La seconde vie des sept dormants

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIENT sept chrétiens d’Ephèse qui s’appelaient Maximien, Malchus, Marcien, Denis, Jean, Sérapion et Constantin. Murés vivants, au temps de l’empereur Dèce, dans une caverne du mont Célion, ils s’y étaient endormis par la volonté du Seigneur.

Or, la trentième année du règne de Théodose, des maçons, ayant besoin de pierres, avaient ouvert la caverne; et les sept Dormants s’étaient réveillés, croyant n’avoir dormi qu’une seule nuit. Mais on leur fit connaître qu’ils avaient dormi deux cents ans et que, durant leur sommeil, la religion chrétienne avait remplacé dans tout l’empire le culte des faux dieux.

 

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Une procession vint chercher dans leur antre les sept Dormants réveillés, pour les conduire à Éphèse. Après deux siècles de sommeil, ils avaient le teint fort reposé et des visages frais comme des roses. Et leur esprit avait gardé la même fleur de jeunesse.

Tandis qu’ils descendaient les sentiers de la montagne, ils tâchaient de se figurer ce qu’ils allaient voir.

Ils avaient laissé l’Église petite encore et persécutée, mais resplendissante des plus saintes vertus. Les chrétiens, alors, pratiquaient la justice, la pauvreté, l’humilité, la charité, la chasteté. Maintenant que l’Église était victorieuse et que l’empereur lui-même n’était que le premier des fidèles, le monde entier pratiquait sans doute ces vertus; et ce devait être un spectacle délicieux.

Ils s’imaginaient une immense société de frères s’entr’aidant et mettant leurs biens en commun; sobres, doux et purs, et animés d’une gaieté innocente; répandus dans des maisonnettes sous de beaux ombrages et chantant des cantiques du matin au soir; plus d’armée, de magistrats ni de police; bref, une ébauche terrestre du royaume de Dieu.

 

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Ils entrèrent dans Éphèse par la porte principale, qui était surmontée d’une croix, gibet d’ignominie devenu signe d’honneur. Ils se réjouirent du son des cloches; ils virent avec satisfaction le nombre et la grandeur des églises, les boutiques où l’on vendait des crucifix et des images saintes, les inscriptions pieuses qui consacraient les édifices publics, et tout ce qui attestait le règne assuré de la religion nouvelle, de la foi pour laquelle ils avaient souffert deux siècles auparavant.

Mais, aveuglés par l’éclat de la fête, assourdis par les acclamations, ils ne remarquèrent pas tout d’abord que, dans le moment où des femmes richement parées leur jetaient des fleurs du haut des galeries de leurs palais, des policiers repoussaient durement la foule des petites gens qui voulaient toucher les vêtements des sept triomphateurs ingénus.

On les mena dans la plus riche église d’Éphèse. On les installa dans des fauteuils dorés, devant l’autel. L’évêque, étincelant d’or et de pierreries, célébra leur sainteté. Il expliqua qu’ils avaient été, dans les mains de Dieu, les instruments d’un grand dessein. Car, des hérétiques s’étant élevés récemment qui niaient la résurrection des morts, Dieu avait voulu les confondre en ressuscitant les sept martyrs.

L’église était toute revêtue de mosaïques, de marbres et de métaux précieux. Sous leur bure deux fois centenaire, qu’on leur avait laissée, soit par respect, soit par goût du pittoresque, les Sept Dormants étaient entourés de femmes élégantes et de hauts fonctionnaires qui considéraient avec curiosité leurs visages roses et sans rides. Mais le menu peuple était refoulé dans le bas des nefs par de somptueux officiers d’église armés de hallebardes. Et les Sept Dormants se rappelaient la nudité des catacombes et l’égalité des premiers frères...

 

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Ils furent à la mode. Un patricien donna pour eux un grand dîner. Ils étaient tellement étonnés de leur aventure, ou tellement déshabitués de la parole, qu’ils avaient peine à s’exprimer. Leur accent suranné faisait sourire. On les interrogeait sur ce qu’ils avaient éprouvé pendant leurs deux siècles de sommeil; ils répondaient qu’ils n’avaient rien éprouvé du tout. On les questionnait alors sur les mœurs, les usages et les événements du temps de l’empereur Dèce; mais, comme c’étaient des hommes simples et qui n’avaient jamais été de grands observateurs, ils ne faisaient que des réponses insignifiantes et brèves. On finissait donc par les laisser tranquilles et on parlait d’autre chose.

Ils furent surpris que les dames qui étaient là observassent peu, dans leurs habits et même dans leurs discours, la modestie chrétienne. Une d’elles regardait l’un des martyrs, le plus jeune, de telle sorte qu’il fut contraint de baisser les yeux.

Les vins étaient exquis, les mets abondants autant que raffinés, et fort propres. à émouvoir, dans les veines des convives, les puissances obscures du sang et de la chair. Les propos devinrent plus libres. Les Sept Dormants apprirent, par la conversation des autres invités, que maints fidèles des deux sexes manquaient couramment à la règle des mœurs; que beaucoup de ces hommes baptisés étaient avares, fourbes, menteurs, injustes, impudiques; qu’il y avait encore, non seulement des riches et des pauvres, mais des oppresseurs et des opprimés, et qu’un nombre infini de chrétiens vivaient exactement comme avaient vécu les adorateurs des faux dieux. Et ils virent aussi qu’il y avait toujours des esclaves, et que même on les traitait assez strictement.

 

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Dans le couvent de moines où ils étaient logés, ils découvrirent, par les discussions auxquelles ils assistaient, que, depuis deux cents ans, la doctrine de l’Église s’était chargée de subtilités que les premiers fidèles avaient ignorées et où les Sept Dormants n’entendaient rien. Ou les prenait pour arbitres. Ils se récusaient honnêtement, ce qui diminuait leur prestige. Mais ils ne pouvaient s’empêcher de voir que ces savants moines, qui raffinaient tant sur le dogme, oubliaient la pratique des plus élémentaires vertus évangéliques et vivaient grassement du revenu des terres que leur avait données l’empereur, c’est-à-dire du travail des pauvres.

Quand les Sept Dormants se promenaient dans les rues, ils étaient scandalisés à chaque pas. Des femmes de mauvaise vie y tendaient aux passants leurs pièges diaboliques. Partout des théâtres, où la pudeur était constamment offensée. Un jour, un entrepreneur de spectacles voulut les engager dans sa troupe. Il leur demandait de raconter au public leur histoire et leurs « impressions » et de mimer ensuite quelques « scènes des catacombes ». Et il s’ébahit de leur refus indigné.

Ils visitèrent les quartiers misérables. C’est là qu’à force de chercher ils trouvèrent enfin quelques âmes pareilles aux leurs. Mais ils ne concevaient pas que, dans un État où tous les citoyens et le souverain lui-même professaient la foi de l’Évangile, il pût y avoir de telles souffrances, et qu’on ne les secourût point.

Ils se disaient : « Que fait donc l’empereur ? » Et, comme ils se disaient cela, ils apprirent que Théodose, empereur très chrétien, venait de faire égorger sept mille hommes dans l’hippodrome de Thessalonique.

 

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Leur cœur, chaque jour, s’emplissait d’amertume. Ils étaient plus malheureux qu’au temps où, poursuivis et traqués par les infidèles, ils se terraient dans les tombeaux.

On avait compté qu’ils feraient des miracles; et, Dieu n’ayant pas permis qu’ils en fissent, il en était résulté pour eux un peu de déconsidération. Et comme, en même temps, ils s’enhardissaient à blâmer les mœurs publiques et privées, on avait fini par les trouver gênants.

Maintenant, c’était pire, on les oubliait. La curiosité qu’avait inspirée leur cas s’était vite émoussée. Et ils en souffraient, quoiqu’ils fussent humbles de cœur.

Ils se sentaient dépaysés, même dans leur couvent, où leur sainteté semblait archaïque et fossile. Ils s’y ennuyaient, et cependant ils n’avaient plus le courage d’en sortir.

 

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Un jour qu’ils racontaient à un vieux prêtre plein d’expérience leur déception et leur douleur d’avoir trouvé si peu de différence entre les mœurs de l’empire chrétien et celles de la vieille société païenne, et qu’ils se demandaient avec angoisse : « Le Christ serait-il venu en vain ? » le vieillard leur répondit :

– Mais non, mais non. Ne vous frappez pas ! Il y a tout de même du changement, je vous assure. Il y a, malgré tout, plus de vertu et de douceur, un affinement de la conscience, un enrichissement de la sensibilité morale. Il existe de par le monde des âmes très saintes, d’un héroïsme tout nouveau, et dont on n’avait pas vu d’exemplaires aux siècles païens... Quant aux autres... c’est déjà quelque chose que de connaître et d’accepter la vérité, même si on n’y conforme pas toute sa conduite... Nous avons beaucoup de bonnes morts, ou, tout au moins, de morts correctes... La foi nouvelle opère un bien considérable chez les barbares; elle adoucit leur rudesse, elle les plie à la pitié, elle les dompte par l’espoir ou l’appréhension d’une autre vie... Vous vous plaignez que les préceptes de l’Évangile ne soient pas strictement observés ? Mais il faut bien avouer d’abord que ni le commerce, ni l’industrie, ni l’art, ni les intérêts et la défense d’un grand empire ne sauraient toujours s’en accommoder. Je ne les vois entièrement praticables que dans de petits groupes d’artisans, de laboureurs ou de pasteurs errants. Je dirai plus : une société fondée sur ces préceptes absolus de renoncement, d’égalité, de pauvreté en commun, ne serait viable que si tous ses membres à la fois les observaient, autrement dit, s’ils étaient tous des saints sur quoi il serait peu raisonnable de compter... L’Église a dû atténuer la rigueur de ces commandements, et elle a bien fait : car, s’il arrivait un jour que certaines de ces maximes fussent professées hypocritement et appliquées par des hommes sans vertu et sans foi, elles n’engendreraient que le désordre et l’anarchie... Ces préceptes extrêmes proposent un idéal vers lequel on doit tendre dans la vie privée : introduits dans les institutions, ils y seraient inefficaces ou dangereux... Car enfin...

Mais les Sept Dormants, de surprise et d’horreur, s’étaient voilé la face.

Le vieux prêtre reprit sans s’émouvoir :

– Vénérables frères, si vous deviez prendre si mal les choses, pourquoi vous êtes-vous réveillés ?

 

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Les Sept Dormants continuèrent quelque temps leur vie douloureuse et scandalisée.

Une tradition (suspecte, il est vrai) rapporte que deux d’entre eux tournèrent mal. Le plus jeune, Malchus, se laissa prendre aux artifices d’une femme perverse, à qui il parut plaisant de séduire un miraculé et d’avoir pour ami un jeune homme de deux cent vingt ans. Un autre, Maximien, prétendit rétablir dans sa pureté la religion corrompue. Il prêchait dans les carrefours, tonnant contre les riches et les prêtres, et ne réussit qu’à se faire mettre en prison.

La douleur, la détresse et l’ennui des cinq autres Dormants en furent redoublés. Ils comprirent qu’ils ne pourraient jamais s’accoutumer aux choses qu’ils avaient revues; et, un soir, ils prièrent Dieu de les rendormir jusqu’au jugement dernier.

Le lendemain, on les trouva morts dans leurs cellules. Leurs visages avaient gardé « la fraîcheur des roses ».

 

 

 

Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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