La carrière de monsieur Colleret

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce à Soissons, à Montdidier, ou bien à Saint-Quentin, ou encore à Laon, que, le 25 décembre 1808, l’empereur Napoléon, à l’apogée de sa puissance et de sa gloire, s’en vint, de Compiègne, présider à l’inauguration de casernes nouvelles ? Le détail a trop peu d’importance pour mériter d’être vérifié. Il est d’usage, d’ailleurs, lorsqu’on transforme en conte une « histoire vraie », d’en modifier avec soin les noms de lieux et les dates, afin de rendre les héros méconnaissables, et c’est une tradition à laquelle nous ne voulons pas déroger.

Ce qui reste d’une indiscutable authenticité, c’est que, la veille de ce jour-là, l’heureuse cité qui se préparait à recevoir, le lendemain, le maître du monde, vivait dans l’agitation et la fièvre qui précèdent les grands évènements : on avait élevé, à l’entrée de la ville, un arc de triomphe en toile peinte surmonté d’un grand aigle, à bec crochu, charpenté et doré par le décorateur du théâtre municipal. Un autre portique, tout en baïonnettes, en crosses de fusils et en pistolets était dressé, par les soins des militaires, dans la cour du nouveau quartier, et, entre ces deux portes triomphales, sur tout le parcours que devait suivre à pied Sa Majesté, étaient disposées des guirlandes de lierre et de chêne vert, piquées de belles fleurs en papier de couleur, et que soutenaient des mâts vénitiens ayant, au sommet, des N en lampions parmi des trophées de drapeaux.

Dès le 24, veille du grand jour, toutes les autorités de la région avaient débarqué dans la ville ; les hôtels regorgeaient ; chacune des maisons bourgeoises hébergeait un personnage de marque ; une proclamation du préfet avait convoqué l’armée entière des fonctionnaires qui, tous, du plus élevé au plus infime, devaient assister à l’arrivée de l’empereur et se former derrière lui en cortège depuis l’entrée de la ville jusqu’aux casernes. Et c’est pourquoi M. Colleret occupait la soirée de cette veille de Noël à brosser sa meilleure houppelande et à passer au vernis Leuthraud ses escarpins les moins éculés.

M. Colleret était un jeune homme de vingt-quatre ans, commis de cinquième classe à la sous-direction des Droits réunis ; il touchait huit cents francs de traitement, dont une caisse prévoyante de retraite lui retenait une partie. Il n’avait ni appui, ni chance d’avancement ; c’était d’ailleurs un employé modèle, aussi exact que scrupuleux, médiocrement noté, pourtant, par ses chefs qui ne lui connaissaient aucun protecteur influent. Dans ses rêves les plus ambitieux, il se voyait finissant ses jours administratifs, après trente ans de labeur, dans quelque recette buraliste, à dix-huit cents francs d’appointements.

Aussi M. Colleret n’était-il pas très joyeux, dans sa misérable chambre garnie, en passant, ce soir-là, au pinceau ses escarpins vernis ; il pensait à d’autres veilles de Noël, déjà bien lointaines, où, comme maintenant, il préparait ses souliers ; mais c’était alors pour les placer dans la cheminée, certain que le petit Jésus passerait, pendant la nuit, y déposer toutes sortes de belles choses. Qui viendrait aujourd’hui lui faire pareille surprise ? Quelle bienfaisante divinité s’ingénierait à penser à lui ? Tout de même lorsqu’il se coucha, par une sorte de superstition, encore qu’il fût bien certain qu’il n’avait rien à attendre, il déposa ses souliers un peu moins près de son lit, un peu plus près de la cheminée qu’il ne faisait à l’ordinaire et il fut presque déconfit lorsque, le lendemain, à son réveil, il trouva les escarpins vides, tels qu’il les avait laissés la veille. Il s’habilla tristement ; au dehors, les tambours battaient le rappel ; on entendait au loin des musiques militaires circulant déjà par la ville, et, de la rue, montait la rumeur d’une foule de paysans, arrivant sans cesse des villages voisins et circulant, bouche bée, pour voir les drapeaux et contempler les décorations.

Le rendez-vous général des fonctionnaires était pour dix heures : M. Colleret, comme bien on pense, y fut exact. Sur la place, devant l’arc de triomphe, les autorités formaient déjà un grand demi-cercle ; un groupe important comprenait, outre le maire et le préfet en grande tenue, le premier président du ressort, les conseillers et les juges, le procureur général, toute la magistrature en robes ; il y avait des généraux, des professeurs de faculté, deux évêques ; puis, formant les ailes de ce corps central, les inspecteurs des forêts, les directeurs des services départementaux, les juges de paix, les curés ; les grades diminuant d’importance, à mesure qu’on s’éloignait du groupe principal ; aux extrémités du demi-cercle se tenaient les employés d’octroi, les capitaines de pompiers, les agents-voyers, les piqueurs des ponts-et-chaussées et les commis d’administration dont la foule modeste terminait cette belle ordonnance.

M. Colleret, le plus infime, était à l’extrémité de la file ; il n’était pas homme à se pousser, et resta humblement à sa place ; comme elle était la dernière de toutes, il se trouvait adossé à l’un des pylônes de l’arc triomphal, voyant, en face de lui, le groupe imposant des gros personnages dont il ne connaissait pas un seul et qu’il apercevait s’abordant, se congratulant, échangeant des saluts ou des poignées de mains, dans un chatoiement d’uniformes, de toges rouges et d’habits brodés. Le temps était brumeux et lourd, un ciel de plomb présageait l’ondée.

Tout à coup, on entendit au loin le canon tonner ; il y eut un remous parmi les hauts fonctionnaires ; chacun gagna son emplacement hiérarchique ; des commandements brefs et des bruits d’armes coururent sur les rangs des troupes ; des officiers, sabre au clair, passèrent en galopant, et presque aussitôt, avec un bruit d’avalanche, parurent, au grand trot, droits sur leurs selles, pistolets au poing, les cavaliers de l’escorte ; derrière eux venait, seul, un mameluk, turban en tête, yatagan en main, puis les piqueurs à la livrée impériale et enfin la berline du maître, attelée de six chevaux que montaient les postillons à veste verte de la grande écurie. La voiture s’arrêta sous l’arc même, parmi les cris de Vive l’Empereur ! le bruit des tambours, les salves et les fanfares ; un écuyer se précipita à la portière, l’ouvrit, déploya le marchepied et l’on vit paraître Napoléon, l’air renfrogné sous le petit chapeau légendaire, vêtu, sur son uniforme, d’une houppelande verte à boa de fourrure.

Le petit commis des Droits réunis, sachant bien que personne ne ferait attention à lui, avançait la tête pour ne rien perdre du spectacle ; il était à deux pas de l’empereur qu’il vit descendre péniblement de la voiture et qui mit pied à terre en maugréant ; Colleret crut même entendre sortir de la bouche impériale un formidable juron, roulé à mi-voix ; et il restait là, ébahi de contempler de si près l’homme du destin, quand, tout à coup, il se sentit brusquement pris par le bras et pensa chanceler sous le coup... Il eut bien de la peine à reprendre son aplomb quand, rappelant ses esprits, il s’aperçut que c’était l’empereur lui-même qui lui faisait l’insigne honneur d’utiliser comme point d’appui sa chétive personnalité. D’abord il crut qu’il allait s’écrouler, tant son émotion était forte, de sentir la main du conquérant sur son bras, il avait la tête en feu et les oreilles bourdonnantes ; son cœur galopait dans sa poitrine et c’est à peine s’il entendit les derniers mots du discours que le préfet, qui s’était approché, prononçait d’une voix sanglotante d’émotion.

L’empereur, lui, n’en écouta pas une phrase ; il se tenait immobile, toujours appuyé au bras du petit commis, et regardant obstinément le bout de ses bottes.

La mine courroucée, le front bas, il n’écouta pas davantage les harangues que, successivement, vinrent lui décharger à bout portant l’un des prélats et le premier président ; Colleret n’en perdit pas une intonation, encore qu’il sentît son attitude très gauche et qu’il n’osât ni bouger la tête, ni faire un mouvement.

Enfin les discours se terminent, le cortège se forme ; un chambellan, par un profond salut, fait comprendre à Sa Majesté que le moment est venu de faire son entrée dans la ville et de se rendre aux casernes ; et alors on voit ce spectacle extraordinaire : l’empereur, sans quitter le bras de son compagnon tremblant, se met en marche, de plus en plus soucieux ; il n’écoute aucune des obséquieuses explications dont le préfet est prodigue ; il va, parlant sans cesse à M. Colleret qui courbe sa haute taille pour mieux saisir les paroles tombées de la bouche du dieu ; peu à peu la discrétion, le respect, l’étonnement imposent à tous le silence et la réserve ; on ralentit le pas pour ne point gêner la conversation de l’empereur et du jeune employé des Droits réunis. On voyait celui-ci, reprenant progressivement son sang-froid, répondre en phrases courtes aux confidences de Sa Majesté ; et c’est ainsi que se passa toute la cérémonie ; arrivé aux casernes, Napoléon – toujours au bras de Colleret – monta les étages, parcourut les salles, longea les couloirs, descendit aux sous-sols, traversa les cours, sans cesser de causer avec son acolyte, sans donner un coup d’œil aux constructions qu’il inaugurait de si étrange façon et suivi à distance respectueuse par le troupeau des hauts fonctionnaires, muets de surprise et frémissants de curiosité.

Enfin la tournée s’acheva ; l’empereur rejoignit sa berline, prit congé du pauvre employé sans plus de façon qu’il n’en avait mis à l’aborder, reprit sa place dans la voiture, fit un signe de la main aux autorités presque prosternées et, – tandis que, de nouveau, les tambours battaient et que les canons tonnaient, – il s’éloigna, au galop de ses six chevaux, sur la route de Compiègne.

 

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Sur la place, dès que la voiture impériale eut disparu, un groupe compact se forma autour de Colleret ; on l’interrogeait ; on se bousculait pour le mieux considérer ; on cherchait à connaître le motif de la faveur insigne dont il venait d’être l’objet envié. Lui restait impénétrable, l’air songeur, mal remis, sans doute, de sa stupéfaction. Le préfet, d’un ton plein d’onction et de douceur, lui glissa à l’oreille une invitation à dîner pour le banquet du soir ; le général commandant la division lui serra les mains à les lui briser ; le premier président le pria de vouloir bien venir, la semaine suivante, chasser sur ses terres ; Colleret ne savait auquel entendre ; il saluait, remerciait, touchait les mains tendues ; mais à cette question cent fois répétée :

– « Qu’est-ce que l’empereur vous a dit ? »

Il s’obstinait à répondre d’un air de discrétion modeste :

– « Oh ! des choses très particulières ! »

Le soir, il fut choyé à la préfecture ; la préfète ouvrit le bal à son bras ; elle se savait jolie, était Parisienne et coquette ; elle crut avoir facilement raison de la réserve du petit commis ; mais elle n’apprit rien. Le lendemain, en arrivant à son bureau, M. Colleret fut appelé chez son directeur, fonctionnaire fort rébarbatif à l’ordinaire, et qui fut charmant ce jour-là ; s’efforçant d’arracher à son subordonné, par mille gracieusetés et câlineries, le secret du mystérieux entretien de la veille. Le subordonné fut impénétrable ; ce qui ne l’empêcha point – au contraire – de devenir, en peu de jours, l’idole du monde officiel ; les invitations affluèrent : bals, chasses, dîners, il était de toutes les fêtes, les dames les plus hautaines prenaient son jour et, comme il négligeait forcément son bureau, il reçut de l’avancement, devint, de simple commis, en deux ans, inspecteur ; chacun s’ingéniait à prévenir ses moindres désirs ; il n’avait pas à postuler, aucun souhait à former, rien qu’à se laisser vivre... Il fut proposé pour la croix et le préfet entreprit même le voyage de Paris pour hâter sa promotion. En 1814, Colleret était sous-directeur et décoré !

Dam ! à la chute de l’Empire, les choses changèrent ; son directeur, devenu soudain aussi rogue qu’il s’était précédemment montré affable, son directeur se débarrassa de lui en l’expédiant dans un poste lointain et difficile ; comme M. Colleret réclamait contre cette mesure, on le mit en disponibilité ; il obtint pourtant de rentrer dans l’administration, mais à un grade inférieur à celui qu’il avait occupé ; pendant trente-six ans il ne reçut pas un centime d’augmentation ; il connut les résidences les plus décriées et les fonctions les plus rebutantes ; on l’expédia comme receveur à Orchies ; de là, sans avancement, à Saint-Jean-Pied-de-Port ; puis, comme receveur encore, on l’exila à Binic, d’où il partit pour Embrun, comme receveur toujours. Impassible, il ne formulait pas une plainte ; tous les deux ou trois ans, il allait à Paris, faisait dans les bureaux du ministère les visites indispensables et en revenait, avec un sourire ironique aux lèvres, mais sans jamais obtenir une amélioration de situation.

Une revanche le guettait, éclatante : survint la Révolution de 1848, bientôt suivie de l’élection du prince Louis-Napoléon à la présidence. Colleret était alors receveur à Port-de-Bouc : par dépêche, il est nommé inspecteur à Versailles, et, tout à coup, sa carrière, interrompue depuis 1814, recommence brillante, inespérée, extravagante ; en 1852, il est directeur à Nantes : deux ans plus tard, conseiller d’État, il reçoit la rosette des mains de Napoléon III ; bref, il mourut à quatre-vingt-huit ans, membre du conseil privé, sénateur et grand-croix de la Légion d’honneur !

 

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Quelques mois avant sa fin, un de ses jeunes neveux le trouva un jour dans son grand fauteuil, rêveur à son ordinaire et ayant, au coin des lèvres, ce sourire ironique qui ne le quittait guère ; il avait cet air de satisfaction d’un homme qui, spectateur de sa propre vie, assiste à la plus désopilante des comédies. Ce jour-là, il était en veine de confidences et comme il rappelait à son neveu les débuts de sa carrière et l’incident étrange qui avait changé sa fortune, il lui dit :

– « Veux-tu savoir ce que m’a dit l’empereur ? »

L’autre était tout oreilles, ainsi qu’on peut penser ; M. Colleret continua :

– « Il n’y a au monde qu’une chose indispensable, c’est de connaître les hommes et, si je te dévoile mon secret, c’est dans l’espoir que cette révélation ne te sera pas inutile. Voici les faits : dès que Napoléon m’eut pris le bras, il dit en grommelant et parlant moins pour moi que pour son propre soulagement :

Ah ! le maudit cor ! Et il ajouta : Je ne pourrai jamais parcourir leurs satanées casernes si vous ne me soutenez pas. Il avait pris mon bras, comprends-tu, comme il aurait pris celui de tout autre et simplement parce que l’intimité de ma personne m’avait valu la dernière place au bout de la file des fonctionnaires et que je me trouvai, par conséquent, le plus rapproché du marchepied. L’empereur souffrait cruellement et ne voulait pas boiter ; il se cramponnait littéralement à moi et jamais je n’ai entendu jurons comparables à ceux qu’il proférait chaque fois qu’il appuyait à terre son pied endolori. J’ai retenu textuellement quelques-unes de ses phrases, je te les transmets pieusement : – Ah ! grognait-il, ils m’ont fait des bottes trop étroites ; et dures ! On ne trouve plus de bon cuir. Avez-vous du bon cuir, ici ? N’avez-vous jamais de cors ? Quand j’étais sous-lieutenant, j’avais des bottes parfaites ; c’était du veau très souple, fourni par le sellier de l’École militaire ; avec celles-là, jamais un durillon, jamais un œil de perdrix. Et solides ! Je suis allé de Valence à Pont-Saint-Esprit à pied avec ces bottes-là, et sans une écorchure. C’était du veau excellent, excellent !... Tout cela comme tu devines, entremêlé de jurons, de plaintes, de récriminations contre Daquin, son bottier, – j’ai retenu le nom, – d’explosions de colère contre les fonctionnaires qui nous guettaient, contre les discours et les compliments, contre la caserne, surtout, qu’il vouait à tous les diables... Il ne m’a pas dit autre chose, je l’atteste ; il m’a quitté sans un mot de remerciement, n’a jamais su mon nom et je ne l’ai jamais revu. Pour le reste, je n’ai eu qu’à me taire ; le soir même, mon avenir était assuré ; on se figurait faire la cour au Maître en accablant de faveurs « son protégé » ; les notes élogieuses s’accumulaient dans mon dossier... Mais le gouvernement de la Restauration les y trouva et les amplifia en sens inverse ; chaque année s’ajoutaient à ma feuille signalétique des commentaires dans ce style : bonapartiste incorrigible, – était des familiers de l’Usurpateur, – a reçu les confidences de l’Ogre de Corse, etc. De sorte que, quand l’Empire reparut, après trente-six ans d’interrègne, j’étais tout désigné pour compter parmi les plus favorisés. Songe ! Un homme dont la carrière a été brisée par suite de son dévouement à la cause impériale. »

Et le vieillard ajoutait, non sans sourire encore :

– « Vois-tu, quand on devient très vieux, on se retrouve très jeune ; et, maintenant que j’ai longtemps et mûrement réfléchi à ce qui m’est arrivé, je suis sûr, entends-tu, absolument sûr, que c’est le petit Jésus qui a tout conduit. Je me souviens parfaitement que, à la veille de ce jour de Noël où devait si bizarrement se décider ma carrière, après avoir ciré mes souliers, j’eus, par un reste de foi, de superstition enfantine, l’idée de les déposer au coin de l’âtre, ainsi que je le faisais alors que j’étais gamin. Je fis la chose sans confiance, un peu pour me moquer de moi-même, pour railler sottement ma misère et mon isolement ; et le lendemain, à mon réveil, je crus que mes escarpins étaient vides, que le petit Jésus n’y avait rien mis ; je me trompais ; il y avait déposé ceci ; seulement, je ne le voyais pas. »

Et M. Colleret désignait son grand cordon rouge et son habit brodé de sénateur qu’un valet de pied préparait pour une réception à la cour qui devait avoir lieu le soir. Bien vite, le vieillard, un instant ému, reprit sa mine ironique.

– « Tout cela, pour avoir servi, pendant une heure, de canne à Napoléon. D’ailleurs, ajouta-t-il, en clignant malicieusement les yeux, je puis bien le dire aujourd’hui, j’ai toujours été foncièrement royaliste. »

 

 

Georges LENÔTRE, Légendes de Noël,

contes historiques, 1916.

 

 

 

 

 

 

 

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