Deux mères

 

 

 

Par une belle aurore, en la belle saison

Sous d’épais châtaigniers, et sur un vert gazon.

Foulant de frais sentiers tout semés de pervenches.

Portant toutes les deux de longues robes blanches,

Le bonheur sur le front... deux femmes de vingt ans

Marchaient... et l’air jouait dans leurs cheveux flottants ;

L’une a pour nom Clary : radieuse, elle veille

Sur un enfant d’un an qui, dans ses bras, sommeille ;

L’autre se nomme Ellys : les yeux pleins de langueur,

Elle parle un peu bas, s’avance avec lenteur,

Et sourit d’un sourire expirant, éphémère,

Qui nous dit que bientôt elle doit être mère,

Qui grave sur son front pâli, mais respecté,

Le vénérable sceau de la fécondité,

Incline à son aspect la tête la moins pure,

Et, de la femme alors fait une créature

Belle comme l’espoir et sainte comme Dieu !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Et toutes deux causaient ainsi dans ce beau lieu :

 

 

                        Ellys (embrassant l’enfant).

 

La ravissante enfant ! les belles chairs marbrées !

Et ces bras !... et ce corps !... et ces boucles dorées !

Et cet œil dont le blanc est si bleu ! non jamais

La plus charmante femme en pleines fleurs d’attraits,

Ange de dix-huit ans, ne sera pure et belle

Comme un petit enfant qui dort à la mamelle !

 

 

                                    Clary.

 

Puis, en le regardant, c’est si doux de penser

Qu’il ne sait pas encor ce que c’est qu’offenser,

Que jamais rien de faux ni d’impur ne se cache

Sous ce regard limpide et sous ce front sans tache :

Ah ! tout enfant d’un an est un enfant Jésus !

 

 

                                    Ellys.

 

Vous avez bien raison !... et leurs cœurs ingénus,

Leurs cœurs tout ignorants de la vie et des choses,

Ont la virginité de leurs petits pieds roses,

Qui, n’ayant pas marché, sont frais comme une fleur...

Et votre enfant déjà vous aime-t-il de cœur ?

 

 

                                    Clary.

 

Oui ! car lorsqu’elle voit des larmes sur ma joue,

Elle accourt vite avec une petite moue,

Et vient baiser mes yeux,... pauvre ange nouveau-né

Qui ne sait mémo pas le nom d’infortuné,

Et qui comprend que Dieu créa, dans nos misères,

 Les baisers des enfants pour les larmes des mères !

 

 

                                    Ellys.

 

Quand a-t-elle souri pour la première fois ?

 

 

                                    Clary.

 

Ce fut, je m’en souviens, le jour qu’elle eut cinq mois.

Voici comment : un soir, je prends une lumière,

Et vais à son berceau pour baiser sa paupière,

Et je la regardais doucement sommeiller,

Ma main sur le flambeau, de peur de l’éveiller :

Soudain sans qu’aucun pli, sans que nul penser vague,

Vint glisser sur son front comme l’air sur la vague,

Sans qu’elle remuât, sans que son œil s’ouvrit,

Sa bouche s’étendit faiblement,... et sourit !

Et la nourrice, à Dieu promettant un beau cierge,

Me dit : Cela s’appelle un sourire à la Vierge.

 

 

                                    Ellys.

 

C’est charmant voyez donc !... elle sourit encor ;

On dirait qu’elle entend. Dans tous vos rêves d’or,

Vous la figuriez-vous comme elle est ?

 

 

                                    Clary.

 

                                                                    Pas si belle !

 

 

                                    Ellys.

 

Quand je pense, ô mon Dieu, qu’à la saison nouvelle

Je serai mère aussi ! D’ici là, chaque soir,

Je veux mettre, Clary, toute une heure à la voir !

Dehors, quand j’aperçois un bel enfant qui passe,

Je m’arrête, je prends sa tête, je l’embrasse,

Je roule dans mes doigts ses longs cheveux soyeux,

De toutes ses beautés je me remplis les yeux,

Comme si je pouvais lui ravir sa figure,

Et la faire passer délicieuse et pure,

De mes yeux à mon sein, de mon sein à mon fils,

Était-ce ainsi pour vous ?

 

 

                                    Clary.

 

                                              Sans doute, et vous, Ellys,

Le soir, près du foyer, lorsque la flamme est morte,

Posez-vous vos deux mains sur le sein qui le porte,

Pour le sentir frémir tout à votre aise ?

 

 

                                    Ellys.

 

                                                                    Et vous,

Quand soudain s’arrêtaient ses mouvements plus doux,

Dans votre cœur, alors ne sentiez-vous pas naître

Cette horrible pensée... Il expire peut-être !

 

 

                                    Clary.

 

Taisez-vous ! taisez-vous ! car encor maintenant

Je ne peux pas quitter ma fille un seul moment

Sans rester au retour sur le seuil de la porte,

Tremblante et me disant : Si je la trouvais morte !

Ne parlons pas de mort et fions-nous à Dieu.

 

 

                  Ellys (après un moment d’hésitation).

 

Avez-vous bien souffert ?

 

 

                                    Clary.

 

                                            Vous avez peur !

 

 

                                    Ellys.

 

                                                                            Un peu.

 

 

                                    Clary.

 

Ellys, ma chère Ellys, si depuis votre enfance

Vous pleuriez votre père exilé de la France,

Et qu’on vous dit : Ton père est au fond du jardin !

Et que, jetant un cri, vous courussiez soudain,

Et qu’il se rencontrât une branche au passage,

Qui vint vous déchirer les yeux et le visage,

La sentiriez-vous ?

 

 

                                    Ellys.

 

                                    Non !

 

 

                                    Clary.

 

                                                L’on ne souffre donc pas !

 

 

                                    Ellys.

 

Causons encor, causons.

 

 

                                    Clary.

 

                                            Toujours, mais parlons bas.

L’enfant dort !

 

 

                                    Ellys.

 

                            Dites-moi, quand faible, évanouie,

Vous avez entendu ce premier cri de vie,

Qu’on reconnaît,... bien qu’on ne le connaisse pas.

Qu’avez-vous ?...

 

 

                                    Clary.

 

                                J’ai crié, puis j’ai tendu les bras.

 

 

                                    Ellys.

 

Et quand le lendemain, en ouvrant la paupière,

Vous vous dites soudain ces trois mots : Je suis mère !

 

 

                                    Clary.

 

Non, ce ne fut pas là mon premier sentiment :

J’étais triste plutôt, et mon corps languissant

S’affaissait sur mon lit. Ma tête était lassée,

Une douce faiblesse émoussait ma pensée

Comme le lendemain d’une grande douleur ;

Et pourtant j’entendais, tout au fond de mon cœur,

Je ne sais quelle voix touchante et chaleureuse

Qui me disait tout bas que j’étais bien heureuse.

La porte tout à coup s’entrouvre... oh ciel !... c’était...

C’était elle, ma fille, elle qu’on m’apportait,

Elle, ma ravissante et frêle créature ;

Ellys, ma chère Ellys, devant Dieu je le jure,

Lorsque des bras d’un autre on la posa dormant

Sur mes deux bras vers elle étendus ardemment,

Quand elle me toucha, quand sur elle penchée

Dans mon lit, avec moi, tout près, je l’eus couchée ;

Quand, la pressant longtemps, avec de doux transports,

Je sentis la chaleur de son cher petit corps,...

Je crus que tout mon cœur de joie allait se fendre,

Et que mon sein s’ouvrait afin de la reprendre !

Je la baisais partout,... tout bas je murmurais :

C’est à moi, mon enfant !... ma fille !... Et je pleurais.

Puis, c’était tout à coup des élans de prière,

Des besoins de tomber à genoux sur la pierre,

Et de crier : Mon Dieu ! combien vous êtes bon !

Et pourtant, de son cœur en comptant chaque bond,

Je regrettais, de l’âme expliquez le problème ;

De ne plus la porter en mes entrailles même,

Elle était plus à moi, quand elle était en moi.

 

 

                                    Ellys.

 

Clary, je voudrais bien oser vous dire, toi !

Quel bien vous m’avez fait ! vos mots, l’un après l’autre,

M’apprenaient mon bonheur en racontant le vôtre,

Et je devenais mère,... amie, en t’écoutant !

 

 

Tout à coup un cri part des lèvres de l’enfant !

C’est le cri du réveil. Alors ces jeunes femmes,

Abaissant leur visage aussi pur que leurs âmes

Sur cet ange au berceau qui s’éveillait vermeil,

Car un enfant devient tout rose en son sommeil,

Dans cet être charmant baisèrent en silence,

L’une tout son bonheur, l’autre son espérance ;

Puis après ce baiser bien longuement cueilli,

Comme elles relevaient leur beau front recueilli,

Se rencontrant alors sous leurs longs cils de soie,

Leurs yeux brillant de pleurs, et tout noyés de joie,

Se fondirent longtemps en un même regard !

Puis, sans se dire un mot, et comme par hasard,

Autour de leurs deux cous, leurs deux bras s’enlacèrent,

Leurs bouches tendrement devant Dieu se pressèrent...

Car, en un seul instant réunissant leurs cœurs,

Leur amour maternel en avait fait deux sœurs !

 

 

 

Ernest LEGOUVÉ.

 

Paru dans L’Anémone, annales romantiques en 1837.

 

 

 

 

 

 

 

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