Consolata

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Gertrud von LE FORT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PEU de jours après que l’armée alliée et croisée des Vénitiens et des Mantouans se fut emparée de la ville de Padoue, pour y briser la domination d’Ansedio, un des neveux du terrible Ezzelino da Romano, originaire de la ville voisine de Venise, le légat pontifical Filippo Fontana fit son entrée solennelle dans les murs conquis. Il avait choisi pour cela les dernières heures de l’après-midi, auxquelles le jour commence déjà à devenir doux et aimable ; il montait un pieux mulet et sa suite n’avait aucun appareil guerrier. Quelques prêtres de sa curie avec les serviteurs indispensables formaient son seul cortège. C’était le désir de Filippo Fontana de montrer déjà par son allure extérieure à la population anxieuse de sa ville natale qu’il venait en messager de paix et de réconciliation. Son grand visage, un peu trop plein, mais à qui sa douceur donnait une noblesse certaine, reflétait la conscience que le légat avait de cette mission.

Le jour présent lui apparaissait comme l’un des plus beaux et des plus heureux de sa vie, car il pouvait regarder comme son œuvre la victoire remportée sur l’affreux tyran Ansedio.

C’est lui qui, après la mort du dernier et grand empereur Hohenstaufen, avait fait comprendre à tout le monde qu’Ezzelino et Ansedio, autrefois soumis à la puissance impériale et domptés par elle, étaient à présent livrés sans frein à leurs caprices. Il avait confirmé au monde épouvanté que par ces deux êtres plus de cinquante mille hommes avaient été réellement tués. Sur son appel, une armée de Croisés s’était rassemblée contre eux. Il l’avait accompagnée jusqu’aux murs de Padoue et bénie pour la lutte. Il lui avait aussi arraché la promesse d’épargner largement la population civile de la ville. Enfin il pouvait se dire avec satisfaction qu’il avait réussi à lui apporter immédiatement la levée de l’interdiction qui pesait lourdement sur elle, à cause de son Souverain impie et fortement censuré.

Aussi fut-il consterné lorsque le chef des forces alliées, Ugo da Cremona, qui avait respectueusement chevauché à sa rencontre jusqu’à la Porta San Giovanni, lui fit cette ouverture que le tyran n’avait toujours pas été supprimé, bien que, conformément aux conventions, on ait fait savoir par proclamations et par affiches que la ville ne trouverait grâce qu’en se débarrassant de son maître aux mains de sang avec ses complices et en manifestant clairement de cette manière qu’elle condamnait son régime criminel. Une confession publique aussi expressive avait malheureusement paru nécessaire, car on avait la preuve sérieuse qu’une partie de la noblesse et de la bourgeoisie avait soutenu le tyran ou du moins résisté trop mollement à son action.

Le légat avait supposé qu’à son arrivée cette condition du pardon aurait été remplie depuis longtemps. C’est pour cela qu’il avait tardé à venir. Il était extrêmement ennuyé de ne pas pouvoir lever tout de suite l’interdit et de devoir attendre la suppression d’Ansedio et de ses partisans. Ugo da Cremona ne réussit pas à le rasséréner en lui assurant que le château fort d’Ansedio était assiégé depuis de longs jours par le peuple furieux et dégarni de ses défenseurs. Il ajoutait que tout le monde abandonnait le monstre ; que celui-ci, comme d’ailleurs Ezzelino da Romano, n’était plus protégé que par la magie mystérieuse de sa personne, mais que l’état actuel de choses ne lui permettrait sans doute pas de passer la nuit.

Entre-temps, ils avaient pénétré à l’intérieur de la ville ; non sans peine, car plus les rues devenaient étroites, et plus aussi les tas de décombres, qu’étaient devenues de nombreuses maisons, se faisaient remarquer. Il est vrai que le légat pontifical venait de Rome, où le nouveau préfet de la ville, Brancaleone, venait de détruire cent quarante tours occupées par des nobles. Il était donc, comme tout le monde, habitué à marcher sous des ruines. C’était une des terribles coutumes qui s’étaient développées dans les guerres civiles présentes, de démolir avant tout les tours et les maisons d’habitation du parti vaincu. Ansedio s’était largement conformé à cet usage : chaque troisième demeure était une ruine. Parfois les tours des palais seigneuriaux en s’effondrant avaient entraîné dans leur perte les maisons situées en face. Toutes les surfaces étaient couvertes de décombres, éparpillées, comme certaines vallées dans la montagne le sont de rochers. Il faut ajouter l’impression lugubre que faisaient les tas de pierres que l’on avait l’habitude d’élever devant le portail principal des églises, en signe de deuil, lors de la proclamation de l’interdit. Filippo Fontana voyait dans ces pierres froides, dures, encombrant tous les chemins, comme un symbole lugubre de son temps inexorable.

Ce sentiment de désolation atteignit son paroxysme, quand, tournant dans une rue, il approcha de l’endroit où, il y a peu de temps encore, s’était élevé le palais aux hautes tours de sa propre lignée. Filippo Fontana savait qu’il était aussi devenu une victime de la fureur d’Ansedio ; il s’était préparé à un spectacle douloureux au plus haut point ; il fut néanmoins écrasé par celui qu’il eut sous les yeux : le palais était littéralement rasé. Un seul mur restait debout qu’ornait noblement une vieille frise romaine. C’était pour le légat comme un fantôme de mur, surgissant lugubrement des décombres, pour élever ici, devant sa face, une plainte émouvante. Fontana éprouva à la vue de ce mur une tristesse véritablement abyssale. Toute l’impuissance de ce noble bâtiment vis-à-vis de son odieux destructeur, tomba sur lui. Il pensa à ses parents massacrés, traînés sans jugement au lieu de l’exécution. Il croyait entendre la voix des innombrables exilés, dont les lamentations remplissaient toutes les villes d’Italie. Bien plus, la tentation terrible s’imposa à lui de demander comment il avait été possible que la justice éternelle eût permis ces crimes indescriptibles ? Est-ce qu’il n’y avait plus de Dieu au ciel ? Il eut l’impression qu’il resterait sa vie durant inconsolable.

Mais déjà il entendait des paroles de consolation. Au milieu du profond silence qui accompagnait son entrée dans la ville encore interdite, une voix s’éleva. C’étaient les mots du psaume :

 

« Le Seigneur assure un juste jugement à tous ceux qui sont objets d’injustice ».

 

Et aussitôt une seconde voix alterna avec la première et dit :

 

« Afin qu’en notre pays habite l’honneur,

que bonté et fidélité se rencontrent,

que justice et paix s’embrassent ».

 

En levant les yeux, le légat vit un petit groupe d’hommes qui s’étaient placés au-dessus des décombres du palais. Ils portaient des vêtements bourgeois sans apparence et un capuchon très pointu sur la tête. Ils continuèrent, de leur place, à psalmodier alternativement, à la manière des moines :

 

« Encore un peu, et l’impie ne sera plus, et quand tu chercheras sa place, il aura disparu.

Mais moi, je m’avance dans la force du Seigneur, je loue sa miséricorde seule... »

 

Le légat ne douta pas un instant que ces cris alternés des hommes inconnus lui fussent destinés et ne voulussent le consoler. Il y vit même une sorte d’hommage respectueux, qui lui rappela que son arrivée ici représentait elle-même le jugement et la justice de Dieu. Tout en accélérant la marche de son mulet pour maîtriser extérieurement son émotion, il répétait tout bas et instinctivement les paroles que les voix des inconnus, rassemblées en chœur à présent, reprenaient :

 

« Mais moi, je m’avance dans la force du Seigneur, je loue sa miséricorde seule. »

 

Arrivé en son logement, le légat demanda aussitôt quels étaient ces hommes. Ugo da Cremona lui répondit qu’il s’agissait des membres de la « Consolata », une fraternité de laïcs, dont l’activité pendant le règne de terreur sous Ansedio était commentée dans la ville avec beaucoup d’éloge.

Le légat protégeait particulièrement des associations de ce type, parce qu’il s’intéressait profondément à l’œuvre du Pauvre d’Assise, fruit, elle aussi, de la piété des laïcs. Il exprima le désir pressant de connaître de plus près cette sodalité, qui, à présent, à cause du nom qu’elle portait, l’attirait de nouveau puissamment.

Pendant qu’il attendait le retour du messager, mandé aussitôt par Ugo da Cremona, Fontana saisit l’occasion de demander quelques renseignements plus précis à la dame de la maison, où il était descendu. Madonna Francesca, une digne matrone, qui avait tenu à servir de sa main des rafraîchissements à ses hôtes de marque, se révéla tout de suite comme une grande admiratrice de la Consolata. Le légat vit son attente comblée et même dépassée par les récits de la dame.

L’œuvre avait été fondée primitivement pour donner des cautions en faveur de malheureux qui étaient poursuivis par les pouvoirs publics ou autrement. Appelée pour cette raison « Consolata » par le peuple, qui transforma ainsi son nom premier de « Consolatrix », la fraternité était devenue au temps d’Ansedio une consolatrice universelle. Ses membres étaient peu nombreux, à cause du dévouement et du sublime courage qu’exigeait leur tâche. Ils ne prononçaient qu’un vœu entre les mains de leur supérieur, celui de paraître chez quiconque avait besoin, dans la vie ou dans la mort, de consolation, sans égards spéciaux pour la situation du mérite.

Comme elle était venue près des dévots abandonnés qui priaient à la porte des églises fermées par l’interdit, dans les hôpitaux, où les âmes s’étaient vainement tendues vers la nourriture spirituelle, la Consolata avait aussi élevé sa voix sous les fenêtres de l’horrible prison d’Ansedio. Elle avait encouragé les prisonniers, accompagné les bannis jusqu’à la porte de la ville et les condamnés à mort jusqu’au lieu de l’exécution sanglante. Elle était restée sous la potence ou la roue jusqu’à leur dernier soupir et avait récité pour eux les ultimes prières. Elle avait eu aussi l’habitude d’entonner le soir, sur les ruines fraîches des maisons nouvellement détruites, un chant si pieux et émouvant, qu’on eût attendu l’attendrissement des pierres dures qui seules subsistaient en ces lieux. Bref, partout où s’était manifestée l’incommensurable désolation des jours passés, était apparu aussi le visage de la consolation, la Consolata. Aucun cri de détresse ne lui avait échappé. Comme avertie par les anges, elle avait entendu même les appels les plus étouffés. Jamais on ne l’avait attendue en vain et – fait de tous le plus étonnant – jamais personne n’avait pu s’opposer à son action ou avait seulement essayé de le faire.

En entendant ce détail, le légat étonné ne put s’empêcher de demander s’il s’appliquait aussi au criminel Ansedio et à ses satellites ?

Oui, répondit Madonna Francesca, c’était vrai aussi pour le criminel Ansedio et ses satellites ou plutôt pour le « frère criminel » et les « frères satellites », car la Consolata, comme le Pauvre d’Assise, voyait en chaque homme un frère, même si c’était le plus affreux criminel. Il est vrai qu’on ne pouvait pas expliquer entièrement par là cette attitude d’Ansedio. Quelques-uns prétendaient qu’il avait méprisé trop profondément la fraternité pour la persécuter. Mais qui pouvait sonder le cœur d’un tyran ? Le légat avait-il entendu dire qu’une prophétie avait annoncé à Ansedio que lui, l’impitoyable, se heurterait un jour mortellement à la pitié ! Peut-être avait-il craint de s’entendre rappeler cette prédiction ; quoi qu’il en soit, il avait obstinément évité la Consolata.

Madonna Francesca se mit alors à louer longuement le merveilleux don de consoler, qui était le propre des pieux frères. Le légat n’avait pas besoin de ce témoignage, car il avait éprouvé lui-même si profondément la consolation de la fraternité qu’il avait je ne sais quelle noble pudeur à en parler. Du reste, il n’en aurait pas eu le temps, car Ugo da Cremona venait de rentrer et déclara non sans mécontentement que son messager était revenu : la Consolata avait reçu respectueusement l’avis du légat ; elle aimerait paraître aussitôt devant lui. Mais, obligée par ses vœux, elle réunissait en ce moment même ses membres pour l’assistance d’un malheureux et adressait de son côté à l’hôte auguste de leur ville la prière de prendre part à cette réunion et de les soutenir dans leur œuvre.

Évidemment, le légat avait pensé, ainsi qu’Ugo da Cremona, que les pieux frères feraient l’effort de venir près de lui. Mais il avait l’habitude d’associer la haute dignité de ses fonctions avec l’humilité. Il fut donc heureux d’abréger le temps d’attente qui lui était imposé ici, par une visite ayant le charme excitant d’une aventure spirituelle. Il se déclara prêt à suivre l’invitation et n’accepta qu’à contrecœur la société d’Ugo da Cremona, qui se sentait responsable de sa sécurité.

La nuit était déjà tombée lorsque les deux hommes quittèrent le palais de Donna Francesca. Devant le portail attendait un frère que la Consolata avait joint au messager. Le légat, oubliant l’interdit jeté sur la ville, lui donna sa bénédiction et lui tendit aimablement la main. Il n’y eut aucun échange de paroles, car Ugo da Cremona, à cause de la situation ambiguë de la ville, avait demandé qu’on observât autant que possible le silence durant cette promenade nocturne.

La petite troupe se mit en mouvement. La lune était au firmament, mais tellement voilée, que la nuit, sans avoir d’éclat, répandait assez de clarté pour faire reconnaître facilement les rues. Filippo Fontana ne crut pas se tromper en pensant que le frère qui ouvrait la route avec son capuchon pointu prenait la direction du château fort. De fait les créneaux guelfes dentelés de sa tour se dressèrent bientôt au-dessus des maisons les plus proches. En même temps, le légat remarqua un certain nombre de citoyens armés qui s’étaient rassemblés à l’issue de la rue. Ugo da Cremona s’arrêta près d’eux et leur demanda ce qu’ils attendaient là. Ils répondirent en chuchotant, mais avec des gestes grandiloquents, qu’ils assiégeaient si bien le château qu’aucune souris ne réussirait à s’en échapper, à plus forte raison ce vaurien d’Ansedio ; qu’on pouvait se reposer sur eux pour ce soin.

« Et, n’est-ce pas, vous avez pris soin aussi, qu’aucune souris ne puisse y entrer ? Voilà trois jours que vous y avez parfaitement réussi », répliqua dédaigneusement Ugo.

Alors ils se turent, gênés, jusqu’à ce que l’un deux, fichant en terre sa pique anormalement longue, demanda si le Seigneur, en posant sa question, avait réfléchi à l’aventure survenue tout récemment aux gens du margrave Pallavinci, quand ils crurent avoir pris au piège Ezzelino da Romano ! Ils l’avaient effectivement saisi, mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Il était décidément impossible de mettre la main sur ces grands criminels ! Quelques-uns, ayant tenté leur chance auprès d’Ezzelino, avaient senti sous l’armure des flammes infernales leur brûler les bras. Les mailles de fer, arrosées d’eau une demi-heure après, avaient encore sifflé ! Le plus sûr était sans aucun doute d’attendre ici que le diable lui-même chassât le vaurien hors du château, ou bien l’obligeât à se détruire lui-même.

Filippo Fontana, entre-temps, avait pénétré dans la cour sombre d’une maison dont le frère avait ouvert la porte en faisant silencieusement un geste d’invitation.

« Je crois, Monseigneur, dit Ugo, en suivant le légat, qu’on devrait prendre une mesure radicale et faire supprimer Ansedio par mes gens et ceux de Mantoue. Ces poltrons n’en arriveront jamais à bout ! Ma conviction est qu’ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour leur malheur. Ce n’est pas Ansedio, c’est leur propre faiblesse, qui les a fait plier sous sa tyrannie. »

Filippo Fontana fit semblant de ne pas entendre cette remarque. L’idée de voir ses compatriotes prendre part à la réduction du tyran lui plaisait, car il savait que le reproche d’Ugo n’était pas tout à fait immérité et avait déjà été fait par d’autres. Il tenait beaucoup à les en avoir justifiés ; car pour lui la justice exigeait qu’Ansedio fût abattu par le peuple envers lequel le monstre avait si terriblement péché. Il accorda donc toute son attention au frère. Celui-ci venait d’allumer une lanterne dans la cour et se mit à éclairer pour ses compagnons un escalier assez raide qui aboutit à une galerie de bois et de nouveau à un escalier, mais taillé dans la pierre cette fois. Une nouvelle galerie suivit. Quand les hommes la traversèrent, la lune voilée jusque-là apparut soudain. Le légat alors vit sous lui une cour au-dessus de laquelle les créneaux dentelés du château fort guelfe se dressaient. Ils étaient si proches qu’ils vous faisaient reculer presque de peur.

« Mon ami, vous avez de singuliers chenins d’accès vers vos lieux de réunion ! » dit le légat en se tournant avec quelque étonnement vers le frère. Ce dernier, en guise de réponse, croisa les deux bras sur la poitrine et regarda l’interrogateur avec des yeux si transparents, en mendiant sa confiance, que Filippo Fontana se sentit complètement rassuré. Il dut sourire en constatant qu’à côté de lui Ugo de Cremona avait tiré l’épée.

Le frère ouvrit une nouvelle porte et ils pénétrèrent dans un long corridor voûté en pierres, qui faisait manifestement partie du château, car il était encombré d’armes, de catapultes et d’autres machines de guerre ; le tout était disposé avec ordre en vue de la défense, mais sans personnel pour le manier. Cette déréliction totale d’appareils inspirant par eux-mêmes la terreur, l’impuissance et l’inutilité auxquelles, malgré leur bon état et leur éclat, ils étaient condamnés, avait quelque chose d’extrêmement bouleversant. Les pièces près desquelles ils passaient étaient aussi vides d’hommes et de choses. On voyait, à travers les portes ouvertes, des salles de garde désertes, des bars sans vin et sans serveur, des armoires et des bahuts béants, visiblement pillés par la domesticité d’Ansedio avant sa fuite. Cette vacuité absolue de toutes les salles poussait au paroxysme l’impression d’impuissance que produisaient les fortes machines de guerre : c’était lugubre et fantomatique.

Le légat ne put se défaire de l’idée que ce château, comme un fragment d’histoire écoulée, était déjà enfoncé dans les flots du temps ; il ressembla à un grand navire naufragé, que les nuits bleues de l’oubli auraient nettoyé, lavé et emporté dans le néant sans bruit. Cette pensée le fit frissonner, mais non pas de peur. C’était plutôt le tremblement joyeux qui précédait généralement chez lui quelque découverte spirituelle. Il se rappela obstinément un traité philosophique qui l’avait occupé et enfiévré dans sa jeunesse. Il était consacré à l’essence du mal. Il avait pensé la trouver dans une indépendance absolue vis-à-vis de Dieu source de tout être ; dans une absence totale de racines et de consistance ; bref dans une existence purement apparente ne différant pas au fond du non-être. Cette conclusion s’était imposée invinciblement à son esprit.

Néanmoins, il n’avait pu achever le traité, à cause d’une contradiction irréductible rencontrée par lui : le mal, que son esprit reconnaissait comme irréel, possédait, dans le royaume de l’expérience, une puissance et une réalité énorme. Cette contradiction reposait-elle sur une illusion ? Le mal dans le domaine des phénomènes était-il aussi une simple apparence ? Son pouvoir venait-il simplement de l’impuissance du bien ? Disparaissait-il et montrait-il son néant, quand le bien entrait vigoureusement en ligne ? Les mots par lesquels la Consolata l’avait salué à son entrée dans la ville lui revinrent à présent en mémoire : « Je m’avance dans la force du Seigneur et je loue sa puissance seule. » Il avait l’impression que sa victoire sur Ansedio et les puissances maléfiques de sa ville natale était la réponse à la question, restée ouverte, de son traité.

Tout pénétré de la vérité de cette réponse, il ne remarqua pas qu’ils avaient quitté à présent aussi le corridor fortifié et pénétré dans une salle haute de chevalerie, au milieu de laquelle se trouvait une table garnie, manifestement destinée à la suite disparue d’Ansedio. Un lustre d’argent aux bras nombreux brûlait sur la table. Les flammes de ses grosses bougies, en grande partie consumées, répandaient des ombres ondulées, dont la vue ranima dans l’esprit du légat l’illusion d’être dans un navire au fond de la mer et d’y percevoir à travers la proue le mouvement silencieux des ondes de l’oubli. Une seule personne se trouvait à table, un homme d’une attitude magnifiquement abandonnée. Comme les souverains anciens, il portait un turban de pourpre, qui lui donnait un aspect royal, mais en même temps – justement parce qu’elle rappelait un roi d’autrefois – quelque chose de lointain, de surnaturel et même de fantastique.

Filippo Fontana, à cette vue, pensa involontairement à un de ces vieux rois de mer qui avaient gouverné les Normands ou les Sarrasins. Les pêcheurs des côtés de l’Adriatique racontent qu’à certains jours très calmes on les voit parfois au fond de la mer, assis dans leurs navires depuis longtemps disparus sous les flots : le buste dressé, ils semblent écouter seulement le vent, pour prendre aussitôt la mer de nouveau.

Le légat comprit vite qu’il avait sous ses yeux le tyran Ansedio. Acculé ici, privé de toute possibilité de fuite, abandonné de tous, il attendait, dans une solitude lugubre, la mort, qui le guettait dehors, devant le château. Pourquoi l’avait-on conduit dans cette salle ? Quelle confrontation ! Revenant à lui-même, après avoir été muet d’étonnement, le légat voulut, mécontent, s’adresser au frère qui l’avait conduit ; mais celui-ci avait disparu sans laisser de traces. Le légat ne vit plus qu’Ugo da Cremona qui, toujours l’épée en main, était retourné dans le corridor voûté, l’œil aux aguets.

Entre-temps le tyran avait aperçu aussi le légat. Il souleva un peu la tête enveloppée de pourpre, ce qui le plaça davantage dans le rayonnement des bougies. Filippo Fontana fut saisi par son aspect étrangement incorporel. Pendant l’espace de plusieurs secondes, il se sentit maîtrisé par deux yeux qui semblaient l’entraîner dans un gouffre. Après cela, devenant plus calme, il vit l’autre se lever et, d’un geste à la fois empreint d’une haute dignité et parfaitement invraisemblable, s’emparer d’une coupe qui se trouvait sur la table.

« Soyez le bienvenu, mon hôte auguste, s’écria-t-il en la soulevant vers le légat, je suis heureux de l’honneur que vous me faites en me rendant visite. Vous voyez que je manque à présent un peu de société. Mettez-vous donc à l’aise ici et permettez que je vous serve à boire. Nous pourrons alors envisager tranquillement plusieurs questions qui nous regardent tous les deux. À ce qu’il paraît, vous m’avez livré à la fureur populaire ! C’est une décision compréhensible, fort compréhensible ! À votre place je n’en prendrais point d’autre : voilà ce qui nous unit en un certain sens. Et cependant, je vous paraîtrai sans doute me contredire en vous avouant que votre désir m’affecte un peu ; naturellement à cause de vous seul. Car je vous dirai franchement que votre plan ne pourra pas être exécuté aussi aisément que vous le croyez. Il est vrai que vous avez la force et j’avoue qu’il y a peu de temps encore je n’invoquais, comme vous, rien d’autre qu’elle ; mais c’était là une erreur monumentale. J’ai fait ces derniers jours la découverte incroyable que je puis me moquer de toute puissance. Sans doute, ô mon hôte auguste, ayez-vous pensé que j’endurais ici des heures épouvantables ! En fait, elles ont été les plus enivrantes de ma vie. Je n’ai jamais été plus puissant qu’à cette heure ! Voici, en effet, quelle est la vraie puissance : ne plus rien posséder qui mériterait encore le nom de puissance et cependant être invincible... oui, invincible ! » Il répéta ce dernier mot plusieurs fois.

Filippo Fontana se sentit, à ce discours, comme glacé d’horreur. Il avait en même temps la certitude claire comme le jour qu’entre ces paroles et la réalité il n’y avait pas la moindre relation. Il voyait les bougies très avancées du candélabre ; l’une d’entre elles était déjà éteinte. Il voyait de l’autre côté du salon une seconde porte, manifestement mal fermée, derrière laquelle on entendait nettement la rumeur menaçante du peuple. Il venait de comprendre que le turban royal enveloppant le front du tyran était en réalité un bandage sanglant couvrant sans doute une blessure profonde, peut-être mortelle. Le mot « invincible », se disait-il, exprime le sommet de l’illusion personnelle et même est un signe de pure folie. Néanmoins il avait l’impression qu’une terrible vérité, enrobée de mensonge et de folie, s’avançait vers lui.

Pendant tout ce temps, le tyran le regardait avec un calme plein de majesté, de ses grands yeux béants. « Mais je vous en prie, mon hôte auguste, reprit-il, voulez-vous enfin prendre place ! Ou bien mes paroles ne vous ont-elles pas convaincu ? Craignez-vous peut-être que les joies que nous allons goûter à cette table ne soient troublées par les plans que vous avez dressés contre moi ? Je remarque, en effet, que de temps en temps vous tendez l’oreille vers cette porte là-bas. Elle n’est que poussée : je n’ai pas cru nécessaire de la fermer. Bien sûr la foule, que j’entends aussi bien que vous, l’utilisera. Je suis convaincu qu’elle tentera naïvement de pénétrer dans le château et probablement jusque dans cette salle. Mais cela n’a pas la moindre importance. Rien n’est comparable à l’impuissance de ce peuple si ce n’est la vôtre ! Prenez donc courage, mon pauvre ami, et asseyez-vous. Je parie ce que vous voudrez que vous pourrez passer cette nuit à boire avec moi sans être troublé par aucune effusion de sang ni par aucun désordre ! Que dis-je, seulement cette nuit. Je pense demeurer ici un nombre infini, oui infini, de nuits. » Il répéta plusieurs fois le mot « infini ». En même temps son visage exprima une sorte d’exaltation trouble du moi ressemblant à la conscience blasphématoire qu’aurait quelqu’un d’égaler Dieu.

Filippo Fontana eut à présent le sentiment très net que le tyran ne tenait plus sur ses pieds, mais voltigeait littéralement et corporellement dans le vide et plus précisément dans ce néant lugubre où s’était enfoncé tout le château fort, y compris le légat. Celui-ci sentait comment le navire submergé l’entraînait avec lui dans le gouffre. Lui, qui tout à l’heure encore avait dit : « Je m’avance dans la force du Seigneur », il se sentait maintenant dans la main d’Ansedio, comme si, en combattant les puissances maléfiques de sa ville, il était tombé inconsciemment en leur pouvoir. Il avait l’intime conviction qu’Ansedio pourrait le forcer à prendre place à sa table et à passer cette nuit, non, un nombre infini de nuits, oui infini, jusqu’à la fin du monde, à boire avec lui. Cette dernière représentation, surgissant avec la rapidité d’un éclair devant les yeux du légat, rompit la chaîne de l’infini qu’il imaginait, fit arrêter subitement l’écoulement continu de son flot. La fin du monde, le dernier jour, c’était le jour du jugement, non pas de celui qu’il présiderait, lui, mais que le Juge éternel présiderait. Filippo Fontana eut soudain l’impression d’être devenu lui-même l’accusé. Mais avant même qu’il ait pu se rendre compte à lui-même du phénomène bouleversant qui venait de se passer en son âme, la porte s’ouvrit derrière lui. Le frère qui avait conduit Fontana réapparut et fit entrer un petit groupe bien connu d’hommes. Ceux-ci s’approchèrent du tyran, qui dans l’ivresse de son orgueil satisfait, ne les remarqua d’abord pas. Quand ils furent tout près de lui, il leva les yeux, se contracta un instant et reprit aussitôt son calme olympien.

« Ah, messieurs, mes assassins », dit-il avec un mépris indescriptible, « enfin vous avez osé pénétrer ici ! Qu’on vous regarde un peu ! Il me semble que vous tremblez un tantinet ! Je vois que vous ne supporteriez sans doute pas ma vue. Alors, comme cela, vous voulez m’assassiner ! – Vous, misérables, ne savez-vous donc pas que pour des gens de votre espèce je suis au nombre des immortels, oui, des immortels. » Le tyran répéta-t-il aussi ce mot insensé ou l’âme du légat le lui souffla-t-elle en tremblant, il fut incapable de le discerner. Il ne savait qu’une chose, le jugement avait lieu. L’immortalité dont il s’agissait, c’était la damnation éternelle ou la miséricorde éternelle.

Pendant ce temps, les frères, sans se soucier de l’ironie du tyran, s’étaient groupés dans la salle. Le légat entendit les exclamations alternées de leur prière psalmodiée avec la chute finale bien connue :

 

« À cause de ton nom, Seigneur, sois clément.

Regarde ma détresse et ma misère

Et pardonne-moi tous mes péchés.

Tourne-toi vers moi,

Dans ta grande miséricorde,

Car mon propre cœur m’a abandonné. »

 

Le légat, profondément pénétré du sentiment de son impuissance, était convaincu que ces cris alternés lui étaient adressés. De nouveau, comme lors de son entrée dans la ville, la Consolata semblait avoir deviné sa situation, vouloir le redresser et le consoler par ses paroles, dont il répéta intérieurement comme alors les dernières. En même temps, il eut la certitude qu’un changement extraordinaire était en train de s’opérer dans la salle ; qu’une puissance, non, une toute-puissance réelle s’y trouvait, qui faisait s’évanouir également sa propre impuissance et la pseudo-puissance de cet homme présomptueux assis à la table. Ce présomptueux d’ailleurs venait de disparaître, pour ne laisser subsister que celui auquel la Consolata avait adressé la parole : une créature misérable, qui peut mourir et périr comme toutes les autres ; un condamné à mort, qui vient de comprendre qu’il n’est plus rien d’autre que l’objet d’une ultime miséricorde. Le légat vit comment l’homme qui tout à l’heure avait une sérénité si olympienne commençait à trembler, semblable à l’arbre, dont la hache vient de toucher la racine : une chute silencieuse semblait avoir lieu ; une immense scène de sorcellerie venait de se terminer simplement.

L’un des frères, manifestement le supérieur, se mit à présent tout près du tyran. « Nous ne sommes pas tes assassins, frère Ansedio », dit-il avec une douceur extrême. « Nous sommes ceux qui ont consolé les victimes de la main criminelle, comme nous voulons te consoler en face de la mort. Quelle compassion nous éprouvons pour toi, pauvre des pauvres, car tu es mille fois plus malheureux que les milliers que tu as précipités dans le malheur ! En vérité, dans cette ville il ne s’est trouvé personne d’aussi pitoyable que toi, car personne n’a été aussi chargé de crimes. Et cependant aie le cœur de mourir, frère Ansedio ! Dieu a changé en bénédictions beaucoup de tes méfaits. Nous avons entendu les derniers soupirs de tes victimes : toutes ne t’ont pas maudit ; quelques-unes ont atteint leur accomplissement par toi ! Il y en a qui t’ont pardonné en mourant ; d’autres ont prié pour toi ; l’un d’eux a offert pour ta pauvre âme toute sa souffrance. Tu as, sans le vouloir, purifié beaucoup de cœurs. Des hommes sans nombre n’ont appris à aimer la justice que par ton injustice et sont devenus plus miséricordieux à cause de ton immiséricorde. Jamais on n’a tant aimé la vérité qu’au moment où tu la foulais aux pieds. Tu as été le plus puissant prédicateur de la pénitence que cette ville ait jamais entendu. Ne crois pas que tout le monde, comme la morne multitude qui est devant la porte, se soit cru excusé à cause de la croyance superstitieuse en ton invulnérabilité ! Toutes les âmes nobles se sont frappé depuis longtemps la poitrine : les plus fières d’entre elles sont devenues humbles par toi ; les plus vigoureuses ont reconnu qu’elles ont fait défection devant toi. Beaucoup de celles qui croyaient craindre Dieu pleurent maintenant la peur qu’elles ont eue de ta méchanceté. Beaucoup, beaucoup pleurent parce qu’elles ne se sont pas révélées assez pures pour te vaincre. En vérité, tu as été un puissant prédicateur de pénitence, pauvre frère Ansedio ! Apprends maintenant toi-même ce que tu as enseigné sans le savoir, et détourne-toi avec contrition de tes immenses péchés, car ta dernière heure est très proche. »

Filippo Fontana, pendant ce discours du supérieur, avait porté la main sur les yeux. À présent, il ne croyait plus que la Consolata s’adressait à lui. Il savait qu’elle s’adressait au tyran et dans les termes que lui-même aurait dû employer avec Ansedio ! La réponse à la question posée dans son traité était exacte : le mal n’avait réellement pas d’autre force que la faiblesse du bien. En vérité, ce tyran était un puissant prédicateur de pénitence. – Il l’était devenu aussi pour lui, oui pour lui.

Entre-temps, au dehors, devant le château, le mugissement de la foule s’était élevé de nouveau, cette fois avec tant de force, que la chute silencieuse qui avait eu lieu ici dans la salle semblait avoir été perceptible à travers tous les murs et avoir libéré l’énergie de la foule jusque-là enchaînée par la superstition. Filippo Fontana se dressa anxieusement. En le faisant, il rencontra le regard du supérieur, qui visiblement ne l’avait pas remarqué jusque-là.

Le tyran était maintenant complètement effondré : Fontana vit alors surgir dans son esprit le mot de Madonna Francesca, disant que cet immiséricordieux serait une fois brisé par la miséricorde : il se sentait comme écrasé par les paroles du supérieur. Celui-ci fit alors signe à l’un des frères pour qu’il le soutînt. Il entoura lui-même son cou terrible de son bras et tira l’homme tremblant jusqu’aux pieds de Fontana : « Frère légat », dit-il, en s’inclinant respectueusement, « soyez remercié d’être venu. Vous voulez relever dans cette ville le droit et la justice ; accordez-les aussi au criminel et ne tolérez point que des mains d’assassins l’étranglent. Jugez-le de la manière dont le Juge éternel nous jugera tous un jour : avec justice et miséricorde ! »

Les bougies, qui avaient brûlé sur la table, s’étaient éteintes entre-temps, à l’exception d’une seule. Le mugissement du peuple devenait toujours plus menaçant ; déjà ·on entendait du côté de la porte entrebâillée beaucoup de pas violents qui s’approchaient. Les frères commencèrent alors à former un cercle étroit autour du tyran, comme s’ils voulaient le protéger contre la fureur de la multitude. Il pendait, blême comme un mort, les cheveux hérissés, entre les bras du supérieur ; soudain il poussa un cri aigu, comme une bête à l’agonie, arracha de son front le pansement imbibé de sang, le soi-disant turban royal : il tomba et disparut comme une dernière splendeur, ou plutôt comme une splendeur qui n’avait jamais existé. Filippo Fontana vit le tyran s’évanouir et s’effondrer. Au même instant la porte entrebâillée s’ouvrit toute grande et la foule, semblable à une hydre furieuse aux têtes innombrables, se précipita dans la salle. Le légat voulut s’opposer à elle, mais ses genoux fléchirent. Sa conversion venait-elle trop tard ? Le Juge éternel l’avait-il rejeté déjà ? Avec des efforts surhumains, il étendit ses deux bras au-dessus d’Ansedio qui râlait et il conjura le peuple de reculer.

L’instant suivant la foule céda, se figea et devint immobile comme un mur. La dernière bougie s’éteignit sur la table. Qu’était-il arrivé ? Les excités avaient-ils poignardé le tyran ? Le râle aux pieds du légat s’était tu ; un silence de mort régnait ; la nuit était totale. Une fois encore Filippo Fontana fut obsédé par l’idée qu’un navire submergé l’avait entraîné dans l’abîme... pour toujours. Il sentait que tout ce qui avait lieu en ce moment avait lieu en même temps dans l’éternité. Le jugement dernier était passé. Soudain une voix réclama des torches. Elles furent apportées. Un visage bien connu et ferme surgit à côté du légat.

« Monseigneur », dit la voix calme d’Ugo da Cremona, « le monstre a pris les devants ; il s’est tué lui-même, mais tous ses partisans sont en vie. Nous devons maintenant en finir avec nos ennemis. Ordonnez-vous que la foule ou mes gens suppriment les coupables ? »

Lentement Filippo Fontana comprit qu’il avait été lui-même gracié. Enfin il dit doucement, mais avec fermeté : « Je commande que personne ne soit exécuté sommairement, mais qu’on traduise les coupables devant un tribunal consciencieusement. »

Le jour suivant, il leva l’interdit jeté sur la ville, donna l’ordre de faire prêcher la pénitence au peuple dans toutes les églises et, après avoir désigné lui-même les présidents du tribunal, se retira pour un assez long temps à Assise.

 

 

Gertrud von LE FORT, Le jugement de la mer et Consolata,

Éditions F.-X. Le Roux, Strasbourg-Paris, 1950.

 

Traduit de l’allemand par Grith Senil.

 

 

 

 

 

 

 

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