Vous fumez ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie LE FRANC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOUS fumez ? dit la femme en se retournant.

Sa voix était brève, si directe qu’elle faisait sursauter de surprise.

Était-ce un défi ? Était-ce une invite ?

Elle portait un tailleur noir qui épousait un corps bien proportionné auquel le mot de « solide » convenait. Pas massif encore, pas épais, le corps d’une femme équilibré sur des talons ni trop hauts ni trop bas, louvoyant entre les deux bornes de trente et quarante ans qui tirent les femmes dans un sens contradictoire.

Elle tenait au bout de sa main gantée de blanc une cigarette. Son pas décidé faisait crisser le gravier de la large allée du cimetière. Dans quelques instants elle aurait atteint la grille de sortie. C’est à ce moment qu’elle avait fait brusquement volte-face : « Vous fumez ? »

Sa question s’adressait à la femme en gris qui venait derrière elle et qu’elle n’avait pu voir, dont elle n’avait pas dû entendre le pas ralenti, mais qu’elle avait plutôt entendue penser, dont elle avait saisi l’étonnement : « Cette femme en noir qui fumait dans un cimetière ! »

Étonnement à peine formulé, subconscient, et qui était plutôt une simple remarque de promeneuse : la femme en deuil fumait et voilà tout ! On était dans une après-midi de mi-octobre, libre et flottante dans un soleil léger, une après-midi digne de vendanges mais sans vendanges. Les arbres se penchaient sur leurs feuilles amassées à leurs pieds, une sorte de vendange après tout. Le versant de la colline en pente douce dominant le fleuve où était placé le cimetière donnait à celui-ci une position de repos, celle d’un malade qui surveille encore la vie.

La femme en gris eut presque un haut-le-corps comme si un volet se fût ouvert dans son cerveau et que l’autre eût surpris son étonnement.

Elle pressa un peu le pas et arriva à sa hauteur. Elles allaient atteindre la grille et là leurs destinées se sépareraient. La femme à la cigarette s’en irait dans un sens opposé. Inconsciemment elle chercha à la retenir en se rapprochant d’elle.

– Je viens de faire une promesse, reprit la femme en noir sans la regarder : celle de ne plus fumer pendant cinq ans. C’est ma dernière cigarette.

Elle l’ôta de sa bouche, éleva le mégot doré entre deux doigts, dans le pâle soleil, le regarda un instant brûler et le lança dans l’herbe, parmi les tombes.

– C’est à mon père que j’ai promis.

– Vous venez de perdre votre père ?

– Non. Il est mort il y a sept ans.

Ainsi le tailleur noir n’était pas un signe de deuil. Et la promesse n’avait rien à voir avec une mort récente. La curiosité de la femme-témoin s’aiguisait. Sous le tailleur noir apparaissait un chemisier blanc. Sur les cheveux lustrés et noirs était perché un de ces chapeaux aux flancs raides, lustrés et noirs aussi, qui donnaient cet automne-là un air impérieux aux femmes. Le chapeau formait une falaise abrupte sur leur front. Le regard disait d’en dessous à tout venant : « Je suis comme ça ! Si vous n’êtes pas content »...

La femme en noir portait des bas gris au lieu de les avoir couleur de chair anémiée comme la mode de la saison dernière les tolérait encore. Elle portait ces bas-là parce qu’elle les avait dans son tiroir, qu’il fallait profiter d’une marche sur du gravier pour finir de les user. Cela lui donnait une note de sens pratique et même de réalisme. La dame en gris remarqua même à un des bas un raccommodage à la cheville du côté intérieur. Ce bas raccommodé était intéressant, émouvant si l’on voulait, plus révélateur qu’une carte d’identité.

Elles étaient maintenant sur le trottoir, en dehors des hautes grilles.

– Moi je vais vers l’ouest, dit d’un air indécis la dame en gris.

La femme en noir se tourna vers l’est, désigna d’une saccade du bord cuirassé de son chapeau une coupole d’église qui se dressait au-dessus des toits sur une hauteur escarpée.

– Vous connaissez l’Oratoire ? dit-elle comme si elle n’eût jamais entendu parler de l’ouest.

– Non...

– Non ?... Alors venez. Je vais vous le faire visiter. Il est consacré au Frère André.

Intérieurement la dame en gris acceptait, soulagée même que fût trouvée une raison de ne pas se séparer, tâtant déjà sur ses lèvres le sel de l’aventure. Mais ayant l’habitude de l’objection au bord de l’aventure, ne fût-ce que pour lui donner un goût plus délectable, elle regarda sa montre à son poignet mince

– Quatre heures ! Il commence à faire froid. Et je n’ai pas déjeuné. Partie depuis ce matin. Parcouru le cimetière à la recherche d’une tombe... On m’avait dit qu’il y avait dessus un petit arbuste. Mais tant de petits arbustes, et de grands arbres... Me suis égarée dans le cimetière protestant.

Elle revivait en pensée sa longue errance parmi les arbres, les buissons, revoyait un lilas ceinturé d’une liane mortelle de douce-amère aux grappes rouges au chevet d’une tombe, sans doute pareil à celui qui poussait près de la maison qu’avait occupée l’habitant de la tombe. Et l’isolement de riches dont s’entouraient quelques-uns de ces morts, la fausse humilité de leurs pierres tombales à demi enfouies dans l’épaisse pelouse.

– Il y a un petit restaurant là-haut, dit la femme en noir dont le pas martelait déjà le trottoir dans la direction du dôme dominateur.

La dame en gris n’avait dit ni oui ni non, mais elle se mit en marche aux côtés de la femme en noir, tournant le dos à l’ouest.

Celle-ci n’avait regardé ni sa figure, ni son vêtement, ni son âge. Elle avait abandonné sa cigarette, et tenait au bout de ses deux doigts son sac comme s’il eût été vide.

– Il ne reste plus rien dans la vie, reprit-elle en poursuivant son débat intérieur. On serait bon pour le suicide.

– Mais pourquoi votre promesse ?

– Parce que je vais demander une faveur à l’Oratoire. On n’a pas ça pour rien. C’est le plus grand sacrifice que je pouvais faire.

Cette femme désespérée savait marcher, aussi droite que les fers de lance de la grille du cimetière qu’elles suivaient et que les troncs des érables qui se succédaient avec une régularité triste de réverbères.

La dame en gris ne sentait plus ni tiraillements d’estomac, ni raideur des mollets. Elle avait adopté sans rien dire le pas militaire de l’inconnue. Elle tapait le trottoir de son talon plat avec la même régularité. Son logis reculait de plus en plus à l’ouest. D’ailleurs ce n’était encore pour elle qu’une adresse, un numéro d’immeuble plutôt qu’un logis. L’après-midi finissante prenait un aspect de jour tout neuf, d’une richesse inattendue. Elle qui se sentait un peu perdue dans la ville à la fois ancienne et nouvelle était tout d’un coup dotée d’un guide qui décidait pour elle de la route à suivre. Cette route montait vers une coupole immobile, lourde, immense, qu’on ne pouvait perdre de vue. Un froid subit pesa sur ses épaules. Mais il y avait là-haut des boissons chaudes, comme aux abords de tous les lieux de pèlerinage, l’inconnue l’avait dit.

Elle pouvait la regarder à l’aise. L’autre ne s’apercevait pas de son examen. Elle était toute à son renoncement, à sa requête, à son drame s’il y avait lieu. Drame qui ne lui faisait pas courber la tête. Aucune forfanterie cependant. Une créature naturelle comme la nature, une fille de pays neuf. Ses lèvres légèrement ouvertes vers l’extérieur avaient l’air de souffler de la fumée contre quelque chose peut-être, non contre quelqu’un.

– Je m’appelle Hildegarde, dit-elle brusquement.

Ce nom fit sourire dans son intérieur la dame en gris. C’était comme si une paire d’ailes puissantes eût soudain fendu le ciel automnal. Elle pensa : « Le Canard Sauvage ! » sans chercher à s’expliquer pourquoi Hildegarde lui faisait penser au Canard Sauvage. Elle ne cherchait jamais à expliquer. Des liens inexplicables et péremptoires s’établissaient entre les choses. Cette fois une ligne toute droite était lancée du nord, tenue dans le bec d’un canard sauvage, pour aboutir à Hildegarde. Et elle comprenait à présent pourquoi Hildegarde avait des bas gris et des gants blancs, un tailleur noir, un chapeau à pic. Et surtout pourquoi sa taille était libre et ses hanches fortes. Et pourquoi elle allait droit à son but. Pourquoi elle survolait l’orage. Elle n’éprouvait pas le besoin d’observer de biais la compagne que le hasard lui donnait, ne posait aucune question, consciente cependant d’une façon de parler qui lui frappait l’oreille.

– Vous avez un drôle d’accent, dit-elle avec simplicité. Mais c’est assez aimable à entendre. Vous venez peut-être des vieux pays ?

Cette condescendance accordée aux relations extérieures, elle rentra en elle, dans son plumage noir et blanc, dans le fiord de son chapeau.

– Le Frère André m’a toujours aidée, pensa-t-elle tout haut. Cette fois encore il ne peut me refuser.

– Vous refuser quoi ?

– Une faveur.

La femme en gris eut soudain l’âge de l’autre. Nul doute : un amour contrarié.

– Un homme ? dit-elle.

– Pensez-vous ! Un homme ! Passé à travers de tout ça. J’ai trente-cinq ans. Quand j’étais jeune, il y avait un homme. Venait veiller tous les soirs. J’élevais une gagne de neveux. Il ne voulait pas d’eux dans la salle, mon cavalier ! J’y ai montré la porte.

La femme en gris remontait à la surface. Hildegarde ! Une figure de plus dans le nombre surprenant de figures dont se composait le monde, sitôt perdues que retrouvées.

– C’est drôle, dit la femme en noir qui continuait à son insu son rôle de devineresse. On essaie de revoir un visage. Mais plus rien. Fini. Parti en fumée !

Il n’y avait plus enfin de clôture aux barreaux monotones à suivre. Elles étaient maintenant dans une longue avenue affaissée sous le poids des maisons.

– C’est l’avenue de la Reine Marie, dit Hildegarde avec fierté.

Et ce nom de Reine Marie lui convenait à cause de son assurance à le prononcer. Aussi à cause de son allure.

– Il me fallait parler à quelqu’un, reprit-elle. Suis seule dans la vie.

– Vous pouvez tout dire, fit la dame en gris d’un ton en apparence détaché. C’est comme si nous faisions une traversée sur le même bateau. On ne se rencontre plus après.

Hildegarde ne releva pas la comparaison. Elle n’avait probablement jamais fait de traversée. Ce n’était pas la manière d’arriver à son secret.

– Vous travaillez ?

– Je travaillais... jusqu’à hier. Dans un bureau. Quitté ma place. Faut rester honnête.

– Vous teniez à votre... ?

– À mon patron ? Moi ? J’en ai envoyé d’autres au diable ! Je ne suis pas de ces filles-là. Ce n’était pas avec ses yeux qu’il me regardait, celui-là, mais avec toute sa gueule.

L’expression fit un trou de bolide pour se loger dans le cerveau de la dame en gris. Les érables eurent soudain une façon de la regarder avec leurs dernières feuilles rouges.

– Difficile de trouver une situation ?

– Demain si je veux. On met une annonce dans la Presse. Sténodactylo. Comptabilité, correspondance, les deux langues. Je connais les affaires. Je peux faire marcher un bureau.

– Des ennuis d’argent ?

– J’ai des économies. Ma maison est à moi.

– Vous avez vos parents ?

– J’ai mouman. Pauv’ petite vieille ! Quatre-vingts ans.

– Elle est malade ?

– Malade ! Si vous connaissiez mouman ! Comme un petit poisson dans la maison. Je dis à mon beau-frère : « Si vous la touchez ! »... Elle aime à brosser mes cheveux, elle les caresse avec ses mains. Pauv’ petite vieille. C’est à cause d’elle que je reste.

– Vous avez des amis ?...

– Nous étions trois inséparables.

Trois ! Approchait-on du secret ? C’était bien la peine pour Hildegarde d’avoir eu ce mouvement dédaigneux de l’épaule pour parler des hommes. Peut-être avait-elle descendu l’avenue de la Reine Marie encadrée de ses deux amoureux à qui elle venait de faire allusion. Qu’était-il arrivé ? Jalousie, querelle, séparation ?

– On se disait tout, reprit Hildegarde. On allait au cinéma ensemble et le dimanche à la messe à l’Oratoire. Mais elles me cachaient quelque chose. Elles sont entrées au couvent. Parties en même temps pour soigner les lépreux dans le Pacifique. Mais c’est déjà vieux.

C’était déjà vieux... Il fallait chercher ailleurs.

Elles arrivèrent au pied de l’escalier qui escalade la butte, degré par degré, pour mener à l’Oratoire. Des couples jeunes s’agenouillaient à chaque marche. Ils avaient un air de dimanche.

Hildegarde ne s’arrêta pas. Elle montait sans hâte et sans effort. La dame en gris montait aussi, sans hâte et sans effort puisqu’elle avait maintenant l’âge et les capacités de Hildegarde à en juger par la manière dont la traitait celle-ci. L’ascension terminée elle respira largement, étonnée de son absence de fatigue.

D’un geste délibéré Hildegarde poussa la porte d’un petit pavillon peint en vert où une rangée de percolateurs bouillonnants mettaient une buée sur les vitres. Elle entra la première, comme si elle eût été seule, sans intention d’offense, s’assit à la table dont elle avait l’habitude. Il n’y avait qu’à se placer en face d’elle.

– Qu’est-ce que vous prenez ? demanda Hildegarde.

– Une tasse de café et des toasts.

– Moi du bovril et un sandwich au jambon.

– Ah ?... Eh bien, moi aussi après tout, pas de café.

En attendant que ce fût prêt, Hildegarde appuya ses coudes sur la table, mit son menton sur ses mains croisées et pour la première fois arrêta son regard sur sa compagne. Puis elle se pencha vers elle, fit le geste de frotter du doigt le revers de son propre tailleur.

– Vous avez oublié d’enlever la ficelle de l’étiquette à votre manteau, dit-elle à demi-voix.

La dame en gris passa à son tour un doigt amusé, rêveur et caressant sur le revers de son manteau, à l’endroit de la « ficelle » rouge qu’elle ne songea même pas à expliquer.

Elles burent leur bovril dans des tasses dont les bords épais ajoutaient à l’impression nourrissante du breuvage.

– C’est vingt-cinq cents chacune avec le pourboire, dit Hildegarde en se levant la première.

Il fallait se couler à sa suite au bon moment pour ne pas recevoir la porte dans la figure. Hildegarde allait droit au but. On n’était pas là pour faire des manières.

Une lumière austère régnait dans la vaste nef dont la voûte se perdait dans des ténèbres silencieuses et bienfaisantes. Il y avait quelques femmes isolées agenouillées dans les bancs, chacune enveloppée de sa prière comme d’un voile. Elles pouvaient porter elles aussi un tailleur noir ou gris et un chapeau rigide mais leur ligne d’épaules était la même.

Hildegarde ne s’arrêta pas. Elle traversait de son pas ferme les bas-côtés, le chœur pour arriver en arrière des œuvres vives du sanctuaire où dans une sorte de retrait se trouvait le tombeau du Frère André, dont la surface luisait dans la pénombre ainsi qu’une laque noire. Du moins c’était ainsi que voyait la dame en gris, peu sûre des choses : retrait, pénombre, laque. Naviguant sur cette surface polie de petits papiers pliés en quatre, fragiles et téméraires.

– Des demandes de grâces, chuchota Hildegarde.

Elle n’avait pas besoin de formuler la sienne par écrit. Le Frère André était au courant. Elle l’y avait préparé depuis plusieurs dimanches. Les étrangers n’avaient pas besoin de savoir.

À la sortie elle toucha du coude sa compagne pour lui désigner un tronc près de la porte. Il fallait être convenable. Et elle ouvrit sa bourse la première.

Elles furent dans la rue. Hildegarde louvoyait à l’aise dans la marée montante de trams, d’autobus, de taxis de six heures du soir.

– Nous prenons le même char, dit-elle, nous allons dans la même direction.

Et elle tenait déjà son billet au bout de son gant.

Elle se dirigea tout droit vers un siège à deux à l’avant du tram.

– Ah ! ça va mieux que tantôt. J’étouffais.

Et se tournant à demi :

– Vous êtes peut-être instruite aussi. Vous comprenez bien des choses...

– Mais je n’ai pas compris ce que vous demandiez.

– Je vous le dirai si ça réussit, dit-elle, sans que rien bougeât dans son grand visage.

Elles descendirent du tram au croisement de Guy. La dame pensait que sa maison devait être dans le voisinage. C’était là qu’Hildegarde devait descendre pour prendre l’autobus de Saint-Henri. Les lumières vertes et rouges de la ville brillaient avec frénésie, leur entrant dans les yeux comme des éclats de verre. Les enseignes lumineuses des cinémas commençaient leur carrousel. On était au cirque, à la foire, à une sorte de Coney Island démesuré. Sur la chaussée les autos défilaient comme une fourmilière en marche.

– Je vous accompagne jusqu’à l’autobus, dit la dame en gris qui recouvrait sa personnalité.

Barrant l’horizon de la rue au-dessus d’elles tournoyait une gigantesque enseigne enchâssée dans un cercle d’ampoules incandescentes : l’enseigne du bovril, le bœuf qui regarde à ses pieds le flacon étiqueté « bovril », le chapelet de larmes brillantes qui tombent des yeux du bœuf, et la légende au-dessous, brillante aussi : « Alas my poor brother. »

Hildegarde leva la tête comme on la lève vers les étoiles.

– Chaque fois que je regarde ça, je ne peux pas m’arrêter de rire !

Ses dents blanches luisaient et éclataient dans sa bouche comme des graines mûres. Le rire lui collait au palais, remplissait ses joues hautes et larges verrouillées par les pommettes, et la fossette qu’elle avait dans chacune était une soupape pour le trop-plein de sa gaîté. Une larme brillante coula sur sa joue qu’elle essuya du bout de son gant blanc.

Et elle disparut derrière les vitres d’un autobus Saint-Henri.

 

 

 

Marie LE FRANC.

 

Paru dans Liaison en 1948.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net