Marivône

 

 

 

                                          I

 

            C’est Marivône Le Guinver

            Avec ses coiffes de batiste,

            C’est Marivône Le Guînver

            Qui passe sa vie à rêver.

            

            Marivônic, Dieu vous assiste

            Dans l’avenir et le présent !

            Marivônic, Dieu vous assiste :

            Votre regard paraît si triste !

            

            Marivônic s’en va disant

            Aux bateliers de la prairie,

            Marivônic s’en va disant :

            N’est-ce pas l’heure du jusant ? !

            

            Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,

            Dans le chenal de Kerenor,

            Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,

            Le vaisseau de sa seigneurie,

            

            Le beau vaisseau d’ivoire et d’or,

            Avec des mâts en palissandre,

            Le beau vaisseau d’ivoire et d’or

            De monseigneur Hadanic-Vor ?

 

 

                                          II

 

Hélas ! le soir tombe et mêle sa cendre

Aux brouillards légers qui montent des eaux,

Et les bateliers n’ont rien vu descendre

Sur le chenal bleu bordé de roseaux.

 

Mais Marivônic espère quand même.

En vain le temps passe, elle attend toujours,

Et, pour faire honneur à celui qu’elle aime,

On ne la voit plus qu’en riches atours.

 

Regardez ! Sa coiffe est toute en batiste.

Ah ! qu’elle est jolie avec son justin

Où de fins galons, couleur d’améthyste,

Courent sur la laine et sur le satin !...

 

Et l’année ainsi va chassant l’année,

Marivône est vieille et marche à pas lents,

Et rien n’a changé dans sa destinée,

Sinon qu’aujourd’hui ses cheveux sont blancs.

 

 

                                          III

 

            Et la voilà vieille, vieille,

            Au point qu’elle n’a, dit-on,

                          Sa pareille

            Dans aucun bourg du canton.

            

            Ses beaux yeux n’ont plus de flamme ;

            Elle tremble au moindre vent ;

                          Mais son âme

            Est aussi jeune qu’avant,

            

            Et sous son hoqueton jaune,

            Malgré l’âge et le besoin,

                          Marivône

            Est toujours mise avec soin.

            

            Songez donc, si tout à l’heure

            L’impatient jouvenceau

                          Qu’elle pleure

            Débarquait de son vaisseau

            

            Et s’en allait d’un air tendre,

            Avec deux ménétriers,

                          Pour lui tendre

            L’anneau blanc des mariés !

 

 

                                          IV

 

Or, un jour de printemps que la brise était douce,

Le beau vaisseau parut au détour du chenal.

Le jusant après lui l’entraînait sans secousse

Et ses hunes baignaient dans le vent matinal.

 

Mais à mesure aussi qu’il approchait des berges

On voyait que ses mâts étaient tendus de deuil.

Ses sabords restaient clos et quatre rangs de cierges

Flambaient sur le tillac autour d’un grand cercueil.

 

Et dans ce grand cercueil, large assez pour deux places,

Sur des coussins d’argent, de perle et de velours,

Pâle comme les lys tombés de ses mains lasses

Le prince Hadanic-Vor reposait pour toujours.

 

Marivône attendait sur la berge voisine.

Quand l’équipage enfin l’eût recueillie à bord,

Elle prit sur le pont un cierge de résine !

Et vint s’agenouiller devant le prince mort.

 

Elle pria longtemps en fervente chrétienne,

Puis, disposant la couche où dormait son amant,

Elle étendit sa tête au chevet de la sienne,

Fit un signe de croix et mourut doucement.

 

 

 

Charles LE GOFFIC,

Le bois dormant, 1900.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net