maladie mentale, cette dernière hypothèse étant, à la vérité, aussi bien la plus plausible que la plus généralement admise de celles que l’on faisait circuler.

Miss Montague s’était, bien entendu, tout de suite rendue compte, de ce changement dont les progrès avaient d’abord été graduels. L’intimité résultant du lien particulier qui existait entre eux, jointe au vif intérêt que celui-ci lui inspirait, fournissaient à la fois à la jeune fille des occasions et une raison d’exercer avec succès cette faculté d’observation lucide et pénétrante qui est l’apanage de son sexe.

Les visites de Mr. Barton se firent, à la longue, si rares, et son attitude, pendant la durée de celles-ci, si distraite, si bizarre et si agitée, que Lady L..., après avoir plus d’une fois laissé entrevoir son inquiétude et ses soupçons, dit finalement avec netteté ce qu’elle pensait et réclama une explication.

Cette explication fut fournie, et encore que sa nature ait tout d’abord apaisé les pires craintes de la vieille dame et de sa nièce, les circonstances qui l’accompagnaient et les conséquences vraiment terribles que la chose impliquait visiblement quant au moral et, même, à la raison de l’homme maintenant misérable qui venait de leur faire cette étrange déclaration, étaient suffisantes, en y réfléchissant un peu, pour emplir leur esprit d’agitation et d’alarme.

Le Général Montague, père de la jeune fille, arriva enfin. Il avait déjà rencontré Barton, une ou deux fois, quelque dix ou douze ans plus tôt, et, connaissant sa fortune et sa famille, était tout disposé à le considérer comme un parti exceptionnel et, même, hautement souhaitable pour sa fille. L’histoire des « visites » surnaturelles dont se plaignait Barton le fit beaucoup rire, et il ne tarda pas à aller voir son futur gendre.

– Mon cher Barton, dit-il gaiement après avoir échangé quelques mots avec lui, ma sœur m’apprend que vous êtes en butte à des esprits, lesquels se manifestent à vous d’une manière aussi neuve qu’originale.

Barton changea d’expression et soupira profondément.

– Allons, allons, reprit le général, croyez-moi, cela ne peut continuer ainsi. Vous avez plus l’air d’un homme en route vers la potence que d’un fiancé en route vers l’autel. Vos démons ont fait un vrai saint de vous.

Barton tenta de changer de conversation.

– Non, non, protesta en riant son interlocuteur, rien à faire. Je suis décidé à dire ce que j’ai à dire sur votre fameux mystère. Ne le prenez pas mal, mais il est vraiment trop dommage de voir un homme de votre âge mener littéralement une vie d’anachorète, parce qu’il a peur, tel un enfant pas sage, d’un croquemitaine, et, si j’en crois ce que l’on m’a dit, d’un très méprisable croquemitaine. Sincèrement, ce que l’on m’a raconté m’a passablement ennuyé ; mais, en même temps, j’en ai retiré la conviction qu’il n’y a rien dans cette histoire qui ne puisse être éclairci, en une semaine au plus, si l’on y apporte quelque soin et quelque attention.

– Ah, Général, commença Barton, vous ne savez pas...

– Non, mais j’en sais assez pour justifier ma confiance, l’interrompit le soldat. Ne sais-je pas que tous vos ennuis proviennent de l’apparition fortuite d’un certain petit homme, coiffé d’une casquette et vêtu d’un manteau, qui a un gilet rouge et mauvaise mine, qui vous suit partout, et qui fonce sur vous aux coins des rues et provoque chez vous des accès de fièvre. Désormais, mon cher ami, je me charge d’attraper ce malfaisant petit saltimbanque et soit de le réduire de mes propres mains en chair à pâté, soit de lui faire traverser la ville à coups de fouet, attaché à l’arrière d’une charrette, et cela avant qu’un mois se soit écoulé.

– Si vous saviez ce que je sais, moi, dit Barton avec une sombre agitation, vous parleriez bien différemment. Ne me croyez pas assez faible pour avoir, sans les preuves les plus accablantes, accepté la conclusion qui m’a été imposée... Ces preuves sont ici, elles sont enfermées ici.

Tout en parlant, il se frappait la poitrine, et, poussant un soupir d’angoisse, il se mit à marcher de long en large dans la pièce.

– Allons, allons, Barton, dit le Général Montague, je vous parie un souper fin que j’aurai pris votre fantôme au collet et que je vous aurai convaincu même vous, d’ici quelques jours.

Il continuait de la sorte quand l’interrompit soudain, et ceci non sans le frapper vivement, la vue de Barton qui, s’étant approché de la fenêtre, reculait maintenant en chancelant tel quelqu’un qu’un coup violent vient d’étourdir. Le bras tendu vers la rue, le Capitaine avait le visage et, même, les lèvres d’une pâleur de cendre, et il murmurait : « Là... par le ciel !... là... là !... »

Le Général Montague se leva machinalement et vit, de la fenêtre du salon, une silhouette correspondant, autant que la hâte avec laquelle elle se déplaçait lui permit d’en juger, à la description de l’individu dont l’apparition troublait si obstinément le repos de son futur gendre.

Le mystérieux personnage, quand le Général l’aperçut, venait de s’éloigner de la grille bordant l’entrée de service d’une maison voisine, grille à laquelle il était précédemment appuyé. Sans attendre d’en voir davantage, le vieux monsieur saisit sa canne et son chapeau, puis, ayant descendu l’escalier en courant, il se précipita au-dehors, dans le fol espoir de s’emparer de la personne et de punir l’audace de l’énigmatique inconnu.

Il regarda autour de lui mais en vain : il était incapable de découvrir la moindre trace de l’individu qu’il venait, lui-même, de voir distinctement. Il courut à perdre haleine jusqu’au plus proche coin de rue, comptant apercevoir de là la forme fugitive de l’homme à la casquette de fourrure, mais son attente fut déçue. Tel un limier en défaut, le Général Montague courut en tous sens, de carrefour en carrefour, et ce ne fut que lorsque les regards curieux et la mine amusée des passants lui eurent rappelé l’absurdité de cette poursuite, qu’il quitta son allure précipitée, baissa sa canne qu’il avait machinalement levée à une hauteur menaçante, assujettit son chapeau et revint posément sur ses pas, profondément vexé et agité. Il trouva Barton pâle comme un linge et tremblant de tous ses membres ; les deux hommes gardèrent longtemps le silence, encore que, chacun, sous l’empire d’émotions bien diverses.

– Vous avez vu la chose ? murmura enfin Barton.

– La chose ?... Vous voulez dire lui... cet homme... Évidemment je l’ai vu, répondit Montague avec humeur. Mais à quoi bon le voir ? L’animal court comme un allumeur de réverbères. Je voulais l’attraper, mais avant même que j’aie pu atteindre la porte du vestibule, il s’était esquivé. Mais, peu importe : la prochaine fois, vous pouvez me croire, je ferai mieux, et, palsambleu, s’il se trouve jamais à ma portée, je lui ferai faire connaissance avec ma canne !

Mais, malgré les promesses et les exhortations du Général Montague, Barton continua, néanmoins, de souffrir pour la même mystérieuse raison ; qu’il allât où il voulût, en tout temps et en toute circonstance, il était toujours et sans cesse filé ou nargué par l’être qui avait pris sur lui une horrible influence.

Nulle part et à aucun moment, il n’était à l’abri de l’odieuse apparition qui le hantait avec une obstination si diabolique.

Son abattement, son désespoir et son état nerveux devenaient chaque jour plus nets et plus alarmants, et les tortures mentales qui le rongeaient continuellement commencèrent finalement d’affecter si sensiblement sa santé, que Lady L... et le Général Montague parvinrent, sans, du reste, beaucoup de difficulté, à le persuader d’essayer de faire un court voyage sur le Continent, dans l’espoir qu’un changement complet de décor aurait, en tout cas, pour effet de dissiper l’influence que pouvait avoir sur lui la vue quotidienne des lieux de sa persécution, influence que les plus sceptiques de ses amis estimaient ne pas contribuer pour peu de chose à faire naître et à perpétuer ce qu’ils considéraient comme une simple forme d’hallucination nerveuse.

Le Général Montague, en revanche, était convaincu que la forme qui hantait son futur gendre n’était nullement une création de l’imagination de celui-ci mais, bien au contraire, une forme matérielle, faite de chair et de sang et fermement décidée, peut-être dans un but homicide, à surveiller et à suivre le malheureux.

Même cette hypothèse n’était pas très agréable ; il était pourtant évident que, si Barton pouvait jamais être convaincu qu’il n’y avait rien de surnaturel dans le phénomène qu’il avait jusqu’alors considéré dans ce sens, l’affaire perdrait à ses yeux tout ce qu’elle avait de terrifiant et cesserait entièrement d’exercer sur sa santé et sur son moral la funeste influence qu’elle avait, jusque là, exercée. Le Capitaine ne pouvait manquer de se rendre compte, s’il s’apercevait qu’il pouvait vraiment échapper à ses tourments rien qu’en se déplaçant et en changeant de lieu, que ceux-ci ne pouvaient manifestement pas avoir une cause surnaturelle.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

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FUITE

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Cédant à leurs objurgations, Barton quitta Dublin à destination de l’Angleterre, en la compagnie du Général Montague. Sans perdre de temps, ils se rendirent en poste à Londres et, de là, à Douvres, où ils s’embarquèrent avec bon vent pour Calais. La confiance qu’avait le Général dans l’effet que produirait cette expédition sur le moral de Barton, avait augmenté de jour en jour, depuis qu’ils avaient laissé les côtes d’Irlande ; car pour son inexprimable soulagement, son futur gendre ne s’était, depuis lors, même pas imaginé le retour de ces impressions qui, à Dublin, l’avaient graduellement attiré au tréfonds même du désespoir.

Cet affranchissement de ce qu’il s’était mis à considérer comme l’inévitable condition de son existence, et le sentiment de sécurité qui commença de s’emparer de son esprit, étaient, pour Barton, un ineffable délice ; et dans l’ivresse de ce qu’il regardait déjà comme sa délivrance, il s’abandonna à mille projets heureux pour un avenir que, tout dernièrement encore, il osait à peine envisager ; et, en un mot, son compagnon et lui se félicitaient secrètement, l’un et l’autre, de voir terminée cette persécution qui avait été pour sa victime immédiate la source d’une aussi indicible torture.

La journée était magnifique et, sur la jetée, une foule d’oisifs était venue attendre l’arrivée du bateau et se divertir au spectacle du débarquement des voyageurs. Montague marchait à quelques pas en avant de son ami, et, comme il se frayait un passage dans la foule, un petit homme lui toucha le bras et lui dit, avec un violent accent patois :

– Monsieur marche trop vite ; il va perdre dans la foule son camarade qui est malade, car, ma foi, le pauvre monsieur semble sur le point de s’évanouir.

Montague se retourna vivement, et, constatant que Barton paraissait effectivement d’une pâleur mortelle, il se précipita vers lui.

– Qu’avez-vous, mon cher ? demanda-t-il avec anxiété. Vous vous sentez mal ?

Le Général dut répéter deux fois sa question avant d’obtenir une réponse de Barton.

– Je l’ai vu, bégaya celui-ci. Bon Dieu, je viens de le voir !

Lui ?... Le misérable qui... Où ?... Où donc ?... Où est-il ? cria Montague en regardant autour de lui.

– Je viens de le voir... mais il a disparu, répéta faiblement Barton.

– Mais où donc ? Où donc ? Répondez, au nom du ciel ! l’exhorta Montague d’un ton véhément.

– Il y a un instant à peine... ici-même ! balbutia le Capitaine.

– Mais quel air avait-il ? Comment était-il habillé ? Vite, vite ! insista Montagne, très ému et prêt à s’élancer dans la foule pour mettre la main au collet du criminel.

– Il vous a touché le bras... Il vous a parlé... Il m’a désigné. Dieu ait pitié de moi, il n’y a pas moyen de lui échapper, dit Barton avec l’accent craintif et étranglé du désespoir.

Montague s’était déjà éloigné en hâte, plein d’espoir et de rage ; mais, bien que le singulier aspect de l’inconnu qui l’avait abordé fût fortement imprimé dans sa mémoire, il fut incapable de découvrir parmi la foule quelqu’un ayant même la moindre ressemblance avec lui.

Après d’infructueuses recherches, pour lesquelles il fit appel au concours de plusieurs badauds qui l’aidèrent avec d’autant plus de zèle qu’ils crurent qu’on l’avait volé, il renonça finalement, déçu et hors d’haleine, à essayer de retrouver l’inconnu.

– Ah, mon ami, lui dit Barton, de la voix faible et avec l’air égaré et affreux à voir de quelqu’un qu’un coup mortel vient d’étourdir. Ah ! mon ami, il n’y a rien à faire. Il est inutile de lutter ; quel que soit cet homme, l’horrible lien qui existe entre lui et moi est maintenant impossible à rompre... Jamais, jamais, je ne lui échapperai !

– Allons, allons, mon cher Barton, ne dites pas de bêtises ! fit Montague, avec un mélange d’irritation et de consternation. Reprenez-vous, vous dis-je ; ce scélérat n’aura pas le dernier mot avec nous. Ne vous frappez pas, vous dis-je, ne vous frappez pas !

Mais c’était dorénavant peine perdue que de chercher à redonner le moindre espoir à Barton : le malheureux cédait au plus abject découragement.

Cette influence intangible et, d’apparence, disproportionnée était en train de détruire rapidement toutes les forces de son intellect, de son caractère et de sa santé. Sa première pensée était maintenant de retourner en Irlande, pour, ainsi qu’il le croyait et, maintenant, l’espérait presque, y mourir promptement.

Il revint donc en Irlande, et l’un des premiers visages qu’il aperçut sur le rivage, ce fut encore celui de son implacable et redouté suiveur. Barton semblait finalement avoir non seulement perdu toute joie de vivre et tout espoir, mais aussi toute indépendance de volonté. Il se soumettait maintenant avec passivité aux directives des amis le plus soucieux de son bien-être.

Avec l’apathie du désespoir total, il consentait implicitement à se plier à toutes les mesures que suggéraient ou conseillaient ses amis ; et, en dernier ressort, on décida de l’emmener dans une maison qu’avait Lady L..., aux environs de Clontarf, où, d’accord avec son médecin qui persistait à penser que la situation tout entière avait pour unique cause un dérangement nerveux, il fut convenu qu’il devait se confiner strictement à la maison et n’occuper que les pièces qui donnaient sur une cour fermée et dont les portes devaient être tenues jalousement closes.

Ces précautions protégeraient, sans nul doute, le Capitaine Barton contre l’apparition fortuite de toute forme vivante que son imagination surexcitée eût peut-être pu confondre avec le spectre que, croyait-on, ses sens abusés se figuraient voir dans toutes les silhouettes présentant une ressemblance même lointaine ou vague avec les particularités dont il avait, dès le début, revêtu ledit spectre.

Un mois ou six semaines d’isolement absolu dans de telles conditions, pourrait, espérait-on, en interrompant la série de ces terribles impressions, dissiper graduellement les perceptions prédisposantes et les associations d’idées qui avaient contribué au développement de la maladie supposée et interdit tout espoir de guérison.

Le Capitaine devait être constamment entouré de ses amis et d’une joyeuse compagnie, et, somme toute, on s’abandonnait au ferme espoir que, grâce au traitement qui vient d’être exposé, la tenace hypocondrie du malade finirait peut-être par disparaître.

En conséquence, accompagné de Lady L..., du Général Montague et de sa fiancée, Miss Montague, le pauvre Barton, qui n’osait, lui-même, se bercer de l’espoir d’être finalement délivré de l’horreur dans laquelle sa vie se consumait littéralement, le pauvre Barton, donc, prit possession de l’appartement dont la situation le défendait contre les intrusions devant lesquelles il reculait avec une si indicible terreur.

Au bout de peu de temps, la ferme persévérance apportée à appliquer ce traitement commença de porter ses fruits et se traduisit par une amélioration, très sensible encore que progressive, à la fois de la santé et du moral du malade. Non point, certes, que l’on ait pu déjà discerner quelque chose qui ressemblât si peu que ce fût à une complète guérison. Bien au contraire, ceux qui ne l’avaient pas vu depuis le début de ses étranges souffrances, auraient trouvé en lui un tel changement qu’ils eussent peut-être été profondément impressionnés.

Cette amélioration, si faible qu’elle ait été, fut néanmoins accueillie avec joie et reconnaissance, surtout par la jeune fille dont l’attachement qu’elle avait pour lui, aussi bien que la situation particulièrement pénible où elle se trouvait par suite de l’indisposition prolongée de son fiancé, faisaient un objet à peine moins digne de commisération.

Une semaine, quinze jours, un mois s’écoulèrent sans que reparaisse le haïssable personnage. Jusque-là, le traitement avait été couronné d’un succès complet. La chaîne d’associations d’idées était rompue. La pression constante exercée sur l’esprit surmené du Capitaine Barton avait été supprimée et, dans ces circonstances relativement favorables, un sentiment de communauté avec le monde qui l’entourait et une sorte d’intérêt humain, sinon de joie, commencèrent de nouveau à l’animer.

Ce fut vers ce moment que Lady L... qui, comme la plupart des vieilles dames de cette époque, donnait fort dans les recettes de bonne femme et avait de grandes prétentions médicales, envoya sa fille de chambre au potager, avec la mission de cueillir certaines plantes et de les rapporter à l’intendante qui en composerait une mirifique tisane destinée au Capitaine Barton. Mais la servante revint fort agitée et fort alarmée, n’ayant qu’à peine exécuté la moitié de sa tâche. La manière dont la petite justifia sa retraite précipitée et son évidente agitation était bizarre et fit quelque peu sursauter la vieille dame

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

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APAISEMENT

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La servante, semblait-il, s’était rendue au potager, obéissant aux ordres de sa maîtresse, et arrivée là, elle avait commencé de faire le choix prescrit dans le fouillis de mauvaises herbes qui garnissait l’un des coins de l’enclos ; et, tout en se livrant à cet agréable travail, elle chantait avec insouciance des bribes d’une vieille chanson, pour, selon sa propre expression, « se tenir compagnie ». Elle fut, néanmoins, interrompue par un rire sinistre ; et, levant la tête, elle vit, à travers la vieille haie d’aubépines qui entourait le jardin, un petit homme d’aspect singulièrement sinistre et dont la physionomie était empreinte d’une expression à la fois menaçante et méchante, qui se tenait debout non loin d’elle, de l’autre côté de ladite haie d’aubépines.

Tout à fait incapable, à l’en croire, de bouger ou de parler, elle ne put qu’écouter ce que lui disait le petit homme : il l’avait chargée d’un message pour le Capitaine Barton, message dont la substance, elle se le rappelait nettement, était que celui-ci, le Capitaine Barton, devait sortir comme par le passé et se montrer à ses amis en plein air, ou, sinon, se préparer à recevoir une visite dans sa propre chambre.

Quand il eut terminé ce bref message, l’inconnu était descendu, l’air menaçant, dans le fossé extérieur, et, saisissant à pleines mains les tiges d’aubépine, avait semblé sur le point d’escalader la haie, ce qu’il eût pu faire sans grandes difficultés.

Négligeant, bien entendu, d’attendre qu’il y soit parvenu, la jeune fille, qui laissa choir sa précieuse brassée de thym et de romarin, avait fait demi-tour et s’était élancée, de toute la vitesse que donne la terreur, vers la maison. Lady L... lui ordonna, sous peine d’être chassée sur-le-champ, de garder le silence le plus absolu sur tout ce qui, dans cet incident, concernait le Capitaine Barton ; et, en même temps, elle prescrivit que des recherches fussent faites immédiatement par ses gens dans le potager et dans les champs adjacents. Mais, comme toujours, aucun succès ne couronna ces recherches, et Lady L..., pleine d’indéfinissables appréhensions, fit part de l’incident à son frère. Pendant longtemps, la chose n’alla, néanmoins, pas plus loin et, bien entendu, on la cacha jalousement à Barton dont l’état continuait de s’améliorer, encore que lentement.

Maintenant, il commençait à se promener parfois dans la cour dont j’ai parlé et où la vue était limitée par le haut mur qui la bornait de toutes parts. Barton se considérait donc comme parfaitement en sécurité dans cette cour, et, n’eût été la négligence d’un valet qui enfreignit les ordres qu’on lui avait donnés, il eût pu jouir, du moins pendant quelque temps encore, de cette précieuse immunité. On entrait dans cette cour, qui donnait sur la grand-route, par une porte de bois, laquelle était munie d’un judas et que précédait en outre, à l’extérieur, une grille en fer. Des ordres sévères avaient été donnés pour que ces deux portes fussent toujours soigneusement fermées ; mais, en dépit de ces ordres, il advint qu’un jour, Barton, alors qu’il faisait à pas lents, dans cet étroit enclos, sa promenade coutumière, vit, par le judas que l’on avait laissé ouvert, le visage de son bourreau qui le regardait fixement à travers les barres de fer de la grille. Pendant quelques secondes, le malheureux Capitaine demeura rivé au sol, le souffle coupé, le cœur cessant de battre, fasciné par ce regard effrayant, et puis, il s’effondra sur le sol, inanimé.

C’est là qu’on le trouva quelques minutes plus tard. On le transporta dans sa chambre, cette chambre dont il ne devait plus jamais ressortir vivant. À partir de cet instant, on remarqua dans son humeur un net et inexplicable changement. Maintenant, le Capitaine Barton n’était plus l’homme fiévreux et désespéré de naguère ; une étrange altération s’était emparée de lui : une tranquillité surnaturelle régnait dans son âme, une tranquillité qui était l’annonce du calme de la tombe.

– Montague, mon cher ami, dit-il tranquillement mais avec une expression de tenace et affreuse terreur, à présent, le combat touche à sa fin. J’ai, du moins, reçu quelque réconfort de ce monde des esprits d’où me vient mon châtiment. Je sais maintenant que mes souffrances prendront bientôt fin.

Montague le pressa d’en dire davantage.

– Oui, reprit Barton d’une voix radoucie, mon châtiment est presque terminé. Les douleurs auxquelles je suis condamné dureront peut-être éternellement ; mais mes tortures touchent presque à leur terme. Ma peine a été allégée, et je supporterai avec soumission, et même avec espoir, ce qui me reste à supporter.

– Je suis heureux de vous entendre parler aussi calmement, mon cher Barton, dit Montague. La paix et la sérénité de l’âme sont tout ce dont vous avez besoin pour redevenir celui que vous étiez jadis.

– Non, non, fit tristement Barton, jamais plus je ne serai comme autrefois. Je n’en ai plus pour longtemps à vivre. Je vais bientôt mourir. Lorsque je l’aurai revu une fois encore, tout sera fini.

– C’est lui qui vous a dit cela ? s’enquit Montague.

Lui ?... Non, non : il est incapable d’apporter de bonnes nouvelles ; et celles-ci étaient bonnes et bienvenues ; et elles me sont arrivées d’une façon très solennelle et très douce, accompagnées d’un amour et d’une mélancolie indicibles, un amour et une mélancolie dont je ne pourrais vous parler plus longuement, sans en dire plus qu’il n’est utile, ou convenable, sur des épisodes et sur des personnes depuis longtemps oubliés.

Et, en prononçant ces mots, Barton versa des larmes.

– Voyons, voyons, dit Montague qui se méprit sur la cause de cette émotion, il ne faut pas vous laisser aller. De quoi s’agit-il, après tout, sinon d’un ramassis de rêves et de bêtises ? Ou, en mettant les choses au pis, des manigances d’un ingénieuse crapule qui profite de la faculté qu’il a de jouer sur vos nerfs et qui se plaît à l’exercer, les manigances d’une sournoise canaille qui a de la rancune pour vous et qui se venge de la sorte, n’osant pas le faire d’une façon plus mâle.

– De la rancune, oh oui, il en a contre moi, vous pouvez le dire ! s’exclama Barton avec un brusque frisson. Oui, de la rancune ! Oh, mon Dieu ! lorsque la justice du Ciel permet au Malin de mettre à exécution un plan de vengeance, et lorsque l’exécution même de cette vengeance est confiée au pécheur irrémédiablement perdu qui doit sa propre ruine à l’homme, à l’homme même qu’il est chargé de poursuivre, alors, oui, alors, on peut connaître à l’avance sur terre les tourments et les terreurs de l’enfer. Mais le ciel m’a été clément, enfin les portes de l’espoir se sont ouvertes pour moi ; et si la mort pouvait survenir sans être accompagnée de la vision terrible que je suis condamné à voir, c’est volontiers qu’en ce moment même je fermerais mes yeux à ce monde. Mais, bien que la mort soit bienvenue, je recule avec une horreur que vous ne pouvez soupçonner, une horreur qui me déchire et qui me tenaille, devant cette dernière rencontre avec ce... avec ce DÉMON qui m’a de la sorte attiré au bord du gouffre et qui va, lui-même, m’y précipiter. Je dois le revoir une fois encore, mais dans des circonstances indiciblement plus épouvantables.

Cependant que Barton parlait ainsi, il se mit à trembler si violemment que Montague éprouva une réelle alarme au spectacle de cette extrême et brusque agitation, et il se hâta de ramener le Capitaine au sujet qui, précédemment, avait paru exercer sur son esprit un effet si apaisant.

– Ce n’était pas un rêve, dit Barton au bout d’un instant. J’étais dans un état différent, mes sensations étaient différentes et étranges ; et pourtant le tout était aussi réel, aussi net et aussi clair que ce que je vois et entends maintenant. C’était quelque chose de réel.

– Mais qu’avez-vous donc vu et entendu ? demanda le Général d’un ton pressant.

– Lorsque je suis sorti de l’évanouissement où m’avait jeté sa vue, dit Barton qui semblait ne pas avoir entendu la question de son compagnon, ce fut comme un lent, très lent réveil. J’étais descendu sur le bord d’un vaste lac, tout entouré de brumeuses collines. Une lumière douce, mélancolique, une lumière rosée baignait le paysage tout entier. Le lieu était extraordinairement triste et solitaire, et pourtant, plus beau qu’aucun lieu terrestre. J’avais la tête appuyée sur les genoux d’une jeune fille, et cette jeune fille chantait une chanson qui parlait – je ne sais comment, je ne sais si c’était par ses paroles ou par sa musique – de ma vie entière, de tout ce qui est passé et de tout ce qui est encore à venir ; et cette chanson ramena en moi de vieux sentiments que je croyais à jamais morts et des larmes se mirent à couler de mes yeux – en partie à cause de la chanson et de sa mystérieuse beauté, et en partie à cause de la céleste douceur de la voix de la jeune fille ; et pourtant je connaissais cette voix – oh, oui, je la connaissais bien ! – et j’étais comme envoûté et j’écoutais et je regardais ce lieu solitaire, sans bouger, presque sans respirer – et, hélas ! hélas ! sans tourner les yeux vers le visage que je savais proche du mien – telle était la douce puissance de l’enchantement dont j’étais prisonnier. Et de la sorte, la chanson et le paysage devinrent lentement de plus en plus indistincts pour mes sens, jusqu’au moment où tout fut de nouveau sombre et silencieux. Et alors, je me suis éveillé à ce monde, réconforté, ainsi que vous l’avez vu, car je savais que beaucoup m’était pardonné.

Et Barton pleura de nouveau longuement et amèrement.

À partir de cet instant, ainsi que nous l’avons dit, la note prédominante de son humeur fut celle d’une profonde et calme mélancolie. Cela n’allait, néanmoins, pas sans quelques interruptions. Le Capitaine était tout à fait convaincu qu’il allait avoir à souffrir une nouvelle et ultime visite de l’inconnu, qui dépasserait en horreur tout ce qu’il avait connu précédemment. Il tombait souvent, à l’idée de cette prochaine et exceptionnelle torture, dans de tels paroxysmes d’abjecte terreur et de violent égarement, que toute la maison en était emplie d’un affreux malaise et d’une superstitieuse panique. Même ceux qui affectaient entre eux de ne pas croire au caractère surnaturel du phénomène, étaient souvent la proie, durant la nuit, dans le secret de leur âme, d’angoisses et d’appréhensions qu’ils auraient eu honte d’avouer ; et nul d’entre eux ne tenta de faire revenir Barton sur la décision qu’il avait prise maintenant de se claustrer dans sa chambre et de n’en plus sortir. Les stores de cette pièce étaient tenus jalousement baissés, et, jour et nuit le valet du Capitaine était aux côté de son maître, ne le quittant que rarement et couchant dans un lit que l’on avait placé là.

Cet homme était un serviteur aussi fidèle que respectable ; et les devoirs qu’il avait à remplir, outre ceux qui incombent d’ordinaire aux personnes de sa charge mais dont les habitudes d’indépendance de Barton le dispensaient généralement, étaient de veiller attentivement à ce que fussent bien prises les simples précautions grâce auxquelles son maître espérait éviter la redoutable intrusion du « Guetteur ». Et, en plus de la responsabilité de ces arrangements qui consistaient surtout à prévenir la possibilité que son maître fût exposé, à cause d’une fenêtre non masquée ou d’une porte ouverte, à l’influence redoutée, le valet ne devait jamais permettre qu’il restât seul – une solitude totale, même pendant un instant, étant devenue aussi intolérable pour le Capitaine Barton que l’idée de se trouver en public. Et tout cela était comme une prémonition instinctive de ce qui allait se passer.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

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REQUIESCAT

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Inutile de dire que, dans ces circonstances, aucune disposition ne fut prise en vue de la célébration des noces qui avaient été projetées entre Miss Montague et le Capitaine Barton. Il y avait déjà entre les deux fiancés une différence d’âge et, même, d’habitudes, assez grande pour avoir interdit chez elle quelque chose qui ressemblât à un attachement très violent ou simplement romanesque. Aussi, bien que peinée et anxieuse, la jeune fille était-elle loin d’être navrée.

Elle consacrait, néanmoins, la plus grande partie de son temps à tenter, patiemment mais en vain, de réconforter le malheureux Capitaine. Elle lui faisait la lecture et conversait avec lui ; mais il était visible que, quelque peine qu’il prît, ses efforts pour échapper à la peur toujours présente dont il était la proie, demeuraient totalement et lamentablement inopérants.

Les jeunes personnes sont très enclines à avoir des animaux favoris ; et, au nombre de ceux qui se partageaient l’affection de Miss Montague, se trouvait un splendide vieux hibou que le jardinier avait trouvé endormi dans le lierre d’une étable en ruines et dont il avait gracieusement fait présent à cette jeune dame.

Le caprice qui préside à de telles préférences se manifesta dans l’extravagante faveur dont fut sur-le-champ distingué par sa nouvelle maîtresse cet oiseau sinistre et décrié ; et, si insignifiante que puisse sembler cette fantaisie de la jeune fille, je suis d’autant plus obligé de la mentionner qu’elle est assez bizarrement liée à la scène finale de cette histoire.

Barton, loin de partager l’affection de sa fiancée pour ce nouveau favori, l’accueillit, dès le premier instant, avec une antipathie aussi violente que totalement injustifiée. Jusqu’au voisinage de l’oiseau, qui était insupportable au Capitaine. Il paraissait haïr et redouter cet animal avec une force vraiment risible et qui, pour ceux qui n’ont jamais été les témoins d’antipathies de ce genre, pourrait sembler presque incroyable.

Après ces quelques mots d’explication préliminaire, je vais maintenant passer aux détails de la dernière scène de cette étrange série d’incidents. On était en hiver, il était presque deux heures du matin et Barton était couché, comme d’habitude à cette heure ; le serviteur dont nous avons parlé avait un lit plus petit dans la même pièce, et de la lumière était allumée. Le valet fut soudain tiré de son sommeil par la voix de son maître.

– On ne m’ôtera pas de l’idée, disait celui-ci, que ce maudit oiseau a trouvé le moyen de s’échapper et qu’il est en train de rôder dans un coin quelconque de cette pièce. Je viens de rêver de lui. Levez-vous, Smith, et faites le tour de la pièce ; cherchez-le. Quels affreux rêves !

Le serviteur se leva et fouilla la chambre, et, alors qu’il était ainsi occupé, il entendit le son bien connu, plus semblable à une profonde et brusque inspiration qu’à un sifflement, dont ces oiseaux cachés dans leurs secrètes retraites troublent le silence de la nuit.

Cette fantomatique indication de la proximité de l’oiseau – car le son provenait du couloir sur lequel donnait la porte de la chambre de Barton – guida les recherches du serviteur qui, ayant ouvert la porte, avança de quelques pas dans le but de chasser l’oiseau. Mais il venait à peine de pénétrer dans le couloir que, derrière lui, la porte tourna lentement sur ses gonds, sous la poussée, semblait-il, d’un très léger courant d’air ; mais, étant donné qu’il y avait au-dessus de la porte une sorte d’imposte, destinée dans la journée à donner un peu de lumière au couloir, et à travers laquelle passaient les rayons de la bougie, le valet pouvait y voir bien suffisamment pour faire ce qu’il désirait.

Comme il avançait dans le couloir, il entendit son maître –lequel, couché dans un lit entouré de rideaux, ne s’était, vraisemblablement, pas aperçu qu’il avait quitté la pièce –, il entendit donc son maître qui l’appelait et qui lui demandait de mettre la bougie sur la table voisine du lit. Le serviteur qui, maintenant, était assez loin dans le couloir, ne tenant pas à élever la voix pour répondre, de crainte de réveiller en sursaut les autres occupants de la maison, revenait à pas furtifs et pressés vers la chambre quand, à son extrême stupéfaction, il entendit une voix qui répondait calmement à l’intérieur de la pièce, et il se rendit compte, grâce à l’imposte dont était surmontée la porte, que la lumière se déplaçait lentement comme transportée à travers la pièce pour satisfaire à la demande du Capitaine Barton. Un bruissement de rideaux parvint ensuite jusqu’à lui, et puis comme le son de la voix de quelqu’un qui endort un enfant en chuchotant, et, tout à coup, au milieu de ces chuchotements, il entendit Barton qui disait, avec un accent d’horreur contenue : « Oh, Dieu ! Oh, mon Dieu ! » et qui répétait plusieurs fois cette exclamation. Un silence suivit, qui, de nouveau fut rompu par ce même son étrangement apaisant ; et finalement, éclata un hallucinant hurlement d’agonie, si effroyable et si hideux que, sous l’empire d’une incontrôlable horreur, le valet se rua contre la porte et, de toutes ses forces, tenta de l’ouvrir. Soit que, dans son agitation, il n’ait qu’imparfaitement tourné la poignée, ou que la porte ait été réellement fermée de l’intérieur, il ne réussit pas à entrer dans la chambre ; et, tandis qu’il tirait et poussait la porte, les hurlements se succédaient dans la chambre, de plus en plus assourdissants et frénétiques, accompagnés, tout le temps, de ces mêmes sons étouffés. Littéralement glacé de terreur et sachant à peine ce qu’il faisait, le domestique abandonna la porte et s’élança dans le couloir, se tordant les mains d’horreur et d’indécision. En haut de l’escalier, il trouva le Général Montague qui venait à sa rencontre, inquiet et effrayé, et, à cet instant même les effroyables sons se turent.

– Que se passe-t-il ?... Qui... Où est votre maître ? demanda Montague avec l’incohérence de l’extrême agitation. Quelque chose s’est-il... Au nom du Ciel, est-il arrivé un malheur ?

– Dieu ait pitié de nous, tout est fini ! dit le serviteur en jetant des regards égarés vers la chambre de son maître. Il est mort, Monsieur, je suis sûr qu’il est mort.

Sans plus de questions, Montague, suivi de près par le domestique, se précipita vers la porte de la chambre, tourna la poignée et ouvrit. Au moment où la porte cédait à sa pression, l’oiseau de mauvais augure, à la recherche duquel était parti le serviteur, s’éleva soudain du coin de la pièce le moins proche du lit, en poussant son cri de cauchemar, s’envola par la porte, frôlant leurs têtes et éteignant au passage la bougie que tenait Montague, fit voler en éclats la lucarne qui donnait sur le couloir et disparut dans les ténèbres extérieures.

– Dieu nous protège, il était dans la chambre, balbutia le serviteur quand il eut repris son souffle.

– Maudit soit cet oiseau ! murmura le Général surpris par la soudaineté de son apparition et incapable de dissimuler son émoi.

– La bougie a été déplacée, dit le serviteur après un nouveau et lourd silence, montrant la bougie qui brûlait toujours dans la pièce. Vous voyez, on l’a mise près du lit.

– Tirez donc les rideaux au lieu de rester là bouche bée, murmura Montague avec dureté.

Le domestique hésita.

– Alors, tenez ça, dit avec impatience Montague en lui mettant le chandelier dans la main, et, s’approchant du chevet du lit, il écarta les rideaux.

La lueur de la bougie qui brûlait toujours près du lit, tomba sur une forme à demi dressée et toute ramassée contre la tête du lit. Il semblait que Barton eût reculé aussi loin que le lui permettait le bois du lit. Quant à ses mains, elles étaient encore crispées sur les draps.

– Barton, Barton, Barton ! cria le Général avec un étrange mélange de crainte et de violence.

Il prit la bougie et la tint de façon à ce qu’elle éclaire en plein le visage du Capitaine. Les traits étaient convulsés, rigides et d’une affreuse pâleur ; la mâchoire était pendante ; et les yeux vagues, grands ouverts, regardaient sans le voir un point quelque part devant le lit.

– Dieu Tout-Puissant ! il est mort, murmura le Général quand il vit cet affreux spectacle.

Pendant une minute ou davantage, les deux hommes restèrent à regarder le malheureux, en silence.

– Et il est déjà froid, constata Montague en éloignant sa main de celle du mort.

– Regardez, regardez, dit en frissonnant le serviteur, après un nouveau silence. Regardez, monsieur, sur ma vie, il y avait quelque chose sur le lit ! Regardez ici, regardez !... Voyez-vous cela, Monsieur ?

Tout en parlant de la sorte, il montrait du doigt un creux qui semblait avoir été causé par une forte pression, près du pied du lit.

Montague garda le silence.

– Venez, Monsieur, au nom du Ciel, allons-nous en, murmura le domestique, et, jetant autour de lui des regards craintifs, il se rapprocha du Général et lui saisit le bras. À quoi bon rester ici à présent ? Allons-nous en, au nom du Ciel !

À cet instant, un bruit de pas leur apprenant que plusieurs personnes s’approchaient, Montague, après avoir ordonné au domestique d’aller barrer la route aux nouveaux venus, s’efforça de desserrer l’étreinte des doigts raidis du mort sur les draps et tenta, du mieux qu’il le put, d’étendre dans le lit le cadavre contracté ; puis, après avoir soigneusement refermé les rideaux, il se précipita, lui aussi, à la rencontre des arrivants.

 

 

*

*     *

 

Il est inutile de faire connaître ce qui arriva dans la suite aux personnages secondaires de cette histoire ; qu’il suffise de dire que l’on ne découvrit jamais la clé de ces mystérieux évènements ; et maintenant, un si long intervalle s’est écoulé depuis lors, que l’on ne peut guère espérer que le temps apporte d’autres éclaircissements sur leur sinistre et inexplicable déroulement. Il faudra donc que ces faits demeurent enveloppés dans leur obscurité première jusqu’au jour où les secrets du monde cesseront d’être cachés.

Le seul évènement de la vie antérieure du Capitaine Barton, auquel il fut jamais fait allusion, comme ayant une relation possible avec les souffrances qui mirent un terme à son existence, et en qui il semblait voir le châtiment d’une faute grave, commise au cours de sa vie passée, cet évènement est une circonstance qui ne fut connue que plusieurs années après sa mort. La nature de cette révélation fut pénible pour les parents du Capitaine Barton et déshonorante pour sa mémoire.

On apprit que, quelque six ans avant le retour définitif du Capitaine Barton à Dublin, il avait contracté, à Plymouth, une liaison coupable, dont l’objet était la fille de l’un des membres de l’équipage du bateau qu’il commandait. Le père avait accueilli la faute de sa malheureuse enfant avec une extrême dureté et, même, avec brutalité, et l’on disait qu’elle était morte de chagrin. S’autorisant de la responsabilité probable de Barton dans la faute de sa fille, cet homme s’était comporté envers lui avec une nette insolence ; et Barton, en représailles contre ceci et contre ce qu’il ressentait avec une amertume plus violente encore, je veux dire la manière dont le matelot avait traité son infortunée fille, Barton se vengea donc en exerçant systématiquement contre lui cette terrible et arbitraire sévérité que les règlements de la marine plaçaient alors à la disposition de ceux qui sont responsables de la discipline à bord. L’homme avait finalement déserté, un jour où le vaisseau était dans le port de Naples, mais il était mort, paraît-il, dans un hôpital de cette ville, à la suite des blessures reçues au cours de l’une de ses récentes et sanguinaires punitions.

Il est, bien entendu, impossible de dire si ces circonstances ont ou non un réel rapport avec les évènements postérieurs de la vie de Barton. Il semble, néanmoins, plus que probable qu’ils y furent, du moins dans son esprit, étroitement associés. Mais quelle que puisse être la vérité quant à l’origine et aux motifs de cette mystérieuse persécution, il n’y a aucun doute que, en ce qui concerne les instruments de son accomplissement, le mystère risque de régner jusqu’au jour du Jugement Dernier.

 

 

 

POST-SCRIPTUM DE L’ÉDITEUR

 

Le récit précédent est donné dans les ipsissima verba du bon vieil ecclésiastique, sous la forme même où il fut remis au Docteur Hesselius. Malgré la lourdeur et la redondance de ses phrases, j’ai jugé préférable de me contenter d’assurer le lecteur que l’Éditeur de ce manuscrit, où sont rapportés des évènements si étranges, n’a pas modifié une seule lettre du texte original. (L’Éd. des Papiers du Docteur Hesselius.)

 

 

 

 

Sheridan LE FANU, Les créatures du miroir,

Éditions Le Terrain Vague, 1967.

 

Traduit par Michel Arnaud.

 

 

 

 

 

 

 

 

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